Hautville-House,
17 novembre 1862.
Monsieur,
Ce que vous faites est bon; vous avez besoin d'aide, vous vous adressez à
moi, je vous remercie; vous m'appelez, j'accours. Qu'y a-t-il ? Me voilà.
Genève est à la veille d'une de ces crises normales qui, pour les
nations comme pour les individus, marquent les changements d'âge. Vous
allez réviser votre constitution. Vous vous gouvernez \vous-mêmes; vous
êtes l'os propres maîtres; vous êtes des hommes libres; vous êtes une
république. Vous aller faire une action considérable, remanier votre
pacte social, examiner où vous en êtes en tait de progrès et de
civilisation, vous entendre de nouveau entre vous sur les questions
communes ; la délibération a s'ouvrir, et, parmi ces questions, la plus
grave de toutes, l'inviolabilité de lot vie humaine, est à l'ordre du
jour.
C'est de la peine de mort qu'il s'agit.
Hélas, le sombre rocher de Sisyphe! quand donc cessera-t-il de rouler et
de retomber sur la société humaine, ce bloc de haine, de tyrannie,
d'obscurité, d'ignorance et d'injustice qu'on nomme pénalité, quand
donc au mot peine substituera-t-on le mot enseignement? quand donc
comprendra-t-on qu'un coupable est un ignorant ? Talion, œil pour œil,
dent pour dent, mal pour mal, voilà à peu près tout notre code. Quand
donc la vengeance renoncera-t-elle à ce vieil effort qu'elle fait de nous
donner le change en s'appelant vindicte? Croit-elle nous tromper ? Pas
plus qui la félonie quand elle s'appelle raison d'État. Pas plus que le
fratricide quand il met des épaulettes et qu'il s'appelle la guerre. De
Maistre a beau farder Dracon; la rhétorique sanglante perd sa peine, elle
ne parvient pas à déguiser la difformité du fait qu'elle couvre; les
sophistes sont des habilleurs inutiles; l'injuste reste injuste,
l'horrible reste horrible. II y a des mots qui sont des masques; mais à
travers leurs trous on aperçoit la sombre lueur du mal.
Quand donc la loi s'ajustera-t-elle au droit ? quand donc la justice
humaine prendra-t-elle mesure sur la justice divine? quand donc ceux qui
lisent la Bible comprendront-ils la vie sauve de Cain, quand donc ceux qui
lisent l'Évangile comprendront-ils le gibet du Christ ? Quand donc
prêtera-t-on l'oreille à la grande voix vivante qui, du fond de
l'inconnu, cric à travers nos ténèbres: Ne tire point! quand donc ceux
qui sont en bas, juge, prêtre, peuple, roi, s'apercevront-ils qu'il v a
quelqu'un au-dessus d'eux ? Républiques à esclaves, monarchies à
soldats, sociétés à bourreaux. Partout la force, nulle part le droit.
Ô les tristes maîtres du monde! chenilles d'infirmités, boas d'orgueil.
Une occasion se présente où le progrès peut faire un pas. Genève va
délibérer sur la peine de mort. De là votre lettre, monsieur. Vous me
demandez d'intervenir, de prendre part à la discussion, de dire un mot.
je crains que vous ne vous abusiez sur l'efficacité d'une chétive parole
isolée comme la mienne. Que suis-je ? Que puis-je ? Voilà bien des
années déjà, cela date de 1828, que je lutte avec les faibles forces
d'un homme contre cette chose colossale, contradictoire et monstrueuse, la
peine de mort, composée d'assez de justice pour satisfaire la foule et
d'assez d'iniquité pour épouvanter le penseur. D'autres ont fait plus et
mieux que moi. La peine de mort a cédé un peu de terrain; voilà tout.
Elle s'est sentie honteuse dans paris, en présence de toute cette
lumière. La guillotine a perdu son assurance, sans abdiquer pourtant;
chassée de la Grève, elle a reparu barrière Saint-Jacques; chassée de
la barrière Saint-Jacques, elle a reparu à la Roquette. Elle recule,
mais elle reste.
Puisque vous réclamez mon concours, monsieur, je vous le dois. Mais ne
vous faites pas illusion sur le peu de part que j'aurai au succès si vous
réussissez. Depuis trente-cinq ans, je le répète, j'essaye de faire
obstacle au meurtre en place publique. J'ai dénoncé sans relâche cette
voie de fait de la loi d'en bas sur la loi d'en haut. J'ai poussé à la
révolte la conscience universelle; j'ai attaqué cette exaction par la
logique, et par la pitié, cette logique suprême; j'ai combattu, dans
l'ensemble et dans le détail, la pénalité démesurée et aveugle qui
tue; tantôt traitant la thèse générale, tâchant d'atteindre et de
blesser le fait dans son principe même, et m'efforçant de renverser, une
fois pour toutes, non un échafaud, mais l'échafaud; tantôt me bornant
à un cas particulier, et avant pour but de sauver tout simplement la vie
d'un homme. J'ai quelquefois réussi, plus souvent échoué. Beaucoup de
nobles esprits se sont dévoués à la même tâche; et, il v a dix mois
à peine, la généreuse presse belge, me venant énergiquement en aide
lors de mon intervention pour les condamnés de Charleroi, est parvenue à
sauver sept têtes sur neuf.
Les écrivains du XVIIIème siècle ont détruit la torture ; les
écrivains du XIXème, je n'en doute pas, détruiront la peine de mort.
Ils ont déjà fait supprimer en France le poing coupé et le fer rouge,
ils ont fait abroger la mort civile; et ils ont suggéré l'admirable
expédient provisoire des circonstances atténuantes. - " C’est à
d'exécrables livres comme Le Dernier jour d'un Condamné, disait
le député Salverte, qu'on doit la détestable introduction des
circonstances atténuantes. " Les circonstances atténuantes, en
effet, c'est le commencement de l'abolition. Les circonstances
atténuantes dans la loi, c'est le coin dans le chêne. Saisissons le
marteau divin, frappons sur le coin sans relâche, frappons à grands
coups de vérité, et nous ferons éclater le billot.
Lentement, j'en conviens. II faudra du temps, certes. Pourtant ne nous
décourageons pas. Nos efforts, même dans le détail, ne sont pas
toujours inutiles. je viens de vous rappeler le fait de Charleroi; en
voici un autre. II v a huit ans, à Guernesey, en 1854, un homme, nommé
Tapner, fut condamné au gibet; j'intervins, un recours en grâce fut
signé par six cents notables de l'île, l'homme fut pendu; maintenant
écouter: quelques-uns des journaux d'Europe qui contenaient la lettre
écrite par moi aux Guernesiais pour empêcher le supplice arrivèrent en
Amérique à temps pour que cette lettre pût être reproduite utilement
par les journaux américains; on allait pendre un homme à Québec, un
nommé julien; le peuple du Canada considéra avec raison comme adressée
à lui-même la lettre que j'avais écrite au peuple de Guernesey, et, par
un contrecoup providentiel, cette lettre sauva, passez-moi l'expression,
non Tapner qu'elle visait, mais julien qu'elle ne visait pas. Je cite ces
faits; pourquoi ? parce qu'ils prouvent la nécessité de persister.
Hélas ! le glaive persiste aussi.
Les statistiques de la guillotine et de la potence conservent leurs hideux
niveaux; le chiffre du meurtre légal ne s'est amoindri dans aucun pays.
Depuis une draine d'années même, le sens moral avant baissé, le
supplice a repris faveur, et il y a réminiscence. Vous petit peuple, dans
votre seule ville de Genève, vous avez vu deux guillotines dressées en
dix-huit mois. En effet, avant tué Vary, pourquoi ne pas tuer Elcy ? En
Espagne, il y a le garrot; en Russie, la mort par les verges. A Rome,
l'Église ayant horreur du sang, le condamné est assommé, ammazzato.
L'Angleterre, où règne une femme, vient de pendre une femme.
Cela n'empêche pas la vieille pénalité de jeter les hauts cris, de
protester qu'on la calomnie, et de faire l'innocente. On jase sur son
compte, c'est affreux. Elle a toujours été douce et tendre; elle tait
des lois qui ont l'air sévère, mais elle est incapable de les appliquer.
Elle, envoyer Jean Valjean au bagne pour le vol d'un pain! Allons donc! il
est bien vrai qu'en 1816 elle envoyait aux travaux forcés à perpétuité
les émeutiers du département de la Somme; il est bien vrai qu'en 1846...
- Hélas! ceux qui me reprochent le bagne de Jean Valjean oublient la
guillotine de Buzançais.
La faim a
toujours été vue de travers par la loi. Je parlais tout à l'heure de la
torture abolie. Eh bien! en 1849, la torture existait encore. Où ? en
Chine ? Non, en Suisse. Dans votre pays, monsieur. En octobre 1849, à Zug,
un juge instructeur, voulant faire avouer un vol d'un fromage (vol d'un
comestible. Encore la faim !) à une fille appelée Mathilde Wildemberg,
lui serra les pouces dans un étau, et, au moyen d'une poulie et d'une
corde attachée à cet étau, fit hisser la misérable jusqu'au plafond.
Ainsi suspendue par les pouces, un valet de bourreau la bâtonnait. En
1862, à Guernesey que j'habite, la peine tortionnaire du fouet est encore
en vigueur. L’été passé, on a, par arrêt de justice, fouetté un
homme de cinquante ans.
Cet homme se nommait Torode. C'était, lui aussi, un affamé, devenu
voleur.
Non, ne nous lassons point. Faisons une émeute de philosophes pour
l'adoucissement des codes. Diminuons la pénalité, augmentons
l'instruction. par les pas déjà faits, jugeons des pas à faire ! Quel
bienfait que les circonstances atténuantes! elles eussent empêché ce
que je vais vous raconter.
A Paris, en 1818 ou 19, un jour d'été, vers midi, je passais sur la
place du Palais de justice. II y avait là une foule autour d'un poteau.
Je m'approchai. A ce poteau était liée, carcan au cou, écriteau sur la
tête, une créature humaine, une jeune femme ou une jeune fille. Un
réchaud plein de charbons ardents était à ses pieds devant elle, un fer
à manche de bois, plongé dans la braise, y rougissait, la foule semblait
contente. Cette femme était coupable de ce que la jurisprudence appelle
vol domestique et la métaphore banale, danse de l'anse du panier. Tout à
coup, comme midi sonnait, en arrière de la femme et sans être vu d'elle,
un homme monta sur l'échafaud ; j'avais remarqué que la camisole de bure
de cette femme avait par-derrière une fente rattachée par des cordons;
l'homme dénoua rapidement les cordons, écarta la camisole, découvrit
jusqu'à la ceinture le dos de la femme, saisit le fer dans le réchaud,
et l'appliqua, en appuyant profondément sur l'épaule nue. Le fer et le
poing du bourreau disparurent dans une fumée blanche. J'ai encore dans
l'oreille, après plus de quarante ans, et j'aurai toujours dans l'âme
l'épouvantable cri de la suppliciée. Pour moi, c'était une voleuse, ce
fut une martyre. Je sortis de là déterminé - j'avais seize ans - à
combattre à jamais les mauvaises actions de la loi.
De ces mauvaises actions la peine de mort est la pire.
Et que n'a-t-on pas vu, même dans notre siècle, et sans sortir des
tribunaux ordinaires et des délits communs ! Le 20 avril 189, une
servante, Sarah Thomas, une tille de dix-sept ans, fut exécutée à
Bristol pour avoir, dans un moment de colère, tué d'un coup de bûche sa
maîtresse qui la battait. La condamnée ne voulait pas mourir. Il fallut
sept hommes pour la traîner au gibet. On la pendit de force. Au moment
où on lui passait le nœud coulant, le bourreau lui demanda si elle avait
quelque chose à faire dire à son père. Elle interrompit son râle pour
répondre: nui, oui, dites-lui que je l'aime. Au commencement du siècle,
sous George III, à Londres, trois enfants de la classe des rugged
(déguenillés) furent condamnés à mort pour vol. Le plus âgé, le
NewKate Calendar constate le fait, n'avait pas quatorze ans. Les trois
enfants furent pendus.
Quelle idée les hommes se font-ils donc du meurtre? Quoi ! en habit, je
ne puis tuer; en robe, je le puis ! comme la soutane de Richelieu, la toge
couvre tout! Vindicte publique ? Ah! je vous en prie, ne me vengez pas!
Meurtre ! Meurtre ! vous dis-je. Hors le cas de légitime défense entendu
dans son sens le plus étroit (car une fois votre agresseur blessé par
vous et tombé, vous lui devez secours), est-ce que l'homicide est jamais
permis ? est-ce que ce qui est interdit à l'individu est permis à la
collection ? Le bourreau est une sinistre espèce d'assassin ! l'assassin
officiel, l'assassin patenté, entretenu, renté, mandé à certains
jours, travaillant en public, tuant au soleil, ayant pour engins les bois
de justice", reconnu assassin de l'État ! l'assassin fonctionnaire,
l'assassin qui a un logement dans la loi, l'assassin au nom de tous ! Il a
ma procuration et la vôtre, pour tuer. il étrangle ou égorge, puis
frappe sur l'épaule de la société, et lui dit: Je travaille pour toi,
pave-moi. II est l'assassin cum privilegio legis, l'assassin dont
l'assassinat est décrété par le législateur, délibéré par le juré,
ordonné par le juge, consenti par le prêtre, gardé par le soldat,
contemplé par le peuple. Il est l'assassin (lui a parfois pour lui
l'assassiné; car j'ai discuté, moi qui parle, avec un condamné à mort
appelé Marquis, qui était en théorie partisan de la peine de mort; de
même que, deux ans avant un procès célèbre, j'ai discuté avec un
magistrat nommé Teste qui était partisan des peines infamantes. Que la
civilisation y songe, qui répond du bourreau. Ah ! vous haïssez
l'assassinat jusqu'à tuer l'assassin; moi je hais le meurtre jusqu'à
vous empêcher de devenir meurtrier. Tous contre un, la puissance sociale
condensée en guillotine, la force collective employée à une agonie,
quoi de plus odieux qu’un homme tué par un homme effraye la pensée, un
homme tué par les hommes la consterne.
Faut-il vous le redire sans cesse ? cet homme pour se reconnaître et
s'amender, et se dégager de la responsabilité accablante qui pèse sur
son âme, avait besoin de tout ce qui lui restait de vie. Vous lui donnez
quelques minutes ! de quel droit ? Comment osez-vous prendre sur vous
cette redoutable abréviation des phénomènes divins du repentir ? VOUS
rendez-vous compte de cette responsabilité damnée par cous, et qui se
retourne contre vous, et qui devient la vôtre ? VOUS faites plus que tuer
un homme vous tort, une conscience.
De quel droit constituez-vous Dieu juge avant son heure ? quelle qualité
avez-vous pour le saisir, est-ce que cette justice-là est un des degrés
de la reître ? est-ce qu'il v a plain-pied de votre barre à celle-là ?
De deux choses l'une: ou vous êtes croyant, ou vous ne l'êtes pas. Si
vous êtes croyant, comment osez-vous jeter une immortalité dans
l'éternité ? Si vous ne l'êtes pas, comment osez-vous jeter un être au
néant ?
Il existe un criminaliste qui a fait cette distinction : - " On a
tort de dire exécution; on doit se borner à dire réparation. La
société ne tue pas, elle retranche. " - Nous sommes des laïques,
nous autres, nous ne comprenons pas ces finesses-là.
On prononce ce mot: justice. La justice ! oh ! cette idée entre toutes
auguste et vénérable, ce suprême équilibre, cette droiture rattachée
aux profondeurs, ce mystérieux scrupule puisé dans l'idéal, cette
rectitude souveraine compliquée d'un tremblement devant l'énormité
éternelle béante devant nous, cette chaste pudeur de l'impartialité
inaccessible, cette pondération où entre l'impondérable, cette
acception faite de tout, cette sublimation de la sagesse combinée avec la
pitié, cet examen des actions humaines avec l'œil divin, cette bonté
sévère, cette résultante lumineuse de la conscience universelle, cette
abstraction de l'absolu se faisant réalité terrestre, cette vision du
droit, cet éclair d'éternité apparu à l'homme, la justice ! cette
intuition sacrée du vrai (lui détermine, par sa seule présence, les
quantités relatives du bien et du mal et (lui, à l'instant où elle
illumine l'homme, le fait momentanément Dieu, cette chose finie qui a
pour loi d'être proportionnée à l'infini, cette entité céleste dont
le paganisme fait une déesse et le christianisme un archange, cette
figure immense qui a les pieds sur le cœur humain et les ailes dans les
étoiles, cette Yungfrau des vertus humaines, cette cime de l'âme, cette
cierge, ô Dieu bon, Dieu éternel, est-ce qu'il est possible de se
l'imaginer debout sur la guillotine? est-ce qu'on peut se l'imaginer
bouclant les courroies de la bascule sur les jarrets d'un misérable ?
est-ce qu'on peut se l'imaginer défaisant avec ses doigts de lumière la
ficelle monstrueuse du couperet ? se l'imagine-t-on sacrant et dégradant
à la fois ce valet terrible, l'exécuteur ? se l'imagine-t’on étalée,
dépliée et collée par l'afficheur sur le poteau infâme du pilori ? se
la représente-t-on enfermée et voyageant dans ce sac de nuit du bourreau
Calcraft où est mêlée à des chaussettes et à des chemises la corde
avec laquelle il a pendu hier et avec laquelle il pendra demain !
Tant que la peine de mort existera, on aura froid en entrant dans une cour
d'assises, et il fera nuit.
En janvier dernier, en Belgique, à l'époque des débats à Charleroi, -
débats dans lesquels, par parenthèse, il sembla résulter des
révélations d'un nommé Rabet que deux guillotinés des années
précédentes, Goethals et Coecke, étaient peut-être innocents (quel
peut-être !) - au milieu de ces débats, devant tant de crimes nés des
brutalités de l'ignorance, un avocat crut devoir et pouvoir démontrer la
nécessité de l'enseignement gratuit et obligatoire. Le procureur
général l'interrompit et le railla : Avocat dit-il, ce n'est point ici
la chambre. Non monsieur le procureur général, c'est ici la tombe.
La peine de mort a des partisans de deux sortes: ceux qui l'expliquent et
ceux qui l'appliquent, en d'autres termes, ceux qui se chargent de la
théorie et ceux qui se chargent de la pratique. Or la pratique et la
théorie ne sont pas d'accord; elles se donnent étrangement la réplique.
Pour démolir la peine de mort, vous n'avez qu'à ouvrir le débat entre
la théorie et la pratique. Écoutez plutôt. Ceux qui veulent le
supplice, pourquoi le veulent-ils' Est-ce parce que le supplice est un
exemple ? Oui, dit la théorie. Non, dit la pratique. Et elle cache
l'échafaud le plus qu'elle peut, elle détruit Montfaucon, elle supprime
le crieur public, elle évite les jours de marché, elle bâtit sa
mécanique à minuit, elle fait son coup de grand matin; dans certains
pays, en Amérique et en Prusse on pend et on décapite à huit clos.
Est-ce parce que la peine de mort est la justice. Oui, dit la théorie;
l'homme était coupable, il est puni. Non, dit la pratique, car l'homme
est puni, c'est bien, il est mort, c'est bon, mais qu'est-ce que cette
femme ? c'est une veuve. Et qu'est-ce que ces enfants ? ce sont des
orphelins. Le mort a laissé cela derrière lui. Veuve et orphelins,
c'est-à-dire punis et pourtant innocents. Où est votre justice ? Mais si
la peine de mort n'est pas juste, est-ce qu'elle est utile ? Oui, dit la
théorie; le cadavre nous laissera tranquilles. Non dit la pratique; car
ce cadavre vous lègue une famille; famille sans père, famille sans pain;
et voilà la veuve lui se prostitue pour vivre, et voilà les orphelins
qui volent pour manger.
Dumolard, voleur à l'âge de cinq ans, était orphelin d'un guillotiné.
J'ai été fort insulté, il y a quelques mois, pour avoir osé dire que
c'était là une circonstance atténuante.
On le voit, la peine de mort n'est ni exemplaire, ni juste, ni utile.
Qu'est-elle donc ? Elle est. Sum qui sum. Elle a sa raison d'être
en elle-même. Mais alors quoi! la guillotine pour la guillotine, l'art
pour l'art !
Récapitulons.
Ainsi toutes les questions, toutes sans exception, se dressent autour de
la peine de mort: la question sociale, la question morale, la question
philosophique, la question religieuse. Celle-ci surtout, cette dernière,
qui est l'insondable, vous en rendez-vous compte ? Ah ! j'y insiste, vous
qui voulez la mort, avez-vous réfléchi ? Avez-vous médité sur cette
brusque chute d'âne vie humaine dans l'infini, chute inattendue des
profondeurs, arrivée hors de tour, sorte de surprise redoutable faite au
mystère !
Vous mettez un prêtre là, mais il tremble autant que le patient. Lui
aussi, il ignore. Vous faites rassurer la noirceur par l'obscurité.
Vous ne vous
êtes donc jamais penchés sur l'inconnu ?
Comment osez-vous précipiter là-dedans quoi que ce soit ?
Dès que, sur le pavé de nos villes, un échafaud apparaît, il se fait
dans les ténèbres autour de ce point terrible un immense frémissement
qui part de votre place de Drève et ne s'arrête qu'à Dieu. Cet
empiétement étonne la nuit. Une exécution capitale, c'est la main de la
société qui tient un homme au-dessus du gouffre, s'ouvre et le lâche.
L'homme tombe. Le penseur, à qui certains phénomènes de l'Inconnu sont
perceptibles, sent tressaillir la prodigieuse obscurité. Ô hommes,
qu'avez-vous fait ? qui donc connaît les frissons de l'ombre ? où va
cette âme ? que savez-vous ?
Il y a près de Paris un champ hideux, Clamart. C'est le lieu des fosses
maudites; c'est le rendez-vous des suppliciés; pas un squelette n'est là
avec sa tête. Et la société humaine dort tranquille à côté de cela !
Qu'il v ait sur la terre des cimetières faits par Dieu, cela ne nous
regarde pas, et Dieu sait pourquoi. Mais peut-on songer sans horreur à
ceci: un cimetière fait par l'homme !
Non, ne nous lassons pas de répéter ce cri: Plus d'échafaud! mort à la
mort ! C'est à un certain respect mystérieux de la vie qu'on reconnaît
l'homme qui pense. Je sais bien que les philosophes sont des songe-creux.
- A qui en veulent-ils ? Vraiment, ils prétendent abolir la peine de mort
! Ils disent duc la peine de mort est un deuil pour l'humanité. Un deuil!
qu'ils aillent donc un peu voir la foule rire autour de l'échafaud!
qu'ils rentrent donc dans la réalité! Où ils affirment le deuil, nous
constatons le rire. Ces gens-là sont dans les nuages. Ils crient à la
sauvagerie et à la barbarie parce qu'on pend un homme et qu'on coupe une
tête de temps en temps. Voilà des rêveurs ! Pas de peine de mort, y
pense-t-on ? peut-on rien imaginer de plus extravagant ? Quoi ! plus
d'échafaud, et en même temps, plus de guerre! ne plus tuer personne, je
vans demande un peu si cela a du bon sens? qui nous délivrera des
philosophes ? quand aura-t-on fini des systèmes, des théories, des
impossibilités et des folies ? Folies au nom de quoi, je vous prie ? au
nom du progrès ? mot vide; au nom de l'idéal ? mot sonore. Plus de
bourreau, où en serions-nous ? Une société n'ayant pas la mort pour
code, quelle chimère! La vie, quelle utopie! Qu'est-ce que tous ces
faiseurs de réformes sociales? des poètes. Gardons-nous des poètes. Ce
qu'il faut au genre humain, ce n'est pas Homère, c'est M. Fulchiron.
II ferait beau voir une société menée à une civilisation conduite par
Eschyle, Sophocle, Isaïe, Job, Pythagore, Pindare, Plaute, Lucrèce,
Virgile, Juvénal, Dame, Cervantès, Shakespeare, Milton, Corneille,
Molière et Voltaire. Ce serait à se tenir les côtes.
Tous les hommes sérieux éclateraient de rire. Tous les gens graves
hausseraient les épaules; John Bull aussi bien que Prudhomme. Et de plus
ce serait le chaos; demandez à tous les parquets possibles, à celui des
agents de change comme à celui des procureurs du roi.
Quoi qu'il en soit, Monsieur, cette question énorme, le meurtre légal,
vous allez la discuter de nouveau. Courage ! Ne lâchez pas prise. Que les
hommes de bien s'acharnent à la réussite.
II n'y a pas de petit peuple. Je le disais il v a peu de mois à la
Belgique à propos des condamnés de Charleroi ; qu'il me soit permis de
le répéter à la Suisse aujourd'hui.
La grandeur d'un peuple ne se mesure pas plus au nombre que la grandeur
d'un homme ne se mesure à la taille. L'unique mesure, c'est la quantité
d'intelligence et la quantité de vertu. Qui donne un grand exemple est
grand. Les petites nations seront les grandes nations le jour où, à
côté des peuples forts en nombre et vastes en territoire qui s'obstinent
dans les fanatismes et les préjugés, dans la haine, dans la guerre, dans
l'esclavage et dans la mort, elles pratiqueront doucement et fièrement la
fraternité, abhorreront le glaive, anéantiront l'échafaud, glorifieront
le progrès, et souriront, sereines comme le ciel.
Les mots sont vains si les idées ne sont pas dessous. II ne suffit pas
d'être la république, il faut encore être la liberté; il ne suffit pas
d'être la démocratie, il faut encore être l'humanité. Un peuple doit
être un homme, et un homme doit être une âme. Au moment où toute
l'Europe recule, il serait beau que Genève avançât.
Que la Suisse y songe, et votre noble petite république en particulier,
une république plaçant en face des monarchies la peine de mort abolie,
ce serait admirable. Ce serait grand de faire revivre sous un aspect
nouveau le vieil antagonisme instructif: Genève et Rome, et d'offrir aux
regards et à la méditation du monde civilisé, d'un côté Rome avec sa
papauté qui condamne et damne, de l'autre Genève avec son évangile qui
pardonne.
Ô peuple de Genève, votre ville est sur un lac de l'éden, vous êtes
dans un lieu béni, toutes les magnificences de la création vous
environnent; la contemplation habituelle du beau révèle le vrai et
impose des devoirs, la civilisation doit être harmonie comme la nature;
prenez conseil de toutes ces clémentes merveilles; croyez-en votre ciel
radieux, la bonté descend de l'azur, abolissez l'échafaud. Ne soyez pas
ingrats. Qu'il ne soit pas dit qu'en remerciement et en échange, sur cet
admirable coin de terre où Dieu montre à l'homme la splendeur sacrée
des Alpes, l'Arve et le Rhône, le Leman bleu, le mont Blanc dans une
auréole de soleil, l'homme montre à Dieu la guillotine !