La lettre d'infos


A voir et à lire
sur
19e.org,
et ailleurs.

S'abonner à la lettre d'infos
 

 L'actualité
sur 19e.org

 
 

 A voir sur le Web

     Vous êtes ici :   Accueil   Documents   La vie culturelle                                                         Contact
                                                                                Victor Hugo et la peine de mort

 

Victor Hugo et la peine de mort.


L'affaire Tapner,
janvier - février 1854.



par Marc Nadaux


 





En exil à Jersey, Victor Hugo a vent du crime puis de la condamnation à mort de Tapner sur l'île voisine de Guernesey, le 3 janvier 1854. Fidèle à ses convictions, l'écrivain adresse alors à ses habitants une lettre la semaine suivante. Rapprochant sa qualité de proscrit de celle du paria, il se fait son défenseur au nom d'une appartenance commune à l'humanité. Hugo avance également des arguments à consonance religieuse, déniant aux Hommes le droit de reprendre la vie. 

La lettre fait son effet à Guernesey où des meetings sont organisés. Une pétition adressée à la reine Victoria circule également tandis que les journaux anglais reproduisent le texte de Victor Hugo. Tapner obtient trois sursis successifs avant d'être exécuté le 10 février. Le lendemain, l'écrivain adresse un courrier à Lord Palmerston, chef du gouvernement britannique, s'étonnant de sa rigueur dans l'affaire par rapport aux grâces prononcés dans d'autres affaires. Après avoir narré l'exécution de l'assassin et l'émoi qui règne désormais dans l'île, Victor Hugo s'écrit, ironique et désabusé : " Cette exécution a coûté cinquante mille francs. C'est un beau luxe.
"







Lettre aux habitants de Guernesey, 10 janvier 1854.
Lettre à Lord Palmerston, 11 février 1854.







AUX HABITANTS DE GUERNESEY



JANVIER 1854


Peuple de Guernesey,


C'est un proscrit qui vient à vous.

C'est un proscrit qui vient vous parler pour un condamné. L'homme qui est dans l'exil tend la main à l'homme qui est dans le sépulcre. Ne le trouvez pas mauvais, et écoutez-moi.

Le mardi 18 octobre 1853, à Guernesey, un homme, John-Charles Tapnerz, est entré la nuit chez une femme, Mme Saujon, et l'a tuée; puis il l'a volée, et

il a mis le feu au cadavre et à la maison, espérant que le premier forfait s'en irait dans la fumée du second. Il s'est trompé. Les crimes ne sont pas complaisants, et l'incendie a refusé de cacher l'assassinat. La providence n'est pas une receleuse ; elle a livré le meurtrier.

Le procès fait à Tapner a jeté un jour hideux sur plusieurs autres crimes. Depuis un certain temps des mains, tout de suite disparues, avaient mis le feu à diverses maisons dans l'île; les présomptions se sont fixées sur Tapner, et il a paru vraisemblable que tous les précédents incendies dussent se résumer dans le sanglant incendiaire du 18 octobre.

Cet homme a été jugé ; jugé avec une impartialité et un scrupule qui honorent votre libre et intègre magistrature. Treize audiences ont été employées à l'examen des faits et à la formation lente de la conviction des juges. Le 3 janvier l'arrêt a été rendu à l'unanimité ; et à neuf heures du soir, en audience publique et solennelle, votre honorable chef-magistrat, le bailli de Guernesey, d'une voix brisée et éteinte, tremblant d'une émotion dont je le glorifie, a déclaré à l'accusé " que la loi punissant de mort le meurtre ", il devait, lui John-Charles Tapner, se préparer à mourir, qu'il serait pendu, le 27 janvier prochain, sur le lieu même de son crime, et que là où il avait tué, il serait tué.

Ainsi, à ce moment où nous sommes, il y a, au milieu de vous, au milieu de nous, habitants de cet archipel, un homme qui, dans cet avenir plein d'heures obscures pour tous les autres hommes, voit distinctement sa dernière heure. En cet instant, dans cette minute où nous respirons librement, où nous allons et venons, où nous parlons et sourions, il y a, à quelques pas de nous, et le cœur se serre en y songeant, il y a dans une geôle, sur un grabat de prison, un homme, un misérable homme frissonnant, qui vit l'œil fixé sur un jour de ce mois, sur le 27 janvier, spectre qui grandit et qui approche.

Le 27 janvier, masqué pour nous tous comme tous les autres jours qui nous attendent, ne montre qu'à cet homme son visage, la face sinistre de la mort.

Guernesiais, Tapner est condamné à mort. En présence du texte des codes, votre magistrature a fait son devoir; elle a rempli, pour me servir des propres termes du chef-magistrat, " son obligation " ; mais prenez garde. Ceci est le talion. Tu as tué, tu seras tué. Devant la loi humaine, c'est juste ; devant la loi divine, c'est redoutable. Peuple de Guernesey, rien n'est petit quand il s'agit de l'inviolabilité humaine. Le monde civilisé vous demande la vie de cet homme. Qui suis-je ? rien. Mais a-t-on besoin d'être quelque chose pour supplier ? est-il nécessaire d'être grand pour crier: grâce ? Hommes des îles de la Manche, nous proscrits de France, nous vivons au milieu de vous, nous vous aimons. Nous voyons vos voiles passer à l'horizon dans les crépuscules des tempêtes, et nous vous envoyons nos bénédictions et nos prières. Nous sommes vos frères. Nous vous estimons, nous vous honorons; nous vénérons en vous le travail, le courage, les nuits passées à la mer pour nourrir la femme et les enfants, les mains calleuses du matelot, le front hâlé du laboureur, la France dont nous sommes les fils et dont vous êtes les petits-fils, l'Angleterre dont vous êtes les citoyens et dont nous sommes les hôtes.

Permettez-nous donc de vous adresser la parole, puisque nous sommes assis à votre foyer, et de vous payer votre hospitalité en coopération cordiale. Permettez-nous de nous attrister de tout ce qui pourrait assombrir votre doux pays.

Le plongeur se précipite au fond de la mer et rapporte une poignée de gravier. Nous autres, nous sommes les souffrants, nous sommes les éprouvés, c'est-à-dire les penseurs; les rêveurs, si vous voulez. Nous plongeons au fond des choses, nous tâchons de toucher Dieu, et nous rapportons une poignée de vérités.

La première des vérités, la voici : tu ne tueras pas.

Et cette parole est absolue. Elle a été dite pour la loi, aussi bien que pour l'individu.

Guernesiais, écoutez ceci

Il y a une divinité horrible, tragique, exécrable, païenne. Cette divinité s'appelait Moloch chez les hébreux et Teutatès chez les celtes; elle s'appelle à présent la peine de mort. Elle avait autrefois pour pontife, dans l'orient, le mage, et, dans l'occident, le druide, son prêtre aujourd'hui, c'est le bourreau. Le meurtre légal a remplacé le meurtre sacré. Jadis elle a rempli votre île de sacrifices humains, et elle en a laissé partout les monuments, toutes ces pierres lugubres où la rouille des siècles a effacé la rouille du sang, qu'on rencontre à demi ensevelies dans l'herbe au sommet de vos collines et sur lesquelles la ronce siffle au vent du soir. Aujourd'hui, en cette année dont elle épouvante l'aurore, l'idole monstrueuse reparaît parmi vous; elle vous somme de lui obéir; elle vous convoque à jour fixe, pour la célébration de son mystère, et, comme autrefois, elle réclame de vous, de vous qui avez lu l'évangile, de vous qui avez l'œil fixé sur le calvaire, elle réclame un sacrifice humain! Lui obéirez-vous ? redeviendrez-vous païens le 27 janvier 1854 pendant deux heures ? païens pour tuer un homme ! païens pour perdre une âme ! païens pour mutiler la destinée du criminel en lui retranchant le temps du repentir! Ferez-vous cela ? Serait-ce là le progrès ? Où en sont les hommes si le sacrifice humain est encore possible ? Adore-t-on encore à Guernesey l'idole, la vieille idole du passé, qui tue en face de Dieu qui crée ? A quoi bon lui avoir ôté le peulven si c'est pour lui rendre la potence ?

Quoi ! commuer une peine, laisser à un coupable la chance du remords et de la réconciliation, substituer au sacrifice humain l'expiation intelligente, ne pas tuer un homme, cela est-il donc si malaisé ? Le navire est-il donc si en détresse qu'un homme y soit de trop ? un criminel repentant pèse-t-il donc tant à la société humaine qu'il faille se hâter de jeter par-dessus le bord dans l'ombre de l'abîme cette créature de Dieu ?

Guernesiais ! la peine de mort recule aujourd'hui partout et perd chaque jour du terrain ; elle s'en va devant le sentiment humain. En 1830, la chambre des députés de France en réclamait l'abolition, par acclamation ; la constituante de Francfort l'a rayée des codes en 1848 ; la constituante de Rome l'a supprimée en 1849 ; notre constituante de Paris ne l'a maintenue qu'à une majorité imperceptible ; je dis plus, la Toscane, qui est catholique, l'a abolie; la Russie, qui est barbare, l'a abolie ; Tahiti, qui est sauvage, l'a abolie. Il semble que les ténèbres elles-mêmes n'en veuillent plus. Est-ce que vous en voulez, vous, hommes de ce bon pays ?

II dépend de vous que la peine de mort soit abolie de fait à Guernesey; il dépend de vous qu'un homme ne soit pas " pendu jusqu'à ce que mort s'ensuive " le 27 janvier; il dépend de vous que ce spectacle effroyable, qui laisserait une tache noire sur votre beau ciel, ne vous soit pas donné.

Votre constitution libre met à votre disposition tous les moyens d'accomplir cette œuvre religieuse et sainte. Réunissez-vous légalement. Agitez pacifiquement l'opinion et les consciences. L'île entière peut, je dis plus, doit intervenir. Les femmes doivent presser les maris, les enfants attendrir les pères, les hommes signer des requêtes et des pétitions. Adressez-vous à vos gouvernants et à vos magistrats dans les limites de la loi. Réclamez le sursis, réclamez la grâce, réclamez la commutation de peine. Vous l'obtiendrez.

Levez-vous. Hâtez-vous. Ne perdez pas un jour, ne perdez pas une heure, ne perdez pas un instant. Que ce fatal 27 janvier vous soit sans cesse présent. Que toute l'île compte les minutes comme cet homme !

Songez-y bien, depuis que cette sentence de mort est prononcée, le bruit que vous entendez maintenant dans toutes les horloges, c'est le battement du cœur de ce misérable.

Un précédent est-il nécessaire ? en voici un.

En 1851, un homme, à Jersey, tua un autre homme. Un nommé Jacques Fouquet tira un coup de fusil à un nommé Derbyshire. Jacques Fouquet fut déclaré coupable successivement par les deux jurys. Le 27 août 1851 la cour le condamna à mort. Devant l'imminence d'une exécution capitale, l'île s'émut. Un grand meeting eut lieu; seize cents personnes y assistaient. Des français y parlèrent aux applaudissements du généreux peuple jersiais. Une pétition fut signée. Le 23 septembre, la grâce de Fouquet arriva.

Maintenant, qu'est-il advenu de Fouquet ?

Je vais vous le dire.

Fouquet vit et Fouquet se repent.

Qu'est-ce que le gibet a à répondre à cela ?

Guernesiais ! ce qu'a fait Jersey, Guernesey peut le faire. Ce que Jersey a obtenu, Guernesey l'obtiendra.

Dira-t-on qu'ici, dans ce sombre guet-apens du 18 octobre, la mort semble justice ? que le crime de Tapner est bien grand ?

Plus le crime est grand, plus le temps doit être long au repentir.

Quoi ! une femme aura été assassinée, lâchement tuée, lâchement! une maison aura été pillée, violée, incendiée, un meurtre aura été accompli, et autour de ce meurtre on croira entrevoir une foule d'autres actions perverses, un attentat aura été commis, je me trompe, plusieurs attentats, qui exigeraient une longue et solennelle réparation, le châtiment accompagné de la réflexion, le rachat du mal par la pénitence, l'agenouillement du criminel sous le crime et du condamné sous la peine, toute une vie de douleur et de purification ; et parce qu'un matin, à un jour précis, le vendredi 27 janvier, en quelques minutes, un poteau aura été enfoncé dans la terre, parce qu'une corde aura serré le cou d'un homme, parce qu'une âme se sera enfuie d'un corps misérable avec le hurlement du damné, tout sera bien !

Brièveté chétive de la justice humaine !

Oh ! nous sommes le dix-neuvième siècle; nous sommes le peuple nouveau; nous sommes le peuple pensif, sérieux, libre, intelligent, travailleur, souverain; nous sommes, à prendre le siècle dans son ensemble, le meilleur âge de l'humanité, l'époque de progrès, d'art, de science, d'amour, d'espérance, de fraternité; échafauds ! qu'est-ce que vous nous voulez ? Ô machines monstrueuses de la mort, hideuses charpentes du néant, apparitions du passé, toi qui tiens à deux bras ton couperet triangulaire, toi qui secoues un squelette au bout d'une corde, de quel droit reparaissez-vous en plein midi, en plein soleil, en plein dix-neuvième siècle, en pleine vie ? vous êtes des spectres. Vous êtes les choses de la nuit, rentrez dans la nuit. Est-ce que les ténèbres offrent leurs services à la lumière ? Allez-vous en. Pour civiliser l'homme, pour corriger le coupable, pour illuminer la conscience, pour faire germer le repentir dans les insomnies du crime, nous avons mieux que vous, nous avons la pensée, l'enseignement, l'éducation patiente, l'exemple religieux, la clarté en haut, l'épreuve en bas, l'austérité, le travail, la clémence. Quoi! du milieu de tout ce qui est grand, de tout ce qui est vrai, de tout ce qui est beau, de tout ce qui est auguste, on verra obstinément surgir la peine de mort! Quoi! la ville souveraine, la ville centrale du genre humain, la ville du 14 juillet et du 10 août, la ville où dorment Rousseau et Voltaire, la métropole des révolutions, la cité-crèche de l'idée, aura la Grève, la barrière Saint-Jacques, la Roquette! Et ce ne sera pas assez de cette contradiction abominable! et ce contresens sera peu! et cette horreur ne suffira pas! Et il faudra qu'ici aussi, dans cet archipel, parmi les falaises, les arbres et les fleurs, sous l'ombre des grandes nuées qui viennent du pôle, l'échafaud se dresse, et domine, et constate son droit, et règne ! ici dans le bruit des vents, dans la rumeur éternelle des flots, dans la solitude de l'abîme, dans la majesté de la nature ! Allez-vous en, vous dis-je! Disparaissez ! Qu'est-ce que vous venez faire, toi, guillotine, au milieu de Paris, toi, gibet, en face de l'océan !

Peuple de pêcheurs, bons et vaillants hommes de la mer, ne laissez pas mourir cet homme. Ne jetez pas l'ombre d'une potence sur votre île charmante et bénie. N'introduisez pas dans vos héroïques et incertaines aventures de mer ce mystérieux élément de malheur. N'acceptez pas la solidarité redoutable de cet empiétement du pouvoir humain sur le pouvoir divin. Qui sait ? qui connaît ? qui a pénétré l'énigme ? Il y a des abîmes dans les actions humaines comme il y a des gouffres dans les flots. Songez aux jours d'orage, aux nuits d'hiver, aux forces irritées et obscures qui s'emparent de vous à de certains moments. Songez comme la côte de Serk est rude, comme les bas-fonds des Minquiers sont perfides, comme les écueils de Pater-Noster sont mauvais. Ne faites pas souffler dans vos voiles le vent du sépulcre. N'oubliez pas, navigateurs, n'oubliez pas, pêcheurs, n'oubliez pas, matelots, qu'il n'y a qu'une planche entre vous et l'éternité, que vous. êtes à la discrétion des vagues qu'on ne sonde pas et de la destinée qu'on ignore, qu'il y a peut-être des volontés dans ce que vous prenez pour des caprices, que vous luttez sans cesse contre la mer et contre le temps, et que, vous, hommes qui savez si peu de chose et qui ne pouvez rien, vous êtes toujours face à face avec l'infini et avec l'inconnu !

L'inconnu et l'infini, c'est la tombe.

N'ouvrez pas, de vos propres mains, une tombe au milieu de vous.

Quoi donc! les voix de cet infini ne nous disent-elles rien ? Est-ce que tous les mystères ne nous entretiennent pas les uns des autres ? Est-ce que la majesté de l'océan ne proclame pas la sainteté du tombeau ? Dans la tempête, dans l'ouragan, dans les coups d'équinoxe, quand les brises de la nuit balanceront l'homme mort aux poutres du gibet, est-ce que ce ne sera pas une chose terrible que ce squelette maudissant cette île dans l'immensité ?

Est-ce que vous ne songerez pas en frémissant, j'y insiste, que ce vent qui viendra souffler dans vos agrès aura rencontré à son passage cette corde et ce cadavre, et que cette corde et ce cadavre lui auront parlé ?

Non ! plus de supplices ! nous, hommes de ce grand siècle, nous n'en voulons plus. Nous n'en voulons pas plus pour le coupable que pour le non coupable. Je le répète, le crime se rachète par le remords et non par un coup de hache ou un nœud coulant; le sang se lave avec les larmes et non avec le sang. Non ! ne donnons plus de besogne au bourreau. Ayons ceci présent à l'esprit, et que la conscience du juge religieux et honnête médite d'accord avec la nôtre: indépendamment du grand forfait contre l'inviolabilité de la vie humaine accompli aussi bien sur le brigand exécuté que sur le héros supplicié, tous les échafauds ont commis des crimes. Le code de meurtre est un scélérat masqué avec ton masque, ô justice; et qui tue et massacre impunément. Tous les échafauds portent des noms d'innocents et de martyrs. Non, nous ne voulons plus de supplices. Pour nous la guillotine s'appelle Lesurques, la roue s'appelle Calas, le bûcher s'appelle Jeanne d'Arc, la torture s'appelle Campanella, le billot s'appelle Thomas Morus , la ciguë s'appelle Socrate, le gibet se nomme Jésus-Christ !

Oh ! s'il y a quelque chose d'auguste dans ces enseignements de fraternité, dans ces doctrines de mansuétude et d'amour que toutes les bouches qui crient: religion, et toutes les bouches qui disent démocratie, que toutes les voix de l'ancien et du nouvel évangile sèment et répandent aujourd'hui d'un bout du monde à l'autre, les unes au nom de l'Homme-Dieu, les autres au nom de l'Homme-Peuple, si ces doctrines sont justes, si ces idées sont vraies, si le vivant est frère du vivant, si la vie de l'homme est vénérable, si l'âme de l'homme est immortelle, si Dieu seul a le droit de retirer ce que Dieu seul a eu le pouvoir de donner, si la mère qui sent l'enfant remuer dans ses entrailles est un être béni, si le berceau est une chose sacrée, si le tombeau est une chose sainte, insulaires de Guernesey, ne tuez pas cet homme !

Je dis: ne le tuez pas. Car, sachez-le bien, quand on peut empêcher la mort, laisser mourir, c'est tuer.

Ne vous étonnez pas de cette instance qui est dans mes paroles. Laissez, je vous le dis, le proscrit intercéder pour le condamné. Ne dites pas: que nous veut cet étranger ? Ne dites pas au banni: de quoi te mêles-tu ? ce n'est pas ton affaire. Je me mêle des choses du malheur; c'est mon droit, puisque je souffre. L'infortune a pitié de la misère; la douleur se penche sur le désespoir.

D'ailleurs, cet homme et moi, n'avons-nous pas des souffrances qui se ressemblent ? ne tendons nous pas chacun les bras à ce qui nous échappe ? moi banni, lui condamné, ne nous tournons-nous pas chacun vers notre lumière, lui vers la vie, moi vers la patrie ?

Et, l'on devrait réfléchir à ceci, l'aveuglement de la créature humaine qui proscrit et qui juge est si profond, la nuit est telle sur la terre, que nous sommes frappés, nous les bannis de France, pour avoir fait notre devoir, comme cet homme est frappé pour avoir commis un crime. La justice et l'iniquité se donnent la main dans les ténèbres.

Mais qu'importe ! pour moi cet assassin n'est plus un assassin, cet incendiaire n'est plus un incendiaire, ce voleur n'est plus un voleur; c'est un être frémissant qui va mourir. Le malheur le fait mon frère. Je le défends.

L'adversité qui nous éprouve a parfois, outre l'épreuve, des utilités imprévues, et il arrive que nos proscriptions, expliquées par les choses auxquelles elles servent, prennent des sens inattendus et consolants.

Si ma voix est entendue, si elle n'est pas emportée, comme un souffle vain, dans le bruit du flot et de l'ouragan, si elle ne se perd pas dans la rafale qui sépare les deux îles, si la semence de pitié que je jette à ce vent de mer germe dans les cœurs et fructifie, s'il arrive que ma parole, la parole obscure du vaincu, ait cet insigne honneur d'éveiller l'agitation salutaire d'où sortiront la peine commuée et le criminel pénitent, s'il m'est donné à moi, le proscrit rejeté et inutile, de me mettre en travers d'un tombeau qui s'ouvre, de barrer le passage à la mort, et de sauver la tête d'un homme, si je suis le grain de sable tombé de la main du hasard qui fait pencher la balance et qui fait prévaloir la vie sur la mort, si ma proscription a été bonne à cela, si c'était là le but mystérieux de la chute de mon foyer et de ma présence en ces îles, oh! alors tout est bien, je n'ai pas souffert, je remercie, je rends grâces et je lève les mains au ciel, et, dans cette occasion où éclatent toutes les volontés de la providence, ce sera votre triomphe, ô Dieu, d'avoir fait bénir Guernesey par la France, ce peuple presque primitif par la civilisation tout entière, les hommes qui ne tuent point par l'homme qui a tué, la loi de miséricorde et de vie par le meurtrier, et l'exil par l'exilé !

Hommes de Guernesey, ce qui vous parle en cet instant, ce n'est pas moi, qui ne suis que l'atome emporté n'importe dans quelle nuit par le souffle de l'adversité ; ce qui s'adresse à vous aujourd'hui, c'est, je viens de vous le dire, la civilisation tout entière, c'est elle qui tend vers vous ses mains vénérables. Si Beccaria proscrit était au milieu de vous, il vous dirait : la peine capitale est impie ; si Franklin banni vivait à votre foyer, il vous dirait: la loi gui tue est une loi funeste ; si Filangieri réfugié, si Vico exilé, si Turgot expulsé, si Montesquieu chassé, habitaient sous votre toit, ils vous diraient l'échafaud est abominable ; si Jésus-Christ, en fuite devant Câiphe, abordait votre île, il vous dirait: ne frappez pas avec le glaive ; et à Montesquieu, à Turgot, à Vico, à Filangieri, à Beccaria, à Franklin vous criant: grâce! à Jésus-Christ vous criant grâce ! répondriez-vous : Non !

Non ! c'est la réponse du mal. Non ! c'est la réponse du néant. L'homme croyant et libre affirme la vie, affirme la pitié, la clémence et le pardon, prouve l'âme de la société par la miséricorde de la loi, et ne répond non! qu'à l'opprobre, au despotisme et à la mort.

Un dernier mot, et j'ai fini.

A cette heure fatale de l'histoire où nous sommes, car si grand que soit un siècle et si beau que soit un astre, ils ont leurs éclipses, à cette minute sinistre que nous traversons, qu'il y ait du moins un lieu sur la terre où le progrès couvert de plaies, jeté aux tempêtes, vaincu, épuisé, mourant, se réfugie et surnage ! Iles de la Manche, soyez le radeau de ce naufragé sublime! Pendant que l'orient et l'occident se heurtent pour la fantaisie des princes, pendant que les continents n'offrent partout aux yeux que ruse, violence, fourberie, ambition, pendant que les grands empires étalent les passions basses, vous, petits pays, donnez les grands exemples. Reposez le regard du genre humain.

Oui, en ce moment où le sang des hommes coule à ruisseaux à cause d'un homme, en ce moment où l'Europe assiste à l'agonie héroïque des turcs sous le talon du czar', triomphateur qu'attend le châtiment, en ce moment où la guerre, évoquée par un caprice d'empereur, se lève de toutes parts avec son horreur et ses crimes, qu'ici du moins, dans ce coin du monde, dans cette république de marins et de paysans, on voie ce beau spectacle : un petit peuple brisant l'échafaud ! Que la guerre soit partout, et ici la paix! Que la barbarie soit partout, et ici la civilisation ! Que la mort, puisque les princes le veulent, soit partout, et que la vie soit ici ! Tandis que les rois, frappés de démence, font de l'Europe un cirque où les hommes vont remplacer les tigres et s'entre-dévorer, que le peuple de Guernesey, de son rocher entouré des calamités du monde et des tempêtes du ciel, fasse un piédestal et un autel ; un piédestal à l'Humanité, un autel à Dieu !


Jersey, Marine-Terrace, 10 janvier 1854.








A LORD PALMERSTON

Secrétaire d'État de l'Intérieur en Angleterre



Monsieur,


Je mets sous vos yeux une série de faits qui se sont accomplis à Jersey dans ces dernières années.

Il y a quinze ans, Caliot, assassin, fut condamné à mort et gracié. Il y a huit ans, Thomas Nicolle, assassin, fut condamné à mort et gracié. Il y a trois ans, en 1851, Jacques Fouquet, assassin, fut condamné à mort et gracié. Pour tous ces criminels la mort fut commuée en déportation. Pour obtenir ces grâces, à ces diverses époques, il a suffi d'une pétition des habitants de l'île.

J'ajoute qu'en 1851 on se borna également à déporter Edward Carlton, qui avait assassiné sa femme dans des circonstances horribles.

Voilà ce qui s'est passé depuis quinze ans dans l'île d'où je vous écris.

Par suite de tous ces faits significatifs, on a effacé les scellements du gibet sur le vieux Mont-Patibulaire de Saint-Hélier, et il n'y a plus de bourreau à Jersey.

Maintenant quittons Jersey et venons à Guernesey.

Tapner, assassin, incendiaire et voleur, est condamné à mort. A l'heure qu'il est, monsieur, et au besoin les faits que je viens de vous citer suffiraient à le prouver, dans toutes les consciences saines et droites la peine de mort est abolie ; Tapner condamné, un cri s'élève, les pétitions se multiplient; une, qui s'appuie énergiquement sur le principe de l'inviolabilité de la vie humaine, est signée par les six cents habitants les plus éclairés de l'île. Notons ici que, des nombreuses sectes chrétiennes qui se partagent les quarante mille habitants de Guernesey, trois ministres seulement ont accordé leur signature à ces pétitions. Tous les autres l'ont refusée. Ces hommes ignorent probablement- que la croix est un gibet. Le peuple criait grâce ! le prêtre a crié mort ! Plaignons le prêtre, et passons. Les pétitions vous sont remises, mon sieur. Vous accordez un sursis. En pareil cas, sursis signifie commutation. L'île respire; le gibet ne sera pas dressé. Point. Le gibet se dresse. Tapner est pendu.

Après réflexion.

Pourquoi ?

Pourquoi refuse-t-on à Guernesey ce qu'on avait tant de fois accordé à Jersey ? pourquoi la concession à l'une et l'affront à l'autre ? pourquoi la grâce ici et le bourreau là ? pourquoi cette différence là où il y avait parité ? quel est le sens de ce sursis qui n'est plus qu'une aggravation ? est-ce qu'il y aurait un mystère ? à quoi a servi la réflexion ?

II se dit, monsieur, des choses devant lesquelles je détourne la tête. Non, ce qui se dit n'est pas. Quoi! une voix, la voix la plus obscure, ne pourrait pas, si c'est la voix d'un exilé, demander grâce, dans. un coin perdu de l'Europe, pour un homme qui va mourir, sans que M. Bonaparte l'entendît! sans que M. Bonaparte intervînt! sans que M. Bonaparte mît le holà ! Quoi! M. Bonaparte qui a la guillotine de Belley, la guillotine de Draguignan et la guillotine de Montpellier, n'en aurait pas assez comme cela, et aurait l'appétit d'une potence à Guernesey ! Quoi ! dans cette affaire, vous auriez, vous monsieur, craint de faire de la peine au proscripteur en donnant raison au proscrit, l'homme pendu serait une complaisance, ce gibet serait une gracieuseté, et vous auriez fait cela pour " entretenir l'amitié " ! Non, non, non ! je ne le crois pas, je ne puis le croire; je ne puis en admettre l'idée, quoique j'en aie le frisson !

En présence de la grande et généreuse nation anglaise, votre reine aurait le droit de grâce et M. Bonaparte aurait le droit de veto ! En même temps qu'il y a un tout-puissant au ciel, il y aurait ce tout-puissant-là sur la terre! Non !

Seulement il n'a pas été possible aux journaux de France de parler de Tapner. Je constate le fait, mais je n'en conclus rien.

Quoi qu'il en soit, vous avez ordonné, ce sont les termes de la dépêche, que la justice " suivit son cours " ; quoi qu'il en soit, tout est fini; quoi qu'il en soit, Tapner, après trois sursis et trois réflexions, a été pendu hier 10 février, et, - si, par aventure, il y a quelque chose de fondé dans les conjectures que je repousse, - voici, monsieur, le bulletin de la journée. Vous pourriez, dans ce cas, le transmettre aux Tuileries. Ces détails n'ont rien qui répugne à l'empire du Deux-Décembre; il planera avec joie sur cette victoire. C'est un aigle à gibets.

Depuis quelques jours, le condamné était frissonnant. Le lundi 6 on avait entendu ce dialogue entre lui et un visiteur: - Comment êtes-vous ? - J'ai plus peur de la mort que jamais. - Est-ce du supplice que vous avez peur ? - Non, pas de cela... Mais quitter rues enfants ! - et il s'était mis à pleurer. Puis il avait ajouté : - Pourquoi ne me laisse-t-on pas le temps de me repentir ?

La dernière nuit, il a lu plusieurs fois le psaume 51. Puis, après s'être étendu un moment sur son lit, il s'est jeté à genoux. Un assistant s'est approché et lui a dit : - Sentez-vous que vous avez besoin de pardon ? Il a répondu : Oui : La même personne a repris : - Pour qui priez-vous ? Le condamné a dit : - Pour mes enfants. Puis il a relevé la tête, et l'on a vu son visage inondé de larmes, et il est resté à genoux. Entendant sonner quatre heures du matin, il s'est tourné et a dit aux gardiens : - J'ai encore quatre heures, mais où ira ma misérable âme ? Les apprêts ont commencé ; on l'a arrangé comme il fallait qu'il fût ; le bourreau de Guernesey pratique peu ; le condamné a dit tout bas au sous-shériff : - Cet homme saura-t-il bien faire la chose ? - Soyez tranquille, a répondu le sous-shériff. Le procureur de la reine est entré; le condamné lui a tendu la main; le jour naissait, il a regardé la fenêtre blanchissante du cachot et a murmuré: Mes enfants ! Et il s'est mis à lire un livre intitulé CROYEZ ET VIVEZ.

Dès le point du jour une multitude immense fourmillait aux abords de la geôle.

Un jardin était attenant à la prison. On y avait dressé l'échafaud. Une brèche avait été faite au mur pour que le condamné passât. A huit heures du matin, la foule encombrant les rues voisines, deux cents spectateurs " privilégiés " étant dans le jardin, l'homme a paru à la brèche. Il avait le front haut et ,le pas ferme; il était pâle ; le cercle rouge dé l'insomnie entourait ses yeux. Le mois qui venait de s'écouler l'avait vieilli de vingt années. Cet homme de trente ans en paraissait cinquante. " Un bonnet de coton blanc profondément enfoncé sur la tête et relevé sur le front, dit un témoin oculaire, vêtu de la redingote brune qu'il " portait aux débats, et chaussé de vieilles pantoufles " , il a fait le tour d'une partie du jardin dans une allée sablée exprès. Les bordiers, le shérif, le lieutenant-shériff, le procureur de la reine, le greffier et le sergent de la reine l'entouraient. Il avait les mains liées; mal, comme vous allez voir. Pourtant, selon l'usage anglais, pendant que les mains étaient croisées par les liens sur la poitrine, une corde rattachait les coudes derrière le dos. Il marchait l'œil fixé sur le gibet. Tout en marchant il disait à voix haute: Ah! mes pauvres enfants ! A côté de lui, le chapelain Bouwerie, qui avait refusé de signer la demande en grâce, pleurait. L'allée sablée menait à l'échelle. Le nœud pendait. Tapner a monté. Le bourreau tremblait; les bourreaux d'en bas sont quelquefois émus. Tapner s'est mis lui-même sous le nœud coulant et y a passé son cou, .et, comme il avait les mains peu attachées, voyant que le bourreau, tout égaré, s'y prenait mal, il l'a aidé. Puis, " comme s'il eût pressenti ce qui allait suivre ", - dit le même témoin, - il a dit : Liez-moi donc mieux les mains. - C'est inutile, a répondu le bourreau. Tapner étant ainsi debout dans le nœud coulant, les pieds sur la trappe, le bourreau a rabattu le bonnet sur son visage, et l'on n'a plus vu de cette face pâle qu'une bouche qui priait. La trappe prête à s'ouvrir sous lui- avait environ deux pieds carrés. Après quelques secondes, le temps de se retourner, l'homme des " hautes œuvres " a pressé le ressort de la trappe. Un trou s'est fait sous le condamné, il y est tombé brusquement, la corde s'est tendue, le corps a tourné, on a cru l'homme mort. " On pensa, dit le témoin, que Tapner avait " été tué roide par la rupture de la moelle épinière. " Il était tombé de quatre pieds de haut, et de tout son poids, et c'était un homme de haute taille ; et le témoin ajoute: " Ce soulagement des cœurs oppressés ne dura pas deux minutes. " Tout à coup, l'homme, pas encore cadavre et déjà spectre, a remué ; les jambes se sont élevées et abaissées l'une après l'autre comme si elles essayaient de monter des marches dans le vide, ce qu'on entrevoyait de la face est devenu horrible, les mains, presque déliées, s'éloignaient et se rapprochaient n comme pour demander assistance ", dit le témoin. Le lien des coudes s'était rompu à la secousse de la chute. Dans ses convulsions, la corde s'est mise à osciller, les coudes du misérable ont heurté le bord de la trappe, les mains s'y sont cramponnées, le genou droit s'y est appuyé, le corps s'est soulevé, et le pendu s'est penché sur la foule. Il est retombé, puis a recommencé. Deux fois, dit le témoin. La seconde fois il s'est dressé à un pied de hauteur; la corde a été un moment lâche. Puis il a relevé son bonnet et la foule a vu ce visage. Cela durait trop, à ce qu'il paraît. Il a fallu finir. Le bourreau qui était descendu, est remonté, et a fait, je cite toujours le témoin oculaire, " lâcher prise au patient ". La corde avait dévié; elle était sous le menton; le bourreau l'a remise sous l'oreille ; après quoi il a pressé sur les deux épaules ". Le bourreau et le spectre ont lutté un moment; le bourreau a vaincu. Puis cet infortuné, condamné lui-même, s'est précipité dans le trou où pendait Tapner, lui a étreint les deux genoux et s'est suspendu à ses pieds. La corde s'est balancée un moment, portant le patient et le bourreau, le crime et la loi. Enfin, le bourreau a lui-même " lâché prise ". C'était fait. L'homme était mort.

Vous le voyez, monsieur, les choses se sont bien passées. Cela a été complet. Si c'est un cri d'horreur qu'on a voulu, on l'a.

La ville étant bâtie en amphithéâtre, on voyait cela de toutes les fenêtres. Les regards plongeaient dans le jardin.

La foule criait: shame ! shame ! Des femmes sont tombées évanouies.

Pendant ce temps-là, Fouquet, le gracié de 1851, se repent. Le bourreau a fait de Tapner un cadavre; la clémence a refait de Fouquet un. homme.

Dernier détail.

Entre le moment où Tapner est tombé dans le trou de la trappe et l'instant où le bourreau, ne sentant plus de frémissement, lui a lâché les pieds, il s'est écoulé douze minutes. Douze minutes! Qu'on calcule combien cela fait de temps, si quelqu'un sait à quelle horloge se comptent les minutes de l'agonie !

Voilà donc, monsieur, de quelle façon Tapner est mort.

Cette exécution a coûté cinquante mille francs. C'est un beau luxe.

Quelques amis de la peine de mort disent qu'on aurait pu avoir cette strangulation pour " vingt-cinq livres sterling ". Pourquoi lésiner ? Cinquante mille francs ! quand on y pense, ce n'est pas trop cher; il y a beaucoup de détails dans cette chose-là.

On voit l'hiver, à Londres, dans de certains quartiers, des groupes d'êtres pelotonnés dans les angles des rues, au coin des portes, passant ainsi les jours et les nuits, mouillés, affamés, glacés, sans abri, sans vêtements et sans chaussures, sous le givre et sous la pluie. Ces êtres sont des vieillards, des enfants et des femmes; presque tous irlandais; comme vous, monsieur. Contre l'hiver ils ont la rue, contre la neige ils ont la nudité, contre la faim ils ont le tas d'ordures voisin. C'est sur ces Indigences-là que le budget prélève les cinquante mille francs donnés au bourreau Rooks. Avec ces cinquante mille francs, on ferait vivre pendant un an cent de ces familles. Il vaut mieux tuer un homme.

Ceux qui croient que le bourreau Rooks a commis quelque maladresse paraissent être dans l'erreur. L'exécution de Tapner n'a rien que de simple. C'est ainsi que cela doit se passer. Un nommé Tawel a été pendu récemment par le bourreau de Londres, qu'une relation que j'ai sous les yeux qualifie ainsi.

" Le maître des exécuteurs, celui qui s'est acquis une célébrité sans rivale dans sa peu enviable profession. " Eh bien, ce qui est arrivé à Tapner était arrivé à Tawel.

On aurait tort de dire qu'aucune précaution n'avait été prise pour Tapner. Le jeudi 9, quelques zélés de la peine capitale avaient visité la potence déjà toute prête dans le jardin. S'y connaissant, ils avaient remarqué que " la corde était grosse comme le pouce et le nœud coulant gros comme le poing. Avis avait été donné au procureur royal, lequel avait fait remplacer la grosse corde par une corde fine. De quoi donc se plaindrait-on ?

Tapner est resté une heure au gibet. L'heure écoulée, on l'a détaché; et le soir, à huit heures, on l'a enterré dans le cimetière dit des étrangers, à côté du supplicié de 1830, Béasse.

Il y a encore un autre être condamné. C'est la femme de Tapner. Elle s'est évanouie deux fois en lui disant adieu; le second évanouissement a duré une demi-heure; on l'a crue morte.

Voilà, monsieur, j'y insiste, de quelle façon est mort Tapner.

Un fait que je ne puis vous taire, c'est l'unanimité de la presse locale sur ce point : Il n'y aura plus d'exécution à mort dans ce pays, l'échafaud n'y sera plus toléré.

La Chronique de Jersey du 11 février ajoute : " Le supplice a été plus atroce que le crime. "

J'ai peur que, sans le vouloir, vous n'ayez aboli la peine de mort à Guernesey.

Je livre en outre à vos réflexions ce passage d'une lettre que m'écrit un des principaux habitants de l'île : " L'indignation était au comble, et si tous avaient pu voir ce qui se passait sous le gibet, quelque chose de sérieux serait arrivé, on aurait tâché de sauver celui qu'on torturait. "

Je vous confie ces criailleries.

Mais revenons à Tapner.

La théorie de l'exemple est satisfaite. Le philosophe seul est triste, et se demande si c'est là ce qu'on appelle la justice " qui suit son cours ".

Il faut croire que le philosophe a tort. Le supplice a été effroyable, mais le crime était hideux. II faut bien que-la société se défende, n'est-ce pas ? où en serions-nous si, etc., etc., etc. ? L'audace des malfaiteurs n'aurait plus de bornes. On ne verrait qu'atrocités et guets-apens. Une répression est nécessaire. Enfin, c'est votre avis, monsieur, les Tapner doivent être pendus, à moins qu'ils ne soient empereurs.

Que la volonté des hommes d'état soit faite !

Les idéologues, les rêveurs, ces étranges esprits chimériques qui ont la notion du bien et du mal, ne peuvent sonder sans trouble certains côtés du problème de la destinée.

Pourquoi Tapner, au lieu de tuer une femme, n'en a-t-il pas tué trois cents, en ajoutant au tas quelques centaines de vieillards et d'enfants ? Pourquoi, au lieu de forcer une porte, .n'a-t-il pas crocheté un serment? Pourquoi, au lieu de dérober quelques schillings, n'a-t-il pas volé vingt-cinq millions ? Pourquoi, au lieu de brûler la maison Saujon, n'a-t-il pas mitraillé Paris ? Il aurait un ambassadeur à Londres.

Il serait pourtant bon qu'on en vînt à préciser un peu le point où Tapner cesse d'être un brigand et où Schinderhannes commence à devenir de la politique.
Tenez, monsieur, c'est horrible. Nous habitons, . vous et moi, l'infiniment petit. Je ne suis qu'un proscrit et vous n'êtes qu'un ministre. Je suis de la cendre, vous êtes de la poussière. D'atome à atome on peut se parler. On peut d'un néant à l'autre se dire ses vérités. Eh bien, sachez-le, quelles que soient les splendeurs actuelles de votre politique, quelle que soit la gloire de l'alliance de M. Bonaparte, quelque honneur qu'il y ait pour vous à mettre votre tête à côté de la sienne dans le bonnet qu'il porte, si retentissants et si magnifiques que soient vos triomphes en commun dans l'affaire turque, monsieur, cette corde qu'on noue au cou d'un homme, cette trappe qu'on ouvre sous ses pieds, cet espoir qu'il se cassera la colonne vertébrale en tombant, cette face qui devient bleue sous le voile lugubre du gibet, ces yeux sanglants qui sortent brusquement de leur orbite, cette langue qui jaillit du gosier, ce rugissement d'angoisse que le nœud étouffe, cette âme éperdue qui se cogne au crâne sans pouvoir s'en aller, ces genoux convulsifs qui cherchent un point d'appui, ces mains liées et muettes qui se joignent et qui crient au secours, et cet autre homme, cet homme de l'ombre qui se jette sur ces palpitations suprêmes, qui se cramponne aux jambes du misérable et qui se pend au pendu, monsieur, c'est épouvantable. Et si par hasard les conjectures que j'écarte avaient raison, si l'homme qui s'est accroché aux pieds de Tapner était M. Bonaparte, ce serait monstrueux. Mais, je le répète, je ne crois pas cela. Vous n'avez obéi à aucune influence; vous avez dit: que la justice " suive son cours " ; vous avez donné cet ordre comme un autre; les rabâchages sur la peine de mort vous touchent peu. Pendre un homme, boire un verre d'eau. Vous n'avez pas vu la gravité de l'acte. C'est une légèreté d'homme d'état; rien de plus. Monsieur, gardez vos étourderies pour la terre, ne les offrez pas à l'éternité. Croyez-moi, ne jouez pas avec ces profondeurs-là ; n'y jetez rien de vous.

C'est une imprudence. Ces profondeurs-là, je suis plus près que vous, je les vois. Prenez garde. Exsul sicut mortuus. Je vous parle de dedans le tombeau.

Bah ! qu'importe ! Un homme pendu; et puis après ? une ficelle que nous allons rouler, une charpente que nous allons déclouer, un cadavre que nous allons enterrer, voilà grand'chose. Nous tirerons le canon, un peu de fumée en Orient, et tout sera dit. Guernesey, Tapner, il faut un microscope pour voir cela. Messieurs, cette ficelle, cette poutre, ce cadavre, ce méchant gibet imperceptible, cette misère, c'est l'immensité. C'est la question sociale, . plus haute que la question politique. C'est plus encore, c'est ce qui n'est plus la terre. Ce qui est peu de chose, c'est votre canon, c'est votre politique, c'est votre fumée. L'assassin qui du matin au soir devient l'assassiné, voilà ce qui est effrayant; une âme qui s'envole tenant le bout de corde du gibet, voilà ce qui est formidable. Hommes d'état, entre deux protocoles, entre deux dîners, entre deux, sourires, vous pressez nonchalamment de votre pouce ganté de blanc le ressort de la potence, et la trappe tombe sous les pieds du pendu. Cette trappe, savez-vous ce que c'est ? C'est l'infini qui apparaît; c'est l'insondable et l'inconnu; c'est la grande ombre qui s'ouvre brusque et terrible sous votre petitesse.

Continuez. C'est bien. Qu'on voie les hommes du vieux monde à l'œuvre. Puisque le passé s'obstine, regardons-le. Voyons successivement toutes ses figures; à Tunis, c'est le pal; chez le czar, c'est le knout; chez le pape, c'est le garrot; en France, c'est la guillotine; en Angleterre, c'est le gibet; en Asie et en Amérique, c'est le marché d'esclaves. Ah ! tout cela s'évanouira! Nous les anarchistes, nous les démagogues, nous les buveurs de sang, nous vous le déclarons, à vous les conservateurs et les sauveurs, la liberté humaine est auguste, l'intelligence humaine est sainte, la vie humaine est sacrée, l'âme humaine est divine. Pendez maintenant !

Prenez garde. L'avenir approche. Vous croyez vivant ce qui est mort et vous croyez mort ce qui est vivant. La vieille société est debout, mais morte, vous dis-je. Vous vous êtes trompés. Vous avez mis la main dans les ténèbres sur le spectre et vous en avez fait votre fiancée. Vous tournez le dos à la vie ; elle va tout à l'heure se lever derrière vous. Quand nous prononçons ces mots, progrès, révolution, liberté, humanité, vous souriez, hommes malheureux, et vous nous montrez la nuit où nous sommes et où vous êtes. Vraiment, savez-vous ce que c'est que cette nuit ? Apprenez-le, avant peu les idées en sortiront énormes et rayonnantes. La démocratie, c'était hier la France; ce sera demain l'Europe. L'éclipse actuelle masque le mystérieux agrandissement de l'astre.


Je suis, Monsieur, votre serviteur.


VICTOR HUGO.

Marine-Terrace, 11 février 1854.