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Émile Zola et l'Affaire

 

Émile Zola et l'Affaire.



Le procès Zola,
février-juillet 1898.



par Marc Nadaux

 






Le 11 janvier 1898, l'acquittement du comandant Esterhazy par le Conseil de guerre clôt l'Affaire sans que désormais aucune chance d'une révision du procès d'Alfred Dreyfus subsiste. C'est sans compter sans le courage de Zola, porté par une conviction inébranlable et la soif de justice. J'Accuse place les intrigues de couloir de l'État-major et du monde politique sur la place publique, celle du procès Zola tout d'abord.  Lors de l'audience du 17 février, le général de Pellieux révèle l'existence du " faux Henry ", que, le lendemain, les généraux Gonse et Boisdeffre viennent confirmer. C'est une avancée qui se révélera décisive pour le parti dreyfusard. Mais dans l'immédiat, l'écrivain est condamné à une année de prison, assortie de 3.000 francs d'amende, soit le maximum encouru. Ceci le contraint à l'exil et plonge ses partisans et les proches de l'ex capitaine Dreyfus dans le désespoir.








Zola au Palais de justice, Le Petit Journal, 20 février 1898.
La déclaration au jury, L'Aurore, 22 février 1898.
Le verdict, Le Figaro, 28 février 1898.
Départ de Zola, Le Petit Journal, 31 juillet.








Zola au Palais de justice,
Le Petit Journal, 20 février 1898.










La déclaration au jury,
L'Aurore, 22 février 1898.



MESSIEURS LES JURÉS,


A la Chambre, dans la séance du 22 janvier, M. Méline, président du conseil des ministres, a déclaré, aux applaudissements frénétiques de sa majorité complaisante, qu'il avait confiance dans les douze citoyens aux mains desquels il remettait la défense de l'armée. C'était de vous qu'il parlait, messieurs. Et, de même que M. le général Billot avait dicté son arrêt au conseil de guerre, chargé d'acquitter le commandant Esterhazy, en donnant du haut de la tribune à des subordonnés la consigne militaire du respect indiscutable de la chose jugée, de même M. Méline a voulu vous donner l'ordre de me condamner au nom du respect de l'armée, qu'il m'accuse d'avoir outragée. Je dénonce à la conscience des honnêtes gens cette pression des pouvoirs publics sur la justice du pays. Ce sont là des mœurs politiques abominables qui déshonorent une nation libre.

Nous verrons, messieurs, si vous obéirez. Mais il n'est pas vrai que je sois ici, devant vous, par la volonté de M. Méline. Il n'a cédé à la nécessité de me poursuivre que dans un grand trouble, dans la terreur du nouveau pas que la vérité en marche allait faire. Cela est connu de tout le monde. Si je suis devant vous, c'est que je l'ai voulu. Moi seul ai décidé que l'obscure, la monstrueuse affaire serait portée devant votre juridiction, et c'est moi seul, de mon plein gré, qui vous ai choisis, vous l'émanation la plus haute, la plus directe de la justice française, pour que la France sache tout et se prononce. Mon acte n'a pas eu d'autre but, et ma personne n'est rien, j'en ai fait le sacrifice, satisfait simplement d'avoir mis entre vos mains, non seulement l'honneur de l'armée, mais l'honneur en péril de toute la nation.

Vous me pardonneriez donc, si la lumière, dans vos consciences, n'était pas encore entièrement faite. Cela ne serait pas de ma faute. Il paraît que je faisais un rêve, en voulant vous apporter toutes les preuves, en vous estimant les seuls dignes, les seuls compétents. On a commencé par vous retirer de la main gauche ce qu'on semblait vous donner de la droite. On affectait bien d'accepter votre juridiction, mais si l'on avait confiance en vous pour venger les membres d'un conseil de guerre, certains autres officiers restaient intangibles, supérieurs à votre justice elle-même. Comprenne qui pourra. C'est l'absurdité dans l'hypocrisie, et l'évidence éclatante qui en ressort est qu'on a redouté votre bon sens, qu'on n'a point osé courir le danger de nous laisser tout dire et de vous laisser tout juger. Ils prétendent qu'ils ont voulu limiter le scandale; et qu'en pensez vous, de ce scandale, de mon acte qui consistait à vous saisir de l'affaire, à vouloir que ce fût le peuple, incarné en vous, qui fût le juge ? Ils prétendent encore qu'ils ne pouvaient accepter une révision déguisée, avouant ainsi qu'ils n'ont qu'une épouvante au fond, celle de votre contrôle souverain. La loi, elle a en vous sa représentation totale ; et c'est cette loi du peuple élu que j'ai désirée, que je respecte profondément, en bon citoyen, et non pas la louche procédure, grâce à laquelle on a espéré vous bafouer vous-mêmes.

Me voilà excusé, messieurs, de vous avoir dérangés de vos occupations, sans avoir eu le pouvoir de vous inonder de la totale lumière que je rêvais. La lumière, toute la lumière, je n'ai eu que ce passionné désir. Et ces débats viennent de vous le prouver, nous avons eu à lutter, pas à pas, contre une volonté de ténèbres extraordinaire d'obstination. Il a fallu un combat pour arracher chaque lambeau de vérité, on a discuté sur tout, on nous a refusé tout, on a terrorisé nos témoins, dans l'espoir de nous empêcher de faire la preuve. Et c'est pour vous seuls que nous nous sommes battus, c'est pour que cette preuve vous fût soumise entière, afin que vous puissiez vous prononcer sans remords, dans votre conscience. Je suis donc certain que vous nous tiendrez compte de nos efforts, et que, d'ailleurs, assez de clarté a pu être faite. Vous avez entendu les témoins, vous allez entendre mon défenseur', qui vous dira l'histoire vraie, cette histoire qui affole tout le monde, et que personne ne connaît. Et me voilà tranquille, la vérité est en vous maintenant: elle agira.

M. Méline a donc cru dicter votre arrêt, en vous confiant l'honneur de l'armée. Et c'est au nom de cet honneur de l'armée que je fais moi-même appel à votre justice. Je donne à M. Méline le plus formel démenti, je n'ai jamais outragé l'armée. J'ai dit, au contraire, ma tendresse, mon respect pour la nation en armes, pour nos chers soldats de France qui se lèveraient à la première menace, qui défendraient la terre française. Et il est également faux que j'aie attaqué les chefs, les généraux qui les mèneraient à la victoire. Si quelques individualités des bureaux de la guerre ont compromis l'armée elle-même par leurs agissements, est-ce donc insulter l'armée tout entière que de le dire ? N'est-ce pas plutôt faire œuvre de bon citoyen que de la dégager de toute compromission, que de jeter le cri d'alarme, pour que les fautes, qui, seules, nous ont fait battre, ne se reproduisent pas et ne nous mènent pas à de nouvelles défaites ? Je ne me défends pas d'ailleurs, je laisse à l'histoire le soin de juger mon acte, qui était nécessaire. Mais j'affirme qu'on déshonore l'armée, quand on laisse les gendarmes embrasser le commandant Esterhazy, après les abominables lettres qu'il a écrites. J'affirme que cette vaillante armée est insultée chaque jour par les bandits qui, sous prétexte de la défendre, la salissent de leur basse complicité, en traînant dans la boue tout ce que la France compte encore de bon et de grand. J'affirme que ce sont eux qui la déshonorent, cette grande armée nationale, lorsqu'ils mêlent les cris de: Vive l'armée! à ceux de : A mort les juifs! Et ils ont crié: Vive Esterhazy! Grand Dieu! le peuple de Saint Louis, de Bayard, de Condé et de Hoche, le peuple qui compte cent victoires géantes, le peuple des grandes guerres de la République et de l'Empire, le peuple dont la force, la grâce et la générosité ont ébloui l'univers, criant: Vive Esterhazy ! C'est une honte dont notre effort de vérité et de justice peut seul nous laver.

Vous connaissez la légende qui s'est faite. Dreyfus a été condamné justement et légalement par sept officiers infaillibles, qu'on ne peut même suspecter d'erreur sans outrager l'armée entière. Il expie dans une torture vengeresse son abominable forfait. Et, comme il est juif, voilà qu'un syndicat juif s'est créé, un syndicat international de sans-patrie, disposant de millions par centaines, dans le but de sauver le traître, au prix des plus impudentes manœuvres. Dès lors, ce syndicat s'est mis à entasser les crimes, achetant les consciences, jetant la France dans une agitation meurtrière, décidé à la vendre à l'ennemi, à embraser l'Europe d'une guerre générale, plutôt que de renoncer à son effroyable dessein. Voilà, c'est très simple, même enfantin et imbécile, comme vous le voyez. Mais c'est de ce pain empoisonné que la presse immonde nourrit notre pauvre peuple depuis des mois. Et il ne faut pas s'étonner, si nous assistons à une crise désastreuse, car lorsqu'on sème à ce point la sottise et le mensonge, on récolte forcément la démence.

Certes, messieurs, je ne vous fais pas l'injure de croire que vous vous en étiez tenus, jusqu'ici, à ce conte de nourrice. Je vous connais, je sais qui vous êtes. Vous êtes le cœur et la raison de Paris, de mon grand Paris, où je suis né, que j'aime d'une infinie tendresse, que j'étudie et que je chante depuis bientôt quarante ans. Et je sais également, à cette heure, ce qui se passe dans vos cerveaux; car, avant de venir m'asseoir ici, comme accusé, j'ai siégé là, au banc où vous êtes. Vous y représentez l'opinion moyenne, vous tâchez d'être, en masse, la sagesse et la justice. Tout à l'heure, je serai en pensée avec vous dans la salle de vos délibérations, et je suis convaincu que votre effort sera de sauvegarder vos intérêts de citoyens, qui sont naturellement, selon vous, les intérêts de la nation entière. Vous pourrez vous tromper, mais vous vous tromperez dans la pensée, en assurant votre bien, d'assurer le bien de tous.

Je vous vois dans vos familles, le soir, sous la lampe; je vous entends causer avec vos amis, je vous accompagne dans vos ateliers, dans vos magasins. Vous êtes tous des travailleurs, les uns commerçants, les autres industriels, quelques-uns exerçant des professions libérales. Et votre très légitime inquiétude est l'état déplorable dans lequel sont tombées les affaires. Partout, la crise actuelle menace de devenir un désastre, les recettes baissent, les transactions deviennent de plus en plus difficiles. De sorte que la pensée que vous avez apportée ici, la pensée que je lis sur vos visages, est qu'en voilà assez et qu'il faut en finir.

Vous n'en êtes pas à dire comme beaucoup: " Que nous importe qu'un innocent soit à l'île du Diable ! est-ce que l'intérêt d'un seul vaut la peine de troubler ainsi un grand pays ? " Mais vous vous dites tout de même que notre agitation, à nous les affamés de vérité et de justice, est payée trop chèrement par tout le mal qu'on nous accuse de faire. Et, si vous me condamnez, messieurs, il n'y aura que cela au fond de votre verdict: le désir de calmer les vôtres, le besoin que les affaires reprennent, la croyance qu'en me frappant, vous arrêterez une campagne de revendication nuisible aux intérêts de la France.

Eh bien! messieurs, vous vous tromperiez absolument. Veuillez me faire l'honneur de croire que je ne défends pas ici ma liberté. En me frappant, vous ne feriez que me grandir. Qui souffre pour la vérité et la justice devient auguste et sacré. Regardez-moi, messieurs: ai-je mine de vendu, de menteur et de traître ? Pourquoi donc agirais-je ? Je n'ai derrière moi ni ambition politique, ni passion de sectaire. Je suis un libre écrivain, qui a donné sa vie au travail, qui rentrera demain dans le rang et reprendra sa besogne interrompue. Et qu'ils sont donc bêtes ceux qui m'appellent l'Italiens, moi né d'une mère française, élevé par de grands-parents beaucerons, des paysans de cette forte terre, moi qui ai perdu mon père à sept ans, qui ne suis allé en Italie qu'à cinquante-quatre ans, et pour documenter un livre. Ce qui ne m'empêche pas d'être très fier que mon père soit de Venise, la cité resplendissante dont la gloire ancienne chante dans toutes les mémoires. Et, si même je n'étais pas français, est-ce que les quarante volumes de langue française que j'ai jetés par millions d'exemplaires dans le monde entier, ne suffiraient pas à faire de moi un Français, utile à la gloire de la France !

Donc, je ne me défends pas. Mais quelle erreur serait la vôtre, si vous étiez convaincus qu'en me frappant, vous rétabliriez l'ordre dans notre malheureux pays ! Ne comprenez-vous pas, maintenant, que ce dont la nation meurt, c'est de l'obscurité où l'on s'entête à la laisser, c'est de l'équivoque où elle agonise ? Les fautes des gouvernants s'entassent sur les fautes, un mensonge en nécessite un autre, de sorte que l'amas devient effroyable. Une erreur judiciaire a été commise, et dès lors, pour la cacher, il a fallu chaque jour commettre un nouvel attentat au bon sens et à l'équité. C'est la condamnation d'un innocent qui a entraîné l'acquittement d'un coupable; et voilà, aujourd'hui, qu'on vous demande de me condamner à mon tour, parce que j'ai crié mon angoisse, en voyant la patrie dans cette voie affreuse. Condamnez-moi donc! mais ce sera une faute encore, ajoutée aux autres, une faute dont plus tard vous porterez le poids dans l'histoire. Et ma condamnation, au lieu de ramener la paix que vous désirez, que nous désirons tous, ne sera qu'une semence nouvelle de passion et de désordre. La mesure est comble, je vous le dis, ne la faites pas déborder.

Comment ne vous rendez-vous pas un compte exact de la terrible crise que le pays traverse ? On dit que nous sommes les auteurs du scandale, que ce sont les amants de la vérité et de la justice qui détraquent la nation, qui poussent à l'émeute. En vérité, c'est se moquer du monde. Est-ce que le général Billot, pour ne nommer que lui, n'est pas averti depuis dix-huit mois ? Est-ce que le colonel Picquart n'a pas insisté pour qu'il prît la révision en main, s'il ne voulait pas laisser l'orage éclater et tout bouleverser ? Est-ce que M. Scheurer-Kestner ne l'a pas supplié, les larmes aux yeux, de songer à la France, de lui éviter une pareille catastrophe ? Non, non ! notre désir a été de tout faciliter, de tout amortir, et si le pays est dans la peine, la faute en est au pouvoir qui, désireux de couvrir les coupables, et poussé par des intérêts politiques, a tout refusé, espérant qu'il serait assez fort pour empêcher la lumière d'être faite. Depuis ce jour, il n'a manœuvré que dans l'ombre, pour les ténèbres, et c'est lui, lui seul, qui est responsable du trouble éperdu où sont les consciences.

L'affaire Dreyfus, ah! messieurs, elle est devenue bien petite à l'heure actuelle, elle est bien perdue et bien lointaine, devant les terrifiantes questions qu'elle a soulevées. Il n'y a plus d'affaire Dreyfus, il s'agit désormais de savoir si la France est encore la France des droits de l'homme, celle qui a donné la liberté au monde et qui devait lui donner la justice. Sommes-nous encore le peuple le plus noble, le plus fraternel, le plus généreux ? Allons-nous garder en Europe notre renom d'équité et d'humanité ? Puis, ne sont-ce pas toutes les conquêtes que nous avions faites et qui sont remises en question ? Ouvrez les yeux et comprenez que, pour être dans un tel désarroi, l'âme française doit être remuée jusque dans ses intimes profondeurs, en face d'un péril redoutable. Un peuple n'est point bouleversé de la sorte, sans que sa vie morale elle-même soit en danger. L'heure est d'une gravité exceptionnelle, il s'agit du salut de la nation.

Et, quand vous aurez compris cela, messieurs, vous sentirez qu'il n'est qu'un seul remède possible: dire la vérité, rendre la justice. Tout ce qui retardera la lumière, tout ce qui ajoutera des ténèbres aux ténèbres, ne fera que prolonger et aggraver la crise. Le rôle des bons citoyens, de ceux qui sentent l'impérieux besoin d'en finir, est d'exiger le grand jour. Nous sommes déjà beaucoup à le penser. Les hommes de littérature, de philosophie et de science, se lèvent de toute part, au nom de l'intelligence et de la raison. Et je ne vous parle pas de l'étranger, du frisson qui a gagné l'Europe tout entière. Pourtant l'étranger n'est pas forcément l'ennemi. Ne parlons pas des peuples qui peuvent être demain des adversaires. Mais la grande Russie, notre alliée, mais la petite et généreuse Hollande, mais tous les peuples sympathiques du Nord, mais ces terres de langue française, la Suisse et la Belgique, pourquoi donc ont-elles le cœur si gros, si débordant de fraternelle souffrance ? Rêvez-vous donc une France isolée dans le monde ? Voulez-vous, quand vous passerez la frontière, qu'on ne sourie plus à votre bon renom légendaire d'équité et d'humanité ?

Hélas ! messieurs, ainsi que tant d'autres, vous attendez peut-être le coup de foudre, la preuve de l'innocence de Dreyfus, qui descendrait du ciel comme un tonnerre. La vérité ne procède point ainsi d'habitude, elle demande quelque recherche et quelque intelligence. La preuve! nous savons bien où l'on pourrait la trouver. Mais nous ne songeons à cela que dans le secret de nos âmes, et notre angoisse patriotique est qu'on se soit exposé à recevoir un jour le soufflet de cette preuve, après avoir engagé l'honneur de l'armée dans un mensonge. Je veux aussi déclarer nettement que, si nous avons notifié comme témoins certains membres des ambassades, notre volonté formelle était à l'avance de ne pas les citer ici. On a souri de notre audace. Je ne crois pas qu'on en ait souri au ministère des affaires étrangères, car là on a dû comprendre. Nous avons simplement voulu dire à ceux qui savent toute la vérité, que nous la savons, nous aussi. Cette vérité court les ambassades, elle sera demain connue de tous. Et il nous est impossible d'aller dès maintenant la chercher où elle est, protégée par d'infranchissables formalités. Le gouvernement qui n'ignore rien, le gouvernement qui est convaincu, comme nous, de l'innocence de Dreyfus, pourra, quand il le voudra, et sans risque, trouver les témoins qui feront enfin la lumière.

Dreyfus est innocent, je le jure. J'y engage ma vie, j'y engage mon honneur. A cette heure solennelle, devant ce tribunal qui représente la justice humaine, devant vous, messieurs les jurés, qui êtes l'émanation même de la nation, devant toute la France, devant le monde entier, je jure que Dreyfus est innocent. Et, par mes quarante années de travail, par l'autorité que ce labeur a pu me donner, je jure que Dreyfus est innocent. Et, par tout ce que j'ai conquis, par le nom que je me suis fait, par mes œuvres qui ont aidé à l'expansion des lettres françaises, je jure que Dreyfus est innocent. Que tout cela croule, que mes œuvres périssent, si Dreyfus n'est pas innocent! Il est innocent.

Tout semble être contre moi, les deux Chambres, le pouvoir civil, le pouvoir militaire, les journaux à grand tirage, l'opinion publique qu'ils ont empoisonnée. Et je n'ai pour moi que l'idée d'un idéal de vérité et de justice. Et je suis bien tranquille, je vaincrai.

Je n'ai pas voulu que mon pays restât dans le mensonge et dans l'injustice. On peut me frapper ici. Un jour, la France me remerciera d'avoir aidé à sauver son honneur.






Le verdict,
Le Figaro, 28 février 1898.



Il est six heures et demi au moment où Me Labori achève sa réplique.
M. le Président demande à M. Émile Zola et à M. Perreux, gérant de L’Aurore, s’ils ont quelques chose à ajouter pour leur défense.
Les deux prévenus répondent négativement.
M. le Président Delegorgue prononce alors la phrase sacramentelle : " les débats sont terminés ", et donne lecture au jury des questions qui lui sont posées.
Ces questions sont au nombre de deux :
   1. Perreux est-il coupable d’avoir commis une diffamation publique envers les membres du Ier Conseil de guerre de Paris, en imprimant qu’il avait acquitté par ordre un coupable ?
   2 . Émile Zola s’est-il rendu coupable du délit de diffamation ci-dessus spécifié, en fournissant à Perreux, les moyens de les commettre ?

Les jurés se retirent pour délibérer.
A sept heures dix, ils rentrent en séance, et le chef du jury, la main sur son cœur, donne lecture du verdict :
- sur mon honneur et sur ma conscience, devant Dieu et devant les Hommes, la réponse du jury est  
" en ce qui concerne M. Perreux : oui, à la majorité ;
" en ce qui concerne M. Émile Zola : oui, à la majorité ".
Le verdict est muet sur les circonstances atténuantes. !

Aussitôt, des applaudissements frénétiques éclatent de toutes les parties de la salle. On crie : " Vive le jury ! A bas Zola ! Mort aux Juifs !Vive l’armée ! Vive les généraux ! ".
Des spectateurs sont montés sur les bancs, sur les tables ; d’autres agitent frénétiquement des chapeaux hissés au bout de leurs cannes.
– Cannibales ! s’écrie M. Émile Zola.
Quant le calme s’est un peu rétablie, M. le Président donne la parole à M. l’avocat général Van Cassel, qui requiert l’application aux deux condamnés de la loi de 1881 sur la presse.
– M. Perreux, demande M. le Président Delegorgue, qu’avez-vous à dire sur l’application de la peine ?
– Rien.
– Et vous, Monsieur Émile Zola, avez-vous quelques observations à faire ?.
–Aucune.
Messieurs Labori et Albert Clemenceau, également interpellés, se bornent à lever leur toques sans répondre.
M. le Président. – La cour se retire pour en délibérer.

Cinq minutes plus tard, la cour rentre en séance, et M. le Président Delegorgue donne lecture de l’arrêt qui condamne :
M. Perreux, gérant de L’Aurore, à quatre mois de prison et 3.000 francs d’amende ;
M. Émile Zola à UN AN DE PRISON, maximum de la peine et 3.000 francs d’amende.
Aussitôt, de nouveaux applaudissements retentissent : " Vive le jury ! A bas Zola ! Mort aux Juifs !Vive l’armée ! Vive les généraux ! ", quelques amis, M. Fasquelle, M. Desmoulins, Me Labori embrassent M. Émile Zola. D’autres s’empressent autour de lui pour lui serrer la main.

La salle est évacuée au milieu d’un tapage épouvantable, auquel répondent sourdement de longues clameurs qui montent du dehors. C’est d’une impression saisissante, à la fois terrifiante et grandiose.
On n’entend même pas M. le Président Delegorgue annoncer aux condamnés qu’ils ont trois jours pour se pourvoir en cassation contre l’arrêt qui vient de les frapper
L’audience est levée à sept heures et demi.






Zola au Palais de justice,
Le Petit Journal, 20 février 1898.