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Émile
Zola et l'Affaire.
"
J'Accuse ! ", lettre à M. Félix Faure,
L'Aurore, 13 janvier 1898.
par Marc Nadaux
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Dans
les colonnes de L'Aurore dont il est le rédacteur en chef, Georges
Clemenceau emploie pour la première fois le terme d' " intellectuel
", le 23 janvier 1893. Ce nouveau substantif, il le destine
en particulier à illustrer l'action de son ami Émile Zola. Depuis quelques
semaines en effet, celui-ci se fait le porte-parole du parti dreyfusard.
Désormais et contrairement au mot de l'ancien président du Conseil, il y
a une Affaire Dreyfus qui s'étale sur la place publique. J'accuse, cet article célèbre,
devait à l'origine être une brochure sur le
modèle de celles que l'écrivain avait livré à l'éditeur Fasquelle.
Cependant Zola choisit de publier son texte dans un journal afin de lui
donner un plus grand retentissement. Fondé depuis peu, L'Aurore l'accueille
dans ses pages, avec ce titre choc, une trouvaille journalistique géniale
de Clemenceau. L'article fait l'effet d'une véritable
bombe.
Le jour même et sur la proposition d'Albert de Mun, la Chambre décide
des poursuites contre Émile Zola. Car ce dernier, s'adressant au
président de la République, vise directement et nominalement les personnages
de la conjuration de l'État-major et de l'omerta politique. Une audace
inédite et inouïe qui offre une tribune au dreyfusisme. Le 7 février
suivant, s'ouvre son procès. Lors de l'audience du 17 février, le général
de Pellieux révèle l'existence du " faux Henry ", que, le
lendemain, Gonse et Boisdeffre viennent confirmer. Une avancée dans
l'Affaire puisqu'à présent l'argumentation autour des preuves
existante est possible. Émile Zola s'est engagé et il paye de sa
personne. L'écrivain et le gérant de L'Aurore sont bientôt condamnés
à la peine maximale. Afin d'éviter la prison, il se réfugie en
Angleterre à partir du 19 juillet 1898, un exil qui durera jusqu'au 5
juin 1899. Par la suite, au moment où la révision du procès de 1894 est
d'actualité, Zola doit aussi subir injures et agression des fanatiques.
En faisant le choix de se dresser contre l'ordre établi, l'écrivain
reconnu a pris le risque de voir son statut remis en question.
J'Accuse
!
Monsieur le Président,
Me permettez-vous, dans ma gratitude pour le bienveillant accueil que vous
m'avez fait un jour, d'avoir le souci de votre juste gloire et de vous
dire que votre étoile, si heureuse jusqu'ici, est menacée de la plus
honteuse, de la plus ineffaçable des taches ?
Vous êtes sorti sain et sauf des basses calomnies, vous avez conquis les
cœurs. Vous apparaissez rayonnant dans l'apothéose de cette fête
patriotique que l'alliance russe a été pour la France, et vous vous
préparez à présider au solennel triomphe de notre Exposition
Universelle, qui couronnera notre grand siècle de travail, de vérité et
de liberté. Mais quelle tache de boue sur votre nom - j'allais dire sur
votre règne - que cette abominable affaire Dreyfus! Un conseil de guerre
vient, par ordre, d'oser acquitter un Esterhazy, soufflet suprême à
toute vérité, à toute justice. Et c'est fini, la France a sur la joue
cette souillure, l'histoire écrira que c'est sous votre présidence qu'un
tel crime social a pu être commis.
Puisqu'ils ont osé, j'oserai aussi, moi. La vérité, je la dirai, car
j'ai promis de la dire, si la justice, régulièrement saisie, ne la
faisait pas, pleine et entière. Mon devoir est de parler, je ne veux pas
être complice. Mes nuits seraient hantées par le spectre de l'innocent
qui expie là-bas, dans la plus affreuse des tortures, un crime qu'il n'a
pas commis.
Et c'est à vous, monsieur le Président, que je la crierai, cette
vérité, de toute la force de ma révolte d'honnête homme. Pour votre
honneur, je suis convaincu que vous l'ignorez. Et à qui donc
dénoncerai-je la tourbe malfaisante des vrais coupables, si ce n'est à
vous, le premier magistrat du pays ?
La vérité d'abord sur le procès et sur la condamnation de Dreyfus.
Un homme néfaste a tout mené, a tout fait, c'est le lieutenant-colonel
du Paty de Clam, alors simple commandant. Il est l'affaire Dreyfus tout
entière; on ne la connaîtra que lorsqu'une enquête loyale aura établi
nettement ses actes et ses responsabilités. Il apparaît comme l'esprit
le plus fumeux, le plus compliqué, hanté d'intrigues romanesques, se
complaisant aux moyens des romans-feuilletons, les papiers volés, les
lettres anonymes, les rendez-vous dans les endroits déserts, les femmes
mystérieuses qui colportent, de nuit, des preuves accablantes. C'est lui
qui imagina de dicter le bordereau à Dreyfus; c'est lui qui rêva de
l'étudier dans une pièce entièrement revêtue de glaces; c'est lui que
le commandant Forzinetti nous représente armé d'une lanterne sourde,
voulant se faire introduire près de l'accusé endormi, pour projeter sur
son visage un brusque flot de lumière et surprendre ainsi son crime, dans
l'émoi du réveil. Et je n'ai pas à tout dire, qu'on cherche, on
trouvera. Je déclare simplement que le commandant du Paty de Clam,
chargé d'instruire l'affaire Dreyfus, comme officier judiciaire, est,
dans l'ordre des dates et des responsabilités, le premier coupable de
l'effroyable erreur judiciaire qui a été commise.
Le bordereau était depuis quelque temps déjà entre les mains du colonel
Sandherr, directeur du bureau des renseignements, mort depuis de paralysie
générale. Des "fuites" avaient lieu, des papiers
disparaissaient, comme il en disparaît aujourd'hui encore; et l'auteur du
bordereau était recherché, lorsqu'un a priori se fit peu à peu
que cet auteur ne pouvait être qu'un officier de l'état-major, et un
officier d'artillerie: double erreur manifeste, qui montre avec quel
esprit superficiel on avait étudié ce bordereau, car un examen raisonné
démontre qu'il ne pouvait s'agir que d'un officier de troupe.
On cherchait donc dans la maison, on examinait les écritures, c'était
comme une affaire de famille, un traître à surprendre dans les bureaux
mêmes, pour l'en expulser. Et, sans que je veuille refaire ici une
histoire connue en partie, le commandant du Paty de Clam entre en scène,
dès qu'un premier soupçon tombe sur Dreyfus. A partir de ce moment,
c'est lui qui a inventé Dreyfus, l'affaire devient son affaire, il se
fait fort de confondre le traître, de l'amener à des aveux complets. Il
y a bien le ministre de la Guerre, le général Mercier, dont
l'intelligence semble médiocre; il y a bien le chef de l'état-major, le
général de Boisdeffre, qui paraît avoir cédé à sa passion
cléricale, et le sous-chef de l'état- major, le général Gonse, dont la
conscience a pu s'accommoder de beaucoup de choses. Mais, au fond, il n'y
a d'abord que le commandant du Paty de Clam, qui les mène tous, qui les
hypnotise, car il s'occupe aussi de spiritisme, d'occultisme, il converse
avec les esprits. On ne saurait concevoir les expériences auxquelles il a
soumis le malheureux Dreyfus, les pièges dans lesquels il a voulu le
faire tomber, les enquêtes folles, les imaginations monstrueuses, toute
une démence torturante.
Ah! cette première affaire, elle est un cauchemar, pour qui la connaît
dans ses détails vrais! Le commandant du Paty de Clam arrête Dreyfus, le
met au secret. Il court chez madame Dreyfus, la terrorise, lui dit que, si
elle parle, son mari est perdu. Pendant ce temps, le malheureux
s'arrachait la chair, hurlait son innocence. Et l'instruction a été
faite ainsi, comme dans une chronique du XVème siècle, au milieu du
mystère, avec une complication d'expédients farouches, tout cela basé
sur une seule charge enfantine, ce bordereau imbécile, qui n'était pas
seulement une trahison vulgaire, qui était aussi la plus impudente des
escroqueries, car les fameux secrets livrés se trouvaient presque tous
sans valeur. Si j'insiste, c'est que l'œuf est ici, d'où va sortir plus
tard le vrai crime, l'épouvantable déni de justice dont la France est
malade. Je voudrais faire toucher du doigt comment l'erreur judiciaire a
pu être possible, comment elle est née des machinations du commandant du
Paty de Clam, comment le général Mercier, les généraux de Boisdeffre
et Gonse ont pu s'y laisser prendre, engager peu à peu leur
responsabilité dans cette erreur, qu'ils ont cru devoir, plus tard,
imposer comme la vérité sainte, une vérité qui ne se discute même
pas. Au début, il n'y a donc, de leur part, que de l'incurie et de
l'inintelligence. Tout au plus, les sent-on céder aux passions
religieuses du milieu et aux préjugés de l'esprit de corps. Ils ont
laissé faire la sottise.
Mais voici Dreyfus devant le conseil de guerre. Le huis clos le plus
absolu est exigé. Un traître aurait ouvert la frontière à l'ennemi
pour conduire l'empereur allemand jusqu'à Notre-Dame, qu'on ne prendrait
pas des mesures de silence et de mystère plus étroites. La nation est
frappée de stupeur, on chuchote des faits terribles, de ces trahisons
monstrueuses qui indignent l'Histoire; et naturellement la nation
s'incline. Il n'y a pas de châtiment assez sévère, elle applaudira à
la dégradation publique, elle voudra que le coupable reste sur son rocher
d'infamie, dévoré par le remords. Est-ce donc vrai, les choses
indicibles, les choses dangereuses, capables de mettre l'Europe en
flammes, qu'on a dû enterrer soigneusement derrière ce huis clos? Non!
il n'y a eu, derrière, que les imaginations romanesques et démentes du
commandant du Paty de Clam. Tout cela n'a été fait que pour cacher le
plus saugrenu des romans-feuilletons. Et il suffit, pour s'en assurer,
d'étudier attentivement l'acte d'accusation, lu devant le conseil de
guerre.
Ah ! le néant de cet acte d'accusation! Qu'un homme ait pu être
condamné sur cet acte, c'est un prodige d'iniquité. Je défie les
honnêtes gens de le lire, sans que leur cœurs bondisse d'indignation et
crie leur révolte, en pensant à l'expiation démesurée, là-bas, à
l'île du Diable. Dreyfus sait plusieurs langues, crime; on n'a trouvé
chez lui aucun papier compromettant, crime; il va parfois dans son pays
d'origine, crime; il est laborieux, il a le souci de tout savoir, crime;
il ne se trouble pas, crime; il se trouble, crime. Et les naïvetés de
rédaction, les formelles assertions dans le vide! On nous avait parlé de
quatorze chefs d'accusation: nous n'en trouvons qu'une seule en fin de
compte, celle du bordereau; et nous apprenons même que les experts
n'étaient pas d'accord, qu'un d'eux, M. Gobert, a été bousculé
militairement, parce qu'il se permettait de ne pas conclure dans le sens
désiré. On parlait aussi de vingt-trois officiers qui étaient venus
accabler Dreyfus de leurs témoignages. Nous ignorons encore leurs
interrogatoires, mais il est certain que tous ne l'avaient pas chargé; et
il est à remarquer, en outre, que tous appartenaient aux bureaux de la
guerre. C'est un procès de famille, on est là entre soi, et il faut s'en
souvenir: l'état-major a voulu le procès, l'a jugé, et il vient de le
juger une seconde fois.
Donc, il ne restait que le bordereau, sur lequel les experts ne s'étaient
pas entendus. On raconte que, dans la chambre du conseil, les juges
allaient naturellement acquitter. Et, dès lors, comme l'on comprend
l'obstination désespérée avec laquelle, pour justifier la condamnation,
on affirme aujourd'hui l'existence d'une pièce secrète, accablante, la
pièce qu'on ne peut montrer, qui légitime tout, devant laquelle nous
devons nous incliner, le bon Dieu invisible et inconnaissable! Je la nie,
cette pièce, je la nie de toute ma puissance! Une pièce ridicule, oui,
peut-être la pièce où il est question de petites femmes, et où il est
parlé d'un certain D... qui devient trop exigeant: quelque mari sans
doute trouvant qu'on ne lui payait pas sa femme assez cher. Mais une
pièce intéressant la défense nationale, qu'on ne saurait produire sans
que la guerre fût déclarée demain, non, non! C'est un mensonge! et cela
est d'autant plus odieux et cynique qu'ils mentent impunément sans qu'on
puisse les en convaincre. Ils ameutent la France, ils se cachent derrière
sa légitime émotion, ils ferment les bouches en troublant les cœurs, en
pervertissant les esprits. Je ne connais pas de plus grand crime civique.
Voilà donc, monsieur le Président, les faits qui expliquent comment une
erreur judiciaire a pu être commise; et les preuves morales, la situation
de fortune de Dreyfus, l'absence de motifs, son continuel cri d'innocence,
achèvent de le montrer comme une victime des extraordinaires imaginations
du commandant du Paty de Clam, du milieu clérical où il se trouvait, de
la chasse aux "sales juifs", qui déshonore notre époque.
Et nous arrivons à l'affaire Esterhazy. Trois ans se sont passés,
beaucoup de consciences restent troublées profondément, s'inquiètent,
cherchent, finissent par se convaincre de l'innocence de Dreyfus.
Je ne ferai pas l'historique des doutes, puis de la conviction de M.
Scheurer-Kestner. Mais, pendant qu'il fouillait de son côté, il se
passait des faits graves à l'état-major même. Le colonel Sandherr
était mort, et le lieutenant-colonel Picquart lui avait succédé comme
chef du bureau des renseignements. Et c'est à ce titre, dans l'exercice
de ses fonctions, que ce dernier eut un jour entre les mains une
lettre-télégramme, adressée au commandant Esterhazy, par un agent d'une
puissance étrangère. Son devoir strict était d'ouvrir une enquête. La
certitude est qu'il n'a jamais agi en dehors de la volonté de ses
supérieurs. Il soumit donc ses soupçons à ses supérieurs
hiérarchiques, le général Gonse, puis le général de Boisdeffre, puis
le général Billot, qui avait succédé au général Mercier comme
ministre de la Guerre. Le fameux dossier Picquart, dont il a été tant
parlé, n'a jamais été que le dossier Billot, j'entends le dossier fait
par un subordonné pour son ministre, le dossier qui doit exister encore
au ministère de la Guerre. Les recherches durèrent de mai à septembre
1896, et ce qu'il faut affirmer bien haut, c'est que le général Gonse
était convaincu de la culpabilité d'Esterhazy, c'est que le général de
Boisdeffre et le général Billot ne mettaient pas en doute que le
bordereau ne fût de l'écriture d'Esterhazy. L'enquête du
lieutenant-colonel Picquart avait abouti à cette constatation certaine.
Mais l'émoi était grand, car la condamnation d'Esterhazy entraînait
inévitablement la révision du procès Dreyfus; et c'était ce que
l'état-major ne voulait à aucun prix.
Il dut y avoir là une minute psychologique pleine d'angoisse. Remarquez
que le général Billot n'était compromis dans rien, il arrivait tout
frais, il pouvait faire la vérité. Il n'osa pas, dans la terreur sans
doute de l'opinion publique, certainement aussi dans la crainte de livrer
tout l'état- major, le général de Boisdeffre, le général Gonse, sans
compter les sous-ordres. Puis, ce ne fut là qu'une minute de combat entre
sa conscience et ce qu'il croyait être l'intérêt militaire. Quand cette
minute fut passée, il était déjà trop tard. Il s'était engagé, il
était compromis. Et, depuis lors, sa responsabilité n'a fait que
grandir, il a pris à sa charge le crime des autres, il est aussi coupable
que les autres, il est plus coupable qu'eux, car il a été le maître de
faire justice, et il n'a rien fait. Comprenez-vous cela! Voici un an que
le général Billot, que les généraux de Boisdeffre et Gonse savent que
Dreyfus est innocent, et ils ont gardé pour eux cette effroyable chose!
Et ces gens-là dorment, et ils ont des femmes et des enfants qu'ils
aiment !
Le lieutenant-colonel Picquart avait rempli son devoir d'honnête homme.
Il insistait auprès de ses supérieurs, au nom de la justice. Il les
suppliait même, il leur disait combien leurs délais étaient
impolitiques, devant le terrible orage qui s'amoncelait, qui devait
éclater, lorsque la vérité serait connue. Ce fut, plus tard, le langage
que M. Scheurer-Kestner tint également au général Billot, l'adjurant
par patriotisme de prendre en main l'affaire, de ne pas la laisser
s'aggraver, au point de devenir un désastre public. Non! Le crime était
commis, l'état-major ne pouvait plus avouer son crime. Et le
lieutenant-colonel Picquart fut envoyé en mission, on l'éloigna de plus
en plus loin, jusqu'en Tunisie, où l'on voulut même un jour honorer sa
bravoure, en le chargeant d'une mission qui l'aurait sûrement fait
massacrer, dans les parages où le marquis de Morès a trouvé la mort. Il
n'était pas en disgrâce, le général Gonse entretenait avec lui une
correspondance amicale. Seulement, il est des secrets qu'il ne fait pas
bon d'avoir surpris.
A Paris, la vérité marchait, irrésistible, et l'on sait de quelle
façon l'orage attendu éclata. M. Mathieu Dreyfus dénonça le commandant
Esterhazy comme le véritable auteur du bordereau, au moment où M.
Scheurer-Kestner allait déposer, entre les mains du garde des Sceaux, une
demande en révision du procès. Et c'est ici que le commandant Esterhazy
paraît. Des témoignages le montrent d'abord affolé, prêt au suicide ou
à la fuite. Puis, tout d'un coup, il paye d'audace, il étonne Paris par
la violence de son attitude. C'est que du secours lui était venu, il
avait reçu une lettre anonyme l'avertissant des menées de ses ennemis,
une dame mystérieuse s'était même dérangée de nuit pour lui remettre
une pièce volée à l'état-major, qui devait le sauver. Et je ne puis
m'empêcher de retrouver là le lieutenant-colonel du Paty de Clam, en
reconnaissant les expédients de son imagination fertile. Son oeuvre, la
culpabilité de Dreyfus, était en péril, et il a voulu sûrement
défendre son oeuvre. La révision du procès, mais c'était
l'écroulement du roman- feuilleton si extravagant, si tragique, dont le
dénouement abominable a lieu à l'île du Diable! C'est ce qu'il ne
pouvait permettre. Dès lors, le duel va avoir lieu entre le
lieutenant-colonel Picquart et le lieutenant-colonel du Paty de Clam, l'un
le visage découvert, l'autre masqué. on les retrouvera prochainement
tous deux devant la justice civile. Au fond, c'est toujours l'état-major
qui se défend, qui ne veut pas avouer son crime, dont l'abomination
grandit d'heure en heure.
On s'est demandé avec stupeur quels étaient les protecteurs du
commandant Esterhazy. C'est d'abord, dans l'ombre, le lieutenant-colonel
du Paty de Clam qui a tout machiné, qui a tout conduit. Sa main se trahit
aux moyens saugrenus. Puis, c'est le général de Boisdeffre, c'est le
général Gonse, c'est le général Billot lui-même, qui sont bien
obligés de faire acquitter le commandant, puisqu'ils ne peuvent laisser
reconnaître l'innocence de Dreyfus, sans que les bureaux de la guerre
croulent dans le mépris public. Et le beau résultat de cette situation
prodigieuse est que l'honnête homme, là- dedans, le lieutenant-colonel
Picquart, qui seul a fait son devoir, va être la victime, celui qu'on
bafouera et qu'on punira. ^O justice, quelle affreuse désespérance serre
le cœur ! On va jusqu'à dire que c'est lui le faussaire, qu'il a
fabriqué la carte-télégramme pour perdre Esterhazy. Mais, grand Dieu!
pourquoi? dans quel but? donnez un motif. Est-ce que celui-là aussi est
payé par les juifs? Le joli de l'histoire est qu'il était justement
antisémite. Oui! nous assistons à ce spectacle infâme, des hommes
perdus de dettes et de crimes dont on proclame l'innocence, tandis qu'on
frappe l'honneur même, un homme à la vie sans tache! Quand une société
en est là, elle tombe en décomposition.
Voilà donc, monsieur le Président, l'affaire Esterhazy: un coupable
qu'il s'agissait d'innocenter. Depuis bientôt deux mois, nous pouvons
suivre heure par heure la belle besogne. J'abrège, car ce n'est ici, en
gros, que le résumé de l'histoire dont les brûlantes pages seront un
jour écrites tout au long. Et nous avons donc vu le général de Pellieux,
puis le commandant Ravary, conduire une enquête scélérate d'où les
coquins sortent transfigurés et les honnêtes gens salis. Puis, on a
convoqué le conseil de guerre.
Comment a-t-on pu espérer qu'un conseil de guerre déferait ce qu'un
conseil de guerre avait fait?
Je ne parle même pas du choix toujours possible des juges. L'idée
supérieure de discipline, qui est dans le sang de ces soldats, ne
suffit-elle à infirmer leur pouvoir d'équité? Qui dit discipline dit
obéissance. Lorsque le ministre de la Guerre, le grand chef, a établi
publiquement, aux acclamations de la représentation nationale,
l'autorité de la chose jugée, vous voulez qu'un conseil de guerre lui
donne un formel démenti? Hiérarchiquement, cela est impossible. Le
général Billot a suggestionné les juges par sa déclaration, et ils ont
jugé comme ils doivent aller au feu, sans raisonner. L'opinion
préconçue qu'ils ont apportée sur leur siège, est évidemment
celle-ci: "Dreyfus a été condamné pour crime de trahison par un
conseil de guerre, il est donc coupable; et nous, conseil de guerre, nous
ne pouvons le déclarer innocent; or nous savons que reconnaître la
culpabilité d'Esterhazy, ce serait proclamer l'innocence de
Dreyfus." Rien ne pouvait les faire sortir de là.
Ils ont rendu une sentence inique, qui à jamais pèsera sur nos conseils
de guerre, qui entachera désormais de suspicion tous leurs arrêts. Le
premier conseil de guerre a pu être inintelligent, le second est
forcément criminel. Son excuse, je le répète, est que le chef suprême
avait parlé, déclarant la chose jugée inattaquable, sainte et
supérieure aux hommes, de sorte que des inférieurs ne pouvaient dire le
contraire. On nous parle de l'honneur de l'armée, on veut que nous
l'aimions, la respections. Ah! certes, oui, l'armée qui se lèverait à
la première menace, qui défendrait la terre française, elle est tout le
peuple, et nous n'avons pour elle que tendresse et respect. Mais il ne
s'agit pas d'elle, dont nous voulons justement la dignité, dans notre
besoin de justice. Il s'agit du sabre, le maître qu'on nous donnera
demain peut-être. Et baiser dévotement la poignée du sabre, le dieu,
non!
Je l'ai démontré d'autre part: l'affaire Dreyfus était l'affaire des
bureaux de la guerre, un officier de l'état- major, dénoncé par ses
camarades de l'état-major, condamné sous la pression des chefs de
l'état-major. Encore une fois, il ne peut revenir innocent sans que tout
l'état-major soit coupable. Aussi les bureaux, par tous les moyens
imaginables, par des campagnes de presse, par des communications, par des
influences, n'ont-ils couvert Esterhazy que pour perdre une seconde fois
Dreyfus. Quel coup de balai le gouvernement républicain devrait donner
dans cette jésuitière, ainsi que les appelle le général Billot
lui-même ! Où est-il, le ministère vraiment fort et d'un patriotisme
sage, qui osera tout y refondre et tout y renouveler? Que de gens je
connais qui, devant une guerre possible, tremblent d'angoisse, en sachant
dans quelles mains est la défense nationale! Et quel nid de basses
intrigues, de commérages et de dilapidations, est devenu cet asile
sacré, où se décide le sort de la patrie! On s'épouvante devant le
jour terrible que vient d'y jeter l'affaire Dreyfus, ce sacrifice humain
d'un malheureux, d'un "sale juif"! Ah! tout ce qui s'est agité
là de démence et de sottise, des imaginations folles, des pratiques de
basse police, des mœurs d'inquisition et de tyrannie, le bon plaisir de
quelques galonnés mettant leurs bottes sur la nation, lui rentrant dans
la gorge son cri de vérité et de justice, sous le prétexte menteur et
sacrilège de la raison d'État!
Et c'est un crime encore que de s'être appuyé sur la presse immonde, que
de s'être laissé défendre par toute la fripouille de Paris, de sorte
que voilà la fripouille qui triomphe insolemment, dans la défaite du
droit et de la simple probité. C'est un crime d'avoir accusé de troubler
la France ceux qui la veulent généreuse, à la tête des nations libres
et justes, lorsqu'on ourdit soi-même l'impudent complot d'imposer
l'erreur, devant le monde entier. C'est un crime d'égarer l'opinion,
d'utiliser pour une besogne de mort cette opinion qu'on a pervertie
jusqu'à la faire délirer. C'est un crime d'empoisonner les petits et les
humbles, d'exaspérer les passions de réaction et d'intolérance, en
s'abritant derrière l'odieux antisémitisme, dont la grande France
libérale des droits de l'homme mourra, si elle n'en est pas guérie.
C'est un crime que d'exploiter le patriotisme pour des oeuvres de haine,
et c'est un crime, enfin, que de faire du sabre le dieu moderne, lorsque
toute la science humaine est au travail pour l'œuvre prochaine de vérité
et de justice.
Cette vérité, cette justice, que nous avons si passionnément voulues,
quelle détresse à les voir ainsi souffletées, plus méconnues et plus
obscurcies! Je me doute de l'écroulement qui doit avoir lieu dans l'âme
de M. Scheurer-Kestner, et je crois bien qu'il finira par éprouver un
remords, celui de n'avoir pas agi révolutionnairement, le jour de
l'interpellation au Sénat, en lâchant tout le paquet, pour tout jeter à
bas. Il a été le grand honnête homme, l'homme de sa vie loyale, il a
cru que la vérité se suffisait à elle- même, surtout lorsqu'elle lui
apparaissait éclatante comme le plein jour. A quoi bon tout bouleverser,
puisque bientôt le soleil allait luire? Et c'est de cette sérénité
confiante dont il est si cruellement puni. De même pour le lieutenant-
colonel Picquart, qui, par un sentiment de haute dignité, n'a pas voulu
publier les lettres du général Gonse. Ces scrupules l'honorent d'autant
plus que, pendant qu'il restait respectueux de la discipline, ses
supérieurs le faisaient couvrir de boue, instruisaient eux-mêmes son
procès, de la façon la plus inattendue et la plus outrageante. Il y a
deux victimes, deux braves gens, deux cœurs simples, qui ont laissé
faire Dieu, tandis que le diable agissait. Et l'on a même vu, pour le
lieutenant-colonel Picquart, cette chose ignoble: un tribunal français,
après avoir laissé le rapporteur charger publiquement un témoin,
l'accuser de toutes les fautes, a fait le huis clos, lorsque ce témoin a
été introduit pour s'expliquer et se défendre. Je dis que ceci est un
crime de plus et que ce crime soulèvera la conscience universelle.
Décidément, les tribunaux militaires se font une singulière idée de la
justice.
Telle est donc la simple vérité, monsieur le Président, et elle est
effroyable, elle restera pour votre présidence une souillure. Je me doute
bien que vous n'avez aucun pouvoir en cette affaire, que vous êtes le
prisonnier de la Constitution et de votre entourage. Vous n'en avez pas
moins un devoir d'homme, auquel vous songerez, et que vous remplirez. Ce
n'est pas, d'ailleurs, que je désespère le moins du monde du triomphe.
Je le répète avec une certitude plus véhémente: la vérité est en
marche et rien ne l'arrêtera. C'est d'aujourd'hui seulement que l'affaire
commence, puisque aujourd'hui seulement les positions sont nettes: d'une
part, les coupables qui ne veulent pas que la lumière se fasse; de
l'autre, les justiciers qui donneront leur vie pour qu'elle soit faite. Je
l'ai dit ailleurs, et je le répète ici: quand on enferme la vérité
sous terre, elle s'y amasse, elle y prend une force telle d'explosion,
que, le jour où elle éclate, elle fait tout sauter avec elle. on verra
bien si l'on ne vient pas de préparer, pour plus tard, le plus
retentissant des désastres.
Mais cette lettre est longue, monsieur le Président, et il est temps de
conclure.
J'accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d'avoir été l'ouvrier
diabolique de l'erreur judiciaire, en inconscient, je veux le croire, et
d'avoir ensuite défendu son oeuvre néfaste, depuis trois ans, par les
machinations les plus saugrenues et les plus coupables.
J'accuse le général Mercier de s'être rendu complice, tout au moins par
faiblesse d'esprit, d'une des plus grandes iniquités du siècle.
J'accuse le général Billot d'avoir eu entre les mains les preuves
certaines de l'innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées, de
s'être rendu coupable de ce crime de lèse- humanité et de
lèse-justice, dans un but politique et pour sauver l'état-major
compromis.
J'accuse le général de Boisdeffre et le général Gonse de s'être
rendus complices du même crime, l'un sans doute par passion cléricale,
l'autre peut-être par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la
guerre l'arche sainte, inattaquable.
J'accuse le général de Pellieux et le commandant Ravary d'avoir fait une
enquête scélérate, j'entends par là une enquête de la plus
monstrueuse partialité, dont nous avons, dans le rapport du second, un
impérissable monument de naïve audace.
J'accuse les trois experts en écritures, les sieurs Belhomme, Varinard et
Couard, d'avoir fait des rapports mensongers et frauduleux, à moins qu'un
examen médical ne les déclare atteints d'une maladie de la vue et du
jugement.
J'accuse les bureaux de la guerre d'avoir mené dans la presse,
particulièrement dans _L'Éclair_ et dans _L'Écho de Paris_, une
campagne abominable, pour égarer l'opinion et couvrir leur faute.
J'accuse enfin le premier conseil de guerre d'avoir violé le droit, en
condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j'accuse le
second conseil de guerre d'avoir couvert cette illégalité, par ordre, en
commettant à son tour le crime juridique d'acquitter sciemment un
coupable.
En portant ces accusations, je n'ignore pas que je me mets sous le coup
des articles 3O et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui
punit les délits de diffamation. Et c'est volontairement que je m'expose.
Quant aux gens que j'accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais
vus, je n'ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des
entités, des esprits de malfaisance sociale. Et l'acte que j'accomplis
ici n'est qu'un moyen révolutionnaire pour hâter l'explosion de la
vérité et de la justice.
Je n'ai qu'une passion, celle de la lumière, au nom de l'humanité qui a
tant souffert et q u a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n'est
que le cri de mon âme. Qu'on ose donc me traduire en cour d'assises et
que l'enquête ait lieu au grand jour!
J'attends.
Veuillez agréer, monsieur le Président, l'assurance de mon profond
respect.
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