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Autre brochure publiée dans les mêmes conditions. Émile
Zola fait de nouveau la preuve de son éloquence pour faire référence au
civisme, commenter de manière élogieuse les grandes consciences. Il
critique également les arguments des antidreyfusards. Un autre grand
texte du grand écrivain mais toujours aussi peu suivi de résultats
concrets, dans l'opinion comme dans le prétoire.
Émile Zola en effet, s'il fait le choix du combat juste, se trompe de
discours. Le 11 janvier 1898, après un nouveau procès à huis-clos, le commandant
Esterhazy est acquitté par le
conseil de guerre. La foule présente lui
fait un triomphe. Il lui faut changer de stratégie et se faire plus
direct dans sa dénonciation de l'injustice.
Lettre à la France
Dans les affreux jours de
trouble moral que nous traversons, au moment où la conscience publique
paraît s'obscurcir, c'est à toi que je m'adresse, France, à la nation,
à la patrie !
Chaque matin, en lisant dans les journaux ce que tu sembles penser de
cette lamentable affaire Dreyfus, ma stupeur grandit, ma raison se
révolte davantage. Eh quoi ? France, c'est toi qui en es là, à te faire
une conviction des plus évidents mensonges, à te mettre contre quelques
honnêtes gens avec la tourbe des malfaiteurs, à t'affoler sous
l'imbécile prétexte que l'on insulte ton armée et que l'on complote de
te vendre à l'ennemi, lorsque le désir des plus sages, des plus loyaux
de tes enfants, est au contraire que tu restes, aux yeux de l'Europe
attentive, la nation d'honneur, la nation d'humanité, de vérité et de
justice ?
Et c'est vrai, la grande masse en est là, surtout la masse des petits et
des humbles, le peuple des villes, presque toute la province et toutes les
campagnes, cette majorité considérable de ceux qui acceptent l'opinion
des journaux ou des voisins, qui n'ont le moyen ni de se documenter, ni de
réfléchir. Que s'est-il donc passé, comment ton peuple, France, ton
peuple de bon cœur et de bon sens, a-t-il pu en venir à cette férocité
de la peur, à ces ténèbres de l'intolérance ? On lui dit qu'il y a,
dans la pire des tortures, un homme peut-être innocent, on a des preuves
matérielles et morales que la révision du procès s'impose, et voilà
ton peuple qui refuse violemment la lumière, qui se range derrière les
sectaires et les bandits, derrière les gens dont l'intérêt est de
laisser en terre le cadavre, lui qui, naguère encore, aurait démoli de
nouveau la Bastille, pour en tirer un prisonnier !
Quelle angoisse et quelle tristesse, France, dans l'âme de ceux qui
t'aiment, qui veulent ton honneur et ta grandeur ! Je me penche avec
détresse sur cette mer trouble et démontée de ton peuple, je me demande
où sont les causes de la tempête qui menace d'emporter le meilleur de ta
gloire. Rien n'est d'une plus mortelle gravité, je vois là
d'inquiétants symptômes. Et j'oserai tout dire, car je n'ai jamais eu
qu'une passion dans ma vie, la vérité, et je ne fais ici que continuer
mon oeuvre.
Songes-tu que le danger est justement dans ces ténèbres têtues de
l'opinion publique ? Cent journaux répètent quotidiennement que
l'opinion publique ne veut pas que Dreyfus soit innocent, que sa
culpabilité est nécessaire au salut de la patrie. Et sens-tu à quel
point tu serais la coupable, si l'on s'autorisait d'un tel sophisme, en
haut lieu, pour étouffer la vérité ? C'est la France qui l'aurait
voulu, c'est toi qui aurais exigé le crime, et quelle responsabilité un
jour ! Aussi, ceux de tes fils qui t'aiment et t'honorent, France,
n'ont-ils qu'un devoir ardent, à cette heure grave, celui d'agir
puissamment sur l'opinion, de l'éclairer, de la ramener, de la sauver de
l'erreur où d'aveugles passions la poussent. Et il n'est pas de plus
utile, de plus sainte besogne.
Ah oui; de toute ma force, je leur parlerai, aux petits, aux humbles, à
ceux qu'on empoisonne et qu'on fait délirer ! Je ne me donne pas d'autre
mission, je leur crierai où est vraiment l'âme de la patrie, son
énergie invincible et son triomphe certain.
Voyez où en sont les choses. Un nouveau pas vient d'être fait, le
commandant Esterhazy est déféré à un conseil de guerre. Comme je l'ai
dit dès le premier jour, la vérité est en marche, rien ne l'arrêtera
plus. Malgré les mauvais vouloirs, chaque pas en avant sera fait,
mathématiquement, à son heure. La vérité a en elle une puissance qui
emporte tous les obstacles. Et, lorsqu'on lui barre le chemin, qu'on
réussit à l'enfermer plus ou moins longtemps sous terre, elle s'y
amasse, elle y prend une violence telle d'explosion, que, le jour où elle
éclate, elle fait tout sauter avec elle. Essayer, cette fois, de la murer
sous des mensonges ou dans un huis clos, et vous verrez bien si vous ne
préparez pas, pour plus tard, le plus retentissant des désastres.
Mais, à mesure que la vérité avance, les mensonges s'entassent, pour
nier qu'elle marche. Rien de plus significatif. Lorsque le général de
Pellieux, chargé de l'enquête préalable, déposa son rapport, concluant
à la culpabilité possible du commandant Esterhazy, la presse immonde
inventa que, sur la volonté seule de ce dernier, le général Saussier
hésitant, convaincu de son innocence, voulait bien, pour lui faire
plaisir, le déférer à la justice militaire. Aujourd'hui, c'est mieux
encore, les journaux racontent que, trois experts ayant de nouveau reconnu
le bordereau comme l'œuvre certaine de Dreyfus, le commandant Ravary,
dans son information judiciaire, avait abouti à la nécessité d'un
non-lieu, et que, si le commandant Esterhazy allait passer devant un
conseil de guerre c'était qu'il avait forcé de nouveau la main au
général Saussier, exigeant quand même des juges.
Cela n'est-il pas d'un comique intense et d'une parfaite bêtise !
Voyez-vous cet accusé menant l'affaire ; dictant les arrêts ? Voyez-vous
un homme reconnu innocent, à la suite de deux enquêtes, et pour lequel
on se donne le gros souci de réunir un tribunal, dans le seul but d'une
comédie décorative, une sorte d'apothéose judiciaire ? Ce serait
simplement se moquer de la justice, du moment où l'on affirme que
l'acquittement est certain, car la justice n'est pas faite pour juger les
innocents, et il faut tout au moins que le jugement ne soit pas rédigé
dans la coulisse, avant l'ouverture des débats. Puisque le commandant
Esterhazy est déféré à un conseil de guerre, espérons, pour notre
honneur national, que c'est là chose sérieuse, et non pas simple parade,
destinée à l'amusement des badauds. Ma pauvre France, on te croit donc
bien sotte, qu'on te raconte de pareilles histoires à dormir debout ?
Et, de même, tout n'est que mensonge, dans les informations que la presse
immonde publie et qui devraient suffire à t'ouvrir les yeux. Pour ma
part, je me refuse formellement à croire aux trois experts qui n'auraient
pas reconnu, du premier coup d'œil, l'identité absolue entre l'écriture
du commandant Esterhazy et celle du bordereau. Prenez dans la rue le petit
enfant qui passe, faites-le monter, posez devant lui les deux pièces, et
il répondra : "C'est le même monsieur qui a écrit les deux
pages". Il n'y a pas besoin d'experts, n'importe qui suffit, la
ressemblance de certains mots crève les yeux. Et cela est si vrai que le
commandant a reconnu cette ressemblance effrayante, et que, pour
l'expliquer, il a juré qu'on avait décalqué plusieurs de ses lettres,
toute une histoire d'une complication laborieuse, parfaitement puérile
d'ailleurs, dont la presse s'est occupée pendant des semaines. Et l'on
vient nous dire qu'on a trouvé trois experts, pour déclarer encore que
le bordereau est bien de la main de Dreyfus ! Ah non, c'est trop ! Tant
d'aplomb devient maladroit, les honnêtes gens vont finir par se fâcher,
j'espère.
Certains journaux poussent les choses jusqu'à dire que le bordereau sera
écarté, qu'il n'en sera pas même question devant le tribunal. Alors, de
quoi sera-t-il question, et pourquoi le tribunal siégera-t-il ? Tout le nœud
de l'affaire est là : si Dreyfus a été condamné sur une pièce écrite
par un autre et qui suffise à faire condamner cet autre, la révision
s'impose avec une logique irrésistible, car il ne peut y avoir deux
coupables condamnés pour le même crime. Me Demange l'a répété
formellement, on ne lui a communiqué que le bordereau, Dreyfus n'a été
légalement condamné que sur le bordereau ; et, en admettant même qu'au
mépris de toute légalité, des pièces tenues secrètes existent, ce que
personnellement je ne puis croire, qui oserait se refuser à la révision,
lorsqu'il serait prouvé que le bordereau, la pièce seule connue,
avouée, est de la main d'un autre ? Et c'est pourquoi on accumule tant de
mensonges autour du bordereau, qui est en somme toute l'affaire.
Voilà donc un premier point à noter : l'opinion publique est faite en
grande partie de ces mensonges, de ces histoires extraordinaires et
stupides, que la presse répand chaque matin ? L'heure des
responsabilités viendra, et il faudra régler le compte de cette presse
immonde, qui nous déshonore aux yeux du monde entier. Certains journaux
sont là dans leur rôle, ils n'ont jamais charrié que de la boue. Mais,
parmi eux, quel étonnement, quelle tristesse, de trouver, par exemple,
une feuille comme L'Écho de Paris, cette feuille littéraire, si
souvent à l'avant-garde des idées, et qui fait, dans cette affaire
Dreyfus, une si fâcheuse besogne ! Les notes d'une violence, d'un parti
pris scandaleux, ne sont pas signées. On les dit inspirées par ceux-là
mêmes qui ont eu la désastreuse maladresse de faire condamner Dreyfus.
M. Valentin Simond se doute-t-il qu'elles couvrent son journal d'opprobre
? Et il est un autre journal dont l'attitude devrait soulever la
conscience de tous les honnêtes gens, je veux parler du Petit Journal.
Que les feuilles de tolérance tirant à quelques milliers d'exemplaires
hurlent et mentent pour forcer leur tirage, cela se comprend, cela ne fait
d'ailleurs qu'un mal restreint. Mais que Le Petit Journal, tirant
à plus d'un million d'exemplaires, s'adressant aux humbles, pénétrant
partout, sème l'erreur, égare l'opinion, cela est d'une exceptionnelle
gravité. Quand on a une telle charge d'âmes, quand on est le pasteur de
tout un peuple, il faut être d'une probité intellectuelle scrupuleuse,
sous peine de tomber au crime civique.
Et voilà donc, France, ce que je trouve d'abord, dans la démence qui
t'emporte : les mensonges de la presse, le régime de contes ineptes, de
basses injures, de perversions morales, auquel elle te met chaque matin.
Comment pourrais-tu vouloir la vérité et la justice, lorsqu'on détraque
à ce point toutes les vertus légendaires, la clarté de ton intelligence
et la solidité de la raison ?
Mais il est des faits plus graves encore, tout un ensemble de symptômes
qui font, de la crise que tu traverses, un cas d'une leçon terrifiante,
pour ceux qui savent voir et juger. L'affaire Dreyfus n'est qu'un incident
déplorable. L'aveu terrible est la façon dont tu te comportes dans
l'aventure. On a l'air bien portant, et tout d'un coup de petites taches
apparaissent sur la peau : la mort est en vous. Tout ton empoisonnement
politique et social vient de te monter à la face.
Pourquoi donc as-tu laissé crier, as-tu fini par crier toi-même, qu'on
insultait ton armée, lorsque d'ardents patriotes ne voulaient au
contraire que sa dignité et son honneur ? Ton armée, mais, aujourd'hui,
c'est toi tout entière ; ce n'est tel chef, tel corps d'officiers, telle
hiérarchie galonnée, ce sont tous tes enfants, prêts à défendre la
terre française. Fais ton examen de conscience : était-ce vraiment ton
armée que tu voulais défendre quand personne ne l'attaquait ?
N'était-ce pas plutôt le sabre que tu avais le brusque besoin d'acclamer
? Je vois, pour mon compte, dans la bruyant ovation faite aux chefs qu'on
disait insultés, un réveil, inconscient sans doute, du boulangisme
latent, dont tu restes atteinte. Au fond, tu n'as pas encore le sang
républicain, les panaches qui passent te font battre le cœur, un roi ne
peut venir sans que tu en tombes amoureuse. Ton armée, ah bien, oui, tu
n'y songes guère ! C'est le général que tu veux dans ta couche. Et que
l'affaire Dreyfus est loin ! Pendant que le général Billot se faisait
acclamer à la Chambre, ,je voyais l'ombre du sabre se dessiner sur la
muraille. France, si tu ne te méfies, tu vas à la dictature.
Et sais-tu encore où tu vas, France ? Tu vas à l'Église, tu retournes
au passé, à ce passé d'intolérance et de théocratie, que les plus
illustres de tes enfants ont combattu, ont cru tuer, en donnant leur
intelligence et leur sang. Aujourd'hui, la tactique de l'antisémitisme
est bien simple. Vainement le catholicisme s'efforçait d'agir sur le
peuple, créait des cercles d'ouvriers, multipliait les pèlerinages,
échouait à le reconquérir, à le ramener au pied des autels. C'était
chose définitive, les églises restaient désertes, le peuple ne croyait
plus. Et voilà que des circonstances ont permis de souffler au peuple la
rage antisémite, on l'empoisonne de ce fanatisme, on le lance dans les
rues, criant : "A bas les juifs ! A mort les juifs !" Quel
triomphe, si l'on pouvait déchaîner une guerre religieuse ! Certes, le
peuple ne croit toujours pas ; mais, n'est-ce pas le commencement de la
croyance, que de recommencer l'intolérance du Moyen Âge, que de faire
brûler les juifs en place publique ? Enfin, voilà donc le poison trouvé
; et, quand on aura fait du peuple de France un fanatique et un bourreau,
quand on lui aura arraché du cœur sa générosité, son amour des droits
de l'homme, si durement conquis, Dieu sans doute fera le reste.
On a l'audace de nier la réaction cléricale. Mais elle est partout, elle
éclate dans la politique, dans les arts, dans la presse, dans la rue ! On
persécute aujourd'hui les juifs, ce sera demain le tour des protestants ;
et déjà la campagne commence. La République est envahie par les
réactionnaires de tout genre, ils l'adorent d'un brusque et terrible
amour, ils l'embrassent pour l'étouffer. De tous côtés, on entend dire
que l'idée de liberté fait banqueroute. Et, lorsque l'affaire Dreyfus
s'est produite, cette haine croissante de la liberté a trouvé là une
occasion extraordinaire, les passions se sont mises à flamber, même chez
les inconscients. Ne voyez-vous pas que, si l'on s'est rué sur M.
Scheurer-Kestner avec cette fureur, c'est qu'il est d'une génération qui
a cru à la liberté, qui a voulu la liberté ? Aujourd'hui, on hausse les
épaules, on se moque : de vieilles barbes, des bonshommes démodés. Sa
défaite consommerait la ruine des fondateurs de la République, de ceux
qui sont morts, de ceux qu'on a essayé d'enterrer dans la boue. Ils ont
abattu le sabre, ils sont sortis de l'Église, et voilà pourquoi ce grand
honnête homme de Scheurer-Kestner est aujourd'hui un bandit. Il faut le
noyer sous la honte, pour que la République elle-même soit salie et
emportée.
Puis, voilà, d'autre part, que cette affaire Dreyfus étale au plein jour
la louche cuisine du parlementarisme, ce qui le souille et le tuera. Elle
tombe, fâcheusement pour elle, à la fin d'une législature, lorsqu'il
n'y a plus que trois ou quatre mois pour sophistiquer la législature
prochaine. Le ministère au pouvoir veut naturellement faire les
élections, et les députés veulent avec autant d'énergie se faire
réélire. Alors, plutôt que de lâcher les portefeuilles, plutôt que de
compromettre les chances d'élection, tous sont résolus aux actes
extrêmes. Le naufragé ne s'attache pas plus étroitement à sa planche
de salut. Et tout est là, tout s'explique dès lors : d'une part,
l'attitude extraordinaire du ministère dans l'affaire Dreyfus, son
silence, son embarras, la mauvaise action qu'il commet en laissant le pays
agoniser sous l'imposture, lorsqu'il avait charge de faire lui-même la
vérité ; d'autre part, le désintéressement si peu brave des députés,
qui affectent de ne rien savoir, qui ont l'unique peur de compromettre
leur réélection, en s'aliénant le peuple qu'ils croient antisémite. On
vous le dit couramment : "Ah ! si les élections étaient faites,
vous verriez le gouvernement et le Parlement régler la question Dreyfus
en vingt-quatre heures !" Et voilà ce que la basse cuisine du
parlementarisme fait d'un grand peuple !
France, c'est donc de cela encore que ton opinion est faite, du besoin du
sabre, de la réaction cléricale qui te ramène de plusieurs siècles en
arrière, de l'ambition vorace de ceux qui te gouvernent, qui te mangent
et qui ne veulent pas sortir de table !
Je t'en conjure, France, sois encore la grande France, reviens à toi,
retrouve-toi.
Deux aventures néfastes sont l'œuvre unique de l'antisémitisme : le
Panama et l'affaire Dreyfus. Qu'on se souvienne par quelles délations,
par quels abominables commérages, par quelles publications de pièces
fausses ou volées, la presse immonde a fait du Panama un ulcère affreux
qui a rongé et débilité le pays pendant des années. Elle avait affolé
l'opinion ; toute la nation pervertie, ivre du poison, voyait rouge,
exigeait des comptes, demandait l'exécution en masse du Parlement,
puisqu'il était pourri. Ah, si Arton revenait, s'il parlait ! Il est
revenu, il a parlé, et tous les mensonges de la presse immonde se sont
écroulés, à ce point même, que l'opinion, brusquement retournée, n'a
plus voulu soupçonner un seul coupable, a exigé l'acquittement en masse.
Certes, je m'imagine que toutes les consciences n'étaient pas très
pures, car il s'était passé là ce qui se passe dans tous les parlements
du monde, lorsque de grandes entreprises remuent des millions. Mais
l'opinion était prise à la fin de la nausée de l'ignoble, on avait trop
sali de gens, on lui en avait trop dénoncé, elle éprouvait l'impérieux
besoin de se laver d'air pur et de croire à l'innocence de tous.
Eh bien, je le prédis, c'est ce qui se passera pour l'affaire Dreyfus,
l'autre crime social de l'antisémitisme. De nouveau, la presse immonde
sature trop l'opinion de mensonges et d'infamies. Elle veut trop que les
honnêtes gens soient des gredins, que les gredins soient des honnêtes
gens. Elle lance trop d'histoires imbéciles, auxquelles les enfants
eux-mêmes finissent par ne plus croire. Elle s'attire trop de démentis,
elle va trop contre le bon sens et contre la simple probité. Et c'est
fatal, l'opinion finira par se révolter un de ces beaux matins, dans un
brusque haut-le-cœur, quand on l'aura trop nourrie de fange. Et, comme
pour le Panama, vous la verrez, pour l'affaire Dreyfus, peser de tout son
poids, vouloir qu'il n'y ait plus de traîtres, exiger la vérité et la
justice, dans une explosion de générosité souveraine. Ainsi sera jugé
et condamné l'antisémitisme, sur ses oeuvres, les deux mortelles
aventures où le pays a laissé de sa dignité et de sa santé.
C'est pourquoi, France, je t'en supplie, reviens à toi, retrouve-toi,
sans attendre davantage. La vérité, on ne peut te la dire, puisque la
justice est régulièrement saisie et qu'il faut bien croire qu'elle est
décidée à la faire. Les juges seuls ont la parole, le devoir de parler
ne s'imposerait que s'ils ne faisaient pas la vérité tout entière.
Mais, cette vérité, qui est si simple, une erreur d'abord, puis toutes
les fautes pour la cacher, ne la soupçonnes-tu donc pas ? Les faits ont
parlé si clairement, chaque phase de l'enquête a été un aveu : le
commandant Esterhazy couvert d'inexplicables protections, le colonel
Picquart traité en coupable, abreuvé d'outrages, les ministres jouant
sur les mots, les journaux officieux mentant avec violence, l'instruction
première menée comme à tâtons, d'une désespérante lenteur. Ne
trouves-tu pas que cela sent mauvais, que cela sent le cadavre, et qu'il
faut vraiment qu'on ait bien des choses à cacher, pour qu'on se laisse
ainsi défendre ouvertement par toute la fripouille de Paris, lorsque ce
sont des honnêtes gens qui demandent la lumière au prix de leur
tranquillité ?
France réveille-toi, songe à ta gloire. Comment est-il possible que ta
bourgeoisie libérale, que ton peuple émancipé, ne voient pas, dans
cette crise, à quelle aberration on les jette ? Je ne puis les croire
complices, ils sont dupes alors, puisqu'ils ne se rendent pas compte de ce
qu'il y a derrière : d'une part la dictature militaire, de l'autre la
réaction cléricale. Est-ce cela que tu veux, France, la mise en péril
de tout ce que tu as si chèrement payé, la tolérance religieuse, la
justice égale pour tous, la solidarité fraternelle de tous les citoyens
? Il suffit qu'il y ait des doutes sur la culpabilité de ce Dreyfus, et
que tu le laisses à sa torture, pour que ta glorieuse conquête du droit
et de la liberté soit à jamais compromise. Quoi, nous resterons à peine
une poignée à dire ces choses, tous les enfants honnêtes ne se
lèveront pas pour être avec nous, tous les libres esprits, tous les cœurs
larges qui ont fondé la République et qui devraient trembler de la voir
en péril !
C'est à ceux-là, France, que je fais appel. Qu'ils se groupent, qu'ils
écrivent, qu'ils parlent ! Qu'ils travaillent avec nous à éclairer
l'opinion, les petits, les humbles, ceux qu'on empoisonne et qu'on fait
délirer ! L'âme de la patrie, son énergie, son triomphe ne sont que
dans l'équité et la générosité.
Ma seule inquiétude est que la lumière ne soit pas faite entière et
tout de suite. Après une instruction secrète, un jugement à huis clos
ne terminerait rien. Alors seulement l'affaire commencerait, car il
faudrait bien parler, puisque se taire serait se rendre complice. Quelle
folie de croire qu'on peut empêcher l'histoire d'être écrite ! Elle
sera écrite, cette histoire, et il n'est pas une responsabilité, si
mince soit-elle, qui ne se paiera.
Et ce sera pour ta gloire finale, France, car je suis sans crainte au
fond, je sais qu'on aura beau attenter à ta raison et à ta santé, tu es
quand même l'avenir, tu auras toujours des réveils triomphants de
vérité et de justice !
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