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Émile
Zola et l'Affaire.
"
Le Syndicat ",
Le Figaro, 1er décembre 1897.
par Marc Nadaux
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Épris de justice et indigné de la tournure que
prennent les événements, Émile
Zola, intervient de nouveau dans la presse, toujours dans les
colonnes du journal Le Figaro. Cette fois-ci l'écrivain dénonce les
calomnies dont est victime la banque juive, accusée d'agir en sous-main.
L'Affaire et les antidreyfusards se réapproprient en effet à l'époque
tous les poncifs du vieux fond de l'antisémitisme, que développent
d'ailleurs avec une violence haineuse Édouard Drumont dans sa Libre
Parole. Ce vocabulaire gagne d'ailleurs d'autre organes de la presse dont
le discours se radicalise. D'ailleurs, deux France s’opposent à présent
à propos de l’Affaire, qui ne recoupent qu’imparfaitement les
clivages politiques et religieux.
Zola met ainsi en évidence l'idiotie de ce mythe du complot, qui n'aurait
d'ailleurs obtenu que bien peu de résultats en prenant le partie d'Alfred
Dreyfus... Il se déclare également prêt à devenir membre de ce "
syndicat ", celui des gens raisonnables et convaincus de l'innocence
du prisonnier de l'île du Diable.
Le Syndicat
On en connaît la conception. Elle est d'une bassesse
et d'une niaiserie simpliste, dignes de ceux qui l'ont imaginée.
Le capitaine Dreyfus est condamné par un conseil de guerre pour crime
de trahison. Dès lors, il devient le traître, non plus un homme, mais
une abstraction, incarnant l'idée de la patrie égorgée, livrée à
l'ennemi vainqueur. Il n'est pas que la trahison présente et future, il
représente aussi la trahison passée, car on l'accable de la défaite
ancienne, dans l'idée obstinée que seule la trahison a pu nous faire
battre.
Voilà l'âme noire, l'abominable figure, la honte de l'armée, le
bandit qui vend ses frères, ainsi que Judas a vendu son Dieu. Et, comme
il est juif, c'est bien simple, les juifs qui sont riches et puissants,
sans patrie d'ailleurs, vont travailler souterrainement, par leurs
millions, à le tirer d'affaire, en achetant des consciences, en
enveloppant la France d'un exécrable complot, pour obtenir la
réhabilitation du coupable, quittes à lui substituer un innocent. La
famille du condamné, juive elle aussi naturellement, entre dans
l'affaire. Et c'est bien une affaire, il s'agit à prix d'or de
déshonorer la justice, d'imposer le mensonge, de salir un peuple par la
plus impudente des campagnes. Tout cela pour sauver un juif de l'infamie
et l'y remplacer par un chrétien.
Donc, un syndicat se crée. Ce qui veut dire que des banquiers se
réunissent, mettent de l'argent en commun, exploitent la crédulité
publique. Quelque part, il y a une caisse qui paye toute la boue
remuée. C'est une vaste entreprise ténébreuse, des gens masqués, de
fortes sommes remises la nuit, sous les ponts, à des inconnus, de
grands personnages que l'on corrompt, dont on achète la vieille
honnêteté à des prix fous.
Et le syndicat s'élargit ainsi peu à peu, il finit par être une
puissante organisation, dans l'ombré, toute une conspiration éhontée
pour glorifier le traître et noyer la France sous un flot d'ignominie.
Examinons-le, ce syndicat.
Les juifs ont fait l'argent, et ce sont eux qui payent l'honneur des
complices, à bureau ouvert. Mon Dieu! je ne sais pas ce I qu'ils ont pu
dépenser déjà. Mais, s'ils n'en sont qu'à une dizaine de millions,
je comprends qu'ils les aient donnés. Voilà des citoyens français,
nos égaux et nos frères, que l'imbécile antisémitisme traîne
quotidiennement dans la boue. On a prétendu les écraser avec le
capitaine Dreyfus, on a tenté de faire, du crime de l'un d'eux, le
crime de la race entière. Tous des traîtres, tous des vendus, tous des
condamnés. Et vous ne voulez pas que ces gens, furieusement,
protestent, tâchent de se laver, de rendre coup pour coup, dans cette
guerre d'extermination qui leur est faite ! Certes, on comprend qu'ils
souhaitent passionnément de voir éclater l'innocence de leur
coreligionnaire; et, si la réhabilitation leur apparaît possible, ah !
de quel cœur ils doivent la poursuivre !
Ce qui me tracasse, c'est que, s'il existe un guichet où l'on touche,
il n'y ait pas quelques gredins avérés dans le syndicat. Voyons, vous
les connaissez bien: comment se fait-il qu'un tel, et celui-ci, et cet
autre, n'en soient pas ? L'extraordinaire est même que tous les gens
que les juifs ont, dit-on, achetés, sont précisément d'une
réputation de probité solide. Peut-être ceux-ci y mettent-ils de la
coquetterie, ne veulent-ils avoir que de la marchandise rare, en la
payant son prix. Je doute donc fortement du guichet, bien que je sois
tout prêt à excuser les juifs, si, poussés à bout, ils se
défendaient avec leurs millions. Dans les massacres, on se sert de ce
qu'on a. Et je parle d'eux bien tranquillement, car je ne les aime ni ne
les hais. Je n'ai parmi eux aucun ami qui soit près de mon cœur. Ils
sont pour moi des hommes, et cela suffit.
Mais, pour la famille du capitaine Dreyfus, il en va autrement, et ici
quiconque ne comprendrait pas, ne s'inclinerait pas, serait un triste
cœur. Entendez-vous ! tout son or, tout son sang, la famille a le
droit, le devoir de le donner, si elle croit son enfant innocent. Là
est le seuil sacré que personne n'a le droit de salir. Dans cette
maison qui pleure, où il y a une femme, des frères, des parents en
deuil, il ne faut entrer que le chapeau à la main; et les goujats seuls
se permettent de parler haut et d'être insolents. Le frère du traître
! c'est l'insulte qu'on jette à la face de ce frère! Sous quelle
morale, sous quel Dieu vivons-nous donc, pour que la chose soit
possible, pour que la faute d'un des membres soit reprochée à la
famille entière ? Rien n'est plus bas, plus indigne de notre culture et
de notre générosité. Les journaux qui injurient le frère du
capitaine Dreyfus parce qu'il fait son devoir, sont une honte pour la
presse française.
Et qui donc aurait parlé, si ce n'était lui ? II est dans son rôle.
Lorsque sa voix s'est élevée demandant justice, personne n'avait plus
à intervenir, tous se sont effacés. Il avait seul qualité pour
soulever cette redoutable question de l'erreur judiciaire possible, de
la vérité à faire, éclatante. On aura beau entasser les injures, on
n'obscurcira pas cette notion que la défense de l'absent est entre les
mains de ceux de son sang, qui ont gardé l'espérance et la foi. Et la
plus forte preuve morale en faveur de l'innocence du condamné, est
encore l'inébranlable conviction de toute une famille honorable, d'une
probité et d'un patriotisme sans tache.
Puis, après les juifs fondateurs, après la famille directrice,
viennent les simples membres du syndicat, ceux qu'on a achetés. Deux
des plus anciens sont MM. Bernard Lazare et le commandant Forzinetti.
Ensuite, il y a eu M. Scheurer-Kestner et M. Monod. Dernièrement, on a
découvert le colonel Picquart, sans compter M. Leblois. Et j'espère
bien que, depuis mon premier article, je fais partie de la bande.
D'ailleurs, est du syndicat, est convaincu d'être un malfaiteur et
d'avoir été payé, quiconque, hanté par l'effroyable frisson d'une
erreur judiciaire possible, se permet de vouloir que la vérité soit
faite, au nom de la justice.
Mais, vous tous qui poussez à cet affreux gâchis, faux patriotes,
antisémites braillards, simples exploiteurs vivant de la débâcle
publique, c'est vous qui l'avez voulu, qui l'avez fait, ce syndicat !
Est-ce que l'évidence n'est pas complète, d'une clarté de plein jour
? S'il y avait eu syndicat, il y aurait eu entente, et où est-elle
donc, l'entente ? Ce qu'il y a simplement, dès le lendemain de la
condamnation, c'est un malaise dans certaines consciences, c'est un
doute, devant le misérable qui hurle à tous son innocence. La crise
terrible, la folie publique à laquelle nous assistons, est sûrement
partie de là, de ce frisson léger resté dans les âmes. Et c'est le
commandant Forzinetti qui est l'homme de ce frisson, éprouvé par tant
d'autres, et dont il nous a fait un récit si poignant.
Puis, c'est M. Bernard Lazare. Il est pris de doute, et il travaille à
faire la lumière. Son enquête solitaire se poursuit d'ailleurs au
milieu de ténèbres qu'il ne peut percer. Il publie une brochure, il en
fait paraître une seconde, à la veille des révélations
d'aujourd'hui; et la preuve qu'il travaillait seul, qu'il n'était en
relation avec aucun des autres membres du syndicat, c'est qu'il n'a rien
su, n'a rien pu dire de la vraie vérité. Un drôle de syndicat, dont
les membres s'ignorent !
Puis, c'est M. Scheurer-Kestner, que le besoin de vérité et de justice
torture de son côté, et qui cherche, et qui tâche de se faire une
certitude, sans rien savoir de l'enquête officielle - je dis officielle
- qui était faite au même moment par le colonel Picquart, mis sur la
bonne piste par sa fonction même au ministère de la guerre. Il a fallu
un hasard, une rencontre (1), comme on le saura plus tard, pour
que ces deux hommes qui ne se connaissaient pas, qui travaillaient à la
même œuvre, chacun de son côté, finissent, à la dernière heure,
par se rejoindre et par marcher côte à côte.
Toute l'histoire du syndicat est là: des hommes de bonne volonté, de
vérité et d'équité, partis des quatre bouts de l'horizon,
travaillant à des lieues et sans se connaître, mais marchant tous par
des chemins divers au même but, cheminant en silence, fouillant la
terre, et aboutissant tous un beau matin au même point d'arrivée.
Tous, fatalement, se sont trouvés, la main dans la main, à ce
carrefour de la vérité, à ce rendez-vous fatal de la justice.
Vous voyez bien que c'est vous qui, maintenant, les réunissez, les
forcez de serrer leurs rangs, de travailler à une même besogne de
santé et d'honnêteté, ces hommes que vous couvrez d'insultes, que
vous accusez du plus noir complot, lorsqu'ils n'ont voulu qu'une couvre
de suprême réparation.
Dix, vingt journaux, où se mêlent les passions et les intérêts les
plus divers, toute une presse immonde que je ne puis lire sans que mon cœur
se brise d'indignation, n'a donc cessé de persuader au public qu'un
syndicat de juifs, achetant les consciences à prix d'or, s'employait au
plus exécrable des complots. D'abord, il fallait sauver le traître, le
remplacer par un innocent; puis, c'était l'armée qu'on déshonorerait,
la France qu'on vendrait, comme en 1870. Je passe les détails
romanesques de la ténébreuse machination.
Et, je le confesse, cette opinion est devenue celle de la grande
majorité du public. Que de gens simples m'ont abordé depuis huit
jours, pour me dire d'un air stupéfait: " Comment ! M.
Scheurer-Kestner n'est donc pas un bandit ? et vous vous mettez avec ces
gens-là! Mais vous ne savez donc pas qu'ils ont vendu la France !
" Mon cœur se serre d'angoisse, car je sens bien qu'une telle
perversion de l'opinion va permettre tous les escamotages. Et le pis est
que les braves sont rares, quand il faut remonter le flot. Combien vous
murmurent à l'oreille qu'ils sont convaincus de l'innocence du
capitaine Dreyfus, mais qu'ils n'ont que faire de se mettre en
dangereuse posture, dans la bagarre !
Derrière l'opinion publique, comptant sans doute s'appuyer sur elle, il
y a les bureaux du ministère de la guerre. Je n'en veux pas parler
aujourd'hui, car j'espère encore que justice sera faite. Mais qui ne
sent que nous sommes devant la plus têtue des mauvaises volontés ? On
ne veut pas avouer qu'on a commis des erreurs, j'allais dire des fautes.
On s'obstine à couvrir les personnages compromis. On est résolu à
tout, pour éviter l'énorme coup de balai. Et cela est si grave, en
effet, que ceux-là mêmes qui ont la vérité en main, de qui on exige
furieusement cette vérité, hésitent encore, attendent pour la crier
publiquement, dans l'espérance qu'elle s'imposera d'elle-même et
qu'ils n'auront pas la douleur de la dire.
Mais il est une vérité du moins que, dès aujourd'hui, je voudrais
répandre par la France entière. C'est qu'on est en train de lui faire
commettre, à elle la juste, la généreuse, un véritable crime. Elle
n'est donc plus la France, qu'on peut la tromper à ce point, l'affoler
contre un misérable qui, depuis trois ans, expie, dans des conditions
atroces, un crime qu'il n'a pas commis. Oui, il existe là-bas, dans un
îlot perdu, sous le dur soleil, un être qu'on a séparé des humains.
Non seulement la grande mer l'isole, mais onze gardiens l'enferment nuit
et jour d'une muraille vivante. On a immobilisé onze hommes pour en
garder un seul. Jamais assassin, jamais fou furieux n'a été muré si
étroitement : Et l'éternel silence, et la lente agonie sous
l'exécration de tout un peuple ! Maintenant, osez-vous dire que cet
homme n'est pas coupable ?
Eh bien ! c'est ce que nous disons, nous autres, les membres du
syndicat. Et nous le disons à la France, et nous espérons qu'elle
finira par nous entendre, car elle s'est toujours enflammée pour les
causes justes et belles. Nous lui disons que nous voulons l'honneur de
l'armée, la grandeur de la nation. Une erreur judiciaire a été
commise et tant qu'elle ne sera pas réparée, la France souffrira,
maladive, comme d'un cancer secret qui peu à peu ronge les chairs. Et
si, pour lui refaire de la santé, il y a quelques membres à couper,
qu'on les coupe !
Un syndicat pour agir sur l'opinion, pour la guérir de la démence où
la presse immonde l'a jetée, pour la ramener à sa fierté, à sa
générosité séculaires. Un syndicat pour répéter chaque matin que
nos relations diplomatiques ne sont pas en jeu, que l'honneur de
l'armée n'est point en cause, que des individualités seules peuvent
être compromises. Un syndicat pour démontrer que toute erreur
judiciaire est réparable et que s'entêter dans une erreur de ce genre,
sous le prétexte qu'un conseil de guerre ne peut se tromper, est la
plus monstrueuse des obstinations, la plus effroyable des
infaillibilités. Un syndicat pour mener campagne jusqu'à ce que la
vérité soit faite, jusqu'à ce que la justice soit rendue, au travers
de tous les obstacles, même si des années de lutte sont encore
nécessaires.
De ce syndicat, ah ! oui, j'en suis, et j'espère bien que tous les
braves gens de France vont en être !
(1). Celle de Maître Leblois, l'avocat et l'ami
d'enfance du lieutenant-colonel Picquart, au cours d'un dîner, le 13
juillet 1897, où il lui avait fait part de la découverte du véritable
traître par l'ancien chef du Service des Renseignements..
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