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Émile Zola et l'Affaire

 

Émile Zola et l'Affaire.



M. Sheurer-Kestner,
 Le Figaro, 25 novembre 1897.



par Marc Nadaux

 






Cet article du Figaro marque le début de l'engagement médiatique de l'écrivain dans l'Affaire Dreyfus. Émile Zola prend ainsi la défense d'Auguste Scheurer-Kestner, vice-président du Sénat et figure intègre de la Troisième République. C'est ce dernier qui, le 13 novembre précédent, le persuade de l'innocence du capitaine Dreyfus et le presse d'agir.

 Entre le 24 octobre et le 5 novembre, Scheurer-Kestner lui-même, mettant en avant tout le poids de sa fonction et de sa réputation, s'était entretenu avec les principaux responsables politiques du moment :  Félix Faure, président de la République, Jules Méline, le président du Conseil, le général Billot, ministre de la Guerre et enfin avec le garde des Sceaux Darlan. Sans résultats.

Devant " la marée d'invectives et de menaces " qu'essuie le vice-président du Sénat, Émile Zola décide d'entrer dans l'arène aux côtés des dreyfusards. Il achève ainsi son article par une phrase prémonitoire et demeurée célèbre : " La vérité est en marche et rien ne l'arrêtera." Scheurer-Kestner l'en remercie d'ailleurs par ces mots : " Il me semble que tout est effacé dorénavant des indignités passées et à venir ". 








M. Scheurer-Kestner


Quel drame poignant, et quels personnages superbes! Devant ces documents, d'une beauté si tragique, que la vie nous apporte, mon cœur de romancier bondit d'une admiration passionnée. Je ne connais rien d'une psychologie plus haute.

Mon intention n'est pas de parler de l'affaire. Si des circonstances m'ont permis dé l'étudier et de me faire une opinion formelle, je n'oublie pas qu'une enquête est ouverte, que la justice est saisie et que la simple honnêteté est d'attendre, sans ajouter à l'amas d'abominables commérages dont on obstrue une affaire si claire et si simple.

Mais les personnages, dès aujourd'hui, m'appartiennent, à moi qui ne suis qu'un passant, dont les yeux sont ouverts sur la vie. Et, si le condamné d'il y a trois ans, si l'accusé d'aujourd'hui me restent sacrés, tant que la justice n'aura pas fait son œuvre, le troisième grand personnage du drame, l'accusateur, ne saurait avoir à souffrir qu'on parle honnêtement et bravement de lui.

Ceci est ce que j'ai vu de M. Scheurer-Kestner, ce que je pense et ce que j'affirme. Peut-être un jour, si les circonstances le permettent, parlerai-je des deux autres (1).



Une vie de cristal, la plus nette, la plus droite. Pas une tare, pas la moindre défaillance. Une même opinion, constamment suivie, sans ambition militante, aboutissant à une haute situation politique, due à l'unique sympathie respectueuse de ses pairs.

Et pas un rêveur, pas un utopiste. Un industriel, qui a vécu enfermé dans son laboratoire, tout à des recherches spéciales, sans compter le souci quotidien d'une grande maison de commerce à gouverner.

Et, j'ajoute, une haute situation de fortune. Toutes les richesses, tous les honneurs, tous les bonheurs, le couronnement d'une belle vie, donnée entière au travail et à la loyauté. Plus un seul désir à formuler, que celui de finir dignement, dans cette joie et dans ce bon renom.

Voilà donc l'homme. Tous le connaissent, personne ne saurait me démentir. Et voilà l'homme chez lequel va se jouer le plus tragique, le plus passionnant des drames. Un jour, un doute tombe dans son esprit, car ce doute est dans l'air et il a déjà troublé plus d'une conscience. Un conseil de guerre a condamné, pour crime de trahison, un capitaine, qui peut-être est innocent. Le châtiment a été effroyable, la dégradation publique, l'internement au loin, toute l'exécration d'un peuple s'acharnant, achevant le misérable à terre. Et, s'il était innocent, grand Dieu ! quel frisson d'immense pitié! quelle horreur froide, à la pensée qu'il n'y aurait pas de réparation possible !

Le doute est né dans l'esprit de M. Scheurer-Kestner. Dès lors, comme il l'a expliqué lui-même, le tourment commence, la hantise renaît, au hasard de ce qu'il apprend. C'est une intelligence solide et logique qui peu à peu va être conquise par l'insatiable besoin de la vérité. Rien n'est plus haut, rien n'est plus noble, et ce qui s'est passé chez cet homme est un extraordinaire spectacle, qui m'enthousiasme, moi dont le métier est de me pencher sur les consciences. Le débat de la vérité pour la justice, il n'est pas de lutte plus héroïque.

J'abrège, M. Scheurer-Kestner tient enfin une certitude. La vérité lui est connue, il va faire de la justice. C'est la minute redoutable. Pour un esprit comme le sien, je m'imagine quelle a dû être cette minute d'angoisse. Il n'ignorait rien des tempêtes qu'il devait soulever, mais la vérité et la justice sont souveraines, car elles seules assurent la grandeur des nations. II peut se faire que des intérêts politiques les obscurcissent un moment, tout peuple qui ne baserait pas sur elles son unique raison d'être, serait aujourd'hui un peuple condamné.

Apporter la vérité, c'est bien; mais on peut avoir l'ambition de s'en faire gloire. Certains la vendent, d'autres veulent au moins en tirer le profit de l'avoir dite.

Le projet de M. Scheurer-Kestner était, tout en faisant son œuvre, de disparaître. Il avait résolu de dire au gouvernement : " Voici ce qui est. Prenez l'affaire en main, ayez de vous-même le mérite d'être juste, en réparant une erreur. Au bout de toute justice, il y a un triomphe. " Des circonstances, dont je ne veux point parler, firent qu'on ne l'écouta pas.

A partir de ce moment, il connut le calvaire qu'il monte depuis des semaines. Le bruit s'était répandu qu'il avait la vérité en main, et un homme qui détient la vérité, sans la crier sur les toits, peut-il être autre chose qu'un ennemi public ? Stoïquement d'abord, pendant quinze interminables jours, il fut fidèle à la parole qu'il avait donnée de se taire, dans l'espoir toujours qu'il n'en serait pas réduit à prendre le rôle de ceux-là seuls qui auraient dû agir. Et l'on sait quelle marée d'invectives et de menaces s'est ruée vers lui pendant ces quinze jours, tout un flot d'immondes accusations, sous lequel il est resté impassible, le front haut. Pourquoi se taisait-il ? Pourquoi n'ouvrait-il pas son dossier à tout venant ? Pourquoi ne faisait-il pas comme les autres, qui emplissaient les journaux de leurs confidences ?

Ah ! qu'il a été grand et sage ! S'il se taisait, en dehors même de la promesse qu'il avait faite, c'était justement qu'il avait charge de vérité. Cette pauvre vérité, nue et frissonnante, huée par tous, que tous semblaient avoir intérêt à étrangler, il ne songeait qu'à la protéger contre tant de passions et de colères. Il s'était juré qu'on ne l'escamoterait pas, et il entendait choisir son heure et ses moyens, pour lui assurer le triomphe. Quoi de plus naturel, quoi de plus louable ? Je ne sais rien de plus souverainement beau que le silence de M. Scheurer-Kestner, depuis les trois semaines où tout un peuple affolé le suspecte et l'injurie. Dressez donc cette figure-là, romanciers ! vous aurez un héros !

Les plus doux ont émis des doutes sur son état de santé cérébrale. N'était-il pas un vieillard affaibli, tombé à l'enfance sénile, un de ces esprits que le gâtisme commençant livre à toute crédulité ? Les autres, les fous et les bandits, l'ont tout bonnement accusé d'avoir touché " la forte somme ". C'est bien simple, les juifs ont donné un million pour acheter cette inconscience. Et il ne s'est pas élevé un rire immense pour répondre à cette stupidité !

M. Scheurer-Kestner est là, avec sa vie de cristal. Placez donc en face de lui les autres, ceux qui l'accusent et l'insultent. Et jugez. Il faut choisir entre ceux-ci et celui-là. Trouvez donc la raison qui le ferait agir, en dehors de son besoin si noble de vérité et de justice. Abreuvé d'injures, l'âme déchirée, sentant trembler sous lui sa haute situation, prêt à tout sacrifier pour mener à bien son héroïque tâche, il se tait, il attend. Et cela est d'une extraordinaire grandeur.



Je l'ai dit, l'affaire en elle-même, je ne veux pas m'en occuper. Pourtant, il faut que je le répète : elle est la plus simple, la plus claire du monde, quand on veut bien la prendre pour ce qu'elle est.

Une erreur judiciaire, la chose est d'une éventualité déplorable, mais toujours possible. Des magistrats se trompent, des militaires peuvent se tromper. En quoi l'honneur de l'armée est-il engagé là-dedans ? L'unique beau rôle, s'il y a eu une erreur commise, est de la réparer; et la faute ne commencerait que le jour où l'on s'entêterait à ne pas vouloir s'être trompé, même devant des preuves décisives. Au fond, il n'y a pas d'autre difficulté. Tout ira bien, lorsqu'on sera décidé à reconnaître qu'on a pu commettre une erreur et qu'on a hésité ensuite devant l'ennui d'en convenir. Ceux qui savent me comprendront.

Quant aux complications diplomatiques à craindre, c'est un épouvantail pour les badauds. Aucune puissance voisine n'a rien à voir dans l'affaire, c'est ce qu'il faut déclarer hautement. On ne se trouve que devant une opinion publique exaspérée, surmenée par la plus odieuse des campagnes. La presse est une force nécessaire; je crois en somme qu'elle fait plus de bien que de mal. Mais certains journaux n'en sont pas moins les coupables, affolant les uns, terrorisant les autres, vivant de scandales pour tripler leur vente. L'imbécile antisémitisme a soufflé cette démence. La délation est partout, les plus purs et les plus braves n'osent faire leur devoir, dans la crainte d'être éclaboussés.

Et l'on en est arrivé à cet horrible gâchis, où tous les sentiments sont faussés, où l'on ne peut vouloir la justice sans être traité de gâteux ou de vendu. Les mensonges s'étalent, les plus sottes histoires sont reproduites gravement par les journaux sérieux, la nation entière semble frappée de folie, lorsqu'un peu de bon sens remettrait tout de suite les choses en place. Ah ! que cela sera simple, je le dis encore, le jour où ceux qui sont les maîtres oseront, malgré la foule ameutée, être de braves gens !

J'imagine que, dans le hautain silence de M. Scheurer-Kestner, il y a eu aussi le désir d'attendre que chacun fît son examen de conscience, avant d'agir. Lorsqu'il a parlé de son devoir qui, même sur les ruines de sa haute situation, de sa fortune et de son bonheur, lui commandait de faire la vérité, dès qu'il l'a connue, il a eu ce mot admirable: " Je n'aurais pas pu vivre.' " Eh bien ! c'est ce que doivent se dire tous les honnêtes gens mêlés à cette affaire : ils ne pourront plus vivre, s'ils ne font pas justice.



Et, si des raisons politiques voulaient que la justice fût retardée, ce serait une faute nouvelle qui ne ferait que reculer l'inévitable dénouement, en l'aggravant encore.

La vérité est en marche et rien ne l'arrêtera.






(1). Il s'agit du capitaine Alfred Dreyfus et du commandant Charles-Ferdinand Walsin Esterhazy, le véritable coupable, qui venait d'être, le 15 novembre, dénoncé par Mathieu Dreyfus, le frère de l'officier français.