Ernest Renan, Qu'est-ce
qu'une nation ?
Conférence faite en Sorbonne,
11 mars 1882.
Je me propose d'analyser avec vous une idée, claire en apparence,
mais qui prête aux plus dangereux malentendus. Les formes de la société
humaine sont des plus variées. Les grandes agglomérations d'hommes à la
façon de la Chine, de l'Égypte, de la plus ancienne Babylonie ; - la
tribu à la façon des Hébreux, des Arabes ; - la cité à la façon
d'Athènes et de Sparte ; - les réunions de pays divers à la manière de
l'Empire carlovingien ; - les communautés sans patrie, maintenues par le
lien religieux, comme sont celles des israélites, des parsis ; - les
nations comme la France, l'Angleterre et la plupart des modernes
autonomies européennes ; - les confédérations à la façon de la
Suisse, de l'Amérique ; - des parentés comme celles que la race, ou plutôt
la langue, établit entre les différentes branches de Germains, les différentes
branches de Slaves ; - voilà des modes de groupements qui tous existent,
ou bien ont existé, et qu'on ne saurait confondre les uns avec les autres
sans les plus sérieux inconvénients. À l'époque de la Révolution française,
on croyait que les institutions de petites villes indépendantes, telles
que Sparte et Rome, pouvaient s'appliquer à nos grandes nations de trente
à quarante millions d'âmes. De nos jours, on commet une erreur plus
grave : on confond la race avec la nation, et l'on attribue à des groupes
ethnographiques ou plutôt linguistiques une souveraineté analogue à
celle des peuples réellement existants. Tâchons d'arriver à quelque précision
en ces questions difficiles, où la moindre confusion sur le sens des
mots, à l'origine du raisonnement, peut produire à la fin les plus
funestes erreurs. Ce que nous allons faire est délicat ; c'est presque de
la vivisection ; nous allons traiter les vivants comme d'ordinaire on
traite les morts. Nous y mettrons la froideur, l'impartialité la plus
absolue.
I
Depuis la fin de l'Empire romain, ou, mieux, depuis la dislocation de
l'Empire de Charlemagne, l'Europe occidentale nous apparaît divisée en
nations, dont quelques-unes, à certaines époques, ont cherché à
exercer une hégémonie sur les autres, sans jamais y réussir d'une manière
durable. Ce que n'ont pu Charles-Quint, Louis XIV, Napoléon Ier, personne
probablement ne le pourra dans l'avenir. L'établissement d'un nouvel
Empire romain ou d'un nouvel Empire de Charlemagne est devenu une
impossibilité. La division de l'Europe est trop grande pour qu'une
tentative de domination universelle ne provoque pas très vite une
coalition qui fasse rentrer la nation ambitieuse dans ses bornes
naturelles. Une sorte d'équilibre est établi pour longtemps. La France,
l'Angleterre, l'Allemagne, la Russie seront encore, dans des centaines
d'années, et malgré les aventures qu'elles auront courues, des
individualités historiques, les pièces essentielles d'un damier, dont
les cases varient sans cesse d'importance et de grandeur, mais ne se
confondent jamais tout à fait.
Les nations, entendues de cette manière, sont quelque chose d'assez
nouveau dans l'histoire. L'antiquité ne les connut pas ; l'Égypte, la
Chine, l'antique Chaldée ne furent à aucun degré des nations. C'étaient
des troupeaux menés par un fils du Soleil, ou un fils du Ciel. Il n'y eut
pas de citoyens égyptiens, pas plus qu'il n'y a de citoyens chinois.
L'antiquité classique eut des républiques et des royautés municipales,
des confédérations de républiques locales, des empires ; elle n'eut guère
la nation au sens où nous la comprenons. Athènes, Sparte, Sidon, Tyr
sont de petits centres d'admirable patriotisme ; mais ce sont des cités
avec un territoire relativement restreint. La Gaule, l'Espagne, l'Italie,
avant leur absorption dans l'Empire romain, étaient des ensembles de
peuplades, souvent liguées entre elles, mais sans institutions centrales,
sans dynasties. L'Empire assyrien, l'Empire persan, l'Empire d'Alexandre
ne furent pas non plus des patries. Il n'y eut jamais de patriotes
assyriens ; l'Empire persan fut une vaste féodalité. Pas une nation ne
rattache ses origines à la colossale aventure d'Alexandre, qui fut
cependant si riche en conséquences pour l'histoire générale de la
civilisation.
L'Empire romain fut bien plus près d'être une patrie. En retour de
l'immense bienfait de la cessation des guerres, la domination romaine,
d'abord si dure, fut bien vite aimée. Ce fut une grande association,
synonyme d'ordre, de paix et de civilisation. Dans les derniers temps de
l'Empire, il y eut, chez les âmes élevées, chez les évêques éclairés,
chez les lettrés, un vrai sentiment de «la paix romaine», opposée au
chaos menaçant de la barbarie. Mais un empire, douze fois grand comme la
France actuelle, ne saurait former un État dans l'acception moderne. La
scission de l'Orient et de l'Occident était inévitable. Les essais d'un
empire gaulois, au IIIème siècle, ne réussirent pas. C'est l'invasion
germanique qui introduisit dans le monde le principe qui, plus tard, a
servi de base à l'existence des nationalités.
Que firent les peuples germaniques, en effet, depuis leurs grandes
invasions du Vème siècle jusqu'aux dernières conquêtes normandes au Xème
? Ils changèrent peu le fond des races ; mais ils imposèrent des
dynasties et une aristocratie militaire à des parties plus ou moins
considérables de l'ancien Empire d'Occident, lesquelles prirent le nom de
leurs envahisseurs. De là une France, une Burgondie, une Lombardie ; plus
tard, une Normandie. La rapide prépondérance que prit l'empire franc
refait un moment l'unité de l'Occident ; mais cet empire se brise irrémédiablement
vers le milieu du IXème siècle ; le traité de Verdun trace des
divisions immuables en principe, et dès lors la France, l'Allemagne,
l'Angleterre, l'Italie, l'Espagne s'acheminent, par des voies souvent détournées
et à travers mille aventures, à leur pleine existence nationale, telle
que nous la voyons s'épanouir aujourd'hui.
Qu'est-ce qui caractérise, en effet, ces différents États ? C'est la
fusion des populations qui les composent. Dans les pays que nous venons d'énumérer,
rien d'analogue à ce que vous trouverez en Turquie, où le Turc, le
Slave, le Grec, l'Arménien, l'Arabe, le Syrien, le Kurde sont aussi
distincts aujourd'hui qu'au jour de la conquête. Deux circonstances
essentielles contribuèrent à ce résultat. D'abord le fait que les
peuples germaniques adoptèrent le christianisme dès qu'ils eurent des
contacts un peu suivis avec les peuples grecs et latins. Quand le
vainqueur et le vaincu sont de la même religion, ou plutôt, quand le
vainqueur adopte la religion du vaincu, le système turc, la distinction
absolue des hommes d'après la religion, ne peut plus se produire. La
seconde circonstance fut, de la part des conquérants, l'oubli de leur
propre langue. Les petits-fils de Clovis, d'Alaric, de Gondebaud, d'Alboïn,
de Rollon, parlaient déjà roman. Ce fait était lui-même la conséquence
d'une autre particularité importante ; c'est que les Francs, les
Burgondes, les Goths, les Lombards, les Normands avaient très peu de
femmes de leur race avec eux. Pendant plusieurs générations, les chefs
ne se marient qu'avec des femmes germaines ; mais leurs concubines sont
latines, les nourrices des enfants sont latines ; toute la tribu épouse
des femmes latines ; ce qui fit que la lingua francica, la lingua
gothica n'eurent, depuis l'établissement des Francs et des Goths en
terres romaines, que de très courtes destinées. Il n'en fut pas ainsi en
Angleterre ; car l'invasion anglo-saxonne avait sans doute des femmes avec
elle ; la population bretonne s'enfuit, et, d'ailleurs, le latin n'était
plus, ou même, ne fut jamais dominant dans la Bretagne. Si on eût généralement
parlé gaulois dans la Gaule, au Vème siècle, Clovis et les siens
n'eussent pas abandonné le germanique pour le gaulois.
De là ce résultat capital que, malgré l'extrême violence des mœurs
des envahisseurs germains, le moule qu'ils imposèrent devint, avec les siècles,
le moule même de la nation. France devint très légitimement le
nom d'un pays où il n'était entré qu'une imperceptible minorité de
Francs. Au Xème siècle, dans les premières chansons de geste, qui sont
un miroir si parfait de l'esprit du temps, tous les habitants de la France
sont des Français. L'idée d'une différence de races dans la population
de la France, si évidente chez Grégoire de Tours, ne se présente à
aucun degré chez les écrivains et les poètes français postérieurs à
Hugues Capet. La différence du noble et du vilain est aussi accentuée
que possible ; mais la différence de l'un à l'autre n'est en rien une
différence ethnique ; c'est une différence de courage, d'habitudes et d'éducation
transmise héréditairement ; l'idée que l'origine de tout cela soit une
conquête ne vient à personne. Le faux système d'après lequel la
noblesse dut son origine à un privilège conféré par le roi pour de
grands services rendus à la nation, si bien que tout noble est un anobli,
ce système est établi comme un dogme dès le XIIIème siècle. La même
chose se passa à la suite de presque toutes les conquêtes normandes. Au
bout d'une ou deux générations, les envahisseurs normands ne se
distinguaient plus du reste de la population ; leur influence n'en avait
pas moins été profonde ; ils avaient donné au pays conquis une
noblesse, des habitudes militaires, un patriotisme qu'il n'avait pas
auparavant.
L'oubli, et je dirai même l'erreur historique, sont un facteur essentiel
de la création d'une nation, et c'est ainsi que le progrès des études
historiques est souvent pour la nationalité un danger. L'investigation
historique, en effet, remet en lumière les faits de violence qui se sont
passés à l'origine de toutes les formations politiques, même de celles
dont les conséquences ont été le plus bienfaisantes. L'unité se fait
toujours brutalement ; la réunion de la France du Nord et de la France du
Midi a été le résultat d'une extermination et d'une terreur continuée
pendant près d'un siècle. Le roi de France, qui est, si j'ose le dire,
le type idéal d'un cristallisateur séculaire ; le roi de France, qui a
fait la plus parfaite unité nationale qu'il y ait ; le roi de France, vu
de trop près, a perdu son prestige ; la nation qu'il avait formée l'a
maudit, et, aujourd'hui, il n'y a que les esprits cultivés qui sachent ce
qu'il valait et ce qu'il a fait.
C'est par le contraste que ces grandes lois de l'histoire de l'Europe
occidentale deviennent sensibles. Dans l'entreprise que le roi de France,
en partie par sa tyrannie, en partie par sa justice, a si admirablement
menée à terme, beaucoup de pays ont échoué. Sous la couronne de saint
Étienne, les Magyars et les Slaves sont restés aussi distincts qu'ils l'étaient
il y a huit cents ans. Loin de fondre les éléments divers de ses
domaines, la maison de Habsbourg les a tenus distincts et souvent opposés
les uns aux autres. En Bohême, l'élément tchèque et l'élément
allemand sont superposés comme l'huile et l'eau dans un verre. La
politique turque de la séparation des nationalités d'après la religion
a eu de bien plus graves conséquences : elle a causé la ruine de
l'Orient. Prenez une ville comme Salonique ou Smyrne, vous y trouverez
cinq ou six communautés dont chacune a ses souvenirs et qui n'ont entre
elles presque rien en commun. Or l'essence d'une nation est que tous les
individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient
oublié bien des choses. Aucun citoyen français ne sait s'il est burgonde,
alain, taïfale, visigoth ; tout citoyen français doit avoir oublié la
Saint-Barthélemy, les massacres du Midi au XIIIème siècle. Il n'y a pas
en France dix familles qui puissent fournir la preuve d'une origine
franque, et encore une telle preuve serait-elle essentiellement défectueuse,
par suite de mille croisements inconnus qui peuvent déranger tous les
systèmes des généalogistes.
La nation moderne est donc un résultat historique amené par une série
de faits convergeant dans le même sens. Tantôt l'unité a été réalisée
par une dynastie, comme c'est le cas pour la France ; tantôt elle l'a été
par la volonté directe des provinces, comme c'est le cas pour la
Hollande, la Suisse, la Belgique ; tantôt par un esprit général,
tardivement vainqueur des caprices de la féodalité, comme c'est le cas
pour l'Italie et l'Allemagne. Toujours une profonde raison d'être a présidé
à ces formations. Les principes, en pareils cas, se font jour par les
surprises les plus inattendues. Nous avons vu, de nos jours, l'Italie
unifiée par ses défaites, et la Turquie démolie par ses victoires.
Chaque défaite avançait les affaires de l'Italie ; chaque victoire
perdait la Turquie ; car l'Italie est une nation, et la Turquie, hors de
l'Asie Mineure, n'en est pas une. C'est la gloire de la France d'avoir,
par la Révolution française, proclamé qu'une nation existe par elle-même.
Nous ne devons pas trouver mauvais qu'on nous imite. Le principe des
nations est le nôtre. Mais qu'est-ce donc qu'une nation ? Pourquoi la
Hollande est-elle une nation, tandis que le Hanovre ou le grand-duché de
Parme n'en sont pas une ? Comment la France persiste-t-elle à être une
nation, quand le principe qui l'a créée a disparu ? Comment la Suisse,
qui a trois langues, deux religions, trois ou quatre races, est-elle une
nation, quand la Toscane, par exemple, qui est si homogène, n'en est pas
une ? Pourquoi l'Autriche est-elle un État et non pas une nation ? En
quoi le principe des nationalités diffère-t-il du principe des races ?
Voilà des points sur lesquels un esprit réfléchi tient à être fixé,
pour se mettre d'accord avec lui-même. Les affaires du monde ne se règlent
guère par ces sortes de raisonnements ; mais les hommes appliqués
veulent porter en ces matières quelque raison et démêler les confusions
où s'embrouillent les esprits superficiels.
II
À entendre certains théoriciens politiques, une nation est avant tout
une dynastie, représentant une ancienne conquête, conquête acceptée
d'abord, puis oubliée par la masse du peuple. Selon les politiques dont
je parle, le groupement de provinces effectué par une dynastie, par ses
guerres, par ses mariages, par ses traités, finit avec la dynastie qui
l'a formé. Il est très vrai que la plupart des nations modernes ont
été faites par une famille d'origine féodale, qui a contracté mariage
avec le sol et qui a été en quelque sorte un noyau de centralisation.
Les limites de la France en 1789 n'avaient rien de naturel ni de
nécessaire. La large zone que la maison capétienne avait ajoutée à
l'étroite lisière du traité de Verdun fut bien l'acquisition
personnelle de cette maison. À l'époque où furent faites les annexions,
on n'avait l'idée ni des limites naturelles, ni du droit des nations, ni
de la volonté des provinces. La réunion de l'Angleterre, de l'Irlande et
de l'Écosse fut de même un fait dynastique. L'Italie n'a tardé si
longtemps à être une nation que parce que, parmi ses nombreuses maisons
régnantes, aucune, avant notre siècle, ne se fit le centre de l'unité.
Chose étrange, c'est à l'obscure île de Sardaigne, terre à peine
italienne, qu'elle a pris un titre royal. La Hollande, qui s'est créée
elle-même, par un acte d'héroïque résolution, a néanmoins contracté
un mariage intime avec la maison d'Orange, et elle courrait de vrais
dangers le jour où cette union serait compromise.
Une telle loi, cependant, est-elle absolue ? Non, sans doute. La Suisse et
les États-Unis, qui se sont formés comme des conglomérats d'additions
successives, n'ont aucune base dynastique. Je ne discuterai pas la
question en ce qui concerne la France. Il faudrait avoir le secret de
l'avenir. Disons seulement que cette grande royauté française avait
été si hautement nationale, que, le lendemain de sa chute, la nation a
pu tenir sans elle. Et puis le XVIIIème siècle avait changé toute
chose. L'homme était revenu, après des siècles d'abaissement, à
l'esprit antique, au respect de lui-même, à l'idée de ses droits. Les
mots de patrie et de citoyen avaient repris leur sens. Ainsi a pu
s'accomplir l'opération la plus hardie qui ait été pratiquée dans
l'histoire, opération que l'on peut comparer à ce que serait, en
physiologie, la tentative de faire vivre en son identité première un
corps à qui l'on aurait enlevé le cerveau et le cœur.
Il faut donc admettre qu'une nation peut exister sans principe dynastique,
et même que des nations qui ont été formées par des dynasties peuvent
se séparer de cette dynastie sans pour cela cesser d'exister. Le vieux
principe qui ne tient compte que du droit des princes ne saurait plus
être maintenu ; outre le droit dynastique, il y a le droit national. Ce
droit national, sur quel critérium le fonder ? à quel signe le
connaître ? de quel fait tangible le faire dériver ?
I. - De la race, disent plusieurs avec
assurance.
Les divisions artificielles, résultant de la féodalité, des mariages
princiers, des congrès de diplomates, sont caduques. Ce qui reste ferme
et fixe, c'est la race des populations. Voilà ce qui constitue un droit,
une légitimité. La famille germanique, par exemple, selon la théorie
que j'expose, a le droit de reprendre les membres épars du germanisme,
même quand ces membres ne demandent pas à se rejoindre. Le droit du
germanisme sur telle province est plus fort que le droit des habitants de
cette province sur eux-mêmes. On crée ainsi une sorte de droit
primordial analogue à celui des rois de droit divin ; au principe des
nations on substitue celui de l'ethnographie. C'est là une très grande
erreur, qui, si elle devenait dominante, perdrait la civilisation
européenne. Autant le principe des nations est juste et légitime, autant
celui du droit primordial des races est étroit et plein de danger pour le
véritable progrès.
Dans la tribu et la cité antiques, le fait de la race avait, nous le
reconnaissons, une importance de premier ordre. La tribu et la cité
antiques n'étaient qu'une extension de la famille. À Sparte, à
Athènes, tous les citoyens étaient parents à des degrés plus ou moins
rapprochés. Il en était de même chez les Beni-Israël ; il en est
encore ainsi dans les tribus arabes. D'Athènes, de Sparte, de la tribu
israélite, transportons-nous dans l'Empire romain. La situation est tout
autre. Formée d'abord par la violence, puis maintenue par l'intérêt,
cette grande agglomération de villes, de provinces absolument
différentes, porte à l'idée de race le coup le plus grave. Le
christianisme, avec son caractère universel et absolu, travaille plus
efficacement encore dans le même sens. Il contracte avec l'Empire romain
une alliance intime, et, par l'effet de ces deux incomparables agents
d'unification, la raison ethnographique est écartée du gouvernement des
choses humaines pour des siècles.
L'invasion des barbares fut, malgré les apparences, un pas de plus dans
cette voie. Les découpures de royaumes barbares n'ont rien
d'ethnographique ; elles sont réglées par la force ou le caprice des
envahisseurs. La race des populations qu'ils subordonnaient était pour
eux la chose la plus indifférente. Charlemagne refit à sa manière ce
que Rome avait déjà fait : un empire unique composé des races les plus
diverses ; les auteurs du traité de Verdun, en traçant imperturbablement
leurs deux grandes lignes du nord au sud, n'eurent pas le moindre souci de
la race des gens qui se trouvaient à droite ou à gauche. Les mouvements
de frontière qui s'opérèrent dans la suite du Moyen Âge furent aussi
en dehors de toute tendance ethnographique. Si la politique suivie de la
maison capétienne est arrivée à grouper à peu près, sous le nom de
France, les territoires de l'ancienne Gaule, ce n'est pas là un effet de
la tendance qu'auraient eue ces pays à se rejoindre à leurs
congénères. Le Dauphiné, la Bresse, la Provence, la Franche-Comté ne
se souvenaient plus d'une origine commune. Toute conscience gauloise avait
péri dès le IIème siècle de notre ère, et ce n'est que par une vue
d'érudition que, de nos jours, on a retrouvé rétrospectivement
l'individualité du caractère gaulois.
La considération ethnographique n'a donc été pour rien dans la
constitution des nations modernes. La France est celtique, ibérique,
germanique. L'Allemagne est germanique, celtique et slave. L'Italie est le
pays où l'ethnographie est la plus embarrassée. Gaulois, Étrusques,
Pélasges, Grecs, sans parler de bien d'autres éléments, s'y croisent
dans un indéchiffrable mélange. Les îles Britanniques, dans leur
ensemble, offrent un mélange de sang celtique et germain dont les
proportions sont singulièrement difficiles à définir.
La vérité est qu'il n'y a pas de race pure et que faire reposer la
politique sur l'analyse ethnographique, c'est la faire porter sur une
chimère. Les plus nobles pays, l'Angleterre, la France, l'Italie, sont
ceux où le sang est le plus mêlé. L'Allemagne fait-elle à cet égard
une exception ? Est-elle un pays germanique pur ? Quelle illusion ! Tout
le Sud a été gaulois. Tout l'Est, à partir d'Elbe, est slave. Et les
parties que l'on prétend réellement pures le sont-elles en effet ? Nous
touchons ici à un des problèmes sur lesquels il importe le plus de se
faire des idées claires et de prévenir les malentendus.
Les discussions sur les races sont interminables, parce que le mot race
est pris par les historiens philologues et par les anthropologistes
physiologistes dans deux sens tout à fait différents. Pour les
anthropologistes, la race a le même sens qu'en zoologie ; elle indique
une descendance réelle, une parenté par le sang. Or l'étude des langues
et de l'histoire ne conduit pas aux mêmes divisions que la physiologie.
Les mots des brachycéphales, de dolichocéphales n'ont pas de place en
histoire ni en philologie. Dans le groupe humain qui créa les langues et
la discipline aryennes, il y avait déjà des brachycéphales et des
dolichocéphales. Il en faut dire autant du groupe primitif qui créa les
langues et l'institution dites sémitiques. En d'autres termes, les
origines zoologiques de l'humanité sont énormément antérieures aux
origines de la culture, de la civilisation, du langage. Les groupes aryen
primitif, sémitique primitif, touranien primitif n'avaient aucune unité
physiologique. Ces groupements sont des faits historiques qui ont eu lieu
à une certaine époque, mettons il y a quinze ou vingt mille ans, tandis
que l'origine zoologique de l'humanité se perd dans des ténèbres
incalculables. Ce qu'on appelle philologiquement et historiquement la race
germanique est sûrement une famille bien distincte dans l'espèce
humaine. Mais est-ce là une famille au sens anthropologique ? Non,
assurément. L'apparition de l'individualité germanique dans l'histoire
ne se fait que très peu de siècles avant Jésus-Christ. Apparemment les
Germains ne sont pas sortis de terre à cette époque. Avant cela, fondus
avec les Slaves dans la grande masse indistincte des Scythes, ils
n'avaient pas leur individualité à part. Un Anglais est bien un type
dans l'ensemble de l'humanité. Or le type de ce qu'on appelle très
improprement la race anglo-saxonne n'est ni le Breton du temps de César,
ni l'Anglo-Saxon de Hengist, ni le Danois de Knut, ni le Normand de
Guillaume le Conquérant ; c'est la résultante de tout cela. Le Français
n'est ni un Gaulois, ni un Franc, ni un Burgonde. Il est ce qui est sorti
de la grande chaudière où, sous la présidence du roi de France, ont
fermenté ensemble les éléments les plus divers. Un habitant de Jersey
ou de Guernesey ne diffère en rien, pour les origines, de la population
normande de la côte voisine. Au XIème siècle, l'œil le plus
pénétrant n'eût pas saisi des deux côtés du canal la plus légère
différence. D'insignifiantes circonstances font que Philippe-Auguste ne
prend pas ces îles avec le reste de la Normandie. Séparées les unes des
autres depuis près de sept cents ans, les deux populations sont devenues
non seulement étrangères les unes aux autres, mais tout à fait
dissemblables. La race, comme nous l'entendons, nous autres, historiens,
est donc quelque chose qui se fait et se défait. L'étude de la race est
capitale pour le savant qui s'occupe de l'histoire de l'humanité. Elle
n'a pas d'application en politique. La conscience instinctive qui a
présidé à la confection de la carte d'Europe n'a tenu aucun compte de
la race, et les premières nations de l'Europe sont des nations de sang
essentiellement mélangé.
Le fait de la race, capital à l'origine, va donc toujours perdant de son
importance. L'histoire humaine diffère essentiellement de la zoologie. La
race n'y est pas tout, comme chez les rongeurs ou les félins, et on n'a
pas le droit d'aller par le monde tâter le crâne des gens, puis les
prendre à la gorge en leur disant : «Tu es notre sang ; tu nous
appartiens !» En dehors des caractères anthropologiques, il y a la
raison, la justice, le vrai, le beau, qui sont les mêmes pour tous.
Tenez, cette politique ethnographique n'est pas sûre. Vous l'exploitez
aujourd'hui contre les autres ; puis vous la voyez se tourner contre
vous-mêmes. Est-il certain que les Allemands, qui ont élevé si haut le
drapeau de l'ethnographie, ne verront pas les Slaves venir analyser, à
leur tour, les noms des villages de la Saxe et de la Lusace, rechercher
les traces des Wiltzes ou des Obotrites, et demander compte des massacres
et des ventes en masse que les Othons firent de leurs aïeux ? Pour tous
il est bon de savoir oublier.
J'aime beaucoup l'ethnographie ; c'est une science d'un rare intérêt ;
mais, comme je la veux libre, je la veux sans application politique. En
ethnographie, comme dans toutes les études, les systèmes changent ;
c'est la condition du progrès. Les limites des États suivraient les
fluctuations de la science. Le patriotisme dépendrait d'une dissertation
plus ou moins paradoxale. On viendrait dire au patriote : «Vous vous
trompiez ; vous versiez votre sang pour telle cause ; vous croyiez être
celte ; non, vous êtes germain». Puis, dix ans après, on viendra vous
dire que vous êtes slave. Pour ne pas fausser la science, dispensons-la
de donner un avis dans ces problèmes, où sont engagés tant
d'intérêts. Soyez sûrs que, si on la charge de fournir des éléments
à la diplomatie, on la surprendra bien des fois en flagrant délit de
complaisance. Elle a mieux à faire : demandons-lui tout simplement la
vérité.
II. - Ce que nous venons de dire de la
race, il faut le dire de la langue.
La langue invite à se réunir ; elle n'y force pas. Les États-Unis et
l'Angleterre, l'Amérique espagnole et l'Espagne parlent la même langue
et ne forment pas une seule nation. Au contraire, la Suisse, si bien
faite, puisqu'elle a été faite par l'assentiment de ses différentes
parties, compte trois ou quatre langues. Il y a dans l'homme quelque chose
de supérieur à la langue : c'est la volonté. La volonté de la Suisse
d'être unie, malgré la variété de ses idiomes, est un fait bien plus
important qu'une similitude souvent obtenue par des vexations.
Un fait honorable pour la France, c'est qu'elle n'a jamais cherché à
obtenir l'unité de la langue par des mesures de coercition. Ne peut-on
pas avoir les mêmes sentiments et les mêmes pensées, aimer les mêmes
choses en des langages différents ? Nous parlions tout à l'heure de
l'inconvénient qu'il y aurait à faire dépendre la politique
internationale de l'ethnographie. Il n'y en aurait pas moins à la faire
dépendre de la philologie comparée. Laissons à ces intéressantes
études l'entière liberté de leurs discussions ; ne les mêlons pas à
ce qui en altérerait la sérénité. L'importance politique qu'on attache
aux langues vient de ce qu'on les regarde comme des signes de race. Rien
de plus faux. La Prusse, où l'on ne parle plus qu'allemand, parlait slave
il y a quelques siècles ; le pays de Galles parle anglais ; la Gaule et
l'Espagne parlent l'idiome primitif d'Albe la Longue ; l'Égypte parle
arabe ; les exemples sont innombrables. Même aux origines, la similitude
de langue n'entraînait pas la similitude de race. Prenons la tribu
proto-aryenne ou proto-sémite ; il s'y trouvait des esclaves, qui
parlaient la même langue que leurs maîtres ; or l'esclave était alors
bien souvent d'une race différente de celle de son maître. Répétons-le
: ces divisions de langues indo-européennes, sémitiques et autres,
créées avec une si admirable sagacité par la philologie comparée, ne
coïncident pas avec les divisions de l'anthropologie. Les langues sont
des formations historiques, qui indiquent peu de choses sur le sang de
ceux qui les parlent, et qui, en tout cas, ne sauraient enchaîner la
liberté humaine quand il s'agit de déterminer la famille avec laquelle
on s'unit pour la vie et pour la mort.
Cette considération exclusive de la langue a, comme l'attention trop
forte donnée à la race, ses dangers, ses inconvénients. Quand on y met
de l'exagération, on se renferme dans une culture déterminée, tenue
pour nationale ; on se limite, on se claquemure. On quitte le grand air
qu'on respire dans le vaste champ de l'humanité pour s'enfermer dans des
conventicules de compatriotes. Rien de plus mauvais pour l'esprit ; rien
de plus fâcheux pour la civilisation. N'abandonnons pas ce principe
fondamental, que l'homme est un être raisonnable et moral, avant d'être
parqué dans telle ou telle langue, avant d'être un membre de telle ou
telle race, un adhérent de telle ou telle culture. Avant la culture
française, la culture allemande, la culture italienne, il y a la culture
humaine. Voyez les grands hommes de la Renaissance ; ils n'étaient ni
français, ni italiens, ni allemands. Ils avaient retrouvé, par leur
commerce avec l'antiquité, le secret de l'éducation véritable de
l'esprit humain, et ils s'y dévouaient corps et âme. Comme ils firent
bien !
III. - La religion ne saurait non plus
offrir une base suffisante à l'établissement d'une nationalité moderne.
À l'origine, la religion tenait à l'existence même du groupe social. Le
groupe social était une extension de la famille. La religion, les rites
étaient des rites de famille. La religion d'Athènes, c'était le culte
d'Athènes même, de ses fondateurs mythiques, de ses lois, de ses usages.
Elle n'impliquait aucune théologie dogmatique. Cette religion était,
dans toute la force du terme, une religion d'État. On n'était pas
athénien si on refusait de la pratiquer. C'était au fond le culte de
l'Acropole personnifiée. Jurer sur l'autel d'Aglaure, c'était prêter le
serment de mourir pour la patrie. Cette religion était l'équivalent de
ce qu'est chez nous l'acte de tirer au sort, ou le culte du drapeau.
Refuser de participer à un tel culte était comme serait dans nos
sociétés modernes refuser le service militaire. C'était déclarer qu'on
n'était pas athénien. D'un autre côté, il est clair qu'un tel culte
n'avait pas de sens pour celui qui n'était pas d'Athènes ; aussi
n'exerçait-on aucun prosélytisme pour forcer des étrangers à
l'accepter ; les esclaves d'Athènes ne le pratiquaient pas. Il en fut de
même dans quelques petites républiques du Moyen Âge. On n'était pas
bon vénitien si l'on ne jurait point par saint Marc ; on n'était pas bon
amalfitain si l'on ne mettait pas saint André au-dessus de tous les
autres saints du paradis. Dans ces petites sociétés, ce qui a été plus
tard persécution, tyrannie, était légitime et tirait aussi peu à
conséquence que le fait chez nous de souhaiter la fête au père de
famille et de lui adresser des vœux au premier jour de l'an.
Ce qui était vrai à Sparte, à Athènes, ne l'était déjà plus dans
les royaumes sortis de la conquête d'Alexandre, ne l'était surtout plus
dans l'Empire romain. Les persécutions d'Antiochus Épiphane pour amener
l'Orient au culte de Jupiter Olympien, celles de l'Empire romain pour
maintenir une prétendue religion d'État furent une faute, un crime, une
véritable absurdité. De nos jours, la situation est parfaitement claire.
Il n'y a plus de masses croyant d'une manière uniforme. Chacun croit et
pratique à sa guise, ce qu'il peut, comme il veut. Il n'y a plus de
religion d'État ; on peut être français, anglais, allemand, en étant
catholique, protestant, israélite, en ne pratiquant aucun culte. La
religion est devenue chose individuelle ; elle regarde la conscience de
chacun. La division des nations en catholiques, protestantes, n'existe
plus. La religion, qui, il y a cinquante-deux ans, était un élément si
considérable dans la formation de la Belgique, garde toute son importance
dans le for intérieur de chacun ; mais elle est sortie presque
entièrement des raisons qui tracent les limites des peuples.
IV. - La communauté des intérêts est
assurément un lien puissant entre les hommes.
Les intérêts, cependant, suffisent-ils à faire une nation ? Je ne le
crois pas. La communauté des intérêts fait les traités de commerce. Il
y a dans la nationalité un côté de sentiment ; elle est âme et corps
à la fois ; un Zollverein n'est pas une patrie.
V. - La géographie, ce qu'on appelle
les frontières naturelles, a certainement une part considérable dans la
division des nations.
La géographie est un des facteurs essentiels de l'histoire. Les rivières
ont conduit les races ; les montagnes les ont arrêtées. Les premières
ont favorisé, les secondes ont limité les mouvements historiques.
Peut-on dire cependant, comme le croient certains partis, que les limites
d'une nation sont écrites sur la carte et que cette nation a le droit de
s'adjuger ce qui est nécessaire pour arrondir certains contours, pour
atteindre telle montagne, telle rivière, à laquelle on prête une sorte
de faculté limitante a priori ? Je ne connais pas de doctrine plus
arbitraire ni plus funeste. Avec cela, on justifie toutes les violences.
Et, d'abord, sont-ce les montagnes ou bien sont-ce les rivières qui
forment ces prétendues frontières naturelles ? Il est incontestable que
les montagnes séparent ; mais les fleuves réunissent plutôt. Et puis
toutes les montagnes ne sauraient découper des États. Quelles sont
celles qui séparent et celles qui ne séparent pas ? De Biarritz à
Tornea, il n'y a pas une embouchure de fleuve qui ait plus qu'une autre un
caractère bornal. Si l'histoire l'avait voulu, la Loire, la Seine, la
Meuse, l'Elbe, l'Oder auraient, autant que le Rhin, ce caractère de
frontière naturelle qui a fait commettre tant d'infractions au droit
fondamental, qui est la volonté des hommes. On parle de raisons
stratégiques. Rien n'est absolu ; il est clair que bien des concessions
doivent être faites à la nécessité. Mais il ne faut pas que ces
concessions aillent trop loin. Autrement, tout le monde réclamera ses
convenances militaires, et ce sera la guerre sans fin. Non, ce n'est pas
la terre plus que la race qui fait une nation. La terre fournit le
substratum, le champ de la lutte et du travail ; l'homme fournit l'âme.
L'homme est tout dans la formation de cette chose sacrée qu'on appelle un
peuple. Rien de matériel n'y suffit. Une nation est un principe
spirituel, résultant des complications profondes de l'histoire, une
famille spirituelle, non un groupe déterminé par la configuration du
sol.
Nous venons de voir ce qui ne suffit pas à créer un tel principe
spirituel : la race, la langue, les intérêts, l'affinité religieuse, la
géographie, les nécessités militaires. Que faut-il donc en plus ? Par
suite de ce qui a été dit antérieurement, je n'aurai pas désormais à
retenir bien longtemps votre attention.
III
Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à
vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe
spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est
la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le
consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer
à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis. L'homme, Messieurs, ne
s'improvise pas. La nation, comme l'individu, est l'aboutissant d'un long
passé d'efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres
est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous
sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j'entends
de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée
nationale. Avoir des gloires communes dans la passé, une volonté commune
dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire
encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. On aime
en proportion des sacrifices qu'on a consentis, des maux qu'on a
soufferts. On aime la maison qu'on a bâtie et qu'on transmet. Le chant
spartiate : «Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous
êtes» est dans sa simplicité l'hymne abrégé de toute patrie.
Dans le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager, dans
l'avenir un même programme à réaliser ; avoir souffert, joui, espéré
ensemble, voilà ce qui vaut mieux que des douanes communes et des
frontières conformes aux idées stratégiques ; voilà ce que l'on
comprend malgré les diversités de race et de langue. Je disais tout à
l'heure : «avoir souffert ensemble» ; oui, la souffrance en commun unit
plus que la joie. En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux
que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l'effort
en commun.
Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment
des sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé à faire
encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent
par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de
continuer la vie commune. L'existence d'une nation est (pardonnez-moi
cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l'existence de
l'individu est une affirmation perpétuelle de vie. Oh ! je le sais, cela
est moins métaphysique que le droit divin, moins brutal que le droit
prétendu historique. Dans l'ordre d'idées que je vous soumets, une
nation n'a pas plus qu'un roi le droit de dire à une province : «Tu
m'appartiens, je te prends». Une province, pour nous, ce sont ses
habitants ; si quelqu'un en cette affaire a droit d'être consulté, c'est
l'habitant. Une nation n'a jamais un véritable intérêt à s'annexer ou
à retenir un pays malgré lui. Le vœu des nations est, en définitive,
le seul critérium légitime, celui auquel il faut toujours en revenir.
Nous avons chassé de la politique les abstractions métaphysiques et
théologiques. Que reste-t-il, après cela ? Il reste l'homme, ses
désirs, ses besoins. La sécession, me direz-vous, et, à la longue,
l'émiettement des nations sont la conséquence d'un système qui met ces
vieux organismes à la merci de volontés souvent peu éclairées. Il est
clair qu'en pareille matière aucun principe ne doit être poussé à
l'excès. Les vérités de cet ordre ne sont applicables que dans leur
ensemble et d'une façon très générale. Les volontés humaines changent
; mais qu'est-ce qui ne change pas ici-bas ? Les nations ne sont pas
quelque chose d'éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La
confédération européenne, probablement, les remplacera. Mais telle
n'est pas la loi du siècle où nous vivons. À l'heure présente,
l'existence des nations est bonne, nécessaire même. Leur existence est
la garantie de la liberté, qui serait perdue si le monde n'avait qu'une
loi et qu'un maître.
Par leurs facultés diverses, souvent opposées, les nations servent à l'œuvre
commune de la civilisation ; toutes apportent une note à ce grand concert
de l'humanité, qui, en somme, est la plus haute réalité idéale que
nous atteignions. Isolées, elles ont leurs parties faibles. Je me dis
souvent qu'un individu qui aurait les défauts tenus chez les nations pour
des qualités, qui se nourrirait de vaine gloire ; qui serait à ce point
jaloux, égoïste, querelleur ; qui ne pourrait rien supporter sans
dégainer, serait le plus insupportable des hommes. Mais toutes ces
dissonances de détail disparaissent dans l'ensemble. Pauvre humanité,
que tu as souffert ! que d'épreuves t'attendent encore ! Puisse l'esprit
de sagesse te guider pour te préserver des innombrables dangers dont ta
route est semée !
Je me résume, Messieurs. L'homme n'est esclave ni de sa race, ni de sa
langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des
chaînes de montagnes. Une grande agrégation d'hommes, saine d'esprit et
chaude de cœur, crée une conscience morale qui s'appelle une nation.
Tant que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices
qu'exige l'abdication de l'individu au profit d'une communauté, elle est
légitime, elle a le droit d'exister. Si des doutes s'élèvent sur ses
frontières, consultez les populations disputées. Elles ont bien le droit
d'avoir un avis dans la question. Voilà qui fera sourire les
transcendants de la politique, ces infaillibles qui passent leur vie à se
tromper et qui, du haut de leurs principes supérieurs, prennent en pitié
notre terre à terre. «Consulter les populations, fi donc ! quelle
naïveté ! Voilà bien ces chétives idées françaises qui prétendent
remplacer la diplomatie et la guerre par des moyens d'une simplicité
enfantine». - Attendons, Messieurs ; laissons passer le règne des
transcendants ; sachons subir le dédain des forts. Peut-être, après
bien des tâtonnements infructueux, reviendra-t-on à nos modestes
solutions empiriques. Le moyen d'avoir raison dans l'avenir est, à
certaines heures, de savoir se résigner à être démodé.