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La
Nation, théories.
Numa
Fustel de Coulanges,
L'Alsace est-elle allemande ou française,
27 octobre 1870.
par Marc Nadaux
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Alors
que la guerre est déclarée entre la France et la Prusse, depuis le 19
juillet 1870, l'historien allemand Théodore Mommsen rédige une "
Lettre adressée au peuple italien ", dans laquelle il affirme
l'appartenance au monde germanique de l'Alsace. Le grand spécialiste de
l'Antiquité romaine développe ainsi une argumentation qui repose sur des
considérations d'ordre linguistique, voire ethnique.
Numa Fustel de Coulanges, autre universitaire de renom, auteur
entre-autres de La Cité Antique, lui réplique dans cette autre lettre,
datée du 27 octobre 1870 - nous sommes dans les premières semaines du
conflit - et qui parait dans La Revue des Deux Mondes. Il oppose ainsi à
cette conception allemande, fondée sur le passé historique, une vision
plus spirituelle de la Nation. " La Nation c'est ce qu'on aime
", s'écrit-il. Quelques années plus tard, cette vision sera reprise
et amplifiée par Ernest Renan. |
Fustel de Coulanges,
L'Alsace est-elle allemande ou française.
RÉPONSE A M. MOMMSEN, Professeur à Berlin.
Paris, 27 octobre 1870
Monsieur,
Vous avez adressé dernièrement trois lettres au
peuple italien. Ces lettres, qui ont paru d'abord dans les journaux de
Milan et qui ont été ensuite réunies en brochure sont un véritable
manifeste contre notre nation. Vous avez quitté vos études historiques
pour attaquer la France ; je quitte les miennes pour vous répondre.
Dans vos deux premières lettres, qui ont été écrites à la fin du mois
de juillet, vous vous êtes surtout efforcé de montrer que la Prusse,
malencontreusement attaquée, ne faisait que se défendre. Il est vrai qu'à
cette époque nous paraissions les agresseurs et qu'il était permis de
s'y tromper. Vous n'auriez pas commis la même méprise deux mois plus
tard et surtout vous n'auriez pas pu répéter que " la Prusse
n'avait jamais fait et ne ferait jamais que des guerres défensives
". Car les rôles ont été si bien intervertis dans l'entrevue de
Ferrières, que c'est manifestement la Prusse qui est devenue l'agresseur
et que son ambition n'a même plus pris la peine de se dissimuler. Du
reste, monsieur, j'admire les nobles sentiments que vous professiez en
faveur de la paix et du bon droit... au mois de juillet.
Votre troisième lettre, écrite à la fin du mois d'août, c'est-à-dire
au milieu des victoires prussiennes, diffère sensiblement des deux premières.
Vous ne vous occupez plus de la défense de votre patrie soi-disant attaquée,
mais de son agrandissement. Il ne s'agit plus pour vous de salut, mais de
conquête. Sans le moindre détour, vous écrivez que la Prusse doit
s'emparer de l'Alsace et la garder.
Ainsi, dès le mois d'août, vous indiquiez avec une perspicacité
parfaite le vrai point qui était en litige entre la France et la Prusse.
M. de Bismarck ne s'était pas encore prononcé. Il n'avait pas encore dit
tout haut qu'il nous faisait la guerre pour mettre la main sur l'Alsace et
la Lorraine. Mais déjà, monsieur, vous étiez bon prophète et vous
annonciez les prétentions et le but de la Prusse. Vous déterminiez
nettement quel serait l'objet donc cette nouvelle guerre qu'elle allait
entreprendre à son tour contre notre nation. Nul ne peut plus l'ignorer
aujourd'hui : ce qui met aux prises toute la population militaire de
l'Allemagne et toute la population virile de la France, c'est cette
question franchement posée : " l'Alsace sera-t-elle à la France ou
à l'Allemagne ?
La Prusse compte bien résoudre cette question par la force ; mais la
force ne lui suffit pas : elle voudrait bien y joindre le Droit. Aussi,
pendant que ses armées envahissaient l'Alsace et bombardaient Strasbourg,
vous vous efforciez de prouver qu'elle était dans son droit et que
l'Alsace et Strasbourg lui appartenaient légitimement. L'Alsace, à vous
en croire, est un pays allemand ; donc elle doit appartenir à l'Allemagne
. Elle en faisait partie autrefois ; vous concluez de là qu'elle doit lui
être rendue. Elle parle allemand, et vous en tirez cette conséquence que
la Prusse peut s'emparer d'elle. En vertu de ces raisons vous la "
revendiquez " ; vous voulez qu'elle vous soit " restituée
". Elle est vôtre, dites-vous, et vous ajoutez : " Nous voulons
prendre tout ce qui est nôtre, rien de plus, rien de moins. " Vous
appelez cela le principe de nationalité.
C'est sur ce point que je tiens à vous répondre. Car il faut que l'on
sache bien s'il est vrai que, dans cet horrible duel, le Droit se trouve
du même côté que la force. Il faut aussi que l'on sache s'il est vrai
que l'Alsace ait eu tort en se défendant et que la Prusse ait eu raison
en bombardant Strasbourg.
Vous invoquez le principe de nationalité, mais vous le comprenez
autrement que toute l'Europe. Suivant vous, ce principe autoriserait un État
puissant à s'emparer d'une province par la force, à la seule condition
d'affirmer que cette province est occupée par la même race que cet État.
Suivant l'Europe et le bon sens, il autorise simplement une province ou
une population à ne pas obéir malgré elle à un maître étranger. Je
m'explique par un exemple : le principe de nationalité ne permettait pas
au Piémont de conquérir par la force Milan et Venise ; mais il
permettait à Milan et à Venise de s'affranchir de l'Autriche et de se
joindre volontairement au Piémont. Vous voyez la différence. Ce principe
peut bien donner à l'Alsace un droit, mais il ne vous en donne aucun sur
elle.
Songez où nous arriverions si le principe de nationalité était entendu
comme l'entend la Prusse, et si elle réussissait à en faire la règle de
la politique européenne. Elle aurait désormais le droit de s'emparer de
la Hollande. Elle dépouillerait ensuite l'Autriche sur cette seule
affirmation que l'Autriche serait une étrangère à l'égard de ses
provinces allemandes. Puis elle réclamerait à la Suisse tous les cantons
qui parlent allemand. Enfin s'adressant à la Russie, elle revendiquerait
la province de Livonie et la ville de Riga, qui sont habitées par la race
allemande ; c'est vous qui le dites page 16 de votre brochure. Nous n'en
finirions pas. L'Europe serait périodiquement embrasée par les "
revendications " de la Prusse. Mais il ne peut en être ainsi. Ce
principe, qu'elle a allégué pour le Slesvig, qu'elle allègue pour
l'Alsace, qu'elle alléguera pour la Hollande, pour l'Autriche, pour la
Suisse allemande, pour la Livonie, elle le prend à contre-sens. Il n'est
pas ce qu'elle croit. Il constitue un droit pour les faibles ; il n'est
pas un prétexte pour les ambitieux. Le principe de nationalité n'est
pas, sous un nom nouveau, le vieux droit du plus fort.
Comprenons-le tel qu'il est compris par le bon sens de l'Europe. Que
dit-il relativement à l'Alsace? Une seule chose : c'est que l'Alsace ne
doit pas être contrainte d'obéir à l'étranger. Voulez-vous maintenant
que nous cherchions quel est l'étranger pour l'Alsace? Est-ce la France,
ou est-ce l'Allemagne? Quelle est la nationalité des Alsaciens, quelle
est leur vraie patrie? Vous affirmez, monsieur, que l'Alsace est de
nationalité allemande. En êtes-vous bien sûr? Ne serait-ce pas là une
de ces assertions qui reposent sur des mots et sur des apparences plutôt
que sur la réalité? Je vous prie d'examiner cette question posément,
loyalement : à quoi distinguez-vous la nationalité? à quoi
reconnaissez-vous la patrie ?
Vous croyez avoir prouvé que l'Alsace est de nationalité allemande parce
que sa population est de race germanique et parce que son langage est
l'allemand. Mais je m'étonne qu'un historien comme vous affecte d'ignorer
que ce n'est ni la race ni la langue qui fait la nationalité.
Ce n'est pas la race : jetez en effet les yeux sur l'Europe et vous verrez
bien que les peuples ne sont presque jamais constitués d'après leur
origine primitive. Les convenances géographiques, les intérêts
politiques ou commerciaux sont ce qui a groupé les populations et fondé
les États. Chaque nation s'est ainsi peu à peu formée, chaque patrie
s'est dessinée sans qu'on se soit préoccupé de ces raisons
ethnographiques que vous voudriez mettre à la mode. Si les nations
correspondaient aux races, la Belgique serait à la France, le Portugal à
l'Espagne, la Hollande à la Prusse ; en revanche, l'Écosse se détacherait
de l'Angleterre, à laquelle elle est si étroitement liée depuis un siècle
et demi, la Russie et l'Autriche se diviseraient en trois ou quatre tronçons,
la Suisse se partagerait en deux, et assurément Posen se séparerait de
Berlin. Votre théorie des races est contraire à tout l'état actuel de
l'Europe. Si elle venait à prévaloir, le monde entier serait à refaire.
La langue n'est pas non plus le signe caractéristique de la nationalité.
On parle cinq langues en France, et pourtant personne ne s'avise de douter
de notre unité nationale. On parle trois langues en Suisse ; la Suisse en
est-elle moins une seule nation, et direz-vous qu'elle manque de
patriotisme? D'autre part, on parle anglais aux États-Unis; voyez-vous
que les États-Unis songent à rétablir le lien national qui les unissait
autrefois à l'Angleterre? Vous vous targuez de ce qu'on parle allemand à
Strasbourg ; en est-il moins vrai que c'est à Strasbourg que l'on a chanté
pour la première fois notre Marseillaise? Ce qui distingue les nations,
ce n'est ni la race, ni la langue. Les hommes sentent dans leur cœur
qu'ils sont un même peuple lorsqu'ils ont une communauté d'idées, d'intérêts,
d'affections, de souvenirs et d'espérances. Voilà ce qui fait la patrie.
Voilà pourquoi les hommes veulent marcher ensemble, ensemble travailler,
ensemble combattre, vivre et mourir les uns pour les autres. La patrie,
c'est ce qu'on aime. Il se peut que l'Alsace soit allemande par la race et
par le langage ; mais par la nationalité et le sentiment de la patrie
elle est française. Et savez-vous ce qui l'a rendue française? Ce n'est
pas Louis XIV, c'est notre Révolution de 1789. Depuis ce moment, l'Alsace
a suivi toutes nos destinées ; elle a vécu de notre vie. Tout ce que
nous pensions, elle le pensait ; tout ce que nous sentions, elle le
sentait. Elle a partagé nos victoires et nos revers, notre gloire et nos
fautes, toutes nos joies et toutes nos douleurs. Elle n'a rien eu de
commun avec vous. La patrie, pour elle, c'est la France. L'étranger, pour
elle, c'est l'Allemagne.
Tous les raisonnements du monde n'y changeront rien. Vous avez beau
invoquer l'ethnographie et la philologie. Nous ne sommes pas ici dans un
cours d'université. Nous sommes au milieu des faits et en plein cœur
humain. Si vos raisonnements vous disent que l'Alsace doit avoir le cœur
allemand, mes yeux et mes oreilles m'assurent qu'elle a le cœur français.
Vous affirmez, de loin, " qu'elle garde un esprit d'opposition
provinciale contre la France " ; je l'ai vue de près ; j'ai connu
des hommes de toutes les classes, de tous les cultes, de tous les partis
politiques, et je n'ai trouvé cet esprit d'opposition contre la France
nulle part. Vous insinuez qu'elle a une antipathie contre les hommes de
Paris ; je me vante de savoir avec quelle sympathie elle les accueille.
Par le cœur et par l'esprit, l'Alsace est une de nos provinces les plus
françaises. Le Strasbourgeois a, comme chacun de nous, deux patries : sa
ville natale d'abord, puis, au-dessus, la France. Quant à l'Allemagne, il
n'a pas même la pensée qu'elle puisse être en aucune façon sa patrie.
Vous l'avez bien vu depuis deux mois. Le 6 août, la France était vaincue
; l'Alsace , dégarnie de troupes, était ouverte aux Allemands. Comment
les a-t-elle accueillis? Les paysans alsaciens ont pris leurs vieux fusils
à pierre et leurs pioches pour combattre l'étranger. Beaucoup d'entre
eux, ne pouvant souffrir la présence de l'ennemi dans leurs villages, se
sont réfugiés dans les montagnes, et à l'heure qu'il est ils défendent
encore pied à pied chaque défilé et chaque ravin. On a sommé
Strasbourg de se rendre, et vous savez comment il a répondu. Or notez ce
point : Strasbourg n'avait pour garnison que 2500 soldats français et le
6e régiment d'artillerie qui est composé d'Alsaciens. C'est la
population strasbourgeoise qui a résisté aux allemands. C'est un général
alsacien qui commandait la ville. L'évêque, que l'on a si durement
repoussé du camp allemand, était un Alsacien. Ceux qui ont si
vaillamment combattu, ceux qui ont frappé l'ennemi par de si rudes
sorties étaient des Alsaciens. Tous ces hommes-là sans doute parlaient
votre langue ; mais ils ne se sentaient certainement pas vos compatriotes.
Et ces soldats allemands qui lançaient des bombes contre Strasbourg, qui
visaient la cathédrale, qui brûlaient le Temple-Neuf, la bibliothèque,
les maisons, 1'hôpital, qui, respectant les remparts et ménageant la
garnison, n'étaient impitoyables que pour les habitants, dites
franchement, la main sur le cœur, se sentaient-ils leurs compatriotes! Ne
parlez donc plus de nationalité, et surtout gardez-vous bien de dire aux
Italiens : Strasbourg est à nous du même droit que Milan et Venise sont
à vous ; car les Italiens vous répondraient qu'ils n'ont bombardé ni
Milan ni Venise. Si l'on avait pu avoir quelque doute sur la vraie
nationalité de Strasbourg et de l'Alsace, le doute ne serait plus
possible aujourd'hui. La cruauté de l'attaque et l'énergie de la défense
ont fait éclater la vérité à tous les yeux. Quelle preuve plus forte
voudriez vous ?
Comme les premiers chrétiens confessaient leur foi, Strasbourg, par le
martyre, a confessé qu'il est Français. Vous êtes, monsieur, un
historien éminent. Mais, quand nous parlons du présent, ne fixons pas
trop les yeux sur l'histoire. La race, c'est de l'histoire, c'est du passé.
La langue, c'est encore de l'histoire, c'est le reste et le signe d'un
passé lointain. Ce qui est actuel et vivant, ce sont les volontés, les
idées, les intérêts, les affections. L'histoire vous dit peut-être que
l'Alsace est un pays allemand ; mais le présent vous prouve qu'elle est
un pays français. Il serait puéril de soutenir qu'elle doit retourner à
l'Allemagne parce qu'elle en faisait partie iI y a quelques siècles.
Allons-nous rétablir tout ce qui était autrefois? Et alors, je vous
prie, quelle Europe referons-nous? celle du XVIIème siècle, ou celle du
XVème, ou bien celle où la vieille Gaule possédait le Rhin tout entier,
et où Strasbourg, Saverne et Colmar étaient des villes romaines ?
Soyons plutôt de notre temps. Nous avons aujourd'hui quelque chose de
mieux que l'histoire pour nous guider. Nous possédons au XIXème siècle
un principe de droit public qui est infiniment plus clair et plus
indiscutable que votre prétendu principe de nationalité. Notre principe
à nous est qu'une population ne peut être gouvernée que par les
institutions qu'elle accepte librement, et qu'elle ne doit aussi faire
partie d'un État que par sa volonté et son consentement libre. Voilà le
principe moderne. Il est aujourd'hui l'unique fondement de l'ordre, et
c'est à lui que doit se rallier quiconque est à la fois ami de la paix
et partisan du progrès de l'humanité. Que la Prusse le veuille ou non,
c'est ce principe-là qui finira par triompher. Si l'Alsace est et reste
française, c'est uniquement parce qu'elle veut l'être. Vous ne la ferez
allemande que si elle avait un jour quelques raisons pour vouloir être
allemande.
Son sort doit dépendre d'elle. En ce moment la France et la Prusse se la
disputent ; mais c'est l'Alsace seule qui doit prononcer. Vous dites que
vous revendiquez Strasbourg et qu'il doit vous être restitué. Que
parlez-vous de revendication? Strasbourg n'appartient à personne.
Strasbourg n'est pas un objet de possession que nous ayons à restituer.
Strasbourg n'est pas à nous, il est avec nous. Nous souhaitons que
l'Alsace reste parmi les provinces françaises, mais sachez bien quel
motif nous alléguons pour cela. Disons-nous que c'est parce que Louis XIV
l'a conquise? Nullement. Disons-nous que c'est parce qu'elle est utile à
notre défense ? Non. Ni les raisons tirées de la force, ni les intérêts
de la stratégie n'ont de valeur en cette affaire. Il ne s'agit que d'une
question de droit public, et nous devons résoudre cette question d'après
les principes modernes. La France n'a qu'un seul motif pour vouloir
conserver l'Alsace, c'est que l'Alsace a vaillamment montré qu'elle
voulait rester avec la France. Voilà pourquoi nous soutenons la guerre
contre la Prusse. Bretons et Bourguignons, Parisiens et Marseillais, nous
combattons contre vous au sujet de l'Alsace; mais, que nul ne s'y trompe ;
nous ne combattons pas pour la contraindre, nous combattons pour vous empêcher
de la contraindre.
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