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                                                                                Les Journées de Février

 

1848,
les Journées de Février.



L'opinion d'un royaliste, le comte de Falloux,
25 février.



par Marc Nadaux

 






Alfred de Falloux, issu d'une ancienne famille de la noblesse angevine, décide d'entrer en politique sous la Monarchie de Juillet. Contrairement à nombre de ses semblables, qui refusent de pactiser avec les Orléans et vont bientôt se résigner à " l'exil intérieur ", il choisit délibérément la voie de l'expression parlementaire et est élu député de Segré, le 3 août 1846. A la Chambre, aux cotés de Pierre-Antoine Berryer, leader du parti légitimiste, le député se prend au jeu parlementaire, avant d’être définitivement déçu par la personnalité de François Guizot, le chef du gouvernement. Aux yeux de Falloux, l’amplitude de son éloquence n’a d’égale que son peu de goût pour le changement, et donc les réformes qu’appelle à grands cris l’opposition.

La révolution de Février, qui chasse Louis-Philippe d’Orléans de son royaume, le contraint à un séjour en Anjou. Le député souhaite en effet mettre en garde les activistes du légitimisme contre tout coup de force, qui risquerait d’attirer sur la province les foudres du Gouvernement provisoire. Ses instructions données à un ami par courrier sont cependant publiées in extenso dans Le Courrier de l’Ouest, le journal local. Cette lettre a dans ce contexte particulier, valeur de profession de foi.

Rappelant un mot de Chateaubriand – " Je suis monarchique par principe, je suis républicain par nature " - , Alfred de Falloux se rallie au nouveau régime, qu'il croit provisoire, craignant un retour à la guerre civile. Quoi qu'il s'en défende, le précédent de 1789 et 1793 est là encore bien présent à ses yeux. Mais en 1848, l'insurrection parisienne en annonce bien d'autres, partout ailleurs en Europe, et peut escompter avancer sans crainte de la réaction. Aussi faut-il agir, sans compromission cependant avec le parti orléaniste. Car l’aristocrate avoue également son admiration devant l’action du peuple et appelle de ses vœux un gouvernement garant de la liberté et de l’ordre.








Le comte Alfred de Falloux, député de Ségrée,
à son ami M. Bougler, à Angers,


Tours, 25 février 1848.


Mon cher ami.


Aussitôt que j'ai pu m'arracher à la préoccupation des événements présents, toute ma pensée s'est reportée sur notre Anjou. Les souvenirs de la guerre civile, l'ardeur des convictions contraires y rendent le terrain plus brûlant encore que partout ailleurs. Permettez-moi donc de vous écrire à la hâte mes premières impressions et veuillez les communiquer à tous ceux de nos amis qui gardent à M. de Quatrebarbes et à moi la confiance qu'ils nous avaient fait l'honneur de nous accorder jusqu'à ce jour.

Le mouvement actuel a cela d'évident qu'il ne peut blesser aucune conscience. Il ne s'agit pas d'une fidélité à transporter lâchement d'un prince à un autre ; il ne s'agit pas d'une ambition a badigeonner de la couleur du jour. Désormais, c'est le gouvernement de tous pour tous qu'il importe de régulariser, c'est la société dans sa plus large, dans sa plus haute acception qu'il importe de défendre. Que personne donc de nous ne s'y méprenne, que personne ne s'arrête un instant à des impressions analogues à celles qu'ont pu produire les faits anciens. Tout est nouveau, tout est inouï dans les événements actuels. Notre conduite ne doit plus relever, à cette heure, que de notre patriotisme, sans aucun ressouvenir de nos vieilles démarcations de parti.

Le gouvernement provisoire installé à Paris est lui-même le meilleur emblème de ce devoir social qui sera, je l'espère, compris par tous nos compatriotes. Beaucoup de ses membres me sont personnellement connus, et je m'honorerai toujours des relations qui m'ont rapproché d'eux depuis mon entrée à la Chambre. Ils consacrent, en ce moment, de grands efforts à rendre au pays la sécurité, le calme dont il a besoin pour vaquer aux grandes questions qui vont se soulever : la constitution d'abord, la liberté des cultes, la paix ou la guerre.

Dites-vous bien que l'Europe va prendre feu d'un bout à l'autre, à la nouvelle des événements de Paris. Cela, grâce à Dieu, nous dispense en France de songer à l'étranger. Les puissances étrangères, comme on disait jadis, sont aujourd'hui les impuissances étrangères. Tout ce que leur attaque a entraîné de violences, de passions, en 92, en 93, ne peut plus se reproduire. Le mouvement actuel, d'ici à six mois, enveloppera 60 millions d'hommes. Nous sommes séparés de toute agression possible par un boulevard de 300 lieues, par un rempart de peuples qui tournent vers nous leurs cœurs et non leurs armes.

Que les imaginations ne se reportent donc pas avec colère vers l'inévitable rapprochement de nos révolutions premières. Le meilleur moyen de faire renaître 93 serait de le craindre ou de le prédire. Nous avons encore, je l'espère, toutes les qualités de nos pères, mais nous n'avons plus leur inexpérience et leurs illusions. Comment, tout étant dissemblable dans les causes, rien pourrait-il être semblable dans les effets ?

Travaillez aussi à bien faire comprendre au clergé des campagnes toute l'importance de son attitude dans le mouvement actuel. Pie IX dit, depuis le commencement de son règne, qu'il est prêt à sacrifier son État temporel plutôt que la moindre de ses obligations comme pape. Prions Dieu pour qu'il ne soit pas rais à cette épreuve, mais appliquons-nous plus que jamais à méditer les enseignements prodigieux qui ressortent du langage et des exemples de Pie IX. La religion fleurit dans les républiques américaines, elle a fait, au moyen age même, la splendeur des républiques italiennes. Le clergé n'a pas consenti, en 1830, à ce que la Foi s'exilât avec le pieux représentant de la maison de Bourbon. Ne nous inquiétons pas davantage par rapport à elle, des formes que se donnera la prochaine représentation nationale ; que le clergé s'étudie, au contraire, à rapprocher tous les citoyens entre eux, et à éclairer les habitants de nos campagnes, en rassurant leur piété au lieu de l'alarmer. Le peuple de Paris, dans toute l'ardeur de la lutte, n'a pas cessé un instant de respecter les églises ; les prêtres parcourent toutes les rues; en plusieurs circonstances, il y a eu des traits fort touchants et que je serai heureux de vous raconter à loisir.

En un mot, cher ami, les périls de la France sont considérables; la réflexion, la conduite, le langage, le cœur, le fond du cœur, sans arrière-pensée, sans malentendu possible, doivent se pénétrer de la gravité de cette situation, ne rien abandonner ait hasard des impulsions individuelles ou, à l'impétuosité des premiers mouvements.

M. de Chateaubriand a .écrit, il y a déjà bien des années : " Je suis monarchique par principe, je suis républicain par nature. " Ce mot est parfaitement sincère dans la bouche de M. de Chateaubriand et des hommes de l'Ouest en général. Eh bien ! montrons à cette heure que le fond de notre nature est aussi facilement apte à l'indépendance et à la fermeté patriotiques qu'aux traditions chevaleresques de la monarchie.

Il n'y a plus, à cette heure, qu'un mot de l'ancienne unité française qui soit debout : la Patrie. Rallions-nous tous à ce glorieux et saint nom : prononçons-le, non avec contrainte, et comme imposé par une sorte de vague terreur, mais comme des hommes auxquels ni le mot, ni aucun des dévouements qu'il implique, ne sont inconnus ou indifférents. Dans peu de jours, j'espère être près de vous et me mettre à l'œuvre en commun avec vous. M. de Quatrebarbes sera bien prochainement à Cholet même, allant offrir aux autorités qu'il y trouvera, quelles qu'elles soient, l'appui de ses convictions et de son courage. Je ne doute pas que cette démarche de sa part ne devienne aujourd'hui, dans la Vendée, le signal d'une réconciliation comme elle se fait, comme elle doit se cimenter entre hommes loyaux qui ne désavouent rien de leur passé, mais qui savent, d'un œil ferme, envisager l'avenir.

Au revoir donc, bon courage et confiance en Dieu, qui a déjà donné trop de témoignages de prédilection à la France pour l'abandonner désormais, en pleine .paix, en pleine prospérité, en pleine jouissance de tous ses droits, de toutes ses libertés, aux horreurs de la guerre civile, aux rechutes violentes de ses plus mauvais jours.

Je ne puis, du reste, terminer ce griffonnage sans consigner ici, ce qui n'étonnera que ceux de nos amis éloignés du théâtre des événements, mon admiration, je souligne le mot, pour le peuple de Paris. Sa bravoure a été quelque chose d'héroïque, ses instincts d'une générosité, d'une délicatesse qui surpassent celles de beaucoup des corps politiques qui ont dominé la France depuis soixante ans. On peut dire que les combattants, les armes à 1a main, dans la double ivresse du danger et du triomphe, ont donné tous les exemples sur lesquels n'ont plus qu'à se régler aujourd'hui les hommes de sang-froid. Ils ont donné à leur victoire un caractère sacré : unissons-nous à eux pour que rien désormais ne le dénature ou ne l'égare.


Votre tout dévoué


A. DE FALLOUX.