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                                                   Adolphe Thiers, Discours sur les libertés nécessaires, 1864

 

Adolphe Thiers,
Discours sur les libertés nécessaires,
11 janvier 1864



par Marc Nadaux







Après avoir été un des hommes politiques les plus en vue de la Monarchie de Juillet, Adolphe Thiers accepte cette Seconde République, qu'il veut néanmoins conservatrice. Ayant soutenu la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte en 1848, il lutte en effet pour le maintien d'un ordre moral, l'éloignement des masses populaires de la vie politique grâce à la nécessaire représentation. Mais, peu après le coup d'État du 2 décembre 1851, Thiers se retire de la vie politique, se consacrant à ses travaux historiques, avant d'être de nouveau élu député, le 30 mai 1863.

Au Corps législatif, le duc de Morny, son président qui se souvient de son passé d'Orléaniste, s'exclame alors du haut de la tribune : " les suffrages du peuple ont replacé parmi nous d'anciennes illustrations parlementaires ; j'ose dire que, pour ma part, je m'en réjoui ". Thiers cependant devient un des principaux acteurs de l'opposition à l'Empire. Il crée, peu après son entrée au Corps législatif, l'Union Libérale, la première formation politique d'opposition, grâce à la percée effectuée par celle-ci lors du scrutin précédant.

Puis, le 11 janvier 1864, il prononce un discours au Corps législatif, réclamant les " libertés nécessaires ", qui connaît un grand retentissement. En effet, si pour lui la forme de gouvernement importe peu, les valeurs libérales doivent elles devenir les bases de ce régime, le Second Empire, qu'il croit fort et stable. Adolphe Thiers affirme sa politique et revendique le rétablissement des cinq « libertés nécessaires » : les libertés individuelles et donc celle de la presse, qu'il estime néanmoins devoir être contrôlé, des élections libres, et surtout le droit d'interpellation des ministres au Corps législatif, ainsi que la responsabilité de ces derniers, le rétablissement donc d'un véritable régime parlementaire.








Pour moi, messieurs, il y a cinq conditions qui constituent ce que j'appelle le nécessaire en fait de liberté.

La première est celle qui est destinée à assurer la sécurité du citoyen. Il faut que le citoyen repose tranquillement dans sa demeure, et parcoure toutes les parties du territoire sans être exposé à aucun acte arbitraire. Pourquoi les hommes se mettent-ils en société ? Pour assurer leur sécurité. Mais quand ils se sont mis à l'abri de la violence individuelle, s'ils restaient exposés à la violence du pouvoir destiné à le protéger, ils auraient manqué leur but. Il faut que le citoyen soit garanti contre la violence individuelle, et contre tout acte arbitraire du pouvoir. Ainsi, quant à cette liberté individuelle, je n'insisterai pas, et c'est bien celle-là qui mérite le titre d'incontestable et d'indispensable.

Mais, quand le citoyen a obtenu cette sécurité, il n'a presque rien fait encore. S'il s'endormait dans une tranquille indolence, cette sécurité, il ne la conserverait pas longtemps. Il faut en effet que le citoyen veille sur la chose publique, pour cela, il faut qu'il y pense, et il ne faut pas qu'il y pense seul, car il n'arriverait ainsi qu'à une opinion individuelle ; il faut que ses concitoyens y pensent comme lui ; il faut que tous ensemble échangent leurs idées, et arrivent ainsi à produire cette pensée commune qu'on appelle l'opinion publique. Or, cela n'est possible que par la presse. Il faut donc qu'elle soit libre, mais, lorsque je dis liberté, je ne dis pas impunité. De même que la liberté individuelle du citoyen existe à la condition qu'il n'aura pas provoqué la vindicte des lois, la liberté de la presse est à cette condition que l'écrivain n'aura ni outragé l'honneur des citoyens, ni troublé le repos du pays. (Marques d'approbations.)

Ainsi, selon moi, la seconde liberté nécessaire, c'est pour les citoyens cette liberté d'échanger leurs idées, liberté qui enfante l'opinion publique. Mais, lorsque cette opinion se produit, elle ne doit pas demeurer un vain bruit, et il faut qu'elle ait un résultat. Pour cela il faut que des homes choisis viennent l'apporter ici au centre de l'État, cela suppose la liberté des élections, et par liberté des élections, je n'entends pas que le gouvernement, qui est chargé de veiller aux lois, n'ait pas là un rôle, que le gouvernement, qui est composé de citoyens, n'ait pas une opinion : je me borne à dire qu'il ne faut pas qu'il puisse dicter les choix et imposer sa volonté dans les élections. Voilà ce que j'appelle la liberté électorale.

Mais ce n'est pas tout, messieurs. Quand ces élus, mandataires de l'opinion publique, chargés de l'exprimer, sont réunis ici, il faut qu'ils puissent, d'une liberté complète, il faut qu'ils puissent à temps... (veuillez bien, messieurs, apprécier la portée de ce que je dis en ce moment), il faut qu'ils puissent, à temps, opposer un utile contrôle à tous les actes du pouvoir. Il ne faut pas que ce contrôle arrive trop tard, et qu'on n'ait que des fautes irréparables à déplorer. C'est là la liberté de la représentation nationale, sur laquelle je m'expliquerai tout à l'heure, et cette liberté est, selon moi, la quatrième des libertés indispensables.

Enfin vient la dernière (je ne dirai pas la plus importante, elles sont toutes également importantes), mais la dernière, dont le but est celui-ci : c'est de faire que l'opinion publique, bien constatée ici à la majorité, devienne la directrice de la marche du gouvernement. (Bruit.)

Messieurs, les hommes, pour arriver à cette liberté qui est, on peut le dire, la liberté tout entière, ont imaginé deux moyens, la république et la monarchie.

Dans la république, le moyen est bien simple : on change le chef de l'État tous les quatre, six ou huit ans, suivant le texte de la Constitution.

De leur côté, les partisans de la monarchie ont voulu, eux aussi, n'être pas moins libres que les citoyens de la république, et quel moyen ont-ils imaginé ? C'est au lieu de faire porter l'effort de l'opinion publique sur le chef de l'État, de le faire porter sur les dépositaires de son autorité, d'établir le débat non pas avec le souverain, mais avec des ministres, de manière que, le souverain ne changeant pas, la permanence du pouvoir étant assurée, quelque chose changeât, la politique, et qu'ainsi s'accomplit ce beau phénomène du pays placé sous un monarque étranger à toutes les vicissitudes, du pays se gouvernant lui-même par sa propre pensée et pas sa propre opinion. (Mouvement prolongé en sens divers).