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                                                   Léo Taxil, contre le cléricalisme et  la franc-maçonnerie, 1897  

 

Léo Taxil,
contre le cléricalisme et  la franc-maçonnerie,
1897.




par Marc Nadaux


 





Curieux parcours intellectuel et spirituel que celui de Léo Taxil, le mystificateur. Gabriel-Antoine Jogand-Pagès est tout d'abord connu pour ses prises de position contre l'Eglise catholique, le cléricalisme en ces années où la République opportuniste multiplie les lois de laïcisation de la société. Celui qui se fait connaître par sa plume sous le nom de Léo Taxil anime ainsi plusieurs journaux polémique dans les années 1870, avant de fonder La Ligue anticléricale en 1881. Celle-ci comptera jusqu'à 4.000 membres ! A la même époque, mais pour une courte période il entre en maçonnerie, puis se convertit au catholicisme... Le dévot se fait alors anti-maçon, une opposition fort bruyante comme toujours chez lui.  Après avoir dénoncé les vices cachés des frères maçons, Léo Taxil accuse la franc-maçonnerie d'être une secte satanique, vouant un culte à l'antique Baphomet et au Palladisme ! Pour finir, le mystificateur dévoile la supercherie, le 19 avril 1897, dans une conférence organisée à la Société de Géographie. 








Discours prononcé par Léo Taxil
à la Société de Géographie

(19 avril 1897)


Mes révérends Pères,
Mesdames,
Messieurs,

Il importe, tout d'abord, d'adresser des remerciements à ceux de mes confrères de la presse catholique, qui - entreprenant tout à coup, il y a six ou sept mois, une campagne d'attaques retentissantes - ont produit un merveilleux résultat, celui que nous constatons dès ce soir, et que l'on constatera mieux encore demain : l'éclat tout à fait exceptionnel de la manifestation de la vérité dans une question, dont la solution aurait pu peut-être, sans eux, passer absolument inaperçue.

A ces chers confrères, donc, mes premières félicitations !

Et, dans un instant, ils vont comprendre combien ces remerciements sont sincères et justifiés...

Maintenant, je m'adresse aux catholiques.

Je leur dis : - Quand vous avez su que le docteur Bataille, se disant dévoué à la cause catholique, avait passé onze années de sa vie à explorer les antres les plus ténébreux des sociétés secrètes, Loges et Arrière-Loges, et même Triangles lucifériens, vous l'avez carrément approuvé, vous avez trouvé sa conduite formidable. Il a reçu une véritable pluie de félicitations. Des articles élogieux, il en a eu même dans les journaux du parti qui, aujourd'hui, n'ont pas assez de foudre pour pulvériser Miss Diana Vaughan, la traitant tantôt de mythe et tantôt d'aventurière et de tireuse de cartes.

On peut revenir à présent sur ces acclamations qui ont accueilli le docteur Bataille; mais elles n'en ont pas moins eu lieu, et elles ont été éclatantes. Illustres théologiens, éloquents prédicateurs, éminents prélats l'ont complimenté à qui mieux mieux. Et je ne dis pas qu'ils avaient tort.

Je constate purement et simplement. Et cette constatation a pour but de me permettre de dire tout aussitôt :
" Ne vous fâchez pas, mes Révérends Pères, mais riez de bon coeur, en apprenant aujourd'hui que ce qui s'est passé, c'est exactement le contraire de ce que vous avez cru. Il n'y a pas eu, le moins du monde, un catholique se dévouant et explorant sous un faux nez la Haute-Maçonnerie du Palladisme. Mais, par contre, il y a eu un libre-penseur qui, pour son édification personnelle, nullement par hostilité, est venu flâner dans votre camp, non pas durant onze années, mais douze : et... c'est votre serviteur. "

Pas le moindre complot maçonnique dans cette histoire, et je vais vous le prouver tout à l'heure. Il faut laisser à Homère chantant les exploits d'Ulysse, l'aventure du légendaire cheval de bois. Ce terrible cheval n'a rien à voir dans le cas présent. L'histoire d'aujourd'hui est beaucoup moins compliquée.

Un beau jour, votre serviteur s'est dit que, étant parti trop jeune pour l'irréligion et peut-être avec beaucoup trop de fougue, il pouvait fort bien ne pas avoir le sentiment exact de la situation; et alors, n'agissant pour le compte de personne, voulant rectifier sa manière de voir, s'il y avait lieu, ne confiant d'abord sa résolution à qui que ce fût, il pensa avoir trouvé le moyen de mieux connaître, de mieux se rendre compte, pour sa propre satisfaction.

Ajoutez à cela, si vous voulez, un fond de fumisterie dans le caractère; - on n'est pas impunément fils de Marseille ! - Oui, ajoutez ce délicieux plaisir, que la plupart ignorent, mais qui est bien réel, allez ! cette joie intime que l'on éprouve à jouer un bon tour à un adversaire, sans méchanceté, pour s'amuser, pour rire un brin...

D'abord, j'étais venu curieux, un peu à l'aventure - mais en me proposant, bien entendu, de me retirer, une fois l'expérience faite. - Puis, le doux plaisir de la fumisterie prenant le dessus, dominant tout, je m'attardai dans le camp catholique, développant de plus en plus mon plan de mystification à la fois amusante et instructive, et lui donnant des proportions toujours plus vastes, au gré des événements.

C'est ainsi que j'en arrivai à m'assurer deux collaborateurs, deux, pas d'avantage : l'un, un ancien camarade d'enfance, que je mystifiai lui-même tout d'abord et à qui je donnai le pseudonyme de Dr Bataille ; l'autre, Miss Diana Vaughan, protestante française, plutôt libre-penseuse, dactylographe de son état et représentante d'une des fabriques de machines à écrire des Etats-Unis. L'un et l'autre étaient nécessaires pour assurer le succès du dernier épisode de cette joyeuse fumisterie, que les journaux américains appellent " la plus grande mystification des temps modernes ".

Ce dernier épisode, qui devait naturellement se clore en avril, mois de la gaîté, mois des farces, - et n'oublions pas que la mystification débuta également en avril, le 23 avril 1885, - ce dernier épisode est le seul qui ait à être expliqué aujourd'hui, et encore à grands traits seulement; car, s'il fallait raconter tout, en montrant le dessous des cartes depuis le commencement de l'aventure, nous en aurions pour plusieurs jours. Ce poisson d'avril a été une gigantesque baleine.

Toutefois, il importe d'éclairer le point de départ par quelques rayons d'une douce lumière.

Parmi les adages de l'art culinaire, on cite souvent celui-ci : " On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur. " La perfection dans la science de rôtir ne s'apprend pas. Il en est, je crois, de même pour la fumisterie; on naît fumiste.

Voici quelques aveux sur mes débuts dans cette noble carrière :

D'abord, dans ma ville natale. Personne n'a oublié, à Marseille, la fameuse histoire de la dévastation de la rade par une bande de requins. De plusieurs localités de la côte, arrivaient échappé aux plus terribles dangers. La panique se mit parmi les baigneurs, et les établissements de bains de mer, depuis les Catalans jusqu'à la plage du Prado, furent désertés pendant plusieurs semaines. La Commission municipale s'émut; le maire émit l'avis, très judicieux, que ces requins, fléau de la rade, étaient vraisemblablement venus de Corse à la suite d'un navire qui avait sans doute jeté à l'eau quelque cargaison avariée de viandes fumées.

La Commission municipale vota une adresse au général Espivent de la Villeboisnet, - on était alors sous le régime de l'état de siège, - lui demandant de mettre à sa disposition une compagnie, armée de chassepots, pour une expédition sur un remorqueur. Le brave général, ne demandant qu'à être agréable aux administrateurs qu'il avait lui-même choisis pour la chère et bonne ville où je reçus le jour, le général Espivent, accorda donc cent hommes, bien armés, avec ample provision de cartouches.

Le navire libérateur quitta le port, salué par les bravos du maire et de ses adjoints; la rade fut explorée dans tous les sens, mais le remorqueur s'en revient bredouille; pas plus de requins qu'il n'y en ici ! Une enquête ultérieure démontra que les lettres de plaintes émanant de divers pêcheurs de la côte étaient toutes absolument fantaisistes. Dans les localités où ces lettres avaient été mises à la poste, ces pêcheurs-là n'existaient pas; et, en rassemblant ces lettres, on remarqua qu'elles paraissaient avoir été écrites par la même main. L'auteur de la mystification ne fut pas découvert. Vous le voyez devant vous. C'était en 1873 ; j'avais alors dix-neuf ans.

J'espère que le général Espivent me pardonnera d'avoir, par un bateau, compromis un moment son prestige aux yeux de la population. Il avait supprimé la Marotte, journal des fous. L'affaire des requins fut, n'est-ce pas ? une très inoffensive vengeance.

Quelques années plus tard, j'étais à Genève, pour me soustraire à quelques condamnations de presse. La Fronde, puis le Frondeur avaient succédé à la Marotte.

Un beau jour, le monde savant fut ravi d'apprendre une merveilleuse découverte. Peut-être quelqu'un, dans cet auditoire, se rappellera le fait : il s'agit de la ville sous-lacustre que l'on apercevait, disait-on, assez confusément, au fond du lac Léman, entre Nyon et Coppet.

Des correspondances furent envoyées à tous les coins d'Europe, tenant les journaux au courant des prétendues fouilles. Une explication très scientifique était donnée en s'appuyant sur les Commentaires de Jules César : cette ville avait dû être bâtie à l'époque de la conquête romaine, en ce temps où le lac était si étroit que le Rhône le traversait sans y mêler ses eaux. Bref, la découverte fit partout grand bruit, - partout excepté en Suisse, bien entendu. Les habitants de Nyon et de Coppet ne furent pas peu étonnés de l'arrivée de quelque touriste, de temps en temps, qui demandait à voir la ville sous-lacustre. Les bateliers de l'endroit finirent par se décider à conduire sur le lac les touristes trop insistants. On répandait de l'huile sur l'eau, pour mieux voir; et, en effet, il y en eut qui distinguèrent quelque chose... des restants de rues assez bien alignées, des carrefours, que sais-je ?

Un archéologie polonais, qui avait fait le voyage, s'en retourna satisfait et publia un rapport, dans lequel il affirmait avoir très bien distingué un restant de place publique, avec quelque chose d'informe qui pourrait bien être un restant de statue équestre. Un Institut délégua deux de ses membres; mais ceux-ci, dès leur arrivée, s'abouchèrent avec les autorités, et, ayant appris ainsi que la ville sous-lacustre était une pure fumisterie, s'en retournèrent comme ils étaient venus et ne virent rien , hélas ! La ville sous-lacustre ne survécut pas à cette démarche scientifique.

Le père de la ville sous-lacustre du Léman, qui est ici présent, eut un précieux auxiliaire, pour la propagation de la légende, en la personne d'un de ses compagnons d'exil, - est-il besoin de dire que c'est un Marseillais aussi ? - mon confrère et ami Henri Chabrier, acclimaté aujourd'hui comme moi sur les bords de la Seine.

Ces deux anecdotes, entre cent que je pourrais citer, sont rapportées afin d'établir que le goût de votre serviteur pour la grande et joyeuse fumisterie remonte à plus de douze ans.

J'arrive donc à la plus grandiose fumisterie de mon existence, à celle qui prend fin aujourd'hui, et qui sera évidemment la dernière ; car, après celle-là, je me demande quel confrère, même de la presse d'Islande ou de Patagonie, accueillerait, sous ma recommandation ou sous celle d'un de ses amis, la confidence de n'importe quel événement extraordinaire !...

On comprendra sans peine qu'il n'était guère commode, avec le formidable bagage de mes écrits irréligieux, d'être reçu dans le giron de l'Eglise, sans une méfiance encore plus formidable. Il me fallait, cependant, arriver là et être accueilli, pour pouvoir, quand les méfiances seraient complètement dissipés, au moins en haut lieu, organiser et diriger la phénoménale mystification de la diablerie contemporaine.

Pour atteindre le résultat que je m'étais proposé, il était nécessaire, indispensable de ne confier mon secret à personne, absolument à personne, pas même à mes plus intimes amis, pas même à ma femme, du moins dans les premiers temps. Mieux valaient passer pour être devenus fou aux yeux de ceux qui m'approchaient. La moindre indiscrétion pouvait tout faire manquer. Et je jouais gros jeu; car j'avais affaire à forte partie. L'hostilité des uns, la contrariété chagrine et agacée des autres furent, au contraire, mes meilleurs atouts, puisque, - ce qui était immanquable - je fus mis en étroite observation pendant les premières années.

Pourtant, quelques menus détails frapperont mes anciens amis, si je les leur rappelle.

Ainsi, après la publication de ma lettre par laquelle je rétractais tous mes ouvrages irréligieux, les groupes parisiens de la Ligue anticléricale se réunirent en assemblée générale pour voter mon expulsion. On fut surpris de m'y voir arriver; les ligueurs n'en revenaient pas, et en vérité ma présence était incompréhensible, puisque je ne venais pas braver ceux dont je m'étais séparé et que je ne dis pas un mot non plus pour tenter de les entraîner avec moi, comme l'aurait fait un converti dans son ardeur de néophyte.

Non ! je vins à cette séance, sous prétexte de faire mes adieux, - et il y avait alors trois mois que j'avais donné ma démission ! - mais en réalité pour chercher et trouver l'occasion de placer un mot que je pourrais rappeler quand le moment serait venu.

En grande majorité, ces ligueurs anticléricaux étaient mes amis. Il y en avait qui pleuraient; moi-même, j'étais ému... Je vous assure que je ne me séparais pas d'eux sans ennuis. Enfin, prenez-le comme vous voudrez. Quoique ému, je gardais mon sang froid au milieu d'une vrai tempête; reportez-vous aux journaux du temps.

Pour clôturer la séance, le président mis aux voix l'ordre du jour suivant, qui fut voté à l'unanimité :
" Considérant que le nommé Gabriel Jogand-Pagès, dit Léo Taxil, l'un des fondateurs de la Ligue anticléricale, a renié tous les principes qu'il avait défendus, a trahi la libre-pensée et tous ses co-antireligionnaires ;

" Les ligueurs présents à la réunion du 27 juillet 1885, sans s'arrêter aux mobiles qui ont dicté au nommé Léo Taxil son infâme conduite, l'expulsent de la Ligue anticléricale comme traître et renégat. "

Je protestai alors contre un mot, un seul mot, de cet ordre du jour.

Il y a sans doute, dans la salle, des anciens amis qui prirent part à cette réunion de juillet 1885. Je leur rappelle les termes de ma protestation.

Je dis ceci, de la voix la plus paisible :
" - Mes amis, j'accepte cet ordre du jour, sauf un mot... "

Le président m'interrompit pour s'écrier :
" en vérité, c'est trop d'audace ! "

Je continuais, sans me troubler :
" - Vous avez le droit de dire que je suis un renégat, puisque je viens de faire publier, il y a quatre jours, une lettre dans laquelle je rétracte, je renie expressément tous mes écrits contre la religion. Mais je vous demande de biffer le mot traître, qui ne s'applique aucunement à mon cas; il n'y a pas l'ombre d'une trahison dans ce que je fais aujourd'hui. Ce que je vous dis là, vous ne pouvez pas le comprendre en ce moment; mais vous le comprendrez plus tard. "

Je me gardais bien d'appuyer outre mesure sur cette dernière phrase; car il ne fallait pas soupçonner mon secret. Mais je la dis assez nettement pour qu'elle pût rester dans les mémoires, tout en prêtant à diverses interprétations.
Et, quand j'eus l'occasion de publier un compte rendu de cette séance, j'eus un grand soin d'omettre cette déclaration; en effet, elle eût pu donner l'éveil.

Second fait entre le jour d'avril où je vins faire à un prêtre la confidence de ma conversion et le jour de la séance de mon expulsion de la libre-pensée, se tint à Rome une congrès anticlérical, dont j'avais été un des organisateurs. Rien ne m'était plus facile que de le désorganiser et de le faire échouer complètement. Ce congrès eut lieu dans les premiers jours de juin. tous les ligueurs savent que, jusqu'au bout, je me suis employé de toutes mes forces à la réussite; seule la mort de Victor Hugo, qui survint à ce moment-là, détourna l'attention publique de ce congrès.

Plus tard, quand on apprit que j'avais revu des prêtres dès le mois d'avril, on dit, on imprima que , sous le couvert de ce congrès, j'étais allé à Rome négocier ma trahison, que j'avais été reçu en secret au Vatican; on a même inséré dans ma biographie que j'avais reçu une forte somme; on a dit " un million ".
J'ai laissé dire ; car tout ceci m'importait peu, et je riais en moi-même.

Mais aujourd'hui j'ai le droit de dire qu'il en fut tout autrement. Parmi les invitations distribuées pour cette conférence, se trouve celle d'un ancien ami, qui effectua avec moi ce voyage, qui m'accompagna partout, qui ne me lâcha pas d'une semelle. Il est ici, et il ne me démentira pas. M'a-t-il quitté une seconde ? Me suis-je absenté de sa compagnie pour faire une démarche suspecte quelconque : Non !
Ce n'est pas tout. au cours de ce même voyage, en retournant vers la France, nous nous arrêtâmes à Gênes. Je tenais à rendre visite à quelqu'un, avec qui j'étais lié d'amitié : le général Canzio-Garibaldi, le gendre de Garibaldi.

Dans cette visite, je fis accompagné par l'ami dont il vient d'être question, et un autre, qui vit encore, était avec nous : M. le docteur Baudon qui, récemment, a été élu député de Beauvais.

Tous les deux peuvent certifier ceci : c'est que, au cours de cette visite, je me retirai un moment à part avec Canzio. Et Canzio pourra, à son tour, certifier que je lui dis :
" - Mon cher Canzio, j'ai à vous déclarer, sous le sceau du secret, que dans peu de temps je vais faire une rupture complète et publique. Ne vous étonnez de rien, et continuez-moi de coeur votre confiance. "

A lui aussi, je n'insistai pas, et même plus tard je craignis de lui en avoir trop dit.

Canzio, pendant deux ou trois ans, m'envoya sa carte de visite au jour de l'an, malgré notre rupture. Puis, il jugea sans doute que la chose durait trop; il se lassa, et il ne me donna plus signe de vie.

Enfin, un de mes anciens collaborateurs qui m'aimait beaucoup continua, malgré tout, à me fréquenter. Il est mort : c'est Alfred Paulon, qui fut conseiller prud'homme. Je sais que le résultat de son observation perspicace et constante fut qu'on était mystifié par moi.

Paulon, mon ancien collaborateur, qui continua à me fréquenter, avait une manière de me défendre, qui me gêna souvent.
Voici en quels termes il parlait de moi à ses amis :
" Léo est incompréhensible. D'abord, j'ai cru qu'il était devenu fou; mais quand j'ai renoué avec lui, j'ai constaté qu'il jouit au contraire de tout son bon sens. Je n'y comprends rien : il y a quelque chose qui me dit qu'il est toujours de coeur et d'esprit avec nous; je le sens. Je ne lui parle jamais des questions religieuses, parce que je vois qu'il ne veut pas se laisser deviner; mais j'en mettrais ma main au feu, il n'agit pas pour les cléricaux; un jour ou l'autre, on aura une grosse surprise. "

Alfred Paulon ne peut me rendre le témoignage de ses observations; mais il les communiqua à de nombreux amis. Et, s'il en a dans la salle, je leur demande : " Est-il vrai qu'en parlant de moi, Paulon s'exprimait ainsi ? "
Voix diverses. - C'est vrai ! C'est vrai !

Maintenant, arrivons à la mystification elle-même, à cette mystification à la fois amusante et instructive.

En haut lieu, on ne s'en rapporta pas au brave homme de vicaire, un prêtre à l'âme simple, qui avait eu la première confidence du coup de grâce que j'avais reçu, comme Saul sur le chemin de Damas.
" Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille ", pensait-on parmi les gros bonnets de l'Eglise.

Il fut donc décidé, au lendemain de ma lettre de rétractation, que l'on me ferait faire une bonne petite retraite chez les révérends pères jésuites, et l'on choisit un des plus experts dans l'art de retourner et scruter une âme. Le choix ne se fit pas du premier coup. On me fit attendre une bonne semaine le grand scrutateur qui m'était destiné.

Un ancien aumônier militaire devenu jésuite, un malin entre les malins ! son appréciation allait avoir un grands poids.
Ah ! ce fut une rude partie que nous avons jouée là tous deux !... J'en ai encore mal à la tête, quand j'y songe...
Le cher directeur me fit pratiquer, entre autres choses, les Exercices spirituels de saint Ignace. Je ne pensais guère à ces exercices; mais il me fallait du moins parcourir les pages, afin d'avoir l'air de m'être plongé dans ces extraordinaires méditations. Ce n'était pas le moment de me laisser prendre en faute.

C'est ma confession générale qui m'a fait gagner la bataille. Cette confession générale ne dura pas moins de trois jours. J'avais gardé pour la fin un coup foudroyant.
Je disais tout, ceci et cela, et encore autre chose : mais mon partenaire comprenait qu'il y avait néanmoins un gros péché, très gros, très gros, qui était dur à avouer, un péché plus pénible à dire que l'aveu de mille et mille impiétés.

Enfin, il fallut bien se décider à le faire sortir, ce monstrueux péché-là.

Vous, mesdames et messieurs, je ne veux pas vous faire autant attendre : mon gros péché était un crime, mais un crime de premier ordre, un assassinat des mieux conditionnés. Je n'avais pas égorgé toute une famille, non ! Mais sans être un Tropmann ni un Dumolard, la guillotine m'était due sans contestation, si j'avais été découvert.
J'avais eu soin de rechercher quelques disparitions signalées par les journaux trois années auparavant, et sur l'une d'elles j'avais bâti un petit roman; mais mon révérend père ne voulut pas me laisser exposer dans tous les détails. Il m'avait jugé capable des plus horribles sacrilèges, et là-dessus je lui avais causé d'agréables étonnements; quant à avoir un assassin agenouillé auprès de lui, il ne s'y attendait pas du tout.

Lorsque les premiers mots de l'aveu tombèrent de mes lèvres, le révérend père eut un ressaut en arrière, très significatif. Ah ! il comprenait, maintenant, mon embarras, mes difficultés, ma façon de traîner en longueur certains péchés moins encombrants... et ce que j'étais honteux en confessant mon crime !... Non seulement honteux, mais troublé, épouvanté... Il y avait une veuve dans cette affaire; le révérend père me fit promettre de faire à la veuve de ma victime une rente par une voie détournée, fort ingénieuse, ma foi... Il ne voulut connaître aucun nom; mais ce qui l'intéressait, c'était de savoir si j'avais été un meurtrier avec ou sans préméditation... Après de longues hésitations et en m'affaissant sous le poids de la honte, j'avouai la préméditation, un vrai guet-apens.

Il est de mon devoir de rendre hommage à ce révérend père jésuite. Je n'ai jamais été inquiété par les magistrats. Ma fumisterie m'a donc permis de mettre à l'épreuve le secret de la confession. si je raconte un jour tout au long l'histoire de ces douze années, je le ferai, comme aujourd'hui, avec la plus stricte impartialité, et, avec calme, moi, Monsieur l'abbé Garnier !

Ce que je retiens pour l'instant, c'est le fait de ma première victoire, comme entrée en campagne. Si quelqu'un avait osé dire au révérend père que je n'étais pas le plus sérieux des convertis, il aurait été rabroué d'importance.

Il n'entrait pas dans mon plan de me hâter pour aller voir le Souverain Pontife.

Certes, mon aveu d'assassinat avait eu un magnifique succès; mais le directeur de ma retraite à Clamart en gardait le secret pour lui. Il n'avait pu, évidemment, que dire au chef hiérarchique qui lui avait confié le mandat de fouiller les profondeurs de mon âme :
" - Léo Taxil ?... Je réponds de lui ! "

Les méfiances du Vatican étant écartées, comment me rendre agréable ? Car, pour amener la mystification au maximum que je rêvais et que j'eus l'indicible joie d'atteindre, il me fallait réaliser quelqu'un des points du programme de l'Eglise les plus chers au Saint-Siège.

Cette partie de mon plan avait été arrêtée dès le début, dès ma première résolution de me rendre un compte exact du catholicisme.
Le Souverain Pontife s'était signalé, un an auparavant, par l'encyclique Humanum Genus, et cette encyclique répondait à une idée bien arrêtée des catholiques militants. Gambetta avait dit : " Le Cléricalisme, voilà l'ennemi ! » L'Eglise, d'autre part, disait : « L'ennemi, c'est la Franc-Maçonnerie ! "

Dauber sur les francs-maçons était donc le meilleur moyen de préparer les voies à la colossale fumisterie dont je savourais d'avance toute le suave bonheur.

Dans les premiers temps, les francs-maçons se sont indignés; ils ne prévoyaient pas que la conclusion, patiemment préparée, serait un universel éclat de rire. Ils me croyaient vraiment enrôlé pour tout de bon. On disait, on répétait que c'était une façon de me venger de la radiation de ma Loge, radiation qui datait de 1881 et dont toute l'histoire, nullement à mon déshonneur, est bien connue : petite querelle soulevée par deux hommes aujourd'hui disparus, et disparus dans des conditions lamentables.

Non ! je ne me vengeais pas, je m'amusais; et si l'on examine aujourd'hui les dessous de cette campagne, on reconnaîtra, même chez les francs-maçons qui m'ont été le plus hostiles, que je n'ai porté préjudice à personne.
Je dirai même que j'ai rendu service à la Maçonnerie française. Je veux dire que ma publication des rituels n'a pas été étrangère, certainement, aux réformes qui ont supprimé des pratiques surannées, devenues ridicules aux yeux de tous maçons amis du progrès.

Mais laissons cela, et résumons les faits. Mon but étant de créer de toutes pièces la diablerie contemporaine, - ce qui est autrement fort que la ville sous-lacustre du Léman, - il fallait procéder par ordre, il fallait poser des jalons, il fallait pondre et couver l'oeuf d'où naîtrait le Palladisme.

Une fumisterie de cette taille ne se fabrique pas en un jour.

J'avais constaté, dès les premiers temps de ma conversion, que chez un certain nombre de catholiques, on est convaincu que le nom de " Grand Architecte de l'Univers ", adopté par la Franc-Maçonnerie pour désigner l'Être suprême sans se prononcer dans le sens particulier d'aucune religion, on est convaincu, dis-je, que ce nom sert en réalité à voiler habilement messire Lucifer ou Satan, le diable !

On cite, par-ci, par-là, quelques anecdotes où le diable a fait tout à coup une apparition dans une Loge maçonnique et a présidé la séance. Cela est admis chez les catholiques.

Plus qu'on ne le croit, il y a des braves gens qui s'imaginent que les lois de la nature sont parfois bouleversées par des esprits bons ou mauvais, et même par de simples mortels. Moi-même, j'ai eu la stupéfaction de m'entendre demander d'opérer un miracle.

Un bon chanoine de Friboug, tombant chez moi comme une bombe, me dit textuellement :
" - Ah ! monsieur Taxil, vous êtes un saint, vous ! Pour que Dieu vous ai retiré d'un abîme si profond, il faut que vous ayez une montagne de grâces sur la tête ! (sic). Dès que j'ai appris votre conversion, j'ai pris le train et me voici. Il faut qu'à mon retour je puisse dire non seulement que je vous ai vu, mais que vous avez opéré un miracle devant moi. "
Je ne m'attendais pas à une pareille requête.
" - Oui, un miracle, répétait-il, n'importe lequel, afin que je puisse en rendre témoignage !... Le miracle que vous voudrez !... Que sais-je ?... Tenez, par exemple... Cette chaise... changez-la en canne, en parapluie... "

J'étais fixé. Je me refusai doucement à accomplir un tel prodige. Et mon chanoine repartit pour Fribourg, en disant que, si je ne faisais pas de miracles, c'était par humilité.

Quelques mois plus tard, il m'envoyait un immense fromage de Gruyère, sur la croûte duquel il avait gravé au couteau des inscriptions pieuses, des hiéroglyphes d'un mysticisme échevelé, - un fromage excellent, d'ailleurs, qui n'arrivait jamais à sa fin, et que j'ai mangé avec infiniment de respect.

Mes premiers livres sur la Franc-Maçonnerie furent donc un méli-mélo de rituels, avec des petits ajoutés qui n'avaient l'air de rien, avec des interprétations en apparence anodines; chaque fois qu'un passage était obscur, je l'éclairais dans le sens agréable aux catholiques qui voient en messire Lucifer le suprême grand-maître des francs-maçons. Mais cela était à peine indiqué. J'aplanissais d'abord et tout doucement le terrain, sauf à labourer ensuite et à jeter la semence mystificatrice qui devait si bien germer.

Après deux années de ce travail préparatoire, je me rendis à Rome.
Reçu d'abord par le Cardinal Rampolla et le Cardinal Parocchi, j'eus le bonheur de les entendre, l'un et l'autre, me dire que mes livres étaient parfaits. ah ! oui, ils dévoilaient très exactement ce qu'on savait fort bien au Vatican, et c'était vraiment heureux qu'un converti publiât ces fameux rituels.

Le Cardinal Rampolla me donnait du " mon cher " gros comme le bras et regrettait que je n'eusse jamais été qu'un simple Apprenti en Maçonnerie ! Mais, du moment que j'avais réussi à avoir les rituels, rien n'était plus légitime que leur reproduction. Il y reconnaît tout ce qu'il avait lu dans les documents que le Saint-Siège possède, disait-il. Il reconnaissait tout, même ce qui, par mon fait, avait la même valeur que les requins de Marseille ou la ville sous-lacustre.

Quant au Cardinal Parocchi, ce qui l'intéressait plus particulièrement, c'était la question des Soeurs Maçonnes; à lui aussi, mes précieuses révélations n'apprenaient rien.

J'étais venu à Rome à l'improviste, ignorant qu'il fallait s'y prendre assez longtemps à l'avance pour obtenir une audience particulière du Souverain Pontife; mais j'eu l'agréable surprise de ne point attendre, et le Saint-Père me reçut pendant trois quarts d'heure.

Pour gagner cette nouvelle partie, j'avais pris mes précautions lors de la soirée que je passai d'abord en tête à tête avec le Cardinal Secrétaire d'Etat. Il est évident que c'est lui qui avait été chargé de m'étudier au préalable. Or, l'impression que j 'avais tenu à lui donner était celle d'un cerveau quelque peu exalté, - sans aller toutefois au degré du bon chanoine de Fribourg.

Le rapport verbal que le Cardinal Rampolla dut faire au Saint-Père me valu l'accueille que je désirais.

Dès mon admission sous la bannière de l'Eglise, je m'étais bien convaincu d'une vérité : c'est que l'on ne saurait être un bon auteur, si l'on ne se met pas dans la peau du personnage qu'on représente, si l'on ne croit pas - du moins momentanément - que c'est arrivé. au théâtre, si l'on joue une scène de désespoir, il ne faut pas simuler les larmes : le cabotin essuie avec son mouchoir des yeux secs; l'artiste pleure réellement.
C'est pourquoi, pendant toute la matinée qui précéda ma réception, je me pénétrai de la situation, d'une façon si complète que j'étais prêt à tout, que j'étais incapable de broncher en dépit de toute surprise.

Quand le Pape me demanda :
"- Mon fils, que désirez-vous ?"
Je lui répondis :
"- Saint-Père, mourir à vos pieds, là, en ce moment !... Ce serait mon plus grand bonheur."

Léon XIII daigna me dire, en souriant, que ma vie était fort utile encore pour les combats de la foi. Et il aborda la question de la Franc-maçonnerie. Il avait tous mes nouveaux ouvrages dans sa bibliothèque particulière; il les avait lus d'un bout à l'autre, et il insista sur la direction satanique de la secte.

N'ayant été qu'Apprenti, j'avais un grand mérite à avoir compris que « le diable est là ». Et le Souverain Pontife appuyait sur ce mot le diable avec une intonation qu'il m'est facile de rendre. Il me semble que je l'entends encore, me répétant : « Le diable ! le diable! ».

Quand je partis, j'avais acquis la certitude que mon plan pourrait être mis à exécution jusqu'au bout. L'important était de ne plus me mettre en avant personnellement, quand le fruit serait mûr.

L'arbre du luciférianisme contemporain commençait à croître. Je lui donnai tous mes soins pendant quelques années encore... Enfin, je refis un de mes livres, en y introduisant un rituel palladique, censément obtenu en communication, et de ma belle fabrication, de la première à la dernière.

Cette fois, le Palladisme ou Haute-Maçonnerie luciférienne avait vu le jour.

Le nouveau livre eut les plus enthousiastes approbations, y compris celles de touts les revues rédigées par les Pères de la compagnie de Jésus.

Alors, l'heure était venue de m'effacer; sans quoi, la plus fantastique fumisterie des temps modernes eût échoué piteusement.

Je me suis mis en quête du premier collaborateur nécessaire. Il fallait quelqu'un ayant beaucoup voyagé et pouvant raconter une mystérieuse enquête dans les Triangles lucifériens, dans les antres de ce Palladisme présenté comme dirigeant secrètement toutes les Loges et Arrière-Loges du monde entier.

Justement, un ancien camarade de collège, que je retrouvai à Paris, avait été médecin de la marine.

Je ne le mis aucunement, au début, dans la confidence de la mystification.

Je lui fis lire les divers livres d'auteurs qui s'étaient emballés à la suite de mes mirifiques révélations. Le plus extraordinaire de ces ouvrages est celui d'un évêque jésuite, Mgr Meurin, évêque de Port-Louis (Île Maurice), qui vint me voir à Paris et me consulta. On pense s'il fut bien renseigné !...
Cet excellent Mgr Meurin, érudit orientaliste, ne saurait mieux être comparé qu'à l'archéologue polonais qui avait si bien distingué un restant de statut équestre au milieu d'un restant de place publique de ma ville sous-lacustre.
Partant de cette idée bien arrêtée que les francs-maçons adorent le diable, et convaincu de l'existence du Palladisme, il a découvert les choses les plus extraordinaires au fond des mots hébreux qui servent de mots de passe, etc., dans les innombrables grades des rites maçonniques.

Cordons, tabliers, accessoires rituels, il a tout scruté; il a examiné jusqu'aux moindres broderies figurant sur la plus insignifiante pièce d'étoffe ayant appartenu à un franc-maçon, et, avec la meilleure bonne foi du monde, il a trouvé mon palladisme partout.

Je me rappellerai toujours, comme des plus joyeuses heures de ma vie, celles où il me lisait son manuscrit. Son gros volume, La franc-maçonnerie synagogue de Satan, m'a servi admirablement à convaincre mon ami le docteur qu'il y avait, en toute vérité, un sens secret luciférien à tout le symbolisme maçonnique.

Au fond, le docteur s'en moquait comme d'une guigne.
Mais il avait réellement étudié le spiritisme, en amateur curieux; il savait qu'il existe, de par le monde, quelques croyants aux manifestations surnaturelles, aux fantômes, aux revenants, aux loups-garous, etc. Il savait que, dans les petits groupes d'occultistes, d'aimables fumistes font voir des spectres aux braves gens trop oublieux de Robert Houdin. Mais il ignorait que, dans la franc-maçonnerie, on se livrât à de semblables opérations; il ignorait qu'il y eût un rite spécial d'occultisme luciférien et maçonnique; il ignorait le Palladisme et ses triangles, les Mages Elus et les Maîtresses Templières, et toute cette étonnante organisation suprême que j'avais imaginée et dont Mgr Meurin et d'autres produisaient la scientifique confirmation.

Dans mon livre " Y a-t-il des femmes dans la franc-maçonnerie ? " j'avais campé le personnage de Sophia-Sapho, dont j'avais donné seulement l'initiale du prétendu vrai nom : un W. A mon ami le docteur, je dis le nom tout entier en confidence. Il crut à l'existence de Sophie Walder.

Entendons-nous bien. A cause des livres tels que celui de Mgr Meurin, le docteur crut au Palladisme et aux divers personnages qui commençaient déjà à apparaître, héros de mystification. Mais je ne tentai pas le moins du monde de lui faire croire à la réalité des manifestations surnaturelles qu'il s'agissait de raconter.

En définitive, voici comment je fis appel au concours du docteur mon ami.

" - Veux tu collaborer à un ouvrage sur le Palladisme ?...
Moi, je connais la question à fond; mais publier des rituels n'offre pas le même intérêt que raconter des aventures en qualité de témoin, surtout si ces aventures sont abracadabrantes...
En outre, pour attendrir le mieux les bonnes âmes, il faut que le narrateur soit lui-même un héros; non pas un palladiste convaincu mais un zélé catholique ayant pris le masque luciférien pour faire cette ténébreuse enquête au péril de sa vie...
Je te donne un pseudonyme; car nous dirons que, pour toutes sortes de raisons, l'auteur ne peut livrer son nom à la publicité : par exemple, il lui reste à faire encore une enquête chez les nihilistes... Tu ne te feras connaître que d'un petit groupe d'ecclésiastiques; cela suffira... Tu vas me remettre l'itinéraire de tes voyages, et moi, d'après cela, je te bâtirai un canevas, sur lequel tu n'auras qu'à broder; au surplus, je recopierai ton manuscrit, afin de corriger, de retrancher et surtout d'ajouter...

A toi la partie médicale, la description des villes, et un certain nombre de récits.
Quant à moi, je me charge de la partie technique du Palladisme, des renseignements sur tous les personnages que nous allons faire défiler, du plus grand nombre d'épisodes complémentaires... En somme, j'ai besoin de ta collaboration pour la valeur de trente à quarante livraisons...
Maintenant sois sans inquiétude au sujet des démentis... Ainsi que tu as pu t'en rendre compte par les ouvrages que je t'ai donnés à lire, les palladistes se composent de deux éléments : quelques déséquilibrés qui croient réellement que Lucifer est le Dieu-Bon et que son culte doit demeurer secret pendant un certain nombre d'années, et des intrigants qui se servent de ces déséquilibrés, excellents sujets pour les expériences de spiritisme occulte... Ni les uns ni les autres ne pourront protester publiquement, puisque la première condition d'être du Palladisme est le secret le plus rigoureux; d'ailleurs protesteraient-ils, leurs dénégations seraient sans effet, attendu qu'elles paraîtraient intéressées. "

Mon ami le docteur accepta, et, afin de l'entretenir dans cette pensée que ce Palladisme existait bien, malgré la fumisterie des faits merveilleux attribués par nous à ses Triangles, je lui fis recevoir quelques lettres de Sophie Walder; Sophie s'indignait de ce qu'il prétendait la connaître.

Le docteur me rapportait fidèlement ces lettres.

A la troisième ou quatrième qu'il reçut, il me dit :
" - J'ai bien peur que cette femme-là nous fasse un esclandre et démontre par A plus B que ce que nous débitons à son sujet n'est que de la plus pure blague. "
Je lui répondis :
" - Tranquillise-toi. Elle proteste pour la forme; au fond; cela l'amuse de lire qu'elle a le don de passer à travers les murs et qu'elle possède un serpent qui, avec le bout de sa queue, lui écrit des prophéties dans le dos. Je me suis fait mettre en rapport avec elle; je lui ai été présenté; c'est une bonne fille. Elle est une palladiste fumiste; elle rit à se tordre de tout cela... Veux-tu que je te présente à elle ? "

Comment donc ?... Ah ! il était heureux de lier connaissance avec Sophie Walder !... Quelques jours après, j'envoie à mon ami une lettre de la grande-maîtresse palladiste; elle consentait à sa présentation. Nous prenons rendez-vous chez moi, et de là nous devions aller trouver Sophia-Sapho, qui nous invitait même à dîner... Mon ami m'arrive en grande tenue de cérémonie comme s'il avait été invité à l'Elysée. Je lui montre la table servie chez moi, et, cette fois, je lui raconte tout... ou, du moins, à peu près tout.

Sophie Walder, un mythe !... Le Palladisme, ma plus belle création, n'existant que sur le papier et dans quelques milliers de cerveaux !... Il n'en revenait pas... Il me fallut lui donner des preuves... Quand il fut convaincu, il trouva que la mystification n'en était que plus drôle, et il me continua son concours.

Parmi les choses que j'oubliais de lui dire, il en est une qu'il apprendra par cette conférence : pourquoi je lui avais fait prendre le pseudonyme de Dr Bataille. - C'était censément pour mieux marquer le caractère d'attaque, la guerre au Palladisme. Mais la vraie raison pour moi, la raison intime du dilettante fumiste était celle-ci : un de mes anciens amis, aujourd'hui défunt, fut un fumiste hors ligne : c'est l'illustre Sapeck, prince de la fumisterie au quartier latin; je le faisais revivre en quelque sorte, sans qu'on y prît garde. Sapeck, en effet, s'appelait de son vrai nom : Bataille.

Mais mon ami le docteur ne suffisait pas à la réalisation de mon plan. Le Diable au XIXème siècle, dans mon projet, devait préparer l'entrée en scène d'une grande-maîtresse luciférienne qui se convertirait.

L'ouvrage que j'avais signé, avait présenté Sophia-Sapho, mais sous les couleurs les plus noires. Je m'étais attaché à la rendre aussi antipathique que possible aux catholiques : c'était le type accompli de la diablesse incarnée, se vautrant dans le sacrilège, une vraie satanisante, telle qu'on en voit dans les romans de Huysmans.

Sophia-Sapho, ou Mlle Sophie Walder, n'était là que pour servir de repoussoir à une autre luciférienne, mais celle-ci sympathique, une angélique créature vivant dans cet enfer palladiste par le hasard de sa naissance; et celle-ci, je réservais à l'ouvrage signé Bataille le soin de la faire connaître au public catholique.

Or, comme cette luciférienne exceptionnelle devait se convertir à un moment donné, il fallait bien avoir quelqu'un en chair et en os, en cas de quelque présentation indispensable.

Peu de temps avant de retrouver mon camarade d'enfance, le docteur, les nécessités de ma profession m'avaient fait rencontrer une copiste dactylographe, qui était une des représentantes pour l'Europe d'une des grandes fabriques de machines à écrire des Etats-Unis. J'eus à lui donner à recopier bon nombre de manuscrits à cette époque. Je vis une femme intelligente, active, voyageant parfois pour ses affaires; avec cela, d'humeur enjouée, et d'une élégante simplicité, comme en générale dans nos familles protestantes; on sait que luthériennes et calvinistes, tout en proscrivant le luxe dans leur toilette, font néanmoins quelques concessions à la mode.
Sa famille est française, père et mère français, mais décédés; l'origine américaine ne remonte qu'au bisaïeul.
Malgré la similitude de nom, elle n'a aucun lieu de parenté avec Ernest Vaughan, l'ex-administrateur de l'Intransigeant. Il y a pas mal de Vaughan français, et, en Angleterre et aux Etats-Unis, les Vaughan sont innombrables. Je dois dire cela, attendu qu'aujourd'hui on pourrait croire qu'Ernest Vaughan, avec qui j'ai eu autrefois quelques relations et dont le beau-frère est toujours l'un de mes meilleurs amis, on pourrait croire, dis-je que M. Ernest Vaughan a été plus ou moins indirectement complice de ma mystification.
Il importe donc d'empêcher tout quiproquo; Melle Diana Vaughan n'est à aucun degré sa parente; l'homonymie n'est là qu'un pur hasard.

Mais je ne pouvais mieux tomber. Personne, mieux que Mlle Vaughan n'était apte à me seconder.
Toute la question était : accepterait-elle ?

Je ne lui fis pas la proposition à brûle-pourpoint. Je l'étudiai d'abord. Je l'intéressai peu à peu à la diablerie, dont elle s'amusa beaucoup. Elle est, je l'ai dit, plutôt libre-penseuse que protestante; aussi était-elle stupéfaite de constater qu'en ce siècle de progrès il y a encore des personnes qui croient sérieusement à toutes les balivernes du moyen âge.

Ma première ouverture à Mlle Vaughan fut au sujet des lettres de Sophie Walder. Elle consentit à les faire faire par une de ses amies. J'ai eu la preuve, par là, que les femmes sont bien moins bavardes qu'on ne le dit, et que, si leur péché mignon est d'être curieuses, par contre on peut compter sur leur discrétion. L'amie de Mlle Vaughan ne se vanta jamais à personne d'avoir écrit les lettres de Sophie Walder. Au surplus, ces lettres ne furent pas nombreuses.

Enfin, je décidai Mlle Vaughan à devenir ma complice pour le succès final de ma mystification.
Je fis avec elle un forfait : 150 francs par mois, pour la copie des manuscrits en dactylographie, aussi bien que pour les lettres à recopier à la main.
Il va sans dire qu'en cas de voyage indispensable elle sera défrayée de toutes dépenses; mais elle n'accepta jamais une somme quelconque, à titre de cadeau. En réalité, elle s'amusait énormément de cette joyeuse fumisterie; elle y prenait goût; correspondre avec des Evêques, des Cardinaux, recevoir des lettres du secrétaire particulier du Souverain Pontife, leur raconter des contes à dormir debout, renseigner le Vatican sur les noirs complots des lucifériens, tout cela la mettait dans une gaîté inexprimable, elle me remerciait de l'avoir associée à cette mystification colossale, et, si elle avait eu cette grande fortune que nous lui attribuâmes pour augmenter son prestige, non seulement elle n'aurait jamais accepté le prix convenu pour sa collaboration, mais même elle en aurait, de bon coeur, payé tous les frais.

C'est elle qui nous fit connaître, afin de diminuer les dépenses, l'existence des agences de poste privée. Elle avait eu l'occasion de recourir à l'une d'elles, à Londres, et nous l'indiqua. C'est elle aussi qui m'indiqua l'Alibi-Office, de New-York.

Le Diable au XIXème siècle fut donc écrit principalement pour accréditer Mlle Vaughan, à qui je destinai dès lors le grand rôle dans la mystification. Si elle s'était appelée Campbell ou Thompson, nous aurions donné à notre luciférienne sympathique le nom de Miss Campbell ou celui de Miss Thompson.
Nous nous bornâmes à la faire américaine elle-même, sauf naissance accidentelle à Paris. Nous plaçâmes sa famille au Kentucky. Ceci nous permit de rendre notre personnage intéressant au possible, en multipliant à son sujet des phénomènes extraordinaires que nul ne pouvait contrôler.

Un autre motif, c'est que nous avions placé aux Etats-Unis, à Charleston, le centre du Palladisme, en lui donnant pour fondateur feu le général Albert Pike, grand-maître du Rite Ecossais dans la Caroline du Sud. Ce franc-maçon célèbre, doué d'une vaste érudition, avait été une des hautes lumières; nous en fîmes le premier pape luciférien, chef suprême de tous les francs-maçons du globe, conférant régulièrement chaque vendredi, à trois heures de l'après-midi, avec messire Lucifer en personne.

Le plus curieux de l'affaire, c'est qu'il y a des francs-maçons qui sont montés d'eux-mêmes dans mon bateau, sans y être sollicités le moins du monde; et ce bateau du Palladisme a été un vrai cuirassé auprès du remorqueur que je fis envoyer dans la rade de Marseille.

Avec le concours du docteur Bataille, le cuirassé est devenu tout une escadre; et quand Miss Diana Vaughan a été mon auxiliaire, l'escadre s'est transformée en flotte.

Oui, nous avons vu des journaux maçonniques, comme la Renaissance Symbolique, avaler une circulaire dogmatique dans le sens de l'occultisme luciférien, une circulaire du 14 juillet 1889, écrite moi-même à Paris, et révélée comme ayant été apportée de Charleston en Europe par Miss Diana Vaughan de la part d'Albert Pike, son auteur.

Quand j'ai nommé Adriano Lemmi, deuxième successeur d'Albert Pike au souverain pontificat luciférien, - car ce n'est pas au palais Borghèse, mais dans mon bureau, qu'il a été élu pape des francs-maçons, - quand cette élection imaginaire a été connue, des maçons italiens, parmi lesquels un député du Parlement, ont cru que c'était sérieux. Ils ont été vexés d'apprendre, par les indiscrétions de la presse profane, que Lemmi faisait le cachottier avec eux, qu'il les tenait à l'écart de ce fameux Palladisme dont on parlait déjà dans le monde entier. Ils se réunirent en Congrès à Palerme, constituèrent en Sicile, à Naples et à Florence trois Suprêmes Conseils indépendants, et ils nommèrent Miss Vaughan membre d'honneur et protectrice de leur fédération.

Un auxiliaire inattendu - mais qui ne fut aucunement complice, quoi qu'il en ait dit - c'est M. Margiotta, franc-maçon de Palmi en Calabre.
Il s'enrôla en mystifié, le fut plus que tous les autres; et, ce qui est amusant au possible, c'est qu'il nous raconta qu'il avait connu la grande-maîtresse palladiste, lors d'un de ses voyages en Italie.

Il est vrai que je l'avais amené doucement à me faire cette confidence. Je lui avais mis dans la tête que ce voyage avait eu lieu; j'avais créé autour de lui une atmosphère de Palladisme; je l'avais fait rencontrer à Rome avec un chambellan de Léon XIII que j'avais fait dîner avec Miss Diana Vaughan quelque temps auparavant. Puis, j'avais glissé que Miss Vaughan, lors de son prétendu voyage de 1889 où elle apporta en Europe la soi-disant circulaire dogmatique d'Albert Pike, avait reçu, en deux soirées, à Naples, à l'hôtel Victoria, de nombreux francs-maçons par groupes.
Je savais que M. Margiotta, qui est poète, avait dédié à Bovio un volume de vers, et j'avais eu soin de dire que les francs-maçons présentés à Miss Vaughan en 1889 l'avaient été par Bovio et par Cosma Panunzi. J'ajoutai que ces frères à qui elle avait offert le thé, étaient si nombreux, qu'elle ne se rappelait ni leurs noms ni leurs physionomie.
M. Margiotta risqua donc, timidement d'abord quelques allusions à cette ancienne rencontre; puis voyant que ça avait l'air de prendre, constatant que Miss Diana ne le démentait pas, il y alla carrément. Il alla même beaucoup trop loin.
Plus tard, quand je jugeai qu'il fallait empêcher la mystification, devinée en Allemagne, de crouler dans le silence d'une Commission, quand je m'entendis avec le docteur pour sonner l'hallali de l'affolement des Cardinaux mystifiés, quand Bataille et moi, toujours d'accord, nous fîmes mine de tirer à boulets rouges l'un contre l'autre, M. Margiotta, ayant ouvert enfin les yeux, craignit le ridicule et préféra se déclarer complice plutôt qu'aveugle engagé volontaire de notre flotte.

Mais il ne convient pas que nous paraissions plus nombreux que nous l'étions en réalité. Trois nous étions, et c'était assez. Les éditeurs eux-mêmes ont été mystifiés dans les grands prix. Ils n'ont pas, d'ailleurs, à s'en plaindre : d'abord parce que nos merveilleuses révélations leur ont valu les plus encourageantes félicitations épiscopales, sans compter celles des graves théologiens que notre crocodile jouant du piano et les voyages de Mlle Vaughan dans diverses planètes n'étonnèrent même pas; ensuite, parce que cette triple collaboration leur a permis de donner au public deux ouvrages qui peuvent rivaliser avec les Mille et Une Nuits, qui ont été dévorées avec délices, et qu'on lira longtemps encore, non plus par conviction peut-être, mais par curiosité.

Il n'est pas banal, en effet, d'avoir fait admettre, en notre XIXème siècle, nos mirifiques histoires.

Cependant, je me demande jusq'à quel point les hauts approbateurs du Palladisme dévoilé auraient le droit de se fâcher aujourd'hui. Quand on s'aperçoit qu'on a été mystifié, le mieux est de rire avec la galerie. Oui, Monsieur l'abbé Garnier ! et, en vous fâchant, vous ferez rire davantage de vous.

Les mystifiés du Palladisme peuvent se diviser en deux catégories :

Ceux qui ont été de bonne foi, entièrement de bonne foi. Ceux-ci ont été victimes de leur science théologique et de leurs études acharnées de tout ce qui touche à la Franc-Maçonnerie.
Il m'a fallu me plonger jusqu'au cou dans ces deux sciences pour imaginer tout et tout de façon à ne pas leur faire découvrir la supercherie. Croit-on, par exemple, qu'il était aisé d'en faire accroire à M. de la Rive, qui est l'enquête incarnée, qui fouille au microscope les moindres riens et qui rendait des points à nos meilleurs juges d'instructions ? Il peut se vanter de m'avoir donné du mal !... Tout mon Palladisme avait été solidement bâti, quant à la partie maçonnique proprement dite puisque des francs-maçons - des e trente-troisièmes e, s'il vous plaît ! - n'ont pas jugé que l'édifice était un vain mirage et ont demandé à entrer.
L'impossibilité du Palladisme ne crève les yeux que par le surnaturel dont nous l'avons rempli. Or, ces diableries ne pouvaient mettre en garde ceux qui ne croient pas aux diableries racontées dans d'autres livres, dans des livres de piété. Asmodée transportant Miss Diana Vaughan au paradis terrestre n'est pas plus extraordinaire que Messire Satan transportant Jésus-Christ lui-même sur une montagne du sommet de laquelle il lui montra tous les royaumes de la terre... qui est ronde ! - On a la foi, ou on ne l'a pas.

Mais, en dehors de cette première catégorie de mystifiés, il y en a une seconde, et chez ceux-là il n'y a pas eu mystification absolue.
Les bons abbés et religieux qui ont admiré en Miss Diana Vaughan une Soeur maçonne luciférienne convertie ont le droit de croire qu'il existe de ces maçonnes-là. Ils n'en ont jamais vu, jamais rencontré; mais c'est qu'il n'y en a pas dans leur diocèse, peuvent-ils se dire. A Rome, il n'en est plus de même; à Rome, on ne peut pas ignorer qu'il n'y a pas d'autres maçonnes que les épouses filles ou soeurs de francs-maçons, admises aux banquets, aux fêtes ouvertes, ou même se réunissant elles-mêmes à part, très honnêtement, en sociétés particulières uniquement composées d'éléments féminins, comme cela a lieu aux Etats-Unis pour les Soeurs à l'Etoile d'Orient ou les Dames de la Révolution.

Avec un peu de réflexion, il est aisé de comprendre que, s'il existait des Soeurs maçonnes telles que les anti-maçons se les imaginent, il y aurait eu des conversions et des aveux depuis le temps ! L'empressement avec lequel on a accueilli à Rome la prétendue conversion de Miss Vaughan est significatif. Pensez donc que Mgr Lazzareschi, délégué du Saint-Siège auprès du Comité central de l'Union antimaçonnique, fit célébrer un Triduum d'actions de grâces à l'église du Sacré-Coeur de Rome !

L'Hymne à Jeanne d'Arc, composé censément par Miss Diana, paroles et musique, a été exécuté aux fêtes antimaçonniques du Comité romain; cette musique, devenue presque une musique sacrée, on l'a entendue en grande solennité dans les basiliques de la Ville Sainte. C'est l'air de la Seringue Philharmonique, gaudriole musicale qu'un compositeur de mes amis, chef d'orchestre du Sultan Abdul-Aziz, composa pour les divertissements du sérail.
Cet enthousiasme romain doit donner à réfléchir.

Je rappellerai deux faits caractéristiques.

Sous la signature « Docteur Bataille », j'ai raconté et sous la signature e Miss Vaughan e j'ai confirmé que le temple maçonnique de Charleston contient un labyrinthe au centre duquel est la chapelle de Lucifer... (Interruptions du public).

J'ai donc raconté qu'au temple maçonnique de Charleston l'une des salles, triangulaire de forme, appelée Sanctum Regnum, a pour principal ornement la monstrueuse statue du Baphomet, à laquelle les hauts-maçons rendent un culte; qu'une autre salle possède une statue d'Eva qui s'anime quand une Maîtresse Templière est particulièrement agréable à Maître Satan, et que cette statue devient alors la démone Astarté, vivante un moment, pour donner un baiser à la Maîtresse Templière privilégiée.
J'ai publié le prétendue plan de cet immeuble maçonnique; ce plan, c'est moi-même qui l'avais dessiné. Or, Mgr Northrop, évêque catholique de Charleston, a fait le voyage à Rome tout exprès pour certifier au Souverain Pontife que ces écrits étaient de la plus haute fantaisie. On ignorerait ce voyage, si Mgr Northrop ne s'était pas laissé interviewer en route. On a su ainsi ce qu'il venait dire au Pape. Il venait dire : « Il est faux, absolument faux que les francs-maçons de Charleston soient les chefs d'un rite suprême luciférien. Je connais tout particulièrement les principaux d'entre eux; ce sont des protestants animés des meilleures intentions; pas un seul ne songe à se livrer à des pratiques d'occultisme. Leur temple, je l'ai visité; aucune de ces salles indiquées par le Docteur Bataille et Miss Vaughan ne s'y trouve. Ce plan est une plaisanterie. » Mgr Northrop, en revenant de Rome, n'a plus protesté; il a gardé désormais le silence. Miss Diana Vaughan, au contraire, a répliqué à l'interview de Mgr Northrop; elle a dit que l'évêque de Charleston était lui-même franc-maçon, et elle a reçu la bénédiction du pape.

Second fait. Sous les signatures Bataille et Vaughan, j'ai raconté et confirmé qu'à Gibraltar, sous la forteresse anglaise, se trouvaient d'immenses ateliers secrets, dans lesquels des hommes monstres fabriquaient tous les instruments usités dans les cérémonies du Palladisme, et Miss Diana Vaughan, interrogée à ce sujet par des hauts dignitaires ecclésiastiques de Rome, s'est amusée à leur répondre, de sa plus belle plume, que rien n'est plus vrai et que les forges de ces mystérieux ateliers de Gibraltar sont alimentés par le feu même de l'enfer.
Mgr le Vicaire Apostolique de Gibraltar a écrit, d'autre part, qu'il confirmait, lui, ce qu'il s'était vu dans la nécessité de déclarer à diverses personnes; savoir, que l'histoire de ces ateliers secrets était une audacieuse invention, ne reposant sur rien, absolument rien, et qu'il était indigné de voir créer de telles légendes. Le Vatican n'a pas publié la lettre du Vicaire Apostolique de Gibraltar, et Miss Vaughan a reçu la bénédiction du Pape.

Faut-il rappeler quelques-unes des lettres d'approbation que Miss Vaughan a reçues ! (Interruptions).

Comment ! vous oser nier... Eh bien, en voici une, des lettres d'approbation, et elle compte !... Elle est du Cardinal Parocchi, Vicaire de Sa Sainteté; elle est datée du 16 décembre 1895 :

" Mademoiselle et chère Fille en N.S.,
" C'est avec une vive mien douce émotion que j'ai reçu votre bonne lettre du 29 novembre, avec l'exemplaire de la Neuvaine Eucharistique... Sa Sainteté m'a chargé de vous envoyer, de sa part, une bénédiction toute spéciale...
" Depuis longtemps, mes sympathies vous sont acquises. Votre conversion est un des plus magnifiques triomphes de la grâce que je connaisse. Je lis, en ce moment, vos Mémoires, qui sont d'un intérêt palpitant...
" En attendant, croyez que je ne vous oublierai pas dans mes prières, au Saint-Sacrifice spécialement. De votre côté, ne cessez pas de remercier Notre-Seigneur Jésus-Christ de la grande miséricorde dont Il a usé envers vous et du témoignage éclatant d'amour qu'il vous a donné.
" Maintenant, agréez ma bénédiction et me croyez
" Tout vôtre dans le coeur de Jésus.

" L. M. Cardinal-Vicaire. "



Voici une autre lettre, sur papier officiel du Conseil directif général de l'Union antimaçonnique, c'est-à-dire du plus haut comité d'action contre la franc-maçonnerie, comité constitué par le Pape lui-même, comité qui a à sa tête un représentant officiel du Saint-Siège, Mgr Lazzareschi.

Ecoutez :

" Rome, 27 mai 1896.

" Mademoiselle,
" Monseigneur Vincezo Sardi, qui est un des secrétaires particuliers du Saint-Père, m'a chargé de vous écrire, par ordre de Sa Sainteté elle-même.
" Je dois vous dire aussi que Sa Sainteté a lu avec grand plaisir votre Neuvaine Eucharistique.
M. le Commandeur Alliata a eu une entrevue avec le Cardinal-Vicaire, sur la véracité de votre conversion. Son Eminence est convaincue; mais Elle a manifesté à notre président qu'Elle ne peut en témoigner publiquement. « Je ne puis trahir les secrets du Saint-Office »; c'est ce que Son Eminence a répondu à M. le Commandeur Alliata.
" Je suis tout à vous, très dévoué en Notre-Seigneur,

" Rodolfo Verzichi,
" Secrétaire général "



Le secrétaire particulier de Léon XIII, ce même Monseigneur Vincenzo Sardi dont il vient d'être question, écrit à son tour, entre autres choses :

" Rome, 11 juillet 1896.

" Mademoiselle,
" Je me hâte de vous exprimer les remerciements qui vous sont dus pour l'envoi de votre volume sur Crispi... "
Il s'agit d'un livre, où, sous la signature de Miss Diana Vaughan, j'ai raconté que Crispi avait avec un diable nommé Haborym, que Crispi avait assisté en 1885 à une séance palladique dans laquelle un diable nommé Bitru, présentant Sophie Walder à un certain nombre d'hommes politiques italiens, leur avait annoncé que ladite Sophie mettrait au monde, le 19 septembre 1896, une fille qui serait la grand-mère de l'Antéchrist. J'avais envoyé ce livre au Vatican. Le secrétaire particulier du Pape remerciait donc et ajoutait :

" Continuez, Mademoiselle, continuez à écrire et à démasquer l'inique secte ! La Providence a permis, pour cela même, que vous lui ayez appartenu pendant si longtemps...
" Je me recommande de tout coeur à vos prières, et avec une parfaite estime je me déclare votre très dévoué »

" Mgr Vincenzo Sardi "



La " Civilita Catholica ", la plus importante de toutes les revues catholiques du monde, l'organe officiel du Général des jésuites, revue publiée à Rome, publiait ces lignes dans son numéro 1.110, de septembre 1896 :

" Nous voulons nous donner au moins une fois le plaisir de bénir publiquement les noms des valeureux champions entrés les premiers dans la glorieuse arène, parmi lesquels la noble Miss Diana Vaughan.

" Miss Diana Vaughan, appelée de la profondeur des ténèbres à la lumière de dieu, préparée par la Providence divine, armée de la science et de l'expérience personnelle, se tourne vers l'Eglise pour la servir, et paraît inépuisable dans ses précieuses publications, qui n'ont pas leurs pareilles pour l'exactitude et l'utilité. "

On ne considérait pas seulement Miss Vaughan comme une héroïque polémiste, dans l'entourage du Souverain Pontife; on la mettait sur le même pied que les Saints. Quand elle commença à être attaquée, le secrétaire du Cardinal Parocchi lui écrivit de Rome, le 19 octobre 1896 :

" Continuez, Mademoiselle, par votre plume et par votre piété, malgré les efforts de l'enfer, à fournir des armes pour terrasser l'ennemi du genre humain. Tous les Saints ont vu leurs oeuvres combattues; il n'est donc pas étonnant que la vôtre ne soit pas épargnée...

" Veuillez agréer, Mademoiselle, mes plus vifs sentiments d'admiration et de respect.

" A. Villard,
" Prélat de la Maison de Sa Sainteté,
" secrétaire de S. E. le Cardinal Parocchi. "



Ses lettres, vous savez bien, messieurs les journalistes catholiques, qu'elles ont été réellement envoyées à Mademoiselle Vaughan. Il est possible que vous en soyez gênés aujourd'hui; mais ce sont des documents historiques; ils n'ont pas été fabriqués, ceux-là, et leurs éminents auteurs ne les renieront pas.

Et non seulement ils patronnaient cette mystification; mais ils poussaient leur correspondante, la croyant une tête exaltée, à entrer dans leur jeu pour la préparation de leurs miracles.

Le temps me manque aujourd'hui; néanmoins, je veux vous faire connaître un fait dans cet ordre d'idée. Tout le monde sait que, d'après la légende catholique, lorsque Jeanne d'Arc eut été brûlée, le bourreau fut stupéfait de constater que, seul, le coeur de l'héroïne n'avait pas été consumé; en vain, jeta-t-il encore de la poix enflammée et du soufre, le coeur ne put brûler.
Alors, sur l'injonction des ordonnateurs du supplice, le coeur de Jeanne fut jeté à la Seine.
Maintenant, le clergé français demande la canonisation de Jeanne d'Arc; mais c'est Rome qui canonise, et Rome est en Italie. Le clergé français a déjà trouvé une relique de celle qu'il supplicia : c'est une côte carbonisée.
En Italie, on se prépare à avoir mieux que cela. Une tertiaire est entretenue dans l'idée extraordinaire que c'est elle qui retrouvera le coeur de Jeanne d'Arc; un ange le lui apportera, sans doute. Cette tertiaire ultra-mystique l'a écrit à Mlle Vaughan; et c'est le secrétaire même du Cardinal-Vicaire qui a recommandé à Mademoiselle Vaughan de correspondre avec cette pieuse personne, d'échanger avec elle ses impressions sur les faits surnaturels relatifs à Jeanne d'Arc.

Il est facile de comprendre ce que cela veut dire. soyez-en certain : un jour, un ange apportera le coeur, pas en France, mais en Italie, de même que des anges ont apporté à Lorette, la maison de Nazareth. Jeanne d'Arc sera canonisée, et tous les pèlerins français qui viendront en Italie ne manqueront pas de rendre visite au couvent italien, possesseur du coeur miraculeusement retrouvé; et ces visites seront fructueuses, n'est-ce pas ?

Miss Vaughan a donc vu pleuvoir chez elle les faveurs des princes de l'Eglise.

Les maçons de France, d'Italie, d'Angleterre riaient sous cape, et ceux-ci avaient raison. Par contre, un maçon allemand, Findel, s'est fâché tout rouge et a fulminé une brochure, fort bien faite. Grand émoi. Cette brochure fut comme un pavé dans la mare aux grenouilles.

Il s'agissait de prendre une résolution énergique. Findel compromettait le succès final de ma mystification : sa grande erreur fut de croire que c'était un coup monté par les jésuites.

- Infortunés jésuites ! je leur avais envoyé un fragment de la queue de Moloch, comme pièce de conviction du Palladisme !

Au Vatican, on s'inquiéta. On passa d'un extrême à l'autre; on s'affola. On se demanda si l'on n'était pas en présence d'une fumisterie qui éclaterait contre l'Eglise au lieu de la servir. On nomma une Commission d'enquête qui fonctionna en secret pour savoir exactement à quoi s'en tenir.

Dès lors, le danger devenant grand, mon oeuvre était en péril, et je ne voulus pas échouer au port. Le péril, c'était le silence; c'était l'étranglement de la mystification dans les oubliettes de la Commission romaine; c'était l'interdiction aux journaux catholiques de souffler mot.

Mon ami le docteur alla à Cologne; de là, il me fit connaître la situation.
Je partis pour le Congrès de Trente prévenu, bien prévenu. A mon retour, la première personne que je vis fut mon ami. Je lui fis part de mes craintes d'un étranglement dans le silence.

Alors, nous convînmes de tout ce qui a été écrit et fait. si les rédacteurs de l'Univers en doutent, je puis leur dire quels sont les passages qui ont été supprimés dans les lettres du Docteur Bataille.
C'est moi qui, de cette façon, ai attisé leur feu; car il fallait que la presse du monde entier fût mise au courant de cette grande et bizarre aventure. Un bon laps de temps était nécessaire pour que le tapage des catholiques furieux, la polémique avec les partisans de Miss Diana Vaughan pussent attirer l'attention de la grande presse, de la presse qui marche avec le progrès et qui compte par millions ses lecteurs.

Avant de terminer, je dois un salut à un fumiste inconnu, à un perspicace confrère américain. Entre fumistes, on se comprend d'un bout à l'autre du monde, sans avoir besoin d'échanger des lettres, sans recourir même au téléphone. Salut donc au cher citoyen du Kentucky qui a eu l'aimable pensée de nous aider sans aucune entente, qui a confirmé au Courrier-Journal de Louisville les révélations de Miss Diana Vaughan, qui a certifié à qui a voulu l'entendre qu'il avait connu la chère Miss intimement pendant sept à huit ans et qu'il l'avait souvent rencontrée dans les diverses sociétés secrètes d'Europe et d'Amérique... où elle n'a jamais mis les pieds.

MESDAMES,

MESSIEURS,

On vous avait annoncé que le Palladisme serait terrassé aujourd'hui.

Mieux que cela, il est anéanti, il n'y en a plus.

Je m'étais accusé d'un assassinat imaginaire, dans ma confession, générale au père jésuite de Clamart. Eh bien, à vous, je fais l'aveu d'un autre crime. J'ai commis un infanticide. Le Palladisme, maintenant, est mort et bien mort. Son père vient de l'assassiner.