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Rerum novarum,
lettre encyclique du pape Léon XIII, 1891 |
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Rerum novarum,
lettre encyclique du pape Léon XIII
précisant la doctrine
sociale de l'Église catholique,
15 mai 1891.
par Marc Nadaux
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Issue de la volonté du pape Léon XIII,
l'encyclique Rerum novarum
voit l’avènement d’une nouvelle volonté de rapprochement avec les
masses laborieuses. En effet, celle-ci fournit aux membres de l’Église
catholique une nouvelle impulsion afin de reconquérir les classes ouvrières
déchristianisées. Dans cette lettre, le " pape des ouvriers "
se montre attaché à davantage de justice sociale en énonçant l’idée
que chacun doit avoir accès à une vie professionnelle conforme à la
dignité de l’Homme. Il dénonce ainsi la misère ouvrière, conséquence
selon lui des progrès de l’industrialisation et des excès du libéralisme.
S'il réclame également une législation du travail appropriée, le
souverain pontife se montre favorable aux associations chrétiennes de métier.
Rerum novarum cautionne donc l’œuvre du catholicisme social. |
Lettre encyclique de s.s. Léon XIII du 15 mai
1891
Rerum novarum
À TOUS NOS VÉNÉRABLES FRÈRES,
LES PATRIARCHES, PRIMATS, ARCHEVÊQUES ET ÉVÊQUES
DU MONDE CATHOLIQUE,
EN GRÂCE ET COMMUNION AVEC LE SIÈGE APOSTOLIQUE.
Vénérables Frères, Salut et Bénédiction
apostolique.
La soif d'innovations (1) qui depuis
longtemps s'est emparée des sociétés et les tient dans une agitation fiévreuse
devait, tôt ou tard, passer des régions de la politique dans la sphère
voisine de l'économie sociale. En effet, l'industrie s'est développée
et ses méthodes se sont complètement renouvelées. Les rapports entre
patrons et ouvriers se sont modifiés. La richesse a afflué entre les
mains d'un petit nombre et la multitude a été laissée dans l'indigence.
Les ouvriers ont conçu une opinion plus haute d'eux-mêmes et ont
contracté entre eux une union plus intime. Tous ces faits, sans parler de
la corruption des mœurs, ont eu pour résultat un redoutable conflit.
Partout, les esprits sont en suspens et dans une anxieuse attente, ce qui
seul suffit à prouver combien de graves intérêts sont ici engagés.
Cette situation préoccupe à la fois le génie des savants, la prudence
des sages, les délibérations des réunions populaires, la perspicacité
des législateurs et les conseils des gouvernants. En ce moment, il n'est
pas de question qui tourmente davantage l'esprit humain.
C'est pourquoi, Vénérables Frères, ce que, pour le bien de l'Église et
le salut commun des hommes, Nous avons fait ailleurs par Nos Lettres sur
la Souveraineté politique (2), la Liberté humaine (3), la Constitution
chrétienne des États (4), et sur d'autres sujets analogues, afin de réfuter
selon qu'il Nous semblait opportun les opinions erronées et fallacieuses,
Nous jugeons devoir le réitérer aujourd'hui et pour les mêmes motifs en
vous entretenant de la Condition des ouvriers. Ce sujet, Nous
l'avons, suivant l'occasion, effleuré plusieurs fois. Mais la conscience
de Notre charge apostolique Nous fait un devoir de le traiter dans cette
encyclique plus explicitement et avec plus d'ampleur, afin de mettre en évidence
les principes d'une solution conforme à la vérité et à l'équité.
Le problème n'est pas aisé à résoudre, ni exempt de péril. Il est
difficile, en effet, de préciser avec justesse les droits et les devoirs
qui règlent les relations des riches et des prolétaires, des
capitalistes et des travailleurs. D'autre part, le problème n'est pas
sans danger, parce que trop souvent d'habiles agitateurs cherchent à en dénaturer
le sens et en profitent pour exciter les multitudes et fomenter les
troubles.
Quoi qu'il en soit, Nous sommes persuadé, et tout le monde en convient,
qu'il faut, par des mesures promptes et efficaces, venir en aide aux
hommes des classes inférieures, attendu qu'ils sont pour la plupart dans
une situation d'infortune et de misère imméritées.
Le dernier siècle a détruit, sans rien leur substituer, les corporations
anciennes qui étaient pour eux une protection. Les sentiments religieux
du passé ont disparu des lois et des institutions publiques et ainsi, peu
à peu, les travailleurs isolés et sans défense se sont vu, avec le
temps, livrer à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d'une
concurrence effrénée. Une usure dévorante est venue accroître encore
le mal. Condamnée à plusieurs reprises par le jugement de l'Église,
elle n'a cessé d'être pratiquée sous une autre forme par des hommes
avides de gain et d'une insatiable cupidité. À tout cela, il faut
ajouter la concentration entre les mains de quelques-uns de l'industrie et
du commerce devenus le partage d'un petit nombre d'hommes opulents et de
ploutocrates qui imposent ainsi un joug presque servile à l'infinie
multitude des prolétaires.
Les socialistes, pour guérir ce mal, poussent à la haine jalouse
des pauvres contre les riches. Ils prétendent que toute propriété de
biens privés doit être supprimée, que les biens d'un chacun doivent être
communs à tous, et que leur administration doit revenir aux municipalités
ou à l'État. Moyennant ce transfert des propriétés et cette égale répartition
entre les citoyens des richesses et de leurs avantages, ils se flattent de
porter un remède efficace aux maux présents.
Mais pareille théorie, loin d'être capable de mettre fin au conflit,
ferait tort à la classe ouvrière elle-même, si elle était mise en
pratique. D'ailleurs, elle est souverainement injuste en ce qu'elle viole
les droits légitimes des propriétaires, qu'elle dénature les fonctions
de l'État et tend à bouleverser de fond en comble l'édifice social. De
fait, comme il est facile de le comprendre, la raison intrinsèque du
travail entrepris par quiconque exerce un métier, le but immédiat visé
par le travailleur, c'est d'acquérir un bien qu'il possédera en propre
et comme lui appartenant.
Car s'il met à la disposition d'autrui ses forces et son énergie, ce
n'est évidemment que pour obtenir de quoi pourvoir à son entretien et
aux besoins de la vie. Il attend de son travail le droit strict et
rigoureux, non seulement de recevoir son salaire, mais encore d'en user
comme bon lui semblera.
Si donc, en réduisant ses dépenses, il est arrivé à faire quelques épargnes
et si, pour s'en assurer la conservation, il les a par exemple réalisées
dans un champ, ce champ n'est assurément que du salaire transformé. Le
fonds acquis ainsi sera la propriété de l'ouvrier, au même titre que la
rémunération même de son travail. Or, il est évident qu'en cela
consiste précisément le droit de propriété mobilière et immobilière.
Ainsi, cette conversion de la propriété privée en propriété
collective, préconisée par le socialisme, n'aurait d'autre effet que de
rendre la situation des ouvriers plus précaire, en leur retirant la libre
disposition de leur salaire et en leur enlevant, par le fait même, tout
espoir et toute possibilité d'agrandir leur patrimoine et d'améliorer
leur situation.
Mais, et ceci paraît plus grave encore, le remède proposé est en
opposition flagrante avec h justice, car la propriété privée et
personnelle est pour l'homme de droit naturel.
Il y a en effet, sous ce rapport, une très
grande différence entre l'homme et les animaux sans raison. Ceux-ci ne se
gouvernent pas eux-mêmes ; ils sont dirigés et gouvernés par la
nature, moyennant un double instinct qui, d'une part, tient leur activité
constamment en éveil et en développe les forces, de l'autre, provoque
tout à la fois et circonscrit chacun de leurs mouvements. Un premier
instinct les porte à la conservation et à la défense de leur vie
propre, un second à la propagation de l'espèce. Les animaux obtiennent
aisément ce double résultat par l'usage des choses présentes, mises à
leur portée. Ils seraient d'ailleurs incapables de tendre au-delà,
puisqu'ils ne sont mus que par les sens et par chaque objet particulier
que les sens perçoivent. Bien autre est la nature humaine. En l'homme
d'abord se trouvent en leur perfection les facultés de l'animal. Dès
lors, il lui revient, comme à l'animal, de jouir des objets matériels.
Mais ces facultés, même possédées dans leur plénitude, bien loin de
constituer toute la nature humaine, lui sont bien inférieures et sont
faites pour lui obéir et lui être assujetties. Ce qui excelle en nous,
qui nous fait hommes et nous distingue essentiellement de la bête, c'est
l'esprit ou la raison. En vertu de cette prérogative, il faut reconnaître
à l'homme, non seulement la faculté générale d'user des choses extérieures
à la façon des animaux, mais en plus le droit stable et perpétuel de
les posséder, tant celles qui se consomment par l'usage que celles qui
demeurent après nous avoir servi.
Une considération plus profonde de la nature humaine va faire ressortir
mieux encore cette vérité. L'homme embrasse par son intelligence une
infinité d'objets; aux choses présentes, il ajoute et rattache les
choses futures; il est le maître de ses actions. Aussi, sous la direction
de la loi éternelle et sous le gouvernement universel de la Providence
divine, est-il en quelque sorte à lui-même, et sa loi, et sa providence.
C'est pourquoi il a le droit de choisir les choses qu'il estime les plus
aptes à pourvoir, non seulement au présent, mais encore au futur. Il
doit donc avoir sous sa domination, non seulement les produits de la
terre, mais encore la terre elle-même qu'il voit appelée à être, par
sa fécondité, la pourvoyeuse de son avenir. Les nécessités de l'homme
ont pour ainsi dire de perpétuels retours : satisfaites aujourd'hui,
elles renaissent demain avec de nouvelles exigences. Il a donc fallu, pour
qu'il pût y faire droit en tout temps, que la nature naît à sa
disposition un élément stable et permanent, capable de lui en fournir
perpétuellement les moyens. Or, cette perpétuité de ressources ne
pouvait être fournie que par la terre avec ses richesses inépuisables.
Et qu'on n'en appelle pas à la providence de l'État, car l'État est
postérieur à l'homme. Avant qu'il pût se former, l'homme déjà avait
reçu de la nature le droit de vivre et de protéger son existence.
Qu'on n'oppose pas non plus à la légitimité de la propriété privée
le fait que Dieu a donné la terre au genre humain tout entier pour qu'il
l'utilise et en jouisse. Si l'on dit que Dieu l'a donnée en commun aux
hommes, cela signifie non pas qu'ils doivent la posséder confusément,
mais que Dieu n'a assigné de part à aucun homme en particulier.
Il a abandonné la délimitation des propriétés à la sagesse des hommes
et aux institutions des peuples. Au reste, quoique divisée en propriétés
privées, la terre ne laisse pas de servir à la commune utilité de tous,
attendu qu'il n'est personne parmi les mortels qui ne se nourrisse du
produit des champs. Qui en manque y supplée par le travail. C'est
pourquoi l'on peut affirmer en toute vérité que le travail est le moyen
universel de pourvoir aux besoins de la vie, soit qu'on l'exerce sur sa
propre terre ou dans quelque métier dont la rémunération se tire
seulement des produits de la terre et s'échange avec eux.
De tout cela, il ressort une fois de plus que la propriété privée est
pleinement conforme à la nature. La terre, sans doute, fournit à l'homme
avec abondance les choses nécessaires à la conservation de sa vie et,
plus encore, à son perfectionnement, mais elle ne le pourrait d'elle-même
sans la culture et les soins de l'homme.
Or, celui-ci, consacrant son génie et ses forces à l'utilisation de ces
biens de la nature, s'attribue par le fait même cette part de la nature
matérielle qu'il a cultivée et où il a laissé comme une certaine
empreinte de sa personne, si bien qu'en toute justice il en devient le
propriétaire et qu'il n'est permis d'aucune manière de violer son droit.
La force de ces raisonnements est d'une évidence telle qu'il est permis
de s'étonner que certains tenants d'opinions surannées puissent encore y
contredire, en accordant sans doute il l'individu l'usage du sol et les
fruits des champs, mais en lui refusant le droit de posséder en qualité
de propriétaire ce sol où il a bâti, cette portion de terre qu'il a
cultivée. Ils ne voient donc pas qu'ils dépouillent par là cet homme du
fruit de son labeur. Ce champ travaillé par la main du cultivateur a
changé complètement d'aspect : il était sauvage, le voilà défriché;
d'infécond, il est devenu fertile. Ce qui l'a rendu meilleur est inhérent
au sol et se confond tellement avec lui, qu'il serait en grande partie
impossible de l'en séparer. Or, la justice tolérerait-elle qu'un étranger
vînt alors s'attribuer et utiliser cette terre arrosée des sueurs de
celui qui l'a cultivée ? De même que l'effet suit la cause, ainsi
est-il juste que le fruit du travail soit au travailleur.
C'est donc avec raison que l'universalité du genre humain, sans s'émouvoir
des opinions contraires d'un petit groupe, reconnaît, en considérant
attentivement la nature, que dans ses lois réside le premier fondement de
la répartition des biens et des propriétés privées. C'est avec raison
que la coutume de tous les siècles a sanctionné une situation si
conforme à la nature de l'homme et à la vie calme et paisible des sociétés.
De leur côté, les lois civiles qui tirent leur valeur, quand elles sont
justes, de la loi naturelle, confirment ce même droit et le protègent
par la force. - Enfin, l'autorité des lois divines vient y apposer son
sceau en défendant, sous une peine très grave, jusqu'au désir même du
bien d'autrui. Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni sa
maison, ni son champ, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, ni rien
de ce qui est à lui (5).
Cependant, ces droits qui sont innés à
chaque homme pris isolément apparaissent plus rigoureux encore quand on
les considère dans leurs relations et leur connexité avec les devoirs de
la vie domestique. Nul doute que, dans le choix d'un genre de vie, il ne
soit loisible à chacun, ou de suivre le conseil de Jésus-Christ sur la
virginité, ou de contracter mariage. Aucune loi humaine ne saurait
enlever d'aucune façon le droit naturel et primordial de tout homme au
mariage, ni écarter la fin principale pour laquelle il a été établi
par Dieu dès l'origine : Croissez et multipliez-vous (6) Voilà
donc constituée la famille, c'est-à-dire la société domestique, société
très petite sans doute, mais réelle et antérieure à toute société
civile à laquelle, dès lors, il faudra de toute nécessité attribuer
certains droits et certains devoirs absolument indépendants de l'État.
Ce droit de propriété que Nous avons, au nom même de la nature,
revendiqué pour l'individu, doit être maintenant transféré à l'homme,
chef de famille. Bien plus, en passant dans la société domestique, il y
acquiert d'autant plus de force que la personne humaine y reçoit plus
d'extension. La nature impose au père de famille le devoir sacré de
nourrir et d'entretenir ses enfants. De plus, comme les enfants reflètent
la physionomie de leur père et sont une sorte de prolongement de sa
personne, la nature lui inspire de se préoccuper de leur avenir et de
leur créer un patrimoine qui les aide à se défendre honnêtement dans
les vicissitudes de la vie, contre les surprises de la mauvaise fortune.
Or, il ne pourra leur créer ce patrimoine sans posséder des biens
productifs qu'il puisse leur transmettre par voie d'héritage.
Aussi bien que la société civile, la famille, comme Nous l'avons dit
plus haut, est une société proprement dite, avec son autorité propre
qui est l'autorité paternelle. C'est pourquoi, toujours sans doute dans
la sphère que lui détermine sa fin immédiate, elle jouit, pour le choix
et l'usage de tout ce qu'exigent sa conservation et l'exercice d'une juste
indépendance, de droits au moins égaux à ceux de la société civile.
Au moins égaux, disons-Nous, car la société domestique a sur la société
civile une priorité logique et une priorité réelle, auxquelles
participent nécessairement ses droits et ses devoirs. Si les citoyens, si
les familles entrant dans la société humaine y trouvaient, au lieu d'un
soutien, un obstacle, au lieu d'une protection, une diminution de leurs
droits, la société serait plutôt à rejeter qu'à rechercher.
C'est une erreur grave et funeste de vouloir que le pouvoir civil pénètre
à sa guise jusque dans le sanctuaire de la famille. Assurément, s'il
arrive qu'une famille se trouve dans une situation matérielle critique et
que, privée de ressources, elle ne puisse d'aucune manière en sortir par
elle-même, il est juste que, dans de telles extrémités, le pouvoir
public vienne à son secours, car chaque famille est un membre de la société.
De même, si un foyer domestique est quelque part le théâtre de graves
violations des droits mutuels, il faut que le pouvoir public y rétablisse
le droit de chacun. Ce n'est point là empiéter sur les droits des
citoyens, mais leur assurer une défense et une protection réclamées par
la justice. Là toutefois doivent s'arrêter ceux qui détiennent les
pouvoirs publics' la nature leur interdit de dépasser ces limites.
L'autorité paternelle ne saurait être abolie ni absorbée par l'État,
car elle a sa source là où la vie humaine prend la sienne. " Les
fils sont quelque chose de leur père. " Ils sont en quelque
sorte une extension de sa personne. Pour parler exactement, ce n'est pas
immédiatement par eux-mêmes qu'ils s'agrègent et s'incorporent à la
société civile, mais par l'intermédiaire de la société familiale dans
laquelle ils sont nés. De ce que " les fils sont naturellement
quelque chose de leur père, ils doivent rester sous la tutelle des
parents jusqu'à ce qu'ils aient acquis l'usage du libre arbitre. "
(7) Ainsi, en substituant à la providence paternelle la providence de l'État,
les socialistes vont contre la justice naturelle et brisent les
liens de la famille.
Mais on ne voit que trop les funestes conséquences de leur système :
ce serait la confusion et le bouleversement de toutes les classes de la
société, l'asservissement tyrannique et odieux des citoyens. La porte
serait grande ouverte à l'envie réciproque, aux manœuvres
diffamatoires, à la discorde. Le talent et l'esprit d'initiative
personnels étant privés de leurs stimulants, la richesse, par une conséquence
nécessaire, serait tarie dans sa source même. Enfin le mythe tant caressé
de l'égalité ne serait pas autre chose, en fait, qu'un nivellement
absolu de tous les hommes dans une commune misère et dans une commune médiocrité.
De tout ce que Nous venons de dire, il résulte que la théorie
socialiste de la propriété collective est absolument à répudier
comme préjudiciable à ceux-là mêmes qu'on veut secourir, contraire aux
droits naturels des individus, comme dénaturant les fonctions de l'État
et troublant la tranquillité publique. Que ceci soit donc bien établi :
le premier principe sur lequel doit se baser le relèvement des classes
inférieures est l'inviolabilité de la propriété privée.
À l'aide de ces données, Nous allons montrer où l'on peut trouver le
remède que l'on cherche. C'est avec assurance que Nous abordons ce sujet,
et dans toute la plénitude de Notre droit. La question qui s'agite est
d'une nature telle, qu'à moins de faire appel à la religion et à l'Église,
il est impossible de lui trouver jamais une solution. Or, comme c'est à
Nous principalement qu'ont été confiées la sauvegarde de la religion et
la dispensation de ce qui est du domaine de l'Église, Nous taire serait
aux yeux de tous négliger Notre devoir.
Assurément, une question de cette gravité demande encore à d'autres
agents leur part d'activité et d'efforts. Nous voulons parler des chefs
d'État, des patrons et des riches, des ouvriers eux-mêmes dont le sort
est ici en jeu. Mais ce que Nous affirmons sans hésitation, c'est
l'inanité de leur action en dehors de celle de l'Église. C'est l'Église,
en effet, qui puise dans l'Évangile des doctrines capables, soit de
mettre fin au conflit, soit au moins de l'adoucir en lui enlevant tout ce
qu'il a d'âpreté et d'aigreur ; l'Église, qui ne se contente pas
d'éclairer l'esprit de ses enseignements, mais s'efforce encore de régler
en conséquence la vie et les mœurs de chacun ; l'Église qui, par
une foule d'institutions éminemment bienfaisantes, tend à améliorer le
sort des classes pauvres ; l'Église qui veut et désire ardemment
que toutes les classes mettent en commun leurs lumières et leurs forces,
pour donner à la question ouvrir la meilleure solution possible ; l'Église
enfin qui estime que les lois et l'autorité publique doivent, avec mesure
et avec sagesse sans doute, apporter à cette solution leur part de
concours.
Le premier principe à mettre en avant, c'est que l'homme doit accepter
cette nécessité de sa nature qui rend impossible, dans la société
civile, l'élévation de tous au même niveau. Sans doute, c'est là ce
que poursuivent les socialistes. Mais contre la nature, tous les
efforts sont vains. C'est elle, en effet, qui a disposé parmi les hommes
des différences aussi multiples que profondes ; différences
d'intelligence, de talent, de santé, de force ; différences nécessaires
d'où naît spontanément l'inégalité des conditions. Cette inégalité
d'ailleurs tourne au profit de tous, de la société comme des individus.
La vie sociale requiert dans son organisation des aptitudes variées et
des fonctions diverses, et le meilleur stimulant à assumer ces fonctions
est, pour les hommes, la différence de leurs conditions respectives.
Pour ce qui regarde le travail en particulier, même dans l'état
d'innocence, l'homme n'était nullement destiné à vivre dans l'oisiveté.
Mais ce que la volonté eût embrassé librement comme un exercice agréable
est devenu, après le péché, une nécessité imposée comme une
expiation et accompagnée de souffrance. La terre est maudite à cause
de toi. C'est par un travail pénible que tu en tireras ta nourriture tous
les jours de ta vie (8).
De même, toutes les autres calamités qui ont fondu sur l'homme n'auront
pas ici-bas de fin ni de trêve, parce que les funestes conséquences du péché
sont dures à supporter, amères, pénibles, et qu'elles se font sentir à
l'homme, sans qu'il puisse y échapper, jusqu'à la fin de sa vie. Oui, la
douleur et la souffrance sont l'apanage de l'humanité, et les hommes
auront beau tout essayer, tout tenter pour les bannir, ils n'y réussiront
jamais, quelques ressources, qu'ils déploient et quelques forces qu'ils
mettent en jeu. S'il en est qui s'en attribuent le pouvoir, s'il en est
qui promettent au pauvre une vie exempte de souffrances et de peines, tout
adonnée au repos et à de perpétuelles jouissances, ceux-là
certainement trompent le peuple et le bercent d'illusions d'où sortiront
un jour des maux plus grands que ceux du présent. Il vaut mieux voir les
choses telles qu'elles sont et, comme Nous l'avons dit, chercher ailleurs
un remède capable de soulager nos maux.
L'erreur capitale, dans la question présente,
c'est de croire que les deux classes sont ennemies-nées l'une de l'autre,
comme si la nature avait armé les riches et les pauvres pour qu'ils se
combattent mutuellement dans un duel obstiné. C'est là une affirmation
à ce point déraisonnable et fausse que la vérité se trouve dans une
doctrine absolument opposée.
Dans le corps humain, les membres malgré leur diversité s'adaptent
merveilleusement l'un à l'autre, de façon à former un tout exactement
proportionné et que l'on pourrait appeler symétrique. Ainsi, dans la
société, les deux classes sont destinées par la nature à s'unir
harmonieusement dans un parfait équilibre. Elles ont un impérieux besoin
l'une de l'autre : il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de
travail sans capital. La concorde engendre l'ordre et la beauté. Au
contraire, d'un conflit perpétuel il ne peut résulter que la confusion
des luttes sauvages. Or, pour dirimer ce conflit et couper le mal dans sa
racine, les institutions chrétiennes ont à leur disposition des moyens
admirables et variés.
Et d'abord tout l'ensemble des vérités religieuses, dont l'Église est
la gardienne et l'interprète, est de nature à rapprocher et à réconcilier
les riches et les pauvres, en rappelant aux deux classes leurs devoirs
mutuels et, avant tous les autres, ceux qui dérivent de la justice.
Parmi ces devoirs, voici ceux qui regardent
le pauvre et l'ouvrier. Il doit fournir intégralement et fidèlement tout
le travail auquel il s'est engagé par contrat libre et conforme à l'équité.
Il ne doit point léser son patron, ni dans ses biens, ni dans sa
personne. Ses revendications mêmes doivent être exemptes de violences et
ne jamais revêtir la forme de séditions. Il doit fuir les hommes pervers
qui, dans des discours mensongers, lui suggèrent des espérances exagérées
et lui font de grandes promesses qui n'aboutissent qu'à de stériles
regrets et à la ruine des fortunes.
Quant aux riches et aux patrons, ils ne doivent point traiter l'ouvrier en
esclave; il est juste qu'ils respectent en lui la dignité de l'homme,
relevée encore par celle du chrétien. Le travail du corps, au témoignage
commun de la raison et de la philosophie chrétienne, loin d'être un
sujet de honte, fait honneur à l'homme, parce qu'il lui fournit un noble
moyen de sustenter sa vie. Ce qui est honteux et inhumain, c'est d'user de
l'homme comme d'un vil instrument de lucre, de ne restituer qu'en
proportion de la vigueur de ses bras. Le christianisme, en outre, prescrit
qu'il soit tenu compte des intérêts spirituels de l'ouvrier et du bien
de son âme. Aux patrons, il revient de veiller à ce que l'ouvrier ait un
temps suffisant à consacrer à la piété ; qu'il ne soit point livré
à la séduction et aux sollicitations corruptrices ; que rien ne
vienne affaiblir en lui l'esprit de famille, ni les habitudes d'économie.
Il est encore défendu aux patrons d'imposer à leurs subordonnés un
travail au-dessus de leurs forces ou en désaccord avec leur âge ou leur
sexe.
Mais, parmi les devoirs principaux du patron, il faut mettre au premier
rang celui de donner à chacun le salaire qui convient. Assurément, pour
fixer la juste mesure du salaire, il y a de nombreux points de vue à
considérer. Mais d'une manière générale, que le riche et le patron se
souviennent qu'exploiter la pauvreté et la misère, et spéculer sur
l'indigence sont choses que réprouvent également les lois divines et
humaines. Ce serait un crime à crier vengeance au ciel, que de frustrer
quelqu'un du prix de ses labeurs. Voilà que le salaire que vous avez dérobé
par fraude à vos ouvriers crie contre vous, et que leur clameur est montée
jusqu'aux oreilles du Dieu des armées. (9)
Enfin, les riches doivent s'interdire religieusement tout acte violent,
toute fraude, toute manoeuvre usuraire qui serait de nature à porter
atteinte à l'épargne du pauvre, d'autant plus que celui-ci est moins
apte à se défendre, et que son avoir est plus sacré parce que plus
modique.
L'obéissance à ces lois, Nous le demandons, ne suffirait-elle pas à
elle seule pour faire cesser tout antagonisme et en supprimer les causes ?
L'Église, toutefois, instruite et dirigée par Jésus-Christ, porte ses
vues encore plus haut. Elle propose un ensemble de préceptes plus
complet, parce qu'elle ambitionne de resserrer l'union des deux classes
jusqu'à les unir l'une à l'autre par les liens d'une véritable amitié.
Nul ne saurait avoir une intelligence vraie de la vie mortelle, ni
l'estimer à sa juste valeur, s'il ne s'élève jusqu'à la considération
de cette autre vie qui est immortelle. Celle-ci supprimée, toute espèce
et toute vraie notion de bien disparaît. Bien plus, l'univers entier
devient un impénétrable mystère. Quand nous aurons quitté cette vie,
alors seulement nous commencerons à vivre. Cette vérité qui nous est
enseignée par la nature elle-même est un dogme chrétien. Sur lui
repose, comme sur son premier fondement, tout l'ensemble de la religion.
Non, Dieu ne nous a point faits pour ces choses fragiles et caduques, mais
pour les choses célestes et éternelles. Il nous a donné cette terre,
non point comme une demeure fixe, mais comme un lieu d'exil.
Que vous abondiez en richesses et en tout ce qui est réputé biens de la
fortune, ou que vous en soyez privé, cela n'importe nullement à l'éternelle
béatitude. Ce qui importe, c'est l'usage que vous en faites. Malgré la
plénitude de la rédemption qu'il nous apporte, Jésus-Christ n'a point
supprimé les afflictions qui forment presque toute la trame de la vie
mortelle ; il en a fait des stimulants de la vertu et des sources de
mérite, en sorte qu'il n'est point d'homme qui puisse prétendre aux récompenses
s'il ne marche sur les traces sanglantes de Jésus-Christ. Si nous
souffrons avec lui, nous régnerons avec lui (10).
D'ailleurs, en choisissant de plein gré la croix et les tourments, il en
a singulièrement adouci la force et l'amertume. Afin de nous rendre la
souffrance encore plus supportable, à l'exemple il a ajouté sa grâce et
la promesse d'une récompense sans fin: Car le moment si court et si léger
des afflictions que nous souffrons en cette vie produit en nous le poids
éternel d'une gloire souveraine et incomparable (11).
Ainsi, les fortunés de ce monde sont avertis que les richesses ne les
mettent pas à couvert de la douleur, qu'elles ne sont d'aucune utilité
pour la vie éternelle, mais plutôt un obstacle (12), qu'ils doivent
trembler devant les menaces insolites que Jésus-Christ profère contre
les riches (13) ; qu'enfin il viendra un jour où ils devront rendre
à Dieu, leur juge, un compte très rigoureux de l'usage qu'ils auront
fait de leur fortune.
Sur l'usage des richesses, voici l'enseignement d'une excellence et d'une
importance extrême que la philosophie a pu ébaucher, mais qu'il
appartenait à l'Église de nous donner dans sa perfection et de faire
passer de la théorie à la pratique. Le fondement de cette doctrine est
dans la distinction entre la juste possession des richesses et leur usage
légitime. La propriété privée, Nous l'avons vu plus haut, est pour
l'homme de droit naturel. L'exercice de ce droit est chose non seulement
permise, surtout à qui vit en société, mais encore absolument nécessaire.
" Il est permis à l'homme de posséder en propre et c'est même
nécessaire à la vie humaine. " (14) Mais si l'on demande en
quoi il faut faire consister l'usage des biens, l'Église répond sans hésitation :
" Sous ce rapport, l'homme ne doit pas tenir les choses extérieures
pour privées, mais pour communes, de telle sorte qu'il en fasse part
facilement aux autres dans leurs nécessités. C'est pourquoi l'Apôtre a
dit : " Ordonne aux riches de ce siècle... de donner
facilement, de communiquer leurs richesses (15)". "(16)
Nul assurément n'est tenu de soulager le prochain en prenant sur son nécessaire
ou sur celui de sa famille, ni même de rien retrancher de ce que les
convenances ou la bienséance imposent à sa personne : " Nul,
en effet, ne doit vivre contrairement aux convenances. " (17)
Mais dès qu'on a accordé ce qu'il faut à la nécessité, à la bienséance,
c'est un devoir de verser le superflu dans le sein des pauvres. Ce qui
reste, donnez-le en aumône (18). C'est un devoir, non pas de stricte
justice, sauf les cas d'extrême nécessité, mais de charité chrétienne,
un devoir par conséquent dont on ne peut poursuivre l'accomplissement par
l'action de la loi.
Mais au-dessus des jugements de l'homme et de ses lois, il y a la loi et
le jugement de Jésus-Christ, notre Dieu, qui nous persuade de toutes manières
de faire habituellement l'aumône. Il y a plus de bonheur à donner qu'à
recevoir (19), dit-il. Le Seigneur tiendra pour faite ou refusée à
lui-même l'aumône qu'on aura faite ou refusée aux pauvres. Chaque
fois que vous avez fait l'aura ne à l'un des moindres de mes frères que
vous voyez, c'est à moi que vous l'avez faite (20).
Du reste, voici en quelques mots le résumé de cette doctrine. Quiconque
a reçu de la divine Bonté une plus grande abondance, soit des biens extérieurs
et du corps, soit des biens de l'âme, les a reçus dans le but de les
faire servir à son propre perfectionnement et également, comme ministre
de la Providence, au soulagement des autres. C'est pourquoi " quelqu'un
a-t-il le talent de la parole, qu'il prenne garde de se taire ; une
surabondance de biens, qu'il ne laisse pas la miséricorde s'engourdir au
fond de son cœur ; l'art de gouverner, qu'il s'applique avec soin à
en partager avec son frère et l'exercice et les bienfaits. "
(21)
Quant aux déshérités de la fortune, ils apprennent de l'Église que,
selon le jugement de Dieu lui-même, la pauvreté n'est pas un opprobre et
qu'il ne faut pas rougir de devoir gagner son pain à la sueur de son
front. C'est ce que Jésus-Christ Notre Seigneur a confirmé par son
exemple, lui qui, tout riche qu'il était, s'est fait indigent (22)
pour le salut des hommes ; qui, fils de Dieu et Dieu lui-même, a
voulu passer aux yeux du monde pour le fils d'un ouvrier ; qui est
allé jusqu'à consumer une grande partie de sa vie dans un travail
mercenaire. N'est-ce pas le charpentier, fils de Marie ? (23)
Quiconque tiendra sous son regard le Modèle divin comprendra plus
facilement ce que Nous allons dire : la vraie dignité de l'homme et
son excellence résident dans ses mœurs, c'est-à-dire dans sa vertu ;
la vertu est le patrimoine commun des mortels, à la portée de tous, des
petits et des grands, des pauvres et des riches ; seuls la vertu et
les mérites, partout où on les rencontre, obtiendront la récompense de
l'éternelle béatitude. Bien plus, c'est vers les classes infortunées
que le cœur de Dieu semble s'incliner davantage. Jésus-Christ appelle
les pauvres des bienheureux (24), il invite avec amour à venir à lui,
afin qu'il les console, tous ceux qui souffrent et qui pleurent (25) il
embrasse avec une charité plus tendre les petits et les opprimés. Ces
doctrines sont bien faites certainement pour humilier l'âme hautaine du
riche et le rendre plus condescendant, pour relever le courage de ceux qui
souffrent et leur inspirer de la résignation. Avec elle, se trouverait
diminuée cette distance que l'orgueil se plaît à maintenir ; on
obtiendrait sans peine que des deux côtés on se donnât la main et que
les volontés s'unissent dans une même amitié.
Mais c'est encore trop peu de la simple amitié : si l'on obéit aux
préceptes du christianisme, c'est dans l'amour fraternel que s'opérera
l'union. De part et d'autre, on saura et l'on comprendra que les hommes
sont tous absolument issus de Dieu, leur Père commun; que Dieu est leur
unique et commune fin, et que lui seul est capable de communiquer aux
anges et aux hommes une félicité parfaite et absolue ; que tous ils
ont été également rachetés par Jésus-Christ et rétablis par lui dans
leur dignité d'enfants de Dieu, et qu'ainsi un véritable lien de
fraternité les unit, soit entre eux, soit au Christ leur Seigneur qui est
le premier-né parmi un grand nombre de frères. (26) Ils sauront
enfin que tous les biens de la nature, tous les trésors de la grâce
appartiennent en commun et indistinctement à tout le genre humain, et
qu'il n'y a que les indignes qui soient déshérités des biens célestes.
Si vous êtes fils, vous êtes aussi héritiers : héritiers de Dieu,
cohéritiers de Jésus-Christ (27).
Tel est l'ensemble des droits et des devoirs qu'enseigne la philosophie
chrétienne. Ne verrait-on pas l'apaisement se faire à bref délai, si
ces enseignements pouvaient prévaloir dans les sociétés ?
Cependant, l'Église ne se contente pas d'indiquer où se trouve le remède,
elle l'applique au mal de sa propre main. Elle est tout occupée à
instruire et à élever les hommes d'après ses principes et sa doctrine.
Elle a soin d'en répandre les eaux vivifiantes aussi loin et aussi
largement qu'il lui est possible, par le ministère des évêques et du
clergé. Puis, elle s'efforce de pénétrer dans les âmes et d'obtenir
des volontés qu'elles se laissent conduire et gouverner par la règle des
préceptes divins. Sur ce point capital et de très grande importance,
parce qu'il renferme comme le résumé de tous les intérêts en cause,
l'action de l'Église est souveraine. Les instruments dont elle dispose
pour toucher les âmes lui ont été donnés à cette fin par Jésus-Christ
et ils portent en eux une efficacité divine. Ils sont les seuls aptes à
pénétrer jusque dans les profondeurs du cœur humain, les seuls capables
d'amener l'homme à obéir aux injonctions du devoir, à maîtriser ses
passions, à aimer Dieu et son prochain d'une charité sans mesure, à
briser courageusement tous les obstacles qui entravent sa marche dans la
voie de la vertu.
Il suffit de passer rapidement en revue par la pensée les exemples de
l'antiquité. Les choses et les faits que Nous allons rappeler sont hors
de toute controverse. Ainsi, il n'est pas douteux que la société civile
des hommes ait été foncièrement renouvelée par les institutions chrétiennes ;
que cette rénovation a eu pour effet de relever le niveau du genre humain
ou, pour mieux dire, de le rappeler de la mort à la vie et de le porter
à un si haut degré de perfection qu'on n'en vît de supérieur ni avant
ni après, et qu'on n'en verra jamais dans tout le cours des siècles ;
qu'enfin c'est Jésus-Christ qui a été le principe de ces bienfaits et
qui en doit être la fin ; car de même que tout est parti de lui,
ainsi tout doit lui être rapporté. Quand donc l'Évangile eut rayonné
dans le monde, quand les peuples eurent appris le grand mystère de
l'Incarnation du Verbe et de la Rédemption des hommes, la vie de Jésus-Christ,
Dieu et homme, envahit les sociétés et les imprégna tout entières de
sa foi, de ses maximes et de ses lois. C'est pourquoi, si la société
humaine doit être guérie, elle ne le sera que par le retour à la vie et
aux institutions du christianisme.
À qui veut régénérer une société quelconque en décadence, on
prescrit avec raison de la ramener à ses origines. La perfection de toute
société consiste, en effet, à poursuivre et à atteindre la fin en vue
de laquelle elle a été fondée, en sorte que tous les mouvements et tous
les actes de la vie sociale naissent du même principe d'où est née la
société. Aussi, s'écarter de la fin, c'est aller à la mort ; y
revenir, c'est reprendre vie.
Ce que Nous disons du corps social tout entier s'applique également à
cette classe de citoyens qui vivent de leur travail et qui forment la très
grande majorité.
Qu'on ne pense pas que l'Église se laisse tellement absorber par le soin
des âmes qu'elle néglige ce qui se rapporte à la vie terrestre et
mortelle. Pour ce qui est en particulier de la classe des travailleurs,
elle veut les arracher à la misère et leur procurer un sort meilleur, et
elle fait tous ses efforts pour obtenir ce résultat.
Et certes, elle apporte à cette oeuvre un très utile concours, par le
seul fait de travailler en paroles et en actes à ramener les hommes à la
vertu. Dès que les mœurs chrétiennes sont en honneur, elles exercent
naturellement sur la prospérité temporelle leur part de bienfaisante
influence. En effet, elles attirent la faveur de Dieu, principe et source
de tout bien ; elles compriment le désir excessif des richesses et
la soif des voluptés, ces deux fléaux qui trop souvent jettent
l'amertume et le dégoût dans le sein même de l'opulence ;(28)
elles se contentent enfin d'une vie et d'une nourriture frugales, et suppléent
par l'économie à la modicité du revenu, écartant ces vices qui
consument non seulement les petites, mais les plus grandes fortunes, et
dissipent les plus gros patrimoines.
L'Église en outre pourvoit encore directement au bonheur des classes déshéritées
par la fondation et le soutien d'institutions qu'elle estime propres à
soulager leur misère. En ce genre de bienfaits, elle a même tellement
excellé que ses propres ennemis ont fait son éloge.
Ainsi, chez les premiers chrétiens, telle était la force de la charité
mutuelle, qu'il n'était point rare de voir les plus riches se dépouiller
de leur patrimoine en faveur des pauvres. Aussi l'indigence n'était-elle
point connue parmi eux (29).
Les Apôtres avaient confié la distribution quotidienne des aumônes aux
diacres dont l'ordre avait été spécialement institué à cette fin.
Saint Paul lui-même, quoique absorbé par une sollicitude qui embrassait
toutes les Églises, n'hésitait pas à entreprendre de pénibles voyages
pour aller en personne porter des secours aux chrétiens indigents. Des
secours du même genre étaient spontanément offerts par les fidèles
dans chacune de leurs assemblées. Tertullien les appelle les dépôts
de la piété, parce qu'on les employait " à entretenir et
à inhumer les personnes indigentes, les orphelins pauvres des deux sexes,
les domestiques âgés, les victimes du naufrage. " (30)
Voilà comment peu à peu s'est formé ce patrimoine que l'Église a
toujours gardé avec un soin religieux comme le bien propre de la famille
des pauvres. Elle est allée jusqu'à assurer des secours aux malheureux,
en leur épargnant l'humiliation de tendre la main. Cette commune Mère
des riches et des pauvres, profitant des merveilleux élans de charité
qu'elle avait partout provoqués, fonda des sociétés religieuses et une
foule d'autres institutions utiles qui ne devaient laisser sans
soulagement à peu près aucun genre de misère. Il est sans doute un
certain nombre d'hommes aujourd'hui qui, fidèles échos des païens
d'autrefois, en viennent jusqu'à se faire même, d'une charité aussi
merveilleuse, une arme pour attaquer l'Église. On a vu une bienfaisance
établie par les lois civiles se substituer à la charité chrétienne.
Mais cette charité chrétienne, qui se voue tout entière et sans arrière-pensée
à l'utilité du prochain, ne peut être suppléée par aucune
organisation humaine. L'Église seule possède cette vertu, parce qu'on ne
la puise que dans le Cœur sacré de Jésus-Christ, et que c'est errer
loin de Jésus-Christ que d'être éloigné de son Église.
Toutefois, pour obtenir le résultat voulu, il faut sans aucun doute
recourir de plus aux moyens humains. Tous ceux que la question regarde
doivent donc viser au même but et travailler de concert, chacun dans sa
sphère. Il y a là comme une image de la Providence gouvernant le monde ;
car nous voyons d'ordinaire que les faits et les événements qui dépendent
de causes diverses sont la résultante de leur action commune.
Or, que sommes-nous en droit d'attendre de l'État pour remédier à la
situation ? Disons d'abord que, par État, Nous entendons ici, non
point tel gouvernement établi chez tel peuple en particulier, mais tout
gouvernement qui répond aux préceptes de la raison naturelle et des
enseignements divins, enseignements que Nous avons exposés Nous-même, spécialement
dans Notre lettre encyclique sur la constitution chrétienne des sociétés
(31).
Les chefs d'État doivent d'abord apporter un concours d'ordre général
par tout l'ensemble des lois et des institutions. Nous voulons dire qu'ils
doivent agir en sorte que la constitution et l'administration de la société
fassent fleurir naturellement la prospérité, tant publique que privée.
Tel est, en effet, l'office de la prudence civile et le devoir propre de
tous ceux qui gouvernera. Or, ce qui fait une nation prospère, c'est la
probité des mœurs, l'ordre et la moralité comme bases de la famille, la
pratique de la religion et le respect de la justice, c'est un taux modéré
et une répartition équitable des impôts, le progrès de l'industrie et
du commerce, une agriculture florissante et autres éléments du même
genre, s'il en est que l'on ne peut développer sans augmenter d'autant le
bien-être et le bonheur des citoyens.
De même donc que, par tous ces moyens, l'État peut se rendre utile aux
autres classes, de même il peut grandement améliorer le sort de la
classe ouvrière. Il le fera dans toute la rigueur de son droit et sans
avoir à redouter le reproche d'ingérence ; car en vertu même de
son office, l'État doit servir l'intérêt commun. Il est évident que
plus se multiplieront les avantages résultant de cette action d'ordre général,
et moins on aura besoin de recourir à d'autres expédients pour remédier
à la condition des travailleurs.
Mais voici une autre considération qui atteint plus profondément encore
Notre sujet. La raison d'être de toute société est une et commune à
tous ses membres, grands et petits. Les pauvres au même titre que les
riches sont, de par le droit naturel, des citoyens, c'est-à-dire du
nombre des parties vivantes dont se compose, par l'intermédiaire des
familles, le corps entier de la nation. À parler exactement, en toutes
les cités, ils sont le grand nombre. Comme il serait déraisonnable de
pourvoir à une classe de citoyens et de négliger l'autre, il est donc évident
que l'autorité publique doit aussi prendre les mesures voulues pour
sauvegarder la vie et les intérêts de la classe ouvrière. Si elle y
manque, elle viole la stricte justice qui veut qu'on rende à chacun son dû.
À ce sujet, saint Thomas dit fort sagement : " De même
que la partie et le tout sont, en quelque manière, une même chose, ainsi
ce qui appartient au tout est en quelque sorte à chaque partie. "
(32)
C'est pourquoi, parmi les graves et nombreux devoirs des gouvernants qui
veulent pourvoir comme il convient au bien public, celui qui domine tous
les autres consiste à avoir soin également de toutes les classes de
citoyens, en observant rigoureusement les lois de la justice dite distributive.
Tous les citoyens sans exception doivent apporter leur part à la masse
des biens communs qui, du reste, par un retour naturel, se répartissent
de nouveau entre les individus. Néanmoins, les apports respectifs ne
peuvent être ni les mêmes, ni d'égale mesure. Quelles que soient les
vicissitudes par lesquelles les formes de gouvernement sont appelées à
passer, il y aura toujours entre les citoyens ces inégalités de
conditions sans lesquelles une société ne peut ni exister, ni être conçue.
À tout prix, il faut des hommes qui gouvernent, qui fassent des lois, qui
rendent la justice, qui enfin de conseil ou d'autorité administrent les
affaires de la paix et les choses de la guerre. À n'en pas douter, ces
hommes doivent avoir la prééminence dans toute société et y tenir le
premier rang, puisqu'ils travaillent directement au bien commun et d'une
manière si excellente. Ceux au contraire qui s'appliquent aux choses de
l'industrie ne peuvent concourir à ce bien commun, ni dans la même
mesure, ni par les mêmes voies.
Eux aussi cependant, quoique d'une manière moins directe, servent
grandement les intérêts de la société. Sans nul doute, le bien commun
dont. l'acquisition doit avoir pour effet de perfectionner les hommes est
principalement un bien moral. Mais, dans une société bien constituée,
il doit se trouver encore une certaine abondance de biens extérieurs
" dont l'usage est requis à l'exercice de la vertu "
(33).
Or, tous ces biens, c'est le travail de l'ouvrier, travail des champs ou
de l'usine, qui en est surtout la source féconde et nécessaire. Bien
plus, dans cet ordre de choses, le travail a une telle fécondité et une
telle efficacité, que l'on peut affamer sans crainte de se tromper que,
seul, il donne aux nations la prospérité. L'équité demande donc que l'État
se préoccupe des travailleurs. Il doit faire en sorte qu'ils reçoivent
une part convenable des biens qu'ils procurent à la société, comme
l'habitation et le vêtement, et qu'ils puissent vivre au prix de moins de
peines et de privations. Ainsi, l'État doit favoriser tout ce qui, de près
ou de loin, paraît de nature à améliorer leur sort. Cette sollicitude,
bien loin de préjudicier à personne, tournera au contraire au profit de
tous, car il importe souverainement à la nation que des hommes, qui sont
pour elle le principe de biens aussi indispensables, ne se trouvent point
de tous côtés aux prises avec la misère.
Il est dans l'ordre, avons-Nous dit, que ni l'individu, ni la famille ne
soient absorbés par l'État. Il est juste que l'un et l'autre aient la
faculté d'agir avec liberté, aussi longtemps que cela n'atteint pas le
bien général et ne fait tort à personne. Cependant, aux gouvernants il
appartient de prendre soin de la communauté et de ses parties ; la
communauté, parce que la nature en a confié la conservation au pouvoir
souverain, de telle sorte que le salut public n'est pas seulement ici la
loi suprême, mais la cause même et la raison d'être du pouvoir civil ;
les parties, parce que, de droit naturel, le gouvernement ne doit pas
viser l'intérêt de ceux qui ont le pouvoir entre les mains, mais le bien
de ceux qui leur sont soumis.
Tel est l'enseignement de la philosophie et de la foi chrétienne.
D'ailleurs, toute autorité vient de Dieu et est une participation de son
autorité suprême. Dès lors, ceux qui en sont les dépositaires doivent
l'exercer à l'exemple de Dieu dont la paternelle sollicitude ne s'étend
pas moins à chacune des créatures en particulier qu'à tout leur
ensemble. Si donc les intérêts généraux ou l'intérêt d'une classe en
particulier se trouvent lésés ou simplement menacés, et s'il est
impossible d'y remédier ou d'y obvier autrement, il faut de toute nécessité
recourir à l'autorité publique.
Or, il importe au salut public et privé que l'ordre et la paix règnent
partout ; que toute l'économie de la vie familiale soit réglée
d'après les commandements de Dieu et les principes de la loi naturelle ;
que la religion soit honorée et observée ; que l'on voie fleurir
les mœurs privées et publiques ; que la justice soit religieusement
gardée et que jamais une classe ne puisse opprimer l'autre impunément ;
qu'il croisse de robustes générations capables d'être le soutien et,
s'il le faut, le rempart de la patrie. C'est pourquoi, s'il arrive que les
ouvriers, abandonnant le travail ou le suspendant par les grèves,
menacent la tranquillité publique ; que les liens naturels de la
famille se relâchent parmi les travailleurs ; qu'on foule aux pieds
la religion des ouvriers en ne leur facilitant point l'accomplissement de
leurs devoirs envers Dieu ; que la promiscuité des sexes ou d'autres
excitations au vice constituent, dans les usines, un péril pour la
moralité ; que les patrons écrasent les travailleurs sous le poids
de fardeaux iniques ou déshonorent en eux la personne humaine par des
conditions indignes et dégradantes ; qu'ils attentent à leur santé
par un travail excessif et hors de proportion avec leur âge et leur sexe ;
dans tous les cas, il faut absolument appliquer dans de certaines limites
la force et l'autorité des lois. La raison qui motive l'intervention des
lois en détermine les limites : c'est-à-dire que celles-ci ne
doivent pas s'avancer ni rien entreprendre au delà de ce qui est nécessaire
pour remédier aux maux et écarter les dangers.
Les droits doivent partout être religieusement respectés. L'État doit
les protéger chez tous les citoyens en prévenant ou en vengeant leur
violation. Toutefois, dans la protection des droits privés, il doit se préoccuper
d'une manière spéciale des faibles et des indigents. La classe riche se
fait comme un rempart de ses richesses et a moins besoin de la tutelle
publique. La classe indigente, au contraire, sans richesses pour la mettre
à couvert des injustices, compte surtout sur la protection de l'État. L'État
doit donc entourer de soin et d'une sollicitude toute particulière les
travailleurs qui appartiennent à la classe pauvre en général.
Mais il est bon de traiter à part certains points de la plus grande
importance. En premier lieu, il faut que les lois publiques soient pour
les propriétés privées une protection et une sauvegarde. Ce qui importe
par-dessus tout, au milieu de tant de cupidités en effervescence, c'est
de contenir les masses dans le devoir. Il est permis de tendre vers de
meilleures destinées dans les limites de la justice. Mais enlever de
force le bien d'autrui, envahir les propriétés étrangères sous prétexte
d'une absurde égalité, sont choses que la justice condamne et que l'intérêt
commun lui-même répudie. Assurément, les ouvriers qui veulent améliorer
leur sort par un travail honnête et en dehors de toute injustice forment
la très grande majorité. Mais on en compte beaucoup qui, imbus de
fausses doctrines et ambitieux de nouveautés, mettent tout en oeuvre pour
exciter des tumultes et entraîner les autres à la violence. L'autorité
publique doit alors intervenir. Mettant un frein aux excitations des
meneurs, elle protégera les mœurs des ouvriers contre les artifices de
la corruption et les légitimes propriétés contre le péril de la
rapine.
Il n'est pas rare qu'un travail trop prolongé ou trop pénible, et un
salaire jugé trop faible, donnent lieu à ces chômages voulus et concertés
qu'on appelle des grèves. À cette maladie si commune et en même temps
si dangereuse, il appartient au pouvoir public de porter un remède. Ces
chômages en effet, non seulement tournent au détriment des patrons et
des ouvriers eux-mêmes, mais ils entravent le commerce et nuisent aux intérêts
généraux de la société. Comme ils dégénèrent facilement en
violences et en tumultes, la tranquillité publique s'en trouve souvent
compromise.
Mais ici il est plus efficace et plus salutaire que l'autorité des lois
prévienne le mal et l'empêche de se produire, en écartant avec sagesse
les causes qui paraissent de nature à exciter des conflits entre ouvriers
et patrons.
Chez l'ouvrier pareillement, il est des intérêts nombreux qui réclament
la protection de l'État. Vient en première ligne ce qui regarde le bien
de son âme.
La vie du corps en effet, quelque précieuse et désirable qu'elle soit,
n'est pas le but dernier de notre existence. Elle est une voie et un moyen
pour arriver, par la connaissance du vrai et l'amour du bien, à la
perfection de la vie de l'âme.
C'est l'âme qui porte gravée en elle-même l'image et la ressemblance de
Dieu. C'est en elle que réside cette souveraineté dont l'homme fut
investi quand il reçut l'ordre de s'assujettir la nature inférieure et
de mettre à son service les terres et les mers. Remplissez la terre et
l'assujettissez ; dominez sur les poissons de la mer et sur les
oiseaux du ciel et sur les animaux qui se meuvent sur la terre (34).
À ce point de vue, tous les hommes sont égaux ; point de différences
entre riches et pauvres, maîtres et serviteurs, princes et sujets : Ils
n'ont tous qu'un même Seigneur (35). Il n'est permis à personne de
violer impunément cette dignité de l'homme que Dieu lui-même traite
avec un grand respect, ni d'entraver la marche de l'homme vers cette
perfection qui correspond à la vie éternelle et céleste. Bien plus, il
n'est même pas loisible à l'homme, sous ce rapport, de déroger spontanément
à la dignité de sa nature, ou de vouloir l'asservissement de son âme.
Il ne s'agit pas en effet de droit dont il ait la libre disposition, mais
de devoirs envers Dieu qu'il doit religieusement remplir.
C'est de là que découle la nécessité du repos et de la cessation du
travail aux jours du Seigneur. Le repos d'ailleurs ne doit pas être
entendu comme une plus large part faite à une stérile oisiveté, ou
encore moins, suivant le désir d'un grand nombre, comme un chômage
fauteur des vices et dissipateur des salaires, mais bien comme un repos
sanctifié par la religion. Ainsi allié avec la religion, le repos retire
l'homme des labeurs et des soucis de la vie quotidienne. Il l'élève aux
grandes pensées du ciel et l'invite à rendre à son Dieu le tribut
d'adoration qu'il lui doit. Tel est surtout le caractère et la raison de
ce repos du septième jour dont Dieu avait fait même déjà dans l'Ancien
Testament un des principaux articles de la loi : Souviens-toi de
sanctifier le jour du sabbat (36), et dont il avait lui-même donné
l'exemple par ce mystérieux repos pris aussitôt après qu'il eût créé
l'homme: Il se reposa le septième jour de tout le travail qu'il avait
fait (37).
Pour ce qui est des intérêts physiques et corporels, l'autorité
publique doit tout d'abord les sauvegarder en arrachant les malheureux
ouvriers des mains de ces spéculateurs qui, ne faisant point de différence
entre un homme et une machine, abusent sans mesure de leurs personnes pour
satisfaire d'insatiables cupidités. Exiger une somme de travail qui, en
émoussant toutes les facultés de l'âme, écrase le corps et en consume
les forces jusqu'à épuisement, c'est une conduite que ne peuvent tolérer
ni la justice ni l'humanité. L'activité de l'homme, bornée comme sa
nature, a des limites qu'elle ne peut franchir. Elle s'accroît sans doute
par l'exercice et l'habitude, mais à condition qu'on lui donne des relâches
et des intervalles de repos. Ainsi, le nombre d'heures d'une journée de
travail ne doit pas excéder la mesure des forces des travailleurs, et les
intervalles de repos doivent être proportionnés à la nature du travail
et à la santé de l'ouvrier, et réglés d'après les circonstances des
temps et des lieux. L'ouvrier qui arrache à la terre ce qu'elle a de plus
caché, la pierre, le fer et l'airain, a un labeur dont la brièveté
devra compenser la fatigue, ainsi que le dommage qu'il cause à la santé.
Il est juste, en outre, qu'on considère les époques de l'année. Tel
travail sera souvent aisé dans une saison, et deviendra intolérable ou
très pénible dans une autre.
Enfin, ce que peut réaliser un homme valide et dans la force de l'âge ne
peut être équitablement demandé à une femme ou à un enfant. L'enfant
en particulier - et ceci demande à être observé strictement - ne doit
entrer à l'usine qu'après que l'âge aura suffisamment développé en
lui les forces physiques, intellectuelles et morales. Sinon, comme une
herbe encore tendre, il se verra flétri par un travail trop précoce et
c'en sera fait de son éducation. De même, il est des travaux moins adaptés
à la femme que la nature destine plutôt aux ouvrages domestiques ;
ouvrages d'ailleurs qui sauvegardent admirablement l'honneur de son sexe
et répondent mieux, par nature, à ce que demandent la bonne éducation
des enfants et la prospérité de la famille.
En général, la durée du repos doit se mesurer d'après la dépense des
forces qu'il doit restaurer. Le droit au repos de chaque jour ainsi que la
cessation du travail le jour du Seigneur doivent être la condition
expresse ou tacite de tout contrat passé entre patrons et ouvriers. Là où
cette condition n'entrerait pas, le contrat ne serait pas honnête, car
nul ne peut exiger ou permettre la violation des devoirs de l'homme envers
Dieu et envers lui-même.
Nous passons à présent à un autre point de la question, d'une très
grande importance, qui, pour éviter toute exagération, demande à être
défini avec justesse. Nous voulons parler de la fixation du salaire.
On prétend que le salaire, une fois librement consenti de part et
d'autre, le patron en le payant remplit tous ses engagements et n'est plus
tenu à rien. La justice se trouverait seulement lésée, si le patron
refusait de tout solder, ou si l'ouvrier refusait d'achever tout son
travail et de satisfaire à ses engagements. Dans ces cas, à l'exclusion
de tout autre, le pouvoir public aurait à intervenir pour protéger le
droit de chacun.
Pareil raisonnement ne trouvera pas de juge équitable qui consente à y
adhérer sans réserve. Il n'envisage pas tous les côtés de la question
et il en omet un, fort sérieux. Travailler, c'est exercer son activité
dans le but de se procurer ce qui est requis pour les divers besoins de la
vie, mais surtout pour l'entretien de la vie elle-même. Tu mangeras
ton pain à la sueur de ton front (38). C'est pourquoi le travail a reçu
de la nature comme une double empreinte. Il est personnel parce que
la force active est inhérente à la personne et qu'elle est la propriété
de celui qui l'exerce et qui l'a reçue pour son utilité. Il est nécessaire
parce que l'homme a besoin du fruit de son travail pour conserver son
existence, et qu'il doit la conserver pour obéir aux ordres irréfragables
de la nature. Or, si l'on ne regarde le travail que par le côté où il
est personnel, nul doute qu'il ne soit au pouvoir de l'ouvrier de
restreindre à son gré le taux du salaire. La même volonté qui donne le
travail peut se contenter d'une faible rémunération ou même n'en exiger
aucune. Mais il en va tout autrement si, au caractère de personnalité,
on joint celui de nécessité dont la pensée peut bien faire
abstraction, mais qui n'en est pas séparable en réalité. En effet,
conserver l'existence est un devoir imposé à tous les hommes et auquel
ils ne peuvent se soustraire sans crime. De ce devoir découle nécessairement
le droit de se procurer les choses nécessaires à la subsistance que le
pauvre ne se procure que moyennant le salaire de son travail.
Que le patron et l'ouvrier fassent donc tant et de telles conventions
qu'il leur plaira, qu'ils tombent d'accord notamment sur le chiffre du
salaire. Au-dessus de leur libre volonté, il est une loi de justice
naturelle plus élevée et plus ancienne, à savoir que le salaire ne doit
pas être insuffisant à faire subsister l'ouvrier sobre et honnête. Si,
contraint par la nécessité ou poussé par la crainte d'un mal plus
grand, l'ouvrier accepte des conditions dures, que d'ailleurs il ne peut
refuser parce qu'elles lui sont imposées par le patron ou par celui qui
fait l'offre du travail, il subit une violence contre laquelle la justice
proteste.
Mais dans ces cas et autres analogues, comme en ce qui concerne la journée
de travail et les soins de la santé des ouvriers dans les usines, les
pouvoirs publics pourraient intervenir inopportunément, vu surtout la
variété des circonstances des temps et des lieux. Il sera donc préférable
d'en réserver en principe la solution aux corporations ou syndicats dont
Nous parlerons plus loin, ou de recourir à quelque autre moyen de
sauvegarder les intérêts des ouvriers et d'en appeler même, en cas de
besoin, à la protection et à l'appui de l'État.
L'ouvrier qui percevra un salaire assez fort pour parer aisément à ses
besoins et à ceux de sa famille s'appliquera, s'il est sage, à être économe.
Suivant le conseil que semble lui donner la nature elle-même, il visera
par de prudentes épargnes à se ménager un petit superflu qui lui
permette de parvenir un jour à l'acquisition d'un modeste patrimoine.
Nous avons vu, en effet, que la question présente ne pouvait recevoir de
solution vraiment efficace si l'on ne commençait par poser comme principe
fondamental l'inviolabilité de la propriété privée. Il importe donc
que les lois favorisent l'esprit de propriété, le réveillent et le développent
autant qu'il est possible dans les masses populaires.
Ce résultat une fois obtenu serait la source des plus précieux
avantages. Et d'abord, la répartition des biens serait certainement plus
équitable. La violence des bouleversements sociaux a divisé le corps
social en deux classes et a creusé entre elles un immense abîme. D'une
part, une faction toute-puissante par sa richesse. Maîtresse absolue de
l'industrie et du commerce, elle détourne le cours des richesses et en
fait affluer vers elle toutes les sources. Elle tient d'ailleurs en sa
main plus d'un ressort de l'administration publique. De l'autre, une
multitude indigente et faible, l'âme ulcérée, toujours prête au désordre.
Eh bien, si l'on stimule l'industrieuse activité du peuple par la
perspective d'une participation à la propriété du sol, l'on verra se
combler peu à peu l'abîme qui sépare l'opulence de la misère et s'opérer
le rapprochement des deux classes.
En outre, la terre produira toute chose en plus grande abondance. Car
l'homme est ainsi fait que la pensée de travailler sur un fonds qui est
à lui redouble son ardeur et son application. Il en vient même jusqu'à
mettre tout son coeur dans une terre qu'il a cultivée lui-même, qui lui
promet, à lui et aux siens, non seulement le strict nécessaire, mais
encore une certaine aisance. Tous voient sans peine les heureux effets de
ce redoublement d'activité sur la fécondité de la terre et sur la
richesse des nations.
Un troisième avantage sera l'arrêt dans le mouvement d'émigration.
Personne, en effet, ne consentirait à échanger contre une région étrangère
sa patrie et sa terre natale, s'il y trouvait les moyens de mener une vie
plus tolérable.
Mais il y a une condition indispensable pour que tous ces avantages
deviennent des réalités. Il ne faut pas que la propriété privée soit
épuisée par un excès de charges et d'impôts. Ce n'est pas des lois
humaines, mais de la nature qu'émane le droit de propriété
individuelle. L'autorité publique ne peut donc l'abolir. Elle peut
seulement en tempérer l'usage et le concilier avec le bien commun. Elle
agit donc contre la justice et l'humanité quand, sous le nom d'impôts,
elle grève outre mesure les biens des particuliers.
En dernier lieu, les patrons et les ouvriers eux-mêmes peuvent singulièrement
aider à la solution de la question par toutes les oeuvres propres à
soulager efficacement l'indigence et à opérer un rapprochement entre les
deux classes.
De ce nombre sont les sociétés de secours mutuels ; les
institutions diverses dues à l'initiative privée qui ont pour but de
secourir les ouvriers, ainsi que leurs veuves et leurs orphelins, en cas
de mort, d'accidents ou d'infirmités ; les patronages qui exercent
une protection bienfaisante sur les enfants des deux sexes, sur les
adolescents et sur les hommes faits.
Mais la première place appartient aux corporations ouvrières qui, en
soi, embrassent à peu près toutes les oeuvres. Nos ancêtres éprouvèrent
longtemps la bienfaisante influence de ces corporations. Elles ont d'abord
assuré aux ouvriers des avantages manifestes. De plus, ainsi qu'une foule
de monuments le proclament, elles ont été une source de gloire et de
progrès pour les arts eux-mêmes. Aujourd'hui, les générations sont
plus cultivées, les mœurs plus policées, les exigences de la vie
quotidienne plus nombreuses. Il n'est donc pas douteux qu'il faille
adapter les corporations à ces conditions nouvelles. Aussi, Nous voyons
avec plaisir se former partout des sociétés de ce genre, soit composées
des seuls ouvriers, soit mixtes, réunissant à la fois des ouvriers et
des patrons. Il est à désirer qu'elles accroissent leur nombre et
l'efficacité de leur action.
Bien que Nous Nous en soyons occupé plus d'une fois, Nous voulons exposer
ici leur opportunité et leur droit à l'existence, et indiquer comment
elles doivent s'organiser et quel doit être leur programme d'action.
L'expérience que fait l'homme de l'exiguïté de ses forces l'engage et
le pousse à s'adjoindre une coopération étrangère. C'est dans les
Saintes Écritures qu'on lit cette maxime : Mieux vaut vivre à
deux que solitaire ; il y a pour les deux un bon salaire dans leur
travail ; car s'ils tombent, l'un peut relever son compagnon. Malheur
à celui qui est seul et qui tombe sans avoir un second pour le relever !
(39) Et cet autre : Le frère qui est aidé par son frère est
comme une ville forte (40) De cette tendance naturelle, comme d'un même
germe, naissent la société civile d'abord, puis au sein même de
celle-ci, d'autres sociétés qui, pour être restreintes et imparfaites,
n'en sont pas moins des sociétés véritables.
Entre ces petites sociétés et la grande, il y a de profondes différences
qui résultent de leur fin prochaine. La fin de la société civile
embrasse universellement tous les citoyens. Elle réside dans le bien
commun, c'est-à-dire dans un bien auquel tous et chacun ont le droit de
participer dans une mesure proportionnelle. C'est pourquoi on l'appelle
publique, parce qu'elle réunit les hommes pour en former une
nation. (41) Au contraire, les sociétés qui se constituent dans son
sein sont tenues pour privées. Elles le sont, en effet, car leur
raison d'être immédiate est l'utilité particulière exclusive de leurs
membres.
La société privée est celle qui se forme dans un but privé, comme
lorsque deux ou trois s'associent pour exercer ensemble le négoce. (42)
Les sociétés privées n'ont d'existence qu'au sein de la société
civile dont elles sont comme autant de parties. Il ne s'ensuit pas
cependant, à ne parler qu'en général et à ne considérer que leur
nature, qu'il soit au pouvoir de l'État de leur dénier l'existence. Le
droit à l'existence leur a été octroyé par la nature elle-même, et la
société civile a été instituée pour protéger le droit naturel, non
pour l'anéantir. C'est pourquoi une société civile qui interdirait les
sociétés privées s'attaquerait elle-même, puisque toutes les sociétés,
publiques et privées, firent leur origine d'un même principe : la
naturelle sociabilité de l'homme.
Assurément, il y a des cas qui autorisent les lois à s'opposer à la
formation de sociétés de ce genre. Si une société, en vertu même de
ses statuts, poursuivait une fin en opposition flagrante avec la probité,
avec la justice, avec la sécurité de l'État, les pouvoirs publics
auraient le droit d'en empêcher la formation et, si elle était formée,
de la dissoudre. Mais encore faut-il qu'en tout cela ils n'agissent
qu'avec une très grande circonspection.
Il faut éviter d'empiéter sur les droits des citoyens et de prendre,
sous couleur d'utilité publique, une décision qui serait désavouée par
la raison. Car une loi ne mérite obéissance qu'autant qu'elle est
conforme à la droite raison et, ainsi, à la loi éternelle de
Dieu (43).
Ici se présentent à Notre esprit les confréries, les congrégations et
les ordres religieux de tout genre, auxquels l'autorité de l'Église et
la piété des fidèles avaient donné naissance. L'histoire jusqu'à
notre époque nous dit assez quels en furent les fruits de salut pour le
genre humain. Considérées simplement par la raison, ces sociétés
apparaissent comme fondées dans un but honnête et, conséquemment, comme
établies sur le droit naturel. Du côté où elles touchent à la
religion, elles ne relèvent que de l'Église. Les pouvoirs publics ne
peuvent donc légitimement prétendre à aucun droit sur elles, ni s'en
attribuer l'administration. Leur devoir est plutôt de les respecter, de
les protéger et, s'il en est besoin, de les défendre.
Or, c'est justement tout l'opposé que Nous avons vu, surtout en ces
derniers temps. Dans beaucoup de pays, l'État a porté la main sur ces
sociétés et a accumulé à leur égard les injustices :
assujettissement aux lois civiles, privation du droit légitime de
personnalité morale, spoliation des biens. Sur ces biens, l'Église avait
pourtant ses droits ; chacun des membres avait les siens ; les
donateurs qui leur avaient fixé une destination, ceux enfin qui en
retiraient des secours et du soulagement avaient les leurs. Aussi ne
pouvons-Nous Nous empêcher de déplorer amèrement des spoliations si
iniques et si funestes; d'autant plus qu'on frappe de proscription les
sociétés catholiques dans le temps même où l'on affirme la légalité
des sociétés privées, et que ce que l'on refuse à des hommes paisibles
et préoccupés seulement de l'intérêt public, on l'accorde, et certes
très largement, à des hommes qui agitent dans leur esprit des desseins
funestes tout à la fois à la religion et à l'État.
Jamais assurément à aucune époque, on ne vit une si grande multiplicité
d'associations de tout genre, surtout d'associations ouvrières. Ce n'est
pas le lieu de chercher ici d'où viennent beaucoup d'entre elles, quel
est leur but et comment elles y tendent. Mais c'est une opinion confirmée
par de nombreux indices qu'elles sont ordinairement gouvernées par des
chefs occultes et qu'elles obéissent à un mot d'ordre également hostile
au nom chrétien et à la sécurité des nations ; qu'après avoir
accaparé toutes les entreprises, s'il se trouve des ouvriers qui se
refusent à entrer dans leur sein, elles leur font expier ce refus par la
misère. Dans cet état de choses, les ouvriers chrétiens n'ont plus qu'à
choisir entre ces deux partis' ou de donner leur nom à des sociétés
dont la religion a tout à craindre, ou de s'organiser eux-mêmes et de
joindre leurs forces pour pouvoir secouer hardiment un joug si injuste et
à intolérable. Y a-t-il des hommes ayant vraiment à cœur d'arracher le
souverain bien de l'humanité à un péril imminent qui puissent douter
qu'il faille opter pour ce dernier parti ?
Aussi, il faut louer hautement le zèle d'un grand nombre des nôtres qui,
se rendant parfaitement compte des besoins de l'heure présente, sondent
soigneusement le terrain pour y découvrir une voie honnête qui conduise
au relèvement de la classe ouvrière. S'étant constitués les
protecteurs des personnes vouées au travail, ils s'étudient à accroître
leur prospérité, tant familiale qu'individuelle, à régler avec équité
les relations réciproques des patrons et des ouvriers, à. entretenir et
à affermir dans les uns et les autres le souvenir de leurs devoirs et
l'observation des préceptes évangéliques ; préceptes qui, en
ramenant l'homme à la modération et condamnant tous les excès,
maintiennent dans les nations et parmi les éléments si divers de
personnes et de choses la concorde et l'harmonie la plus parfaite. Sous
l'inspiration des mêmes pensées, des hommes de grand mérite se réunissent
fréquemment en congrès pour se communiquer leurs vues, unir leurs
forces, arrêter des programmes d'action.
D'autres s'occupent de fonder des corporations assorties aux divers métiers
et d'y faire entrer les ouvriers ; ils aident ces derniers de leurs
conseils et de leur fortune et pourvoient à ce qu'ils ne manquent jamais
d'un travail honnête et fructueux.
Les évêques, de leur côté, encouragent ces efforts et les mettent sous
leur haut patronage. Par leur autorité et sous leurs auspices, des
membres du clergé tant séculier que régulier se dévouent en grand
nombre aux intérêts spirituels des associés.
Enfin, il ne manque pas de catholiques qui, pourvus d'abondantes
richesses, mais devenus en quelque sorte compagnons volontaires des
travailleurs, ne regardent à aucune dépense pour fonder et étendre au
loin des sociétés où ceux-ci peuvent trouver, avec une certaine aisance
pour le présent, le gage d'un repos honorable pour l'avenir.
Des efforts, si variés et si empressés ont déjà réalisé parmi les
peuples un bien très considérable et trop connu pour qu'il soit nécessaire
d'en parler en détail. Il est à Nos yeux d'un heureux augure pour
l'avenir. Nous Nous promettons de ces corporations les plus heureux
fruits, pourvu qu'elles continuent à se développer et que la prudence préside
toujours à leur organisation. Que l'État protège ces sociétés fondées
selon le droit ; que toutefois il ne s'immisce point dans leur
gouvernement intérieur et ne touche point aux ressorts intimes qui leur
donnent la vie ; car le mouvement vital procède essentiellement d'un
principe intérieur et s'éteint très facilement sous l'action d'une
cause externe.
À ces corporations, il faut évidemment, pour qu'il y ait unité d'action
et accord des volontés, une organisation et une discipline sage et
prudente. Si donc, comme il est certain, les citoyens sont libres de
s'associer, ils doivent l'être également de se donner les statuts et règlements
qui leur paraissent les plus appropriés au but qu'ils poursuivent. Nous
ne croyons pas qu'on puisse donner de règles certaines et précises pour
déterminer le détail de ces statuts et règlements. Tout dépend du génie
de chaque nation, des essais tentés et de l'expérience acquise, du genre
de travail, de l'extension du commerce, et d'autres circonstances de
choses et de temps qu'il faut peser avec maturité.
Tout ce qu'on peut dire en général, c'est qu'on doit prendre pour règle
universelle et constante d'organiser et de gouverner les corporations, de
façon qu'elles fournissent à chacun de leurs membres les moyens propres
à lui faire atteindre, par la voie la plus commode et la plus courte, le
but qu'il se propose. Ce but consiste dans l'accroissement le plus grand
possible, pour chacun, des biens du corps, de l'esprit et de la fortune.
Mais il est évident qu'il faut viser avant tout à l'objet principal qui
est le perfectionnement moral et religieux. C'est surtout cette fin qui
doit régler l'économie sociale. Autrement, ces sociétés dégénéreraient
bien vite et tomberaient, ou peu s'en faut, au rang des sociétés où la
religion ne tient aucune place. Aussi bien, que servirait à l'ouvrier
d'avoir trouvé au sein de la corporation l'abondance matérielle, si la
disette d'aliments spirituels mettait en péril le salut de son âme ?
Que sert à l'homme de gagner l'univers entier, s'il vient à perdre
son âme ? (44) Voici le caractère auquel Notre Seigneur Jésus-Christ
veut qu'on distingue le chrétien d'avec le païen. Les païens
recherchent toutes ces choses... cherchez d'abord le royaume de Dieu, et
toutes ces choses vous seront ajoutées par surcroît. (45)
Ainsi donc, après avoir pris Dieu comme point de départ, qu'on donne une
large place à l'instruction religieuse, afin que tous connaissent leurs
devoirs envers lui. Ce qu'il faut croire, ce qu'il faut espérer, ce qu'il
faut faire en vue du salut éternel, tout cela doit leur être
soigneusement inculqué. Qu'on les prémunisse avec une sollicitude
particulière contre les opinions erronées et toutes les variétés du
vice. Qu'on porte l'ouvrier au culte de Dieu, qu'on excite en lui l'esprit
de piété, qu'on le rende surtout fidèle à l'observation des dimanches
et des jours de fête. Qu'il apprenne à respecter et à aimer l'Église,
la commune Mère de tous les chrétiens ; à obéir à ses préceptes,
à fréquenter ses sacrements qui sont des sources divines où l'âme se
purifie de ses taches et puise la sainteté.
La religion ainsi constituée comme fondement de toutes les lois sociales,
il n'est pas difficile de déterminer les relations mutuelles à établir
entre les membres pour obtenir la paix et la prospérité de la société.
Les diverses fonctions doivent être réparties de la manière la plus
favorable aux intérêts communs et de telle sorte que l'inégalité ne
nuise point à la concorde. Il importe grandement que les charges soient
distribuées avec intelligence et clairement définies, afin que personne
n'ait à souffrir d'injustice. Que la masse commune soit administrée avec
intégrité et qu'on détermine d'avance, par le degré d'indigence de
chacun des membres, la mesure de secours à lui accorder.
Que les droits et les devoirs des patrons soient parfaitement conciliés
avec les droits et les devoirs des ouvriers.
Pour le cas où l'une ou l'autre classe se croirait lésée en quelque façon,
il serait très désirable que les statuts mêmes chargeassent des hommes
prudents et intègres, tirés de son sein, de régler le litige en qualité
d'arbitres.
Il faut encore pourvoir d'une manière toute spéciale à ce qu'en aucun
temps l'ouvrier ne manque de travail, et qu'il y ait un fonds de réserve
destiné à faire face, non seulement aux accidents soudains et fortuits
inséparables du travail industriel, mais encore à la maladie, à la
vieillesse et aux coups de la mauvaise fortune.
Ces lois, pourvu qu'elles soient acceptées de bon cœur, suffisent pour
assurer aux faibles la subsistance et un certain bien-être. Mais les
corporations des catholiques sont appelées encore à apporter leur bonne
part à la prospérité générale. Par le passé, nous pouvons juger sans
témérité de l'avenir. Un âge fait place à un autre, mais le cours des
choses présente de merveilleuses similitudes ménagées par cette
Providence qui règle et dirige tout vers la fin que Dieu s'est proposée
en créant l'humanité.
Nous savons que, dans les premiers âges de l'Église, on lui faisait un
crime de l'indigence de ses membres condamnés à vivre d'aumônes ou de
travail. Mais dénués comme ils étaient de richesses et de puissance,
ils surent se concilier la faveur des riches et la protection des
puissants. On pouvait les voir, diligents, laborieux, pacifiques, modèles
de justice et surtout de charité. Au spectacle d'une vie si parfaite et
de mœurs si pures, tous les préjugés se dissipèrent, le sarcasme
malveillant se tut, et les fictions d'une superstition invétérée s'évanouirent
peu à peu devant la vérité chrétienne.
La question qui s'agite aujourd'hui est le sort de la classe ouvrière :
elle sera résolue par la raison ou sans elle. La solution prise est de la
plus grande importance pour les nations. Or, les ouvriers chrétiens la résoudront
facilement par la raison si, unis en sociétés et conduits par une
direction prudente, ils entrent dans la voie où leurs pères et leurs ancêtres
trouvèrent leur salut et celui des peuples. Quelle que soit, dans les
hommes, la force des préjugés et des passions, si une volonté perverse
n'a pas entièrement étouffé le sentiment du juste et de l'honnête, il
faudra que tôt ou tard la bienveillance publique se tourne vers ces
ouvriers qu'on aura vus actifs et modestes, mettant l'équité avant le
gain et préférant à tout la religion du devoir.
Il résultera de là cet autre avantage, que l'espoir et la possibilité
d'une vie saine et normale seront abondamment offerts aux ouvriers qui
vivent dans le mépris de la foi chrétienne ou dans les habitudes qu'elle
réprouve. Ils comprennent d'ordinaire qu'ils ont été le jouet d'espérances
trompeuses et d'apparences mensongères. Ils sentent, par les traitements
inhumains qu'ils reçoivent de leurs maîtres, qu'ils ne sont guère estimés
qu'au poids de l'or produit par leur travail. Quant aux sociétés qui les
ont circonvenus, ils voient bien qu'à la place de la charité et de
l'amour, ils n'y trouvent que les discordes intestines, ces compagnes inséparables
de la pauvreté insolente et incrédule. L'âme brisée, le corps exténué,
combien qui voudraient secouer un joug si humiliant ! Mais soit
respect humain, soit crainte de l'indigence, ils ne l'osent pas. Eh bien,
à tous ces ouvriers, les corporations des catholiques peuvent être d'une
merveilleuse utilité, si, hésitants, elles les invitent à venir
chercher dans leur sein un remède à tous leurs maux, si, repentants,
elles les accueillent avec empressement et leur assurent sauvegarde et
protection.
Vous voyez, Vénérables Frères, par qui et par quels moyens cette
question si difficile demande à être traitée et résolue. Que chacun se
mette sans délai à la part qui lui incombe, de peur qu'en différant le
remède, on ne rende incurable un mal déjà si grave. Que les gouvernants
utilisent l'autorité protectrice des lois et des institutions ; que
les riches et les patrons se rappellent leurs devoirs ; que les
ouvriers dont le sort est en jeu poursuivent leurs intérêts par des
voies légitimes. Puisque la religion seule, comme Nous l'avons dit dès
le début, est capable de détruire le mal dans sa racine, que tous se
rappellent que la première condition à réaliser, c'est la restauration
des mœurs chrétiennes. Sans elles, même les moyens suggérés par la
prudence humaine comme les plus efficaces seront peu propres à produire
de salutaires résultats.
Quant à l'Église, son action ne fera jamais défaut en aucune manière
et sera d'autant plus féconde qu'elle aura pu se développer avec plus de
liberté. Nous désirons que ceci soit compris surtout par ceux dont la
mission est de veiller au bien public. Que les ministres sacrés déploient
toutes les forces de leur âme et toutes les industries de leur zèle, et
que, sous l'autorité de vos paroles et de vos exemples, Vénérables Frères,
ils ne cessent d'inculquer aux hommes de toutes les classes les règles évangéliques
de la vie chrétienne ; qu'ils travaillent de tout leur pouvoir au
salut des peuples, et par-dessus tout qu'ils s'appliquent à nourrir en
eux-mêmes et à faire naître dans les autres, depuis les plus élevés
jusqu'aux plus humbles, la charité reine et maîtresse de toutes les
vertus.
C'est en effet d'une abondante effusion de charité qu'il faut
principalement attendre le salut. Nous parlons de la charité chrétienne
qui résume tout l'Évangile et qui, toujours prête à se dévouer au
soulagement du prochain, est un remède très assuré contre l'arrogance
du siècle et l'amour immodéré de soi-même. C'est la vertu dont l'apôtre
saint Paul a décrit la fonction et le caractère divin dans ces paroles :
La charité est patiente ; elle est bonne ; elle ne cherche
pas ses propres intérêts ; elle souffre tout ; elle supporte
tout (46).
Comme gage des faveurs divines et en témoignage de Notre bienveillance,
Nous vous accordons de tout cœur, à chacun de vous, Vénérables Frères,
à votre clergé et à vos fidèles, la bénédiction apostolique dans le
Seigneur.
Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 15 mai 1891, l'an XIV de Notre
Pontificat.
LÉON XIII, PAPE
1. A.S.S. XXIII (1890-1891), pp. 641-670. Trad. française
dans Actes de Léon XIII, B.P., t. III, pp. 18-71.
2. Léon XIII, Lettre encyclique Diuturnum illud, 29 juin 1881, AAS
XIV (1881-1882), pp. 3-14, CH pp. 448-463.
3. Léon XIII Lettre encyclique Libertas praestantissimum, 20 juin
1888, AAS XX (1888), pp. 593-613, CH pp. 37-65.
4. Léon XIII, Lettre encyclique lmmortale Dei, 1er novembre 1885, AAS
XVIII (1885), pp. 161-180, CH pp. 465-489.
5. Deutéronome, v. 21.
6. Genèse 1, 28
7. Saint Thomas, Sum. Theol. II-II q. 10 a. 12.
8. Genèse 3, 17.
9. Saint Jacques, v. 4.
10. Saint Paul, 2 Tim. 2, 12.
11. Saint Paul, 2 Cor 4, 17.
12. Cf. saint Matthieu, 19, 25-24.
13. Cf. saint Luc, 6,24-25.
14. Saint Thomas, Sum. theol., II-II, q.66 a.2
15. Saint Paul, 1 Tim 6,18.
16. Saint Thomas, Sum. theol., II-II, q.65 a.2.
17. Saint Thomas, Sum. theol., II-II, q.32 a.6.
18. saint Luc, 11,41.
19. Actes, 20,35.
20. Saint Matthieu, 25,40.
21. Saint Grégoire le Grand, In Evang., lib. I, hom. 9, n.7, PL
LXXVI 1109.
22. Saint Paul, 2 Cor 8,9.
23. Saint Marc 6,3.
24. Cf. saint Matthieu 5,5.
25. Cf. saint Matthieu 11,28.
26. Saint Paul, Rom. 8,29.
27. Saint Paul, Rom. 8,17.
28. Cf. saint Paul, 1 Tim 6,10.
29. Actes 4,34.
30. Tertullien, Apologeticum, II, 39, PL I 467.
31. Léon XIII, Lettre encyclique Immortale Dei, 1er novembre 1885,
AAS XVIII (1885), pp. 161-180, CH pp. 465- 489.
32. Saint Thomas, Sum. theol., II-II q.61 a.1 ad 2.
33. Saint Thomas, De regimine principum I,15.
34. Genèse 1,28.
35. Saint Paul, Rom. 10,12.
36. Exode 20,8.
37. Genèse 2,2.
38. Genèse 3,19.
39. Ecclésiaste 4, 9-12.
40. Proverbes 18,19.
41. Saint Thomas, Contra impugnantes Dei cultum et religionem, 2.
42. Saint Thomas, ibidem.
43. Cf. saint Thomas, Sum. theol. I-II q. 13 a.3.
44. Saint Matthieu 16, 26.
45. Saint Matthieu 6, 32-33.
46. Saint Paul, 1 Cor. 13, 4-7.
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