Bombay - Indes Orientales
15 septembre 1848

Mon cher Père,

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Mon cher Père, j'aurais beaucoup de choses curieuses à vous dire sur le pays dans lequel je me trouve actuellement: l'Inde. Vous le savez, on prononce rarement ce nom sans se figurer un tas de choses merveilleuses des temps anciens. Je dois dire que le peu que j'ai pu en voir depuis que je suis ici n'est pas en dessous de sa renommée. Je vous dirai d'abord en quelques mots ce que c'est que Bombay.

La ville de Bombay, bâtie sur l’île du même nom est la capitale de la Présidence des possessions de l'Angleterre en Hindoustan.

C'est une grande et belle ville bien fortifiée, possédant un arsenal et un port parfaitement montés. Le commerce y est très grand et en grande partie accaparé par un groupe particulier appelé Parsi venant de Persans émigrés dans cette partie de l'Inde. Juifs sous le rapport du commerce, voleurs, frondeurs, ils ont amassés des fortunes colossales de plusieurs millions de roupies (la roupie vaut 2 francs 50). Tout le commerce européen se fait par l'entremise des navires de la Compagnie Anglaise. Or, cette compagnie est si prospère, les rapports sont si beaux qu'elle a une armée à sa solde, une marine de commerce, une marine de guerre et une administration. Tous les employés qui régissent ses possessions de l'Inde, lesquelles sont presque aussi étendues que l'Europe entière, sont à sa solde. C'est donc une Compagnie qui, pour le moment, possède tout le commerce de l'Inde. Sous l'Empire nous y avions fait quelques conquêtes assez étendues, mais la jalousie des Anglais a profité de nos jours de revers pour nous les enlever à l'exception de quelques comptoirs.

Nous avons été parfaitement reçu à Bombay par les autorités civiles et militaires. Les derniers événements arrivés en France semblaient rapprocher des Anglais et il était très original de nous voir, nous républicains, portant un toast à la Reine Victoria.

Le système d'égoïsme sur lequel roule le gouvernement anglais est tellement encroûté dans leurs organisations qu'ils n'ont point la force de faire une révolution, tout oppressés qu'ils sont. Voici qui vous donnera une idée du système par lequel on obtient une place quelconque : les places d'Officier de Troupe s'achètent à prix très élevés; les possibilités d'éducation sont presque nulles. C'est celui qui a le plus d'argent qui arrive le plus vite. Dans la Marine, quoiqu'on n'achète pas les places, il est presque impossible de parvenir au grade d'officier si l'on est pas noble et poussé par des gens haut placés. Vous voyez donc qu'il est impossible que nous sympathisions avec ces gens-là.

La frégate est continuellement envahie par des visiteurs anglais. Ils paraissent étonnés de voir un bâtiment aussi militaire et aussi bien installé. Ces gens se figurent être les seuls marins du monde; mais je pense qu'un jour viendra où nous pourrons leur prouver le contraire.

La population est mêlée : Hindous (c'est à dire natifs de l'Inde), perses, arabes, musulmans, juifs en petite quantité. Tous sont vêtus à la façon de leurs ancêtres, de grandes robes blanches, de turbans et de souliers à bouts pointus et recourbés. La classe du peuple appelée Paria ou Coolie est assez malheureuse; humble et servile, sans courage, elle baise la main qui la frappe. La main d’œuvre est presque nulle : la journée d'un homme se paie 10 sous et il se nourrit lui-même. La nourriture des habitants est, en général, du riz à l'eau; ils suivent rigoureusement les principes religieux qui leurs interdisent de manger de la viande. Un indien ne se sert plus d'un vase dans lequel un être d'une autre caste aurait bu, il le casse. D'après leurs lois religieuses, les fils ne peuvent être autre chose, faire un autre métier que celui de leurs pères.

Le principe fondamental de leur religion est un dieu éternel duquel il est résulté la Trinité, semblable à la Trinité chrétienne mais de cette religion, belle dans son enfance, ils sont tombés dans un fétichisme indigne. Ainsi quelques uns adorent le soleil.

A son lever et à son coucher des masses d'individus viennent sur le rivage, s'inclinent devant le soleil, se lavent les pieds et les mains, autrement dit font leurs ablutions. Le soleil et le feu sont donc adorés partout où on les rencontre. De sorte qu'il est impossible à un fumeur d'allumer un cigare quand on est à terre. Leurs prêtres non plus ne mangent aucune espèce de viande. Ils considèrent comme un crime l'action de tuer un animal ou un insecte quelconque. Ils portent toujours devant leur bouche un voile qui les empêche d'avaler les petits insectes qui peuvent se trouver dans l'air qu'ils respirent. Ils sont chargés de l'éducation des petites filles qui se destinent à servir dieu, c'est à dire qu'on leur apprend à danser et à se vêtir avec somptuosité. Grâce à ces danseuses appelées Bayadères, les cérémonies religieuses sont très suivies.

Les femmes sont toujours chez elles. Un étranger ne peut les voir. La polygamie est en grand honneur. Plus un personnage est haut placé, plus il doit avoir de femmes. La femme ne peut entrer pour rien dans les affaires de son mari. Lorsque son mari meurt, selon la religion, la femme doit se faire brûler vive avec le cadavre de son époux. Ces mœurs affreuses que le Anglais sont parvenu à changer dans certaines contrées, se font encore dans beaucoup d'endroits. Actuellement la veuve vit renfermée, seule et ne peut se remarier ; la vue d'un homme d'un âge au dessous de 50 ans lui est interdite.

Les indiens brûlent les morts au bord de la mer, sur un bûcher de feuilles sèches enduites d'huile parfumée. C'est généralement le soir que s'accomplit ce devoir solennel. Le plus proche parent met le feu au bûcher et, lorsque tout est réduit en cendres, on les ramasse et on les enterre dans le sable. Les autres castes, au lieu de brûler leurs morts, les exposent sur des tours en bois disposées dans un champ clos. Les vautours qui pullulent dans ces lieux se repaissent des restes de ces morts et, en moins de deux heures, seuls les os restent sur la tour. Ils sont alors ramassés.

Toutes ces coutumes sont bizarres et étranges. Elles sont d'ailleurs en parfait accord avec le peuple qui les professent.

Le type des hommes est assez remarquable sous le rapport de la beauté. Leurs traits sont d'une grande finesse, mais ils manquent à ces têtes le sentiment qui se retrouve toujours sur la figure d'un blanc, l'énergie, la volonté, le courage. Les femmes sont brunes, la couleur de la peau assez foncée. Elles sont du reste fort belles et leur grâce naturelle est relevée par un vêtement tout à fait oriental : des pantalons de soie, des bagues, des colliers, des diamants, des bracelets aux bras et aux jambes, des boules dans les narines, dans les oreilles et au milieu du front.

Les maisons, construites moitié en bois moitié en pierres, se rapprochent beaucoup de nos habitations quant à la forme des fenêtres et des portes. Des mosquées, des pagodes sont parsemées par ci par là au milieu de la ville. Un individu d'une religion étrangère ne peut y entrer. Du dehors on aperçoit les fidèles qui baisent la terre et se prosternent devant un grossier morceau de bois peint en rouge représentant un dieu à tête d'éléphant ou de singe.

Mais je vous ennuie, mon cher père, avec tous ces contes et pourtant, ces choses qui nous paraissent si ridicules sont en grande vénération parmi des êtres assez civilisés. Il faut croire que l'homme a besoin d'avoir foi en quelque chose.
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Adieu. Le 25 septembre je vous écrirai en réponse à vos lettres si j'en reçois comme je l'espère.

Espérance et confiance, c'est la devise du marin.

Votre fils qui vous aime bien

L. Briot