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1846, à Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe |
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Léon
Briot
(1827-1879),
un officier de marine dans son siècle.
1846,
à Pointe-à-Pitre,
en Guadeloupe.
par Marc Nadaux
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Promu
Aspirant de 1ère classe, le 1er août 1845, Léon
Briot est affecté le 3 octobre 1845 sur la
Loire, commandée par le
lieutenant de vaisseau Barbet. A bord de cette corvette, il débute dans
la navigation active et effectue sa première traversée de l’Océan Atlantique. A son arrivée aux Antilles, l’Elève-aspirant rejoint l’équipage
de la Baucis, en station dans ces îles. Sur cette goélette, commandée
par le lieutenant de vaisseau Bizien, il occupe les fonctions de second et
est chargé en particulier des montres. Une tache importante et de
confiance sur un navire à voile. Dans les semaines qui suivent, Léon
Briot perfectionne son éducation maritime. Il collecte également nombre
de souvenirs, de visages et de paysages, de quoi faire rêver sa sœur
Lise, déjà avide de ces visions exotiques. |
Le
26 mai 1846
A bord de la " Baucis "
En rade de Pointe à Pitre
Ma
chère Lise,
J'ai
reçu ta lettre hier soir en rentrant à bord. Elle m'a causé un bien
grand plaisir, d'autant plus grand que je commençais à désespérer de
recevoir des nouvelles de St-Hippolyte. Je l'ai dévorée quatre ou cinq
fois. C'était la première lettre que je recevais d'aussi loin.
Enfin on est parvenu à te faire sortir des montagnes du Doubs. Quel est
le Saint qui a accompli cette grande œuvre-là ? J'ai lu et relu le
passage de ta lettre : " je suis allée à Lyon " ; il n'y avait
pas à en douter, Lise s'était civilisée et avait consenti à courir un
peu le monde. J'en suis très content pour toi et pour moi car tu ne seras
plus aussi farouche. Je ne t'en aimerai que davantage puisqu'il n'y aura
plus de discussions entre nous.
Tu as vu Charles et Laure; je ne leur ai pas encore écrit ; ils doivent
être bien en colère contre moi, mais ce n'est pas ma faute; j'ai été
si occupé ces derniers temps que je n'ai encore écrit à personne,
naviguant continuellement sur la côte des Antilles. J'ai toujours été
occupé par mon service que je tiens à remplir le mieux possible. Mais
aujourd'hui que nous sommes pour quelque temps sur rade, j'aurai tout le
temps de m'entretenir avec vous.
Je savais d avance que tu reconnaîtrais le bon caractère de Laure et que
tu serais avec elle comme une sœur. Elle a été si bonne pour moi à Orléans,
elle m'a traité avec tant de bonté.
Sais-tu, ma Lisette, que tu me demandes diablement de choses dans ta
lettre : des descriptions sur les mœurs, le costume etc.. du pays où je
me trouve. Je suis loin d'être un narrateur passable et je n'ose
entreprendre une tâche aussi difficile. J'essayerai pourtant de t'en
faire une esquisse que tu prendras comme elle viendra.
La première île à laquelle nous avons touché en venant de France est
la Martinique. A cinq heures du matin, au moment où le soleil paraissait
à l'horizon de la mer, nous aperçûmes le sommet de l'île. Joie générale
à bord parmi les passagers. Je courus cher. cher mon album et mes
crayons, je me portai sur la dunette et j'esquissai ce qu'on apercevait de
l'île. Quelques heures après, le soleil éclairait de toute sa splendeur
les sinuosités des montagnes qui surmontent l'île. Nous la rasions de très
près et l'on distinguait à l'œil nu les champs verdâtres de cannes à
sucre, les plans de café et tous les arbres aussi verts que pendant le
printemps de France. Les montagnes qui forment l'île sont extrêmement élevées
et presque toujours couvertes de nuages. Ces montagnes ne sont pas comme
dans notre pays séparées par de belles vallées et surmontées de grands
plateaux; les vallées sont ici de vrais coupe gorges au fond desquelles
les Européens ont construit les habitations et qui sont le centre d'une
culture riche sur les flancs de ces montagnes et dans les ravins qui les séparent.
De loin, ces vallées ressemblent à des crevasses qui ont dû être formées
par les secousses et les tourments terribles que ces terres ont éprouvés,
Dureste cette expression : terre vomie par les volcans, te donnera une
juste idée de l'aspect de toutes ces îles qui ne diffèrent que par la
forme et le plus ou moins d'élévation de leurs montagnes.
De toutes ces îles, une seule, la Guadeloupe, a une portion de terre
considérable et un aspect différent des autres. C'est là qu'est
construite Pointe à, Pitre. La terre y est excessivement basse au point
qu'à trois ou quatre lieues au large, on ne l'aperçoit pas du tout. La végétation
y est excessivement forte. Les cocotiers et autres fruitiers des colonies
lui donnent un aspect particulier et qui doit avoir quelques rapports,
j'imagine, avec la terre d'Égypte. Elle finira par devenir aussi élevée
que les autres, car elle est continuellement soumise aux tremblements de
terre. Quelques jours avant notre arrivée, une violente secousse s'était
fait sentir et avait effrayé tous les créoles qui se sont enfuis au
milieu de la nuit. Pour obvier aux inconvénients qui résultent et qui
ont résulté dernièrement de la destruction de Pointe à Pitre toute bâtie
en pierre, on a imaginé de faire toutes les constructions en bois, car il
a été démontré par l'expérience qu'elles résistaient davantage aux
secousses que les maisons de pierre...
Les maisons, qu'on nomme ici des cases, sont généralement d'un seul étage
et sont ouvertes au vent par tous les côtés afin de laisser pénétrer
l'air dans les appartements que la chaleur insupportable du dehors empêcherait
d'habiter. Pour la même raison les chambres sont très vastes, les
plafonds très élevés et les meubles peu nombreux; ils sont confectionnés
avec du bois du pays qui ressemble à l'acajou. Dans un coin, un vaste
lit, dont les pieds tournés se prolongent au-dessus comme quatre colonnes
qui supportent un rideau qui tombe sur les quatre faces et qu'on nomme
moustiquaire, son usage étant de ne pas laisser pénétrer les moustiques
et autres insectes du pays insupportables à la vie humaine. A propos
d'insectes et d'animaux, je te dirai que la Martinique fourmille de
serpents et autre animaux malfaisants; qu'à la Dominique, île anglaise
située à 25 lieues de la première, il y a des crapauds de très grosse
taille que certains individus regardent comme un mets délicieux. Enfin,
à la Guadeloupe, il n'existent aucun de ces animaux venimeux quoiqu'elle
ne soit distante, à bord que d'environ 100 heures.
J'aurai beau écrire, je ne pourrai reproduire l'impression que fait sur
moi ce monde nouveau, et je doute t'en donner une idée un peu juste; les
quelques dessins que j'ai faits en pensant à toi te serviront de guide.
Mais dans combien de temps les verras tu ? Quoique je sois à peu près
certain de revoir la France l'année prochaine, je ne sais quand je
pourrai obtenir un congé pour aller te voir et embrasser mes chers
parents. Mais il faut toujours espérer en l'avenir; on ne sait ce qui
peut arriver...
J'arrête ici ma petite dissertation ou plutôt narration sur les Îles
Antilles. Nous reprendrons une autre fois sur le chapitre des habitations
des mœurs etc.. des noirs et des blancs du pays.
Causons un peu ensemble et laissons les sauvages de côté. Tu me dis d'être
religieux ou plutôt de ne pas oublier ma religion. IL me semble que je
n'en ai jamais manqué. D'ailleurs, avec une sœur comme toi, je suis
toujours assuré d'être sauvé, car je suis persuadé que tu ne m'oublies
pas dans tes prières et je t'en remercie.
J'espère que tu es toujours grande et belle fille, que ta santé n'a pas
souffert de ton petit voyage, quoique les voyages fatiguent beaucoup les
personnes.
La mer est toujours mon élément favori et jamais ma santé et mon appétit
ne sont aussi grands que quand je me balance sur les éléments. Je serais
charmé de te voir faire un petit voyage sur mer. Si tu te sentais le
courage de venir me voir ici ? Mais, que dis-je, les désagréments d'une
aussi longue traversée seraient trop pénibles pour toi.
Allons, ma chère sœur, comme le bâtiment anglais passe demain, il faut
que je me dépêche d'écrire à Charles et à Constant. N'oublie pas de
mettre toujours quelques mots de ta main dans les lettres de la maison, tu
me feras tant de plaisir. Du reste, je ne doute pas de ta bonté et du
plaisir que tu dois aussi éprouver à t'entretenir avec moi; s'il est
aussi grand que celui que j'éprouve, je suis certain que tu n'oublieras
pas de m'accorder ce que je te demande.
Adieu ma chère Lise, je t'embrasse de tout cœur.
Ton
frère qui t'aime
L. Briot
Je
comptais écrire à Papa et à Constant, mais nous sommes partis pour
Basse-Terre le jour où je t'ai écrit et le vapeur anglais qui fait le
service de poste devait partir le lendemain. J'écrirai donc dans quinze
jours à Papa et à Constant. Adieu.
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