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Hubert Lyautey,
Du rôle social de l’officier, 1891 |
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Hubert Lyautey,
" Du rôle social de
l’officier
dans le service militaire universel ",
Revue
des Deux Mondes,
15 mars 1891.
par Marc Nadaux
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Agé de
trente-sept ans en 1891, Hubert Lyautey est un jeune et brillant officier.
Entré à Saint-Cyr en 1873, à l'Ecole d'état-major de 1875 à 1877, il
est définitivement versé dans la cavalerie en 1880. Après un séjour
africain, Lyautey rejoint la métropole, où il devient l'aide de camp du
général L'Hotte. Après quatre années au service de l'inspecteur de la
cavalerie, il est nommé en 1887 capitaine-commandant au 4ème Chasseurs à
Cheval, à Saint-Germain-en-Laye. Le jeune officier se soucie du confort des
soldats. A ses subordonnés, il impose d’être au contact des hommes, de
les connaître. Cette entreprise de régénération de la vie militaire
reste cependant confinée à l’intérieur du cadre du régiment, au moment
pourtant où elle apparaît comme étant indispensable dans l'ensemble de
l'armée.
Dans la capitale, le capitaine Lyautey fréquente à présent la haute société,
et ses salons réputés. Il se lie avec le Tout-Paris littéraire et
artistique. Sous la demande d’Hubert-Melchior de Vogue, un critique littéraire
de talent, Hubert Lyautey fait paraître dans la Revue des Deux Mondes un
article écrit de sa main, mais non signé (car l’officier est en activité
de service), au titre évocateur : « Du rôle social de
l’officier dans le service militaire universel ». Publié dans le
numéro du 15 mars 1891, ce texte fait grand bruit, car il prône l’action
sociale dans l’armée. Au delà d’une formation purement militaire,
Lyautey recommande, suivant son propre exemple, une action éducatrice au
sein de la caserne et à destination de la jeunesse française, appelée à
faire partie de la communauté des citoyens.
Si la presse est élogieuse, il faudra cependant attendre le siècle suivant
et les initiatives du général André, pour voir les recommandations du
capitaine de cavalerie mises en pratique. On reconnaît bientôt sa plume et
Lyautey est convoqué dans le bureau du ministre de la Guerre, Charles
Freycinet. Celui-ci le réprimande sévèrement. Les éloges d’Albert de
Mun le touchent davantage. Il reçoit également un courrier abondant, ainsi
que des fonds substantiels qui permettent d’équiper les bibliothèques
des régiments demandeurs. Le voilà promu conférencier, multipliant également
les réunions au sein des milieux intellectuels parisiens. Ajoutons que le
battage fait autour de cet article fondateur, la grande visibilité de
l’officier ne nuiront pas à sa carrière... |
LE RÔLE SOCIAL
DE L'OFFICIER
Les hommes que leurs
occupations ou leur vocation mettent en contact avec la jeunesse cultivée
s'accordent à signaler, dans la génération qui naît à la vie publique,
certain courant de réaction contre le dilettantisme qui a plus
particulièrement marqué ses devancières. En présence de la
transformation sociale, dont la marche grandissante et la fatalité forcent
aujourd'hui l'attention des esprits les plus rebelles, cette jeunesse
s'aperçoit, nous affirme-t-on, que, pour les privilégiés de l'esprit, il
peut y avoir d'autres rôles que ceux d'analystes et d'expérimentateurs, et
qu'il est peut-être temps de sortir de la critique ou de la spéculation
sereines pour en venir à l'action rude et féconde.
Pour ne citer que quelques noms parmi les
guides écoutés de la jeunesse, trois hommes, éloignés d'origine et
d'esprit, mais que bien de nobles traits rapprochent, M. Albert de Mun, M.
Melchior de Vogüé M. Ernest Lavisse, ont reconnu cette bonne volonté, ce
besoin de groupement pour une action commune, et s'efforcent de le
féconder.
Le premier, pénétré de la gravité croissante de la question ouvrière et
convaincu que seul le retour du peuple au christianisme en donnera la
solution, groupe autour de lui la jeunesse catholique militante. C'est aux
futurs ingénieurs, aux futurs industriels, aux futurs patrons qu'il demande
leur concours, et encore a ceux-là seuls auxquels une foi commune permet de
s'associer à son oeuvre c'est, par la force des choses, parmi les élèves
des établissements religieux que se recrutent presque exclusivement ses
adhérents.
Le dernier exerce son ascendant incontesté sur la nombreuse jeunesse
universitaire : il a développé chez elle le sentiment de la solidarité,
auquel il a donné une forme dans les associations d'étudiants. En contact
permanent avec elle, il lui enseigne le patriotisme actif, l'union
généreuse, le devoir social :
il s'adresse avant tout aux futurs professeurs par qui son influence
s'entendra sur la jeunesse de demain.
Entre les deux, M. de Vogüé, à qui, d'une part, son nom et ses origines,
d'autre part, son talent d'écrivain et son sens très vif des grandeurs de
notre temps, donnent accès dans tous les camps (puisque camps il y a,
hélas !), s'est fait une large place. Se dégageant des questions de parti
qui, dès le berceau, scindent aujourd'hui la nation en deux, des formules
politiques, des étiquettes d'écoles, il s'est placé sur le terrain commun
de l'action sociale.
À tous les privilégiés de l'intelligence, de l'éducation, de la fortune,
il rappelle que leurs premiers devoirs sont envers les humbles et les
déshérités et convie les bonnes volontés de tous partis, de toute
confessions, de toutes philosophies, à communier dans « la religion de la
souffrance humaine ».
Tous, ils ont réveillé dans cette jeunesse le sens de l'action ; tous,
sans l'entendre peut-être de la même manière, ont placé au premier rang
le devoir social. En montrant la grandeur du but, ils n'ont pas dissimulé
les épreuves du chemin, les préjugés à vaincre, les routines à briser,
et dès qu'il s'agit d'aller au peuple, la difficulté de l'aborder et de le
convaincre, pour qui n'en porte pas le vêtement et n'en parle pas la langue
; si profonde est la méfiance contre la parole des dirigeants qu'inspire aux travailleurs l'opposition apparente
de leurs intérêts matériels.
Sans nul doute, il y a là un mouvement, un souffle de dévouement et de générosité. Il semble
que cette génération prenne conscience du grand rôle qu'elle pourrait remplir. Et quel rôle ! À l'état
de guerre haineuse et violente qui sépare stérilement les enfants du même sol, de parti à parti, de
lasse à classe, substituer la recherche pacifique et
féconde des problèmes posés par la révolution
industrielle et économique de ce temps : marcher, non plus la revendication ou la répression au poing,
mais la main dans la main, dans la large et noble voie du progrès social.
Et qu'on ne dise pas que, sous cette forme, c'est là une question vieille
comme le monde ! Dans son acuité, elle est posée d'hier, et c'est d'hier
aussi que la science, l'industrie, en leur évolution foudroyante, ont
apporté pour la résoudre d'autres éléments que le pétrole et la
dynamite.
Mais, si nombreux que soient les jeunes gens, étudiants, futurs
ingénieurs, futurs industriels, futurs patrons, futurs professeurs, à
qui s'adressent ces protagonistes du devoir social, chacun de ces groupes
n'agira que sur un nombre restreint d'individus et leur ensemble même ne
peut rencontrer la totalité des travailleurs, tant s'en faut.
N'existe-t-il donc pas un « cadre », dans acception
militaire du terme, capable par nature d'exercer une action plus étendue
que les autres et, si ce cadre existe, n'est-il pas le premier à se
pénétrer de la nécessité et de l'urgence du devoir social ?
I
Ce cadre est tout formé, destiné par son essence à
exercer la direction temporaire, non pas seulement d'une fraction, de la
majorité même, mais de la totalité de la jeunesse ; c'est le corps des
vingt mille officiers français.
Depuis l'application intégrale du service obligatoire,
c'est-à-dire depuis hier, c'est, de vingt à vingt-trois ans, toute la
nation, sans exception, qui passe entre ses mains ; nul n'y échappe. Il
ne s'agit plus ici de tel ou tel groupe de travailleurs ; tous, ouvriers
de la main et de la pensée, lettrés et ignorants, propriétaires et
laboureurs, reçoivent, pendant une période de leur vie, l'empreinte d'un
lieutenant, d'un capitaine, d'un colonel.
À ce fait tout nouveau, - ce fait révolutionnaire, au sens propre du
mot, - doit répondre forcément un développement du rôle de l'officier,
dont lui-même n'a, croyons-nous, pas encore pris conscience ; dont, en tout cas, il ne nous semble pas qu'on ait été
suffisamment frappé au dehors.
Depuis vingt ans, une succession de régimes
transitoires, - service de cinq ans intégral, service de quarante mois,
volontariat de plus en plus restreint, congés de plus en plus étendus, -
a préparé le régime actuel ; mais, entre le dernier contingent d'une
armée où le remplacement épargnait le service à tout ce qui avait
quelque culture et ce contingent de 1890 qui, du licencié à l'illettré,
va comprendre tous les intermédiaires, la « matière soldat », si l'on
peut s'exprimer ainsi, a radicalement changé. À ce soldat nouveau, il
faut, logiquement, un officier nouveau. C'est celui dont nous allons
essayer de tracer la mission, et c'est à ce point de vue initial qu'il
faudra constamment se reporter pour ne pas se troubler d'une conception du
rôle de l'officier qui s'éloignera peut-être du type un peu rude et
exclusivement batailleur que ce nom, à tort ou à raison, avait le don
d'évoquer.
Nul n'est mieux placé que l'officier pour exercer sur ses subordonnés
une action efficace. En contact avec eux, il partage entièrement leurs
travaux, leurs fatigues, et n'en tire néanmoins aucun profit. Son gain ne
dépend pas, comme celui des industriels, de la peine de ses hommes. Leurs
intérêts sont, non plus opposés, mais semblables. L'autorité dont il
est investi repose sur la loi, elle a une sanction légale, elle échappe à toute discussion, à tout
compromis.
Des règlements précis fixent la limite de ses
exigences professionnelles. Tout concourt à dégager son indépendance
personnelle et le désintéressement de son action.
C'est donc un merveilleux agent d'action sociale. Quel
intérêt n'y aurait-il pas, si l'on se place au point de vue d'où nous
sommes partis, à ce qu'avant tout autre il fût animé de l'amour
personnel des humbles, pénétré des devoirs nouveaux qui s'imposent à
tous les dirigeants sociaux, convaincu de son rôle d'éducateur, résolu,
sans rien modifier à la lettre des
fonctions qu'il exerce, à les vivifier par l'esprit de sa mission ?
Et pourtant il est le seul à qui l'on ne songe pas. Ceux
qui poussent la jeunesse dans les voies de l'action sociale ne prononcent pas son nom ; on
ne semble pas imaginer qu'on puisse utiliser cette
force puissante ; on ne se demande pas si le mouvement qui secoue la génération nouvelle ne
pourrait être propagé dans le milieu militaire.
Pourquoi cet oubli ?
C'est peut-être la vieille prévention des hommes de pensée contre
les gens d'épée, disons même contre tous ceux qui pratiquent l'action
physique, puisque, depuis l'antiquité, le sens de l'équilibre rationnel
entre le développement du corps et celui de l'esprit s'était perdu. Ce n'est pas
que nous ignorions quelle réaction s'est produite en faveur des exercices
du corps, ni quelle large place ils ont prise dans les préoccupations des
maîtres, mais c'est là un mouvement trop récent encore pour qu'il ne
reste pas quelque chose des anciens préjugés.
C'est aussi la légende, plus répandue qu'on ne pense
dans certains milieux, qui fait de tout officier un « traîneur de sabre
» et un « soudard » inapte à toute conception élevée de l'ordre
intellectuel et moral, légende d'ailleurs aussi soigneusement que
criminellement entretenue par la plume et le crayon, et odieusement
personnifiée dans le type populaire du « colonel Ramollot ».
C'est enfin qu'on ne se rend pas compte des conditions qui depuis vingt
ans ont modifié radicalement le recrutement et la constitution du corps
d'officiers et singulièrement accru sa valeur intellectuelle. Avant la
guerre, reconnaissons-le, sauf pour un certain nombre de familles aux
traditions spéciales, la carrière militaire était souvent un pis-aller.
Ce n'était pas là, dans les classes éclairées, qu'on dirigeait de
préférence les sujets distingués ; aux esprits cultivés qu'attiraient
les fonctions publiques, la diplomatie, le conseil d'État, la
magistrature, l'administration ouvraient un vaste champ ; c'était aux
natures en quête d'activité physique et d'aventures, disposées au
mouvement plutôt qu'à l'étude, à l'agitation plutôt qu'à la
réflexion, que l'armée semblait exclusivement réservée. Aujourd'hui,
les préventions d'une fraction notable des classes éclairées contre le
régime politique ont rejeté dans l'armée beaucoup des éléments où se
recrutaient précédemment ces carrières de choix. Hors même de cette
fraction spéciale de la société, ces carrières, que les fluctuations
politiques ont rendues moins stables, ne jouissent plus de la même
faveur. Nombre de jeunes gens aussi, que ni leurs traditions ni leur
goûts ne semblaient porter au métier des armes, forcés aujourd'hui de
le subir, préfèrent accomplir leur temps de service plutôt comme
officiers que comme simples soldats et entrent aux écoles militaires avec
l'arrière-pensée de ne pas prolonger leur carrière, et puis, une fois
celle-ci engagée, y demeurent. Dans un ordre plus élevé, la
surexcitation du patriotisme, après le coup de foudre de 1870, et le
sentiment général que, dans la guerre à venir, ce sont les destinées
mêmes du pays qui se joueront, ont, de toute évidence, déterminé bien
des vocations militaires dans des milieux où elles ne se seraient pas
déclarées jadis. Enfin, l'extension du service d'état-major, le
recrutement relativement nombreux de l'école de guerre, le développement très
apparent des études dans l'armée, y attirent des esprits désireux
d'occupations intellectuelles que la crainte du seul service matériel, de la routine
monotone, en eût autrefois écartés.
Sous ces diverses influences, il est incontestable que
la nature du corps d'officiers s'est profondément modifiée et qu'à plus
d'un égard, il est, dans son ensemble, supérieur à ceux qui l'ont
précédé. Il semblerait que son action dût, par ce fait seul, s'exercer
avec plus d'efficacité, qu'on pût retrouver dans les hommes sortis de
ses mains l'empreinte de ce progrès et constater que ce qu'il rend au
pays vaut mieux que ce qu'il en reçoit.
Or cela est-il ? Il résulte du moins des
renseignements recueillis avec grand soin sur des points opposés, auprès
de gens divisés d'origines et d'opinions, mais également adonnés à
l'observation sociale, que, de leur passage dans l'armée, un bien grand
nombre de jeunes gens rapportent dans leurs familles un sens moral
diminué, le dédain de la vie simple et laborieuse et, dans l'ordre
physique, des habitudes d'intempérance et un sang vicié qu'ils
transmettent. Si un tel résultat offrait hier déjà une extrême
gravité, qu'en sera-t-il demain, alors que tout le monde, sans exception,
passera par l'armée ? C'est là, n'est-ce pas, un douloureux, un terrible
problème.
D'où peut donc venir cette apparente contradiction ?
De ce que l'officier connaît trop peu ses hommes, s'intéresse trop
peu à leur personne.
Tout contribue à l'en détourner. Si, d'abord, jamais
l'importance de connaître sa troupe, de s'y intéresser, de la marquer
d'une empreinte durable, n'a été plus grande, jamais non plus il n'a
été plus difficile de le faire: le service court, d'une part, accroît
démesurément les contingents, et de l'autre, laisse à peine le temps de
les voir passer. Beaucoup plus de monde, pendant beaucoup moins de temps,
voilà la formule à laquelle il aboutit. La solidarité ne s'établit
plus comme jadis, machinalement pour ainsi dire : il faut la vouloir
fermement, malgré les difficultés ; et, pour la vouloir ainsi, il faut
être fermement convaincu que là réside le premier devoir, et qu'en
dehors de toute considération sociale, au point de vue professionnel
seul, une troupe bien en main, moins instruite, vaut
mieux qu'une troupe plus instruite, moins en main.
Ensuite, il faut bien le dire, ce côté moral du rôle
de l'officier, c'est ce dont on lui a le moins parlé. Tandis qu'en Russie
les beaux enseignements du général Dragomirof concernant la mission morale de l'officier, - nous ne dirons pas seulement font loi, mais formulent et résument l''idée mère qui anime le corps d'officiers, - chez
nous, bien qu'on admire ces écrits, que même on les lise, l'état d'esprit qu'ils dénotent n'existe qu'à
l'état d'exception, et, dans ce cas, résulte des tendances individuelles et non d'une doctrine
commune reçue comme un dogme au début de toute éducation militaire. Â ceux qui viennent
des écoles, on a parlé stratégie, balistique, géographie ; on a cherché à
développer leur intelligence militaire, mais bien peu leur coeur militaire : on leur a enseigné à instruire leurs hommes, leur a-t-on fait comprendre qu'il fallût
d'abord les aimer et conquérir leur affection ? Aux plus distingués, on a donné comme objectif l'École de
guerre, l'état-major, c'est-à-dire la vie de bureau, d'employé, qui
draine chaque année davantage l'élite de l'armée ; de plus en plus,
pour l'officier de choix, le commandement de troupes semble un passage,
une corvée à subir, durant laquelle il s'agit d'expédier le plus vite
possible l'exercice professionnel pour garder le temps de se préparer à
ses hautes destinées. Chez ceux que l'École de guerre ne prend pas,
l'objectif des ambitieux ou le lot involontaire de ceux qu'on distingue,
ce sont, dans les grades inférieurs, les fonctions, les missions
spéciales, ce que le troupier désigne d'un mot énergique, « les
embuscades ». Ceux enfin qui nt dans la troupe, au spectacle de la hâte que éprouve à s'en
esquiver et de l'honneur et avantages réservés à ceux qui en sont
sortis, t médiocrement préparés à envisager la misssion qu'on leur a laissée par pis-aller, comme la us haute
et la plus importante de leur état. Pour officiers qui sortent des rangs,
leur école a été avant tout la pratique : comme ils sont tout
naturellement amenés à appliquer les procédés qu'on leur a appliqués
à eux-mêmes. Chez certains encore, se réclamant d'une fausse
anglomanie, il est de mode de s'envelopper devant ses inférieurs d'une
morgue impassible et d'une indifférence impénétrable, ce qui n'est pas,
à coup sûr, le moyen d'attirer et de retenir la confiance.
De l'ensemble de ces considérations, il résulte qu'un
corps d'officiers très distingué, laborieux, dévoué à ses devoirs
professionnels, a sur l'âme de l'armée une action médiocre, tandis que
le corps des officiers russes, par exemple, qui compte des personnalités
éminentes, mais dans sa moyenne est, croyons-nous, moins cultivé que le
nôtre, exerce sur l'âme de son armée une action immédiate et forte
parce qu'il est pénétré de cette idée de patronat, de devoir social,
qui fait défaut chez nous.
Mais cette action sociale de l'officier, quelle peut-elle être ?
représente-t-elle autre chose qu'une utopie généreuse, une illusion séduisante ? sous
quelle forme pratique peut-elle s'exercer ?
Il nous semble entendre déjà les plaisanteries
faciles sur la transformation de l'officier en apôtre prêchant à ses
hommes l'amour et la paix, au lieu de leur enseigner le tir et
l'équitation. Il ne s'agit, est-il besoin de le dire, de rien de semblable:
une
telle action ne s'exerce pas par des discours et des
conférences : elle résulte simplement, mais fatalement, d'un état
d'esprit: que les officiers soient convaincus de
leur devoir social, qu'ils en portent constamment la préoccupation dans
l'exercice de leur profession, et celui-ci, par la seule introduction de
ce ferment, apparaîtra transformé, sans perdre ni une exigence ni une
sévérité.
Nous ne prétendons pas d'ailleurs que ce soit là une
notion nouvelle : leur rôle, bien des officiers déjà l'ont ainsi
compris, qui ne sont ni les moins distingués, ni les moins exigeants ;
ils fournissent la preuve du bien qui pourrait se faire, si leurs
expériences individuelles aboutissaient à une
doctrine générale, donnée comme règle et placée à la base de toute éducation militaire.
On s'en convaincra en suivant dans le détail l'application du principe.
Pour la plupart, et des meilleurs, le devoir professionnel rempli et
bien rempli, leur tâche est finie.
Avoir la troupe la plus manœuvrière, les effets le
casernement les mieux entretenus, les chevaux mieux dressés, et, comme
sanction, la meilleure e de l'inspecteur général et le premier rang
l'avancement, tel semble être le dernier mot de leur ambition. Personne
d'ailleurs ne leur en demande davantage. En ce qui concerne la connaissance personnelle de leurs hommes, elle se borne à en savoir les
noms (et encore pas toujours), dans une certaine mesure les aptitudes
militaires, - on sait dire habituellement s'ils sont bons, médiocres ou
mauvais soldats, - quelquefois leurs professions antérieures, pour
satisfaire certains inspecteurs généraux qui l'exigent, et puis c'est
généralement tout.
Quant à leur caractère, à leur individualité morale, à leur
origines, au milieu où ils se sont formés, à tant d'éléments dont la
connaissance peut donner la clef de ces natures si peu pénétrables, et
dont la mise en œuvre peut faciliter si largement leur développement,
c'est le dernier des soucis. On a tiré de l'écorce tout ce qui pouvait
s'adapter au. métier ; quant à la sève capable de donner la vie au
mécanisme ainsi agencé, on n'a pas été jusqu'à elle. On a
soigneusement étudié l'outil: le canon, le fusil, le cheval ; et le
moins possible l'ouvrier, par qui seul pourtant vaudra l'outil. Cela est
si vrai que dans la cavalerie, par exemple, il est extrêmement
bien porté de connaître beaucoup mieux ses
chevaux que ses hommes ; nous pourrions citer
nombre de jeunes officiers qui se piquent (et en
cela il faut grandement les louer) de connaître à
fond les trente-cinq chevaux dont ils ont la direction, les moindres particularités de leur nature, de leur
tempérament, de leurs origines, de leur caractère, mais semblent tout
fiers d'ajouter ensuite « Quant à mes hommes, je ne puis pas retenir
leurs noms, c'est un genre de mémoire qui me manque. » Et s'il ne
s'agissait que des noms ! Mais allez leur demander de vous donner sur ces
hommes, sans même les nommer, à la vue, le dixième des renseignements
qu'il vous ont donnés sur leurs montures, et vous verrez ce que vous en
tirerez, à moins qu'ils ne concluent par un : « Du reste, ce sont des
brutes », qui coupe court à tout. Et ce qu'il faut proclamer, c'est que
cette ignorance ne résulte pas, comme ils affectent de le dire et
voudraient le faire croire, d'une structure spéciale de leurs cerveaux
favorable aux notions et aux images hippiques et rebelle aux notions et
aux images humaines, mais bien de ce que tous leurs regards, toutes leurs
observations, tous leurs soins, tout leur intérêt en un mot, sont pour
les uns et non pour les autres. Loin de nous la pensée de les détourner
d'une étude si consciencieuse et si approfondie de leur outil
professionnel, mais, pour Dieu, qu'ils songent d'abord
s'ils n'ont avant tout formé le moral de l'ouvrier
.conquis son cœur, ils auront peut-être grand'peine maintenir ferme sous
le feu, face au danger, ce
de deux ans de service, quelque complète que soit
son instruction technique.
Non, ces hommes ne sont pas des brutes, et les Français moins que tous autres : mais ce sont
surtout des
timides et des méfiants; la cordialité les ouvre, la brusquerie les referme. Ils aiment qui les aime. Il suffit d'avoir été
mêlé plus intimement, par la force des circonstances, à ces braves
gens, aux grandes manœuvres, en colonne, au bivouac, pour savoir
quelle capacité de dévouement ils renferment, de quelle sollicitude
affectueuse ils entourent l'officier qui a gagné leur confiance,
quelle gratitude ils lui témoignent, non en paroles, mais
en regards et en faits, s'ils le voient partager sans atténuation leurs
privations et leurs fatigues.
Ce résultat, dès la vie de garnison, on peut
l'atteindre.
L'essentiel est de connaître parfaitement les hommes dont
on a charge : nous savons tel officier qui, dès l'arrivée d'un contingent, commençait une
véritable enquête sur ses recrues, profitant des relations qu'il pouvait
avoir au centre de leur recrutement, écrivant dans les localités, s'informant de leurs
familles, de leurs antécédents, de leurs aptitudes, de leurs ambitions. Avant même d'avoir
parlé à aucun d'eux, ce travail souterrain, pour ainsi dire, lui avait
donné une première notion de leur physionomie morale : les occasions
d'entrer en relations s'offraient ensuite d'elles-mêmes; les temps de
repos pendant la manœuvre, si avantageusement employés à cette
communication individuelle, au lieu de se passer en bavardages entre
collègues ou en temps de galop sur la piste voisine ; - les marches ; -
dans la cavalerie les longues heures de pansage, que maudissent les
officiers et qu'il est si facile d'utiliser en étudiant un homme tour à
tour sans interrompre sa besogne ; - les repas, où l'officier peut venir
témoigner de l'intérêt qu'il prend au bien-être matériel de sa
troupe. Et tant d'autres circonstances qu'il est impossible de préciser,
et même d'énumérer, mais que le cœur, l'expérience, l'observation
suggéreront facilement et qui différeront d'homme à homme, de
tempérament à tempérament : les règlements modernes ont bien su
préconiser dans la mesure la plus large l'instruction individuelle; qu'on
s'inspire de leur esprit en la complétant par l'éducation
individuelle.
En témoignant à ses hommes cette sollicitude, en leur prouvant
l'intérêt personnel qu'il leur porte, non par des discours, mais par des
preuves directes tirées de la connaissance de leurs personne et de leurs intérêts, l'officier acquiert
forcément leur affection et leur confiance ; il est, de plus,
merveilleusement préparé et c'est essentiel, à son rôle permanent de justicier.
Que de révoltes, de rancunes, de fautes graves engageant parfois la
vie entière, résultent d'une première punition infligée injustement ou
à la légère, à défaut, presque toujours, d'une connaissance
suffisante de l'individu qu'elle frappe !
Mais, plus encore qu'un justicier, l'officier est un
arbitre ; un arbitre entre le soldat et le sous-officier : le plus souvent
le simple soldat ne l'aime ni le déteste : il l'ignore, il le voit de
loin, de bas, et ce qu'il perçoit seulement, c'est l'action directe
des gradés inférieurs. C'est pour apprécier, modérer, régler l'action
de ces agents, investis en France d'une autorité réglementaire plus
grande que partout ailleurs, et si souvent sujets à caution, que la
connaissance directe de ses hommes est indispensable à l'officier, tandis
que, bien fréquemment, il ne les voit que par les yeux de ses
sous-officiers dont il est trop disposé à accepter le verdict sans
contrôle.
Pour que l'action que nous préconisons soit efficace, on comprend de
reste combien il importe avant tout d'en faire saisir
la portée aux sous-officiers et de les y associer d'une manière absolue.
Par le fait seul que ce sont eux que le soldat voit le plus et de plus près,
toute la bonne volonté apportée par l'officier dans sa mission restera
stérile s'ils s'inspirent dans l'exercice de leurs fonctions d'un esprit
contraire de sécheresse, d'immoralité et d'injustice : c'est dans ce
milieu intermédiaire qu'ont pu s'accomplir les dénis de justice, les
faits d'exploitation dont on a certes exagéré le caractère général,
mais qui, si rares qu'ils doivent être, suffisent pour expliquer les
résultats médiocres du service militaire au point de vue social. Des
publications récentes ont pu grouper avec mauvaise foi des faits isolés
: il n'en reste pas moins qu'il y a mieux à faire que de se borner à
crier au scandale et à réclamer bruyamment une répression, c'est de se
donner la peine de faire son enquête personnelle comme nous l'avons fait
nous-mêmes, de constater le fonds de vérité qui repose sous ces
développements littéraires, de se mettre la main sur la conscience,
d'être sincère avec soi et de se demander quelle part de responsabilité
notre indifférence et notre incurie peuvent nous laisser dans une
situation trop réelle. Ayons donc une bonne fois le courage de voir la
vérité quelle qu'elle soit, et au lieu de nous rendormir, le bruit
étouffé, dans un optimisme de convention, mettons-nous à l'œuvre et
commençons par nos sous-officiers. Que leur choix soit le premier nos
soucis. Le nombre croissant de rengagés laisse le temps de s'occuper
d'eux : le recrutement actuel
donne des éléments tels que nous avons jamais eu ; dégageons ce choix des
considérations étrangères qui en décident encore souvent, et puis, appliquons-nous de tout
cœur à leur formation, à leur éducation.
Ils
existent, à l'arrivée au corps, les jeunes gens généreux, au cœur chaud,
à l'esprit ouvert ; il agit de ne pas les stériliser pour jamais dans
leur premier mois de service par un régime à rebours, il s'agit de les
deviner, et, une fois élus, de les associer résolument, franchement, à
l'œuvre du salut social par l'armée.
Il serait facile de détailler davantage le côté
technique de cette double action sur les sous-officiers d'abord, et, par
eux et avec eux, sur les hommes de troupe ; mais ce développement, d'un
caractère professionnel, sortirait de notre cadre : il doit suffire
d'avoir signalé la voie.
Indiquons seulement les conséquences qui, à notre
sens, résulteraient de l'action de l'officier ainsi comprise et exercée.
Chez le soldat, au point de vue social,
pacification
des esprits soumis à ce régime, rendus plus réfractaires aux
excitations de la haine de classes.
Aujourd'hui déjà, revenus au pays, les soldats dont
l'officier a gagné la confiance et l'estime, restent
volontiers en relations avec lui, nous en avons le témoignage, et ne
manquent jamais de protester en ce qui le concerne contre les accusations
dont les orateurs de cabaret accablent la corporation tout entière et
avec elle le bourgeois, le patron, parmi lesquels elle est censée se
recruter. Que ces exceptions se généralisent, qu'elles deviennent la
règle, que le soldat, c'est-à-dire le peuple tout entier, ne rapporte du
temps de son service que le souvenir d'une autorité bienfaisante, juste
et respectable, et les accusations de ce genre seront sans crédit.
Au point de vue militaire, il nous semble
ressortir suffisamment de ce qui précède que cette prise morale de la
troupe est devenue une nécessité moderne. De la brièveté du temps de
service et de l'espacement croissant des guerres, il résulte que, lors de
la prochaine lutte, tout soldat verra le feu pour
la première fois. Et
quel feu! - Le feu le plus meurtrier lancé d'une distance inconnue par une
main invisible, - la guerre la plus terrible sans aguerrissement
préparatoire. - Ah ! devant une telle violence faite à tous les instincts
naturels, l'instruction professionnelle, la discipline matérielle, les
moyens répressifs feront triste figure si l'officier n'a pas d'autre secret au service de son té et si son
regard, sa parole, son cœur n'ont su, dès le premier jour de leur rencontre, le chemin de
ces yeux, de ces oreilles, de ces d'enfants soumis brusquement à l'horreur
telle épreuve.
Chez l'officier : c'est, dès la paix, qui est en somme devenue l'état
normal, l'introduction dans -vie d'un élément du plus haut, du plus
passionnel
intérêt. Convenons-en : l'officier ne se bat pas plus souvent du moins que
tout autre moyen, une ou deux fois dans sa carrière, et c'est tout. Si donc
l'on s'en tient à la vieille notion (et us en sommes encore imbus) de
l'état militaire entendu comme synonyme d'état guerrier, la condition
actuelle d'officier ne serait qu'une anomalie et justifierait pleinement
l'état d'esprit de toute cette jeunesse qui maudit aujourd'hui l'inaction
forcée, la paix prolongée, l'arrêt complet de l'avancement, et n'a pas
assez d'anathèmes contre la vie de garnison, sa monotonie, sa routine, sa
stérilité. Envisager au contraire le rôle de l'officier sous cet aspect
nouveau d'agent social appelé par la confiance de la patrie moins encore à
préparer pour la lutte les bras de tous ses enfants qu'à discipliner leurs
esprits, à former leurs âmes, à tremper leurs cœurs, n'est-ce pas, loin
de l'amoindrir, l'élever dans les plus vastes proportions, le faire
presque plus grand dans la paix que dans la guerre, et proposer à son
activité l'objet le plus digne de l'enflammer ?
II
L'opportunité et le caractère de cette action sociale
admis, comment en faire pénétrer l'idée dans le corps d'officiers ?
Par la base, croyons-nous, plutôt que par le sommet :
par une action d'ensemble sur les officiers et soldats à venir, dans les
écoles militaires, et dans l'éducation, plutôt que par prosélytisme
auprès des officiers actuels.
Ce n'est pas à dire que, parmi eux et dans tous les grades, il n'y ait
pas des individualités gagnées à cette idée : nous en connaissons et
beaucoup. Mais elles ne sont pas, tant s'en faut, la majorité, et beaucoup
d'ailleurs restent retenues par des habitudes, des timidités, mille liens
qui les empêchent de frayer une voie nouvelle. Du reste, les hommes qui
font partie d'une organisation ancienne, dont la transformation s'est
accomplie pendant le cours de leur carrière, sont mal placés pour juger de
la nature et de la portée de cette transformation. Parce qu'ils ont gardé le même le même
idiome, la même routine, il leur blé que rien n'ait changé : ils sont
disposés à ter de décadence ce
qui est évolution, à
comparer choses qui ne sont pas comparables et à se lacer, pour juger d'un
présent qui contient des germes inconnus, au point de vue d'un passé
irrémédiablement mort. - Prendre son parti de l'abandon du « vieux, bateau
» sur lequel on a fait sa première traversée et dont on porte encore
enseigne, pour se mettre énergiquement, avec les jeunes, à la construction
du bâtiment, aux engins inconnus de votre jeunesse, qui portera les
générations nouvelles, qu'y a-t-il de plus rare et de plus difficile ?
Nous autres anciens, nous sommes mal disposés à juger
la nouvelle armée avec équité. L'ancienne, avec ses vieux cadres, sa
longue durée de service, marchait pour ainsi dire toute seule : dans la
nouvelle, l'instruction de la troupe si rapidement menée, la tâche de
l'officier forcé de suppléer des cadres insuffisants, se sont
singulièrement compliquées et nous apportent un surcroît de peine, de fatigues et d'études qui ne nous porte pas à l'indulgence.
Et puis, aux anciens, qu'on aille donc parler de ce rôle de l'officier plus grand en paix qu'en guerre : s'ils sont, voilà trente ans, entrés au service, c'était pour batailler ; le reste, c'est de la «
littérature ». Il n'y a guère de ce côté que des coups de boutoir à
recevoir, et, mon Dieu, nous nous en consolerons, car ceux qu'il importe de
convaincre, ce sont ceux-là surtout dont le grade comporte le contact
direct et journalier avec le soldat, les capitaines, les lieutenants : les
jeunes officiers d'aujourd'hui et plus encore les jeunes officiers de
demain.
C'est à ce point que nous en voulions venir que c'est
moins dans l'armée qu'il faut agir qu'au seuil de l'armée, dans les
écoles militaires, dans les écoles préparatoires, dans les collèges,
dans l'éducation.
De ce côté, presque tout reste à faire. Dans les
écoles militaires notamment, le côté moral du rôle de l'officier tient
bien peu de place. L'homme de troupe qu'on présente aux élèves est un
automate ; on le place à droite, à gauche, on le fait marcher, on le fait
arrêter, on l'habille, on l'arme, on le plante sur un cheval ; quant à son
moral, s'il en est incidemment tenu compte, c'est à titre de facteur
d'erreurs probables dans l'emploi des instruments. Tout est au métier, au
côté technique, à la science. C'est dans cet ordre d'idées que sont
choisis généralement les officiers instructeurs : on consulte leurs
numéros de sortie, leurs notes professionnelles, lorsqu'on ne se contente
pas de leurs convenances personnelles ; quant à leur aptitude
à développer, chez
la jeunesse qui va leur être confiée, les plus nobles qualités du chef, c'est
ce qu'on examine en dernier lieu : que néanmoins se rencontre
très souvent, c'est possible, certain e, mais assurément le fait du
hasard.
Il est vrai que si, dès l'école, on donnait une p haute
idée de la mission de l'officier de troupe, peut-être la vogue actuelle de
l'état-major souffrirait elle un peu. Eh ! mon Dieu ! quand, vingt à
trente ans, les meilleurs donneraient le meilleur d'eux-mêmes à la formation de leurs `hommes au
lieu de courir à travers des examens :ininterrompus à la conquête du
bouton de mandarin, y aurait-il si grand mal ! C'est là, dans l'ordre
militaire, que doit se porter tout l'effort, en agissant d'abord sur
le personnel des écoles, ont le choix devrait s'inspirer d'un esprit tout nouveau. Aux officiers
qu'on y appelle, qu'il soit demandé, avant tout, d'être des convaincus et
des persuasifs, osons dire le mot, des apôtres doués au plus haut point de
la faculté d'allumer le « feu sacré » dans les jeunes âmes : ces âmes
de vingt ans prêtes pour les impressions profondes, qu'une étincelle peut
enflammer pour la vie, mais qu'aussi le scepticisme des premiers chefs
rencontrés peut refroidir pour jamai3C'est, dans l'armée, un fait constaté que l'officier garde toute sa vie l'empreinte
ineffaçable de ses premiers instructeurs de l'école, et qu'on reconnaît
à travers les grades les générations formées par tel ou tel.
Et si, des instructeurs subalternes, on remonte aux chefs des grandes
écoles militaires, combien leur choix ne doit-il pas davantage s'inspirer
de cet esprit ! Mais les choisir ne suffit pas : la condition première de
l'efficacité de leur action, toute d'expérience et de durée, est de
donner à leurs fonctions une stabilité qu'elles n'ont pas. Les
déplacements auxquels ils sont soumis résultent, le plus souvent, de
l'avancement que comporte leur mérite. Pourquoi donc, une fois leur
aptitude à la fonction reconnue, ne pas les faire avancer sur place et
jusqu'aux grades les plus élevés. Y a-t-il un homme qui exerce sur l'âme
de l'armée une action latente peut-être, mais plus profonde, que celui qui
crée chaque année les centaines d'officiers nécessaires aux contingents
actuels, et y a-t-il des récompenses trop grandes pour celui qui réussit
à une telle tâche ? Ne saurait-on même concevoir, pour le chef qui aurait
ainsi donné, dans la direction d'une des plus grandes écoles militaires,
des preuves éclatantes de ses aptitudes, la création d'une sorte de «
grande maîtrise » des écoles militaires ? Restant en dehors des questions didactiques, il serait avant tout l'arbitre du et de
l'emploi du personnel, qu'il connaître longue date et sur l'esprit duquel il
exercer une action et un contrôle incessants. Après du chef d'état-major
général, ses fonctions ne seraient-elles pas les plus hautes de l'armée ? ne
voulons qu'indiquer l'idée, elle comporte des études et d'autres
développements.
Mais combien, dans les écoles militaires, la e des
instructeurs ne serait-elle pas facilitée dès avant l'entrée au service,
hors de l'armée,
de la mission sociale de l'officier avait été déposée
en germe dans l'éducation !
Et nous voici revenus à notre point de départ. us
invoquions le témoignage des plus émirats parmi ceux qui ont l'oreille de
la jeunesse est à eux que nous faisons appel et à tous ceux,
qui, à leur exemple, au lieu de s'attarder en des regrets
stériles, ont l'œil largement ouvert sur r avenir et cherchent, chacun suivant son esprit propre, à en
interpréter les inéluctables nécessités ; à tous ceux, parents ou
maîtres, qui, par profession ou par vocation, ont charge d'une parcelle de
l'éducation nationale.
Notre vœu, c'est que, dans toute éducation, vous introduisiez le
facteur de cette idée nouvelle qu'à l'obligation légale du service militaire correspond l'obligation morale de lui faire produire les
conséquences les plus salutaires au point de vue social.
Certes, la guerre est un terrible mal ; mais si longtemps
que les événements, une situation qu'aucun de nous ne songe à répudier,
nous condamneront à nous y tenir constamment préparés sous la forme
moderne du service universel, l'essentiel est de tirer de ce mal le plus
grand bien possible.
Aux officiers de demain, dites que, s'ils ont placé leur
idéal dans une carrière de guerres et d'aventures, ce n'est pas chez nous
qu'il faut le poursuivre ; ils ne l'y trouveront plus : arrachez leur cette
illusion avant les déceptions tardives. Mais donnez-leur cette conception
féconde du rôle moderne de l'officier devenu l'éducateur de la nation
entière.
Aux autres, aux privilégiés, aux cultivés de tout ordre, voués à
d'autres carrières, mais tous simples soldats de demain, montrez que, bien
loin de maudire cette épreuve qui les arrache à leurs études, à leurs
habitudes, à leurs goûts, et devant laquelle les plus modérés n'ont
guère eu jusqu'ici que le mot de résignation, il leur convient de saisir
cette occasion précieuse de se mêler intimement au peuple, d'éprouver
leur trempe à ce rude contact et jeter dans ce microcosme qu'est toute « unité »
,militaire les semences fécondes de la solidarité, de réconciliation, de
l'effort en commun.
L'épiscopat catholique ne s'y est pas trompé, et ses exhortations récentes aux séminaristes appelés sous les
drapeaux sont unanimement pénétrées de l'espoir que leur séjour à la chambrée, s'ils en acceptent
gaiement les nécessités les plus rudes, les plus grossières en apparence, sera profitable
aux idées qu'ils servent.
À son exemple, enflammez les jeunes hommes dont vous avez charge « à cette heure propice, où,
regardant vers la vie, ils s'y font précéder par des objets et par des
rêves », en leur montrant dans le service obligatoire, non plus la
corvée brutale et stérile, mais le plus vaste champ d'action sociale.
Apprenez-leur aussi que sur les ruines des hiérarchies
disparues, la nécessité sociale de la discipline, du respect et de
l'abnégation ne cessera pas d'être, - et que l'armée sera toujours la
meilleure, sinon la seule école, où s'apprendront ces vertus.
Tout professeur de collège, aujourd'hui, a la certitude que si, parmi
ses élèves, il ne se trouve pas nécessairement de futurs ingénieurs, de futurs médecins, il s'y trouve du moins de futurs officiers, de futurs sous-officiers, et que tous seront soldats. Il n'aura donc pas, à coup sûr, fait besogne inutile, s'il profité de toutes les occasions pour inculquer à ces
jeunes âmes l'esprit militaire, envisagé sous les aspects que nous avons
tenté de présenter. Et il nous semble que ce sera toute une révolution ;
car il ne s'agit plus ici de bataillons scolaires, loin de là, et nous
croyons que rien n'est plus funeste que la confusion qui a été faite, de
ce côté, entre la forme et le fond, entre la lettre de la
profession des armes, si facilement et si rapidement apprise et, partant, si
inutile à enseigner d'avance, et l'esprit de cette profession, tel
que nous voudrions avoir réussi à le faire entendre. - Cette distinction,
M. J. J. Weiss, visitant il y a quelques années une école de cadets
allemande, l'avait bien justement observée : « Ce qui est l'objet propre
de l'école, remarquait-il, ce n'est pas, comme on pourrait le croire,
d'enseigner aux cadets la technique, même simplement rudimentaire du
métier de soldat, c'est de bien pénétrer l'éducation civile qu'on leur
donne, l'instruction générale littéraire et scientifique qu'ils
reçoivent, la pensée spéciale qu'ils auront l'honneur de leur vie, sous les armes,
au service de la patrie; ... c'est de développer chez
eux l'esprit militaire et l'esprit officier en même temps et par
même méthode graduelle que l'esprit des es et l'esprit des sciences. Â
Paris et dans nos départements, on voit maintenant les élèves des oies primaires
défiler et évoluer par les rues, arme sur l'épaule. À O***, parmi ces
adolescents qui contiennent dans leurs rangs de futurs colonels, de futurs
généraux de brigade et de divisions, de futurs commandants d'armée, on ne
trouverait pas un seul fusil, même de bois. »
Chez nous, où il n'existe pas d'établissements spéciaux de cet ordre, tout collège est aujourd'hui, dans
quelque mesure, une « école de cadets », et tout maître peut avec profit
s'inspirer de la figure si attachante et si suggestive du capitaine baron
Von D***, que M. Weiss nous présente quelques pages plus loin. Nous n'insisterons pas. Nous ne pouvons entrer ici dans le détail des
moyens d'application. Les développements qu'ils comportent demandent
d'autres études. Elle viendront en leur temps.
Pourtant, si l'on nous a compris, nous voudrions, dès
maintenant, en toutes les circonstances où l'on parle de haut à la
jeunesse assemblée aux solennités scolaires, dans les institutions de
l'État comme dans les établissements libres, recueillir l'écho de ces
idées, entendre proclamer la portée, jusqu'ici insuffisamment comprise, du
grand fait nouveau qui étend son ombre inquiétante sur la jeunesse de
vingt ans : le service universel.
Nous voudrions que les voix les plus hautes, à la
Sorbonne, à l'École normale, fissent entendre les paroles fécondes qui,
se répandant à travers le corps enseignant jusqu'au plus humble maître
d'école, porteraient partout cette conviction que l'obligation du service
militaire, au lieu de se présenter comme un arrêt déplorable dans le
développement commencé, doit devenir le complément salutaire de toute
éducation.
En ce temps et en ce pays divisés, n'y a-t-il pas là,
du moins, un vaste terrain où peuvent s'efforcer en commun, sans acception
de confessions religieuses, d'écoles philosophiques, ni de partis
politiques, tous ceux qui ont le même souci de ses destinées, la même
lassitude des formules, le même sentiment des devoirs sociaux imposés par
une culture privilégiée ?
Nous le croyons fermement. - Puissions-nous faire partager
cette conviction aux lecteurs de cette modeste étude qui se ramène, en somme
quelques traits :
Le service obligatoire, strictement appliqué en faisant passer toute la
nation par les mains de l'officier, a grandi dans la mesure la plus large de
son rôle d'éducateur.
La préparation du corps d'officiers à ce ri formation
morale, intéressent donc la société entière.
Ce corps, par son recrutement, sa cultes parfaitement apte
à remplir ce rôle.
Il ne le remplit qu'imparfaitement, parce qu'il y est apte,
il n'y est nullement préparé, et que l'idée de sa mission sociale ne tient presque
aucune place, ni dans son éducation, ni l'exercice de sa profession.
C'est cette idée qu'il est urgent de répandre et tout
d'abord chez les guides naturels de la jeunesse, chez tous les éducateurs de
profession qu'en imprégnant fortement les génération à venir, ils amènent
les jeunes officiers à participer dans la large mesure qui leur revient, au
mouvement général qui porte la jeunesse éclairée à mieux comprendre le rôle social
réservé à son activité dans l'évolution de la société moderne.
Comme une barre à l'embouchure d'un fleuve, le service militaire se
dresse dés désormais devant toute la jeunesse à l'entrée de la vie.
Sera-t-il un péril où
risqueront de sombrer son corps, son cœur et son esprit, ou sera-t-il
l'épreuve fortifiante dont elle sortira mieux trempée ? - Toute la
question est là.
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