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Alfred de
Falloux, Dix Ans d'agriculture, 1863
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Alfred de
Falloux,
Dix Ans d'agriculture,
1863.
par Marc Nadaux
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Le
coup d'État du 2 décembre 1851 surprend le comte de Falloux, comme
l’ensemble du monde politique. Le député est placé en détention
trois jours durant au fort du Mont Valérien, avant de retourner à son
domicile parisien de la rue du Bac. L'événement est une véritable commotion
pour l'élu conservateur et royaliste. Entré en politique aux cotés de
Pierre-Antoine Berryer sous la Monarchie de Juillet, Alfred de Falloux
avait refusé " l'exil intérieur " promis aux partisans de la
branche aîné des Bourbons, les légitimistes. Vingt années plus tard,
la montée du bonapartisme et l'avènement du Second Empire mettent
cependant un terme défi,nitif à sa carrière d'homme public. Quittant de fait le Comité du comte de
Chambord, le prétendant en exil, il se retire dans son Anjou natal où il
joue à présent pleinement son rôle de notable rural.
Soucieux à présent de ses
intérêts matériels, Falloux confie la reconstruction de son château du
Bourg d’Iré à l'architecte René Hodé. Celui-ci devient un élégant
château de pierre blanche, situé
au centre d'un vaste ensemble agricole d’une superficie de 700 ha. Cette
propriété, qui comprend notamment une ferme et un moulin à eau, est également
l’objet de ses sollicitudes. Sur les conseils de l'agronome Baptiste
Lemanceau, ancien élève de la ferme-école de la Mayenne, Alfred de
Falloux en fait en quelques années une exploitation idéale. Ses bâtiments
sont reconstruits selon de nouveaux principes, ceux qui dérivent de la
rationalité et de l’hygiène. Il introduit également dans la région
les plus modernes techniques agricoles, ainsi que la race anglaise de
bovins Durham. Aussi les rendements progressent au grand contentement de
l'agrarien.
En 1863, le propriétaire, avec Dix ans d’agriculture,
fait le bilan de ces améliorations dans son exploitation, grâce au
" perfectionnement raisonné des méthodes culturales ".
Cette communication se destine à informer ses pairs, les membres du jury
d'un comice agricole angevin qui viennent de lui décerner un prix d'excellence
pour son œuvre au
Bourg d’Iré. Celle-ci doit beaucoup à l'exemple anglais, déjà copié
avec succès dans les campagnes du Bassin parisien, une génération plus tôt... |
DIX ANS D'AGRICULTURE
, 1863.
Une récompense officielle
venant d'être accordée à mes travaux agricoles, j'en laisse le juste
orgueil au coopérateur qui m'aida à l'obtenir; mais je crois y trouver
le droit de parler de mon entreprise avec plus de confiance que je ne
l'aurais fait avant d'avoir subi un contrôle authentique. Tant que j'ai
été mon seul juge et thon seul témoin, j'aurais craint d'être accusé de
complaisante illusion. Aujourd'hui, non seulement mon travail, mais son
résultat, non seulement mes dépenses, mais aussi mes recettes, ont été
l'objet d'un examen minutieux de la part d'un jury. Ce jury se composait
d'hommes à la fois compétents et désintéressés, dont l'unique mission
était de prononcer avec impartialité entre une vingtaine de concurrents
qui leur étaient également étrangers. Je cède donc à la tentation de
dire à mes amis : Je ne me suis pas trompé et je ne vous trompe pas ; la
voie que j'ai suivie est bonne et sûre ; vous pouvez vous y engager à
votre tour et profiler de l'expérience faite à mes risques et périls.
Plus j'ai vécu de la vie agricole, plus j'en ai goûté le charme et le
bienfait. J'éprouve donc à cette heure-ci beaucoup plus que le plaisir
de raconter, j'éprouve le désir de persuader. Je voudrais avoir mieux
que des lecteurs, je voudrais avoir des imitateurs, et, si je parvenais
à susciter quelque bon agriculteur de plus, je croirais avoir rendu 'à
mon pays un noble et utile service.
Mon ambition hautement avouée, voici comment je me flatte de la
justifier et de la satisfaire; je me. propose d'établir ici les trois
points suivants :
1. Je n'ai pas
débuté dans des conditions favorables, et tout ce que j'ai fait, chacun
peut le faire ;
2. Tous mes déboursés m'ont été promptement rendus par le terrain auquel
je les avais confiés, et j'ai fait une affaire supérieure à la plupart
des placements industriels ;
3. En paraissant se désintéresser des grandes luttes -politiques on
sociales, l'agriculture place cependant ceux qui s'en occupent su
premier rang des serviteurs et même des restaurateurs d'une société
ébranlée. Peut-être ne m'a-t-il fallu rien moins que cette dernière
considération pour me déterminer à parler ce que quelques-uns nommeront
une langue morte, ù l'heure où tant d'événements, tant de périls, tant
de turpitudes sollicitent ce qu'il pourrait p avoir de plus vivant dans
la parole humaine.
Personne ne fut jamais moins que moi préparé à la vie agricole, aucune
étude préalable ne m'y avait conduit; mon enfance, sous la Restauration,
s'était bercée de rêves politiques; la révolution de Juillet m'avait
fermé la carrière avant que j'y eusse mis le pied, et je cherchai dans
les voyages multipliés et lointains l'occupation qui m'avait fui sous
une autre forme. Quelques études historiques m'ouvrirent, en 1846, la
Chambre des députés. Dès lors, l'agitation parlementaire, comme on dit
aujourd'hui, s'empara de moi jusqu'au coup d'État de 1851, et ce fut
dans le fort du mont Valérien, où j'avais été jeté avec un certain
nombre de mes collègues de l'Assemblée législative, que je pris mes
résolutions de vie champêtre. De tout temps la campagne m'avait plu,
mais c'était uniquement pour le charme de ses paysages, pour la facilité
d'y poursuivre, un livre à la main, des pensées qui lui sont étrangères.
Ce ne fut donc qu'en face d'une nouvelle révolution et pour occuper de
soudains loisirs, que je songeai, pour la première fois, à devenir
cultivateur.
La terre sur laquelle j'allais m'exercer était-elle moins novice que moi
? nullement. Je n'y rencontrais pas plus de préparation que je n'en
apportais. Mon père était revenu de l'émigration dépouillé des trois
quarts de sa fortune et s'était mis à vivre dans la commune du Bourg d'Iré,
où se trouvait réuni le reste de son patrimoine. Plus tard, un héritage
collatéral avait augmenté son aisance, mais ses habitudes étaient prises
: il ne replia point la modeste tente qui l'avait abrité et sous
laquelle ses enfants avaient grandi. Il annonçait souvent le dessein de
créer un établissement plus considérable sur une propriété voisine qui
lui était échue en partage, mais ce dessein ne s'exécutait jamais; et
lorsque sa mort, coïncidant avec ma retraite politique, me mit en
demeure de figer mon choix, mes affections l'emportèrent sur mes
intérêts, et, au lieu de me transplanter à mon tour là où j'eusse trouvé
les avantages d'une plus grande propriété, je demeurai inébranlablement
attaché an petit horizon que mon regard avait toujours caressé, à
l'étroite habitation qu'embellissaient mes souvenirs de jeunesse, aux
champs morcelés qui semblaient m'interdire toute entreprise un peu
étendue, mais au milieu desquels je n'avais jamais connu que des visages
amis.
L'inconvénient et presque le ridicule d'entretenir le public de ces
défaits personnels ne m'échappent point, mais je n'ai pas su découvrir
le moyen d'éviter cet écueil, ces détails, comme on va le voir, étant
inhérents à mon sujet et indispensables pour la démonstration de ma
première thèse, à savoir, que tondes genres d'obstacles qui peuvent
éprouver, su début, le zèle et la patience de l'agriculteur m'avaient
été réservés. Ces détails mêmes sont prescrits par le fondateur du prix
de ferme. Voici dans quels termes M. le ministre de l'agriculture trace
au préfet de chaque département les conditions du concours :
" Les motifs qui m'ont dicté l'institution de cette prime indiquent
assez quelle est la nature des services et le genre de mérite qu'il
s'agit de récompenser. Les primes de culture s'adressent aux
exploitations les mieux dirigées et qui auront réalisé les améliorations
les plus utiles : c'est assez dire qu'il ne s'agit point ici
d'innovations hasardeuses et de tentatives incertaines dont l'expérience
n'aurait point encore constaté le succès.
La Lice n'est sérieusement et réellement ouverte qu'aux propriétaires
ou fermiers de domaines soumis à une culture sagement dirigée, en
rapport parfait avec les circonstances locales où elle se trouve placée,
bien réglée dans ses dépenses et productive dans ses résultats. Le jury,
en un mot, n'a point à décerner une prime d'encouragement, mais à
récompenser des résultats acquis, d'une authenticité incontestable ; et
dont l'exemple puisse être sûrement invoqué pour démontrer comment
l'économie dans les dépenses, l'ordre dans le travail ; le
perfectionnement raisonné des méthodes culturales, et enfin une juste
subordination de la culture aux circonstances qui la dominent, créent la
prospérité présente et assurent l'avenir des exploitations rurales.
Les agriculteurs qui voudront concourir pour la prime d'honneur
devront adresser à la préfecture, avant le 1er mars de chaque année, une
demande spéciale, conforme à l'instruction qui suit la présente
circulaire.
Il importe, en effet, que la tâche du jury, déjà difficile par
elle-même, se simplifie autant que possible et s'accomplisse en même
temps dans les conditions les plus parfaites d'exactitude et de
précision;. c'est pour atteindre ce résultat qu'il m'a paru nécessaire
d'imposer aux concurrents l'obligation de retracer succinctement, dans
un mémoire qui tiendra lieu de déclaration, la description de leur
domaine et l'historique de leur culture et un aperçu des progrès qu'ils
ont réalisés dans la direction de leur faire-valoir : Initiés par la
lecture de ce travail à la connaissance des exploitations qu'ils auront
à visiter, les membres du jury éviteront les tâtonnements inséparables
d'un premier coup d'œil et pourront déterminer à l'avance les points
auxquels leur examen devra plus particulièrement s'attacher. La notion
exacte de l'ensemble, qu'ils auront préalablement prisée dans une
lecture attentive, leur permettra de pénétrer plus avant dans les
détails et d'asseoir ainsi leur jugement sur des bases plus solides et
plus étendues. "
Dans le document exigé sur le domaine da Bourg d'Iré,les difficultés
vaincues ne pouvaient être omises, et les voici en résumé telles que le
jury les a constatées en 1862 :
Mon père avait consacré les vingt dernières années de son existence à
l'étude du progrès agricole, mais ce n'était point au Bourg d'Iré qu'il
en faisait l'application : c'était à quatre lieues de là qu'il avait
transporté toutes ses opérations, et il les dirigeait à distance. En
1845, il avait placé là un taureau durham et deux vaches de cette race
alors à peine connue de nom en Anjou. En 1848, il avait mis à la tète de
ce faire-valoir un jeune homme, Baptiste Lemanceau, élève de la
ferme-école de la Mayenne ; et je me reprocherais de ne pas associer ici
son nom au mien, comme je l'ai fait dans le mémoire placé sous les yeux
du jury. Sans son intelligence, son activité, un rare dévouement à tous
au devoirs, j'aurais certainement reculé devant l'entreprise. Cependant,
en 1850, ce collaborateur n'avait pas encore vingt-deux ans, et tout le
monde conviendra qu'il est aisé de réunir sur une seule tête la somme
d'expérience qui se partageait entre nous deux.
La part de la direction ainsi faite, voici maintenant la description du
terrain. L'Anjou est formé de collines peu élevées ; les vallées sont
généralement étroites et peu profondes. Une portion de la province
s'appelle le Bocage, non qu'on y voie de vastes forêts, mais les champs,
les prairies sont entourés d'une haie vive qui s'appuie sur des arbres
plantés irrégulièrement et fort rapprochés. La terre que j'avais à
transformer était morcelée en très petites parcelles ; un cours d'eau la
traversait ; des chemins, impraticables pendant six ou huit mois de
l'année, desservaient très désavantageusement deux fermes coupées d'une
foule d'enclaves et qui ne communiquaient avec le bourg, dont elles
semblent si rapprochées aujourd'hui, que par des détours longs et fort
incommodes. L'état précis du terrain, tel qu'il existait alors, a été
relevé sur le cadastre, et ce plan est joint au mémoire remis au jury.
Le domaine et la réserve du château renferment aujourd'hui un espace qui
se décomposait, il y a dix ans, en deux cent six parcelles. Il me fallut
acquérir un premier hameau situé ü deux cents pas de l'habitation mime,
puis un second qui fermait toute issue vers le bourg, des jardins
attenant à ces hameaux, une closerie et une soixantaine de morceaux
détachés. Une fois acquéreur de ce qui me manquait et maître de mes
mouvements, je supprimai la multitude de petits chemins creux qui
sillonnaient le terrain situé entre l'habitation et la rivière ; ensuite
tout fut disposé pour mettre en prairie les terres qui descendaient vers
l'eau, réservant les parties supérieures pour le bois taillis et le
labour. Ce bouleversement radical sur une étendue de soixante hectares
présente d'abord l'idée d'une première mise de fonds déraisonnable. Les
procédés suivis et les moyens employés pour atténuer ou pour compenser
la dépense me disculperont. D'abord, furent curés avec soin tuas les
fossés ; furent utilisées toutes les, terres de jardins, toutes les
feuilles amassées et consommées de vieille date dans les carrefours,
terrains, vagues et lieux bas. On en forma des provision considérables
de terreau ou engrais qui venaient fertiliser la nouvelle création au
fur et à mesure qu'elle sortait de son chaos. Les haies étaient chargées
d'arbres soit de haute futaie, soit d'émondes je réservai seulement, de
distance en distance, les arbres qui pouvaient servir à l'ornement du
parc sans nuire à l'aménagement de la prairie, et le reste fut réduit
soit en bois de charpente, soit en bois de chauffage. Le bois de
charpente entra pour une majeure partie dans la reconstruction du
château ; le bois de chauffage, vendu hiver par hiver, offrit une
ressource importante.
Cela posé, une compensation doit se recommander à mes confrères : c'est
le plaisir et le bénéfice d'une charité bien, faite. Il est peu de
budgets qui ne comptent l'aumône dans leurs colonnes. Les travaux de
terrassement s'exécutant en hiver sont par excellence ceux qui soulagent
ou même font disparaître la pauvreté. Tout habitant de la campagne y
devient apte en quelques heures d'exercice. J'aurais certainement
économisé du temps et de l'argent, si j'avais confié ma besogne à des
ouvriers à la tâche ; ce fut cependant ce dont je me gardai, et je m'en
suis félicité. Je refusai d'abord d'appeler pour les terrassements des
ouvriers étrangers au pays, sauf de rares exceptions ; et j'achevai mon
entreprise avec des ouvriers à la journée, appelant sans distinction les
vieux et les jeunes, les vigoureux et les infirmes, annonçant que le
chantier était ouvert à quiconque, dans la commune ou dans quelques-unes
des communes voisines, soufrait d'un chômage ou n'avait aucun état. Un
ancien soldat amputé d'une jambe s'y employa sans interruption, et une
portion notable de nivellement a été menée à fin par un ouvrier
cordonnier sans ouvrage. Cette petite armée de journaliers de tout âge
et de toute allure s'élevait souvent jusqu'au nombre de trente ; elle ne
descendait jamais au-dessous de quinze. J'appela. d'abord, pour les
conduire, un employé des agents voyers de Segré ; au bout de peu. de
temps, l'intelligence de quelques-uns des journaliers de la commune
rendit sa présence inutile. En trois années, la. transformation du
terrain était complète. En même temps, à ma grande satisfaction, le
bourg lui-même changeait d'aspect. Les pauvres masures rasées étaient
basses, humides, insalubres : des maisons à chaux et à sable, bien
aérées, bien accessibles au soleil, les remplacèrent. Les prix d'achat,
le salaire, de ces trois années, les profits accessoires, avaient ou
créé ou complété de petites fortunes. L. santé et l'aisance avaient pris
un même mouvement ascendant, et, si d'une main j'avais eu à payer des
journées bien employées, de l'autre je n'avais plus à entretenir des
fainéantises volontaires ou forcées, des détresses maladives. Quand on
est sollicité pour accorder an ouvrage utile, on ne l'est plus pour
payer de petits loyers, des mémoires cher le boulanger, chez le boucher
qui ne profitent â personne et qui ne suffisent pas pont tirer de peine
ceux à qui on accorde ces dons gratuits.
On peut voir déjà combien j'ai été redevable â la bonne grâce de mes
voisins, puisque aucun, riche ou pauvre, n'a refusé de me vendre ce que
j'avais besoin d'acheter et qu'aucun n'a voulu abuser do ce besoin môme.
Un dernier acte de cette bonne grâce doit encore être signalé ici : une
petite ferme armait été donnée autrefois par ma famille â la commune du
Bourg d'Iré pour augmenter ses ressources. L'administration touchait de
longue date ce revenu, sans l'augmenter par des améliorations on des
constructions, et ces terres étaient graduellement devenues les plus
maigres de la commune. Le conseil municipal m'offrit spontanément de les
reprendre moyennant un légitime dédommagement ; j'acceptai l'offre avec
empressement, en joignant ce motif de vive reconnaissance à tous les
autres. Aussitôt après, les bâtiments délabrés et croulants disparurent,
et cette propriété fut adjointe axa terres du domaine.
La suppression de tant de fossés, de tant de chemins creux, qui
présentaient l'aspect de profonds ruisseaux. durant tous les hivers,
m'avait rendu le drainage plus précieux et plus indispensable qu'à
personne ; il marcha concurremment avec les opérations de Terrassement
et de nivellement. Ce drainage fat exécuté sur un plan qui comprend une
étendue de huit mille cinq cent vingt-trois mètres, soit dans la
prairie, soit dans les terres labourables. Il a été exécuté tantôt au
moyen de tuyaux, tantôt à l'aide de pierres provenant des nombreuses
démolitions qui jonchaient le sol. L'évaluation précise du drainage en
pierres ne saurait être relevée en chiffres rigoureusement exacts ; je
puis néanmoins affirmer que le déboursé est moindre et la solidité plus
grande que dans le drainage à l'aide de tuyaux. Il est vrai que les
circonstances étaient favorables, puisque les matériaux se trouvaient
sur place, que dans la plupart des cas le cours des anciens fossés
s'utilisait, et qu'il eût coûté plus cher ou d'employer autrement on de
transporter au loin ces pierres amoncelées.
L'assainissement des terres ayant été immédiat, j'aurais voulu couronner
ce travail par un système aussi complet d'irrigation. Malheureusement la
configuration du-sol s'y refusait absolument. La prairie, qui commence
au bord d'une petite rivière, va en s'élevant toujours jusqu'an sommet
d'un plateau où je n'eus pas le bonheur de rencontrer de source
jaillissante. Il me fallut donc recourir a une irrigation artificielle;
elle se fait par prise et reprise d'eau dans des réservoirs creusés à
cet effet, vers lesquels se dirigent à longue distance les eaux qui
s'écoulent du fossé des chemins, et qui se répandent ensuite sur la
prairie par des rigoles. Pour l'entretien de ces réservoirs, les
métayers sont astreints au nivellement et au curage assidu de leurs
fossés; de l'écoulement de toute eau stagnante résulte au loin
l'assainissement de toutes les terres.
Pendant que le chantier était en pleine activité, la ferme s'élevait sur
la hauteur à proximité du château; sans que ce voisinage pût nuire ni à
l'un ni à l'autre. C'était en môme temps le point de jonction entre les
terres en culture et la prairie. La maison de ferme, habitation de M.
Lemanceau, fut placée su centre des bâtiments d'exploitation. Rien ne
fut refusé à l'ampleur des dimensions, et je conseillerai toujours de ne
rien ménager du côté de l'espace lorsqu'on entreprend une construction
rurale. Les besoins que chaque jour révèle sont innombrables. D'année en
année, on. se reproche un oubli, on se repent d'une distribution trop
parcimonieuse, et il n'y a pas de comparaison, pour la dépense, entre un
plan largement. conçu une fois pour toutes et des adjonctions tardives
successivement ordonnées. Il en est tout autrement. du luxe ou d'une
élégance qui viserait à l'art architectural. La régularité des bâtiments
facilite le bon ordre des travaux ; un bon goût simple invite à la
propreté; le luxe n'est que le signe du gaspillage et le dénonciateur du
mauvais emploi de l'argent. J'ai adopté, il est vrai, les toits à la
façon suisse, non pas garce qu'ils ont un aspect plus pittoresque, mais
seulement parce que, éloignant du mur la chute des eaux pluviales, ils
préservent les bâtiments de l'humidité et des ravages du salpêtre.
La maison d'habitation est située entre deux ailes à égale distance,
longues de cinquante mètres chuta ne et hautes de six mètres en
maçonnerie. L'aile droite contient la boulangerie, le pressoir, le
cellier, les écuries, les porcs, les moutons, et, dans toute sa
Longueur, le grenier des céréales. L'aile gauche est uniquement
consacrée à l'espèce bovine, et elle a été aménagée pour contenir
soixante tètes de bétail, quoique ce nombre excédât d'un grand tiers la
proportion considérée comme la plus élevée dans le pays. Le grenier de
l'aile gauche est destiné à recevoir quatre-vingt mille kilos de foin.
Un corridor d'un mètre quarante-cinq centimètres de large, pavé en
briques sur champ, traverse l'étable dans toute sa longueur. Ce corridor
est bordé, à droite et à gauche, par la crèche des animaux, ce qui
permet de les inspecter sans aucun inconvénient pour la propreté. Sous
ce corps de bâtiment, comme sous la maison d'habitation, sous la fosse à
fumier et sous les autres servitudes, ont été pratiqués des canaux qui
font aboutir sur la prairie les eaux grasses et fertilisantes.
Cependant il restait encore un bâtiment à élever; c'était un hangar pour
les charrettes, charrues, instruments aratoires et machine à battre.
Cette construction s'éleva naturellement entre l'aire et les paliers :
par la même occasion, on fit droit à un besoin qu'avait révélé
l'expérience. Les fermiers des environs avaient pris rapidement
l'habitude de venir visiter les travaux du domaine, d'en constater les
résultats, d'abord avec simple curiosité ou méfiance ; bientôt avec un
intérêt sérieux et l'intention de s'approprier ce qu'ils jugeaient à
leur portée. Ces visites étaient estimées à haut prix, et; loin d'être
considérées comme importunes ou- comme une perte de temps, elles
constituaient ma meilleure récompense, en me prouvant que la contrée
tout entière ne tarderait pas à entrer dans le même mouvement. L'étable
ne fut donc jamais fermée à personne; les palefreniers mirent une
infatigable complaisance à répondre à toutes les questions, à expliquer
et à communiquer tous leurs procédés ; enfin un taureau durham pur fut
toujours, pour la propagation de l'espèce, tenu à la disposition des
métayers, quels qu'ils fassent. Il résulte de ce régime hospitalier,
pratiqué sans interruption, que les animaux, souvent visités, palpés,
forcés de se lever, souffrent lorsqu'on les destine à un engraissement
spécial. Pour concilier deux intérêts qui ne devaient être sacrifiés ni
l'un ni l'autre, une, petite étable, pouvant se fermer à clef, fut
construite dans le bâtiment de hangar; les animaux destinés à plus de
soins ou préparés pour les concours de boucherie y furent logés. On ne
refuse pas de faire connaître leur régime, qui n'a rien de mystérieux ni
d'exceptionnel, mais du moins les visites sont réglées de façon à n'être
ni trop fréquentes ni absolument superflues.
La dépense totale de la ferme et de ses dépendances, en dehors des
matériaux fournis par la terre elle-même, c'est-à-dire en dehors de la
pierre et du bois, approximativement évalués à six mille francs, s'élève
à seize mille six cents francs ; les pièces justificatives ont été
présentées au jury, ainsi que tous les registres de la comptabilité dans
ses plus minutieux détails.
Voici donc, en résumé, ma base d'opérations: tout à bâtir par le pied;
quelques terres de bonne qualité, perdues dans un ensemble de terres
sans direction commune, sans culture ancienne ou savante; des prairies
improvisées sur une pente assez raide, point d'eaux vives à distribuer
en irrigations, point de débouchés commerciaux, aucune grande ville à
proximité, nul chemin de fer. Ainsi, pour être condamné aux dépenses
premières qui m'ont été imposées, il faudrait participer aussi aux mêmes
difficultés d'origine, c'est-à-dire affectionner le sol avant de le
posséder et prendre une initiative complète sur tous les points et dans
toutes les acceptions du mot. Quiconque aura une de ces difficultés de
moins aura, dans la même mesure, une évidente supériorité sur moi et de
plus une notable chance de réussite.
Maintenant je, dois expliquer quels ont été, malgré cette série
d'obstacles, mes bénéfices et leur source principale.
Il serait singulier et bien malheureux que l'art qui nourrit les hommes
ne pût faire un pas sans devenir l'occasion habituelle .et presque
inévitable de leur ruine. Il doit donc exister dans la mauvaise
réputation financière des agriculteurs un injuste malentendu, et il
importe de le discuter.
L'école de l'agriculture est comme toutes les écoles de ce monde, elle
peut faire de mauvais écoliers ; elle est responsable de ses
enseignements, mais elle ne peut pas demeurer indéfiniment solidaire de
l'imprudence ou de l'inaptitude de ses disciples. C'est l'imprudence ou
l'inaptitude en effet qui, si l'on y regardait attentivement, se
découvrirait su fond de toutes les mésaventures objectées du premier
coup à la propagande agricole, et l'on s'apercevrait que les mêmes
fautes commises dans toute autre carrière auraient abouti aux mêmes
déconvenues. On disait un jour devant le chevalier de Boufflers, en
parlant de je ne sais lequel de ses contemporains : " Il court après
l'esprit ". " Je parie pour l'esprit ", répondit M. de Boufflers.
Souvent cette gageure peut se renouveler, et lorsqu'on entend dire de
quelqu'un : IL court après son argent, on peut répliquer aussi : Je
parie pour l'argent. Car rien, sauf le temps, ne court plus vite et
n'est plus difficile à rattraper.
Au début de toute entreprise, au début d'une exploitation rurale aussi
bien qu'au début d'une compagnie de chemin de fer, de canaux. ou de
quelque opération financière que ce soit, l'essentiel est donc de
calculer juste la proportion entre les premières mises de fonds et les
chances de recouvrement. Si la ferme veut singer le château, si l'on
veut mener de front l'existence de Paris et celle de la campagne, si 1e
commandement est irréfléchi et capricieux, si l'obéissance n'est point
guidée on point surveillée, la raine est la conséquence du désordre et
non le fruit nécessaire de la carrière que l'on a choisie. Cela est vrai
en agriculture comme ailleurs, mais pas plus qu'ailleurs.
Pour mon compte, m'étant assuré que les qualités qui me manquaient ne
manquaient point à mon auxiliaire, je m'appliquai surtout à ménager la
première émission de mon capital. Un taureau et deux vaches durham se
trouvant dans mon héritage, je me contentai de ce point de départ et me
résignai à grossir mon troupeau, non en achetant précipitamment à des
prix de fantaisie des animaux cherchés au loin, mais en accumulant
paisiblement d'année en année les produits nés dans l'étable. De cette
façon, quelques ventes avantageuses furent refusées et la réalisation de
quelques bénéfices immédiats fut ajournée ; mais en cinq ou six ans,
sans avoir compromis un écu, je me trouvai en position d'affronter. les
concours, et soit par vente, soit par échange, l'étable du Bourg d'Iré
était devenue dans le Berd-Book, français l'émule des étables les
mieux notées. Au Bourg d'Iré, comme dans plusieurs domaines qui ont
obtenu le prix de ferme dans d'autres départements, la production du
bétail et des céréales forme, sans aucune industrie annexés, le pivot de
toute l'exploitation, et c'est la race durham qui est le type normal du
bétail. Chez certains propriétaires, une distillerie, une raffinerie, la
sylviculture s'ajoutent quelquefois très utilement à l'agriculture. Dans
l'Ouest, cette abondance de richesses est encore rare et, en tout cas,
n'est point à mon usage. Quant à la race durham elle-même, est-ce par
engouement ou seulement pour l'élégance de ses formes qu'on lui accorde
aujourd'hui la préférence ? Je ne le pense pas, et voici mes motifs. La
plupart de nos races bovines et nos races de l'Ouest en particulier, la
Bretagne exceptée, ont le même genre de conformation : les jambes et les
cornes longues, la poitrine étroite, les côtes terminées en pointe, la
peau dure. La race durham a la conformation absolument opposée : les
jambes et les cornes très courtes, la poitrine très large, la peau
souple, les côtes non en style ogival, mais en forme presque
cylindrique. Son aptitude à l'engraissement provient donc uniquement de
ces conditions constitutives ; elle n'est ni factice ni passagère et ne
s'emprunte ni à une éducation spéciale ni à une nourriture délicate.
Cette aptitude à l'engraissement appartient à la race, se transporte et
se transmet avec elle et modifie par le croisement toutes les races
auxquelles elle s'unit. Ces qualités sont tellement inhérentes à la
conformation, qu'elles se retrouvent au même degré dans le mouton et
dans le porc anglais, taillés sur le même modèle. Le moutons south-down,
le porc new-leicester, courts et carrés dans leur espèce comme le
bœuf durham dans la sienne, présentent exactement les mêmes phénomènes
de précocité et da rapidité dans l'engraissement. Ces races aussi ont la
même facilité à s'assimiler en l'améliorant toute race française, et
leur estomac large et profond accepte sans aucune répugnance des foins
grossiers, des tubercules malades que j'ai vu rejeter par des porcs du
Craonnais, par des vaches bretonnes on des bœufs manceaux.
Les faits étant ainsi posés, il y avait intérêt évident à augmenter les
qualités de boucherie des races françaises et soute probabilité d'y
réussir. Prenons par exemple le bœuf de race mancelle, qui était
principalement en usage dans le Maine et l'Anjou avant l'apparition de
la race durham. Il ne faut rien moins que six années pour conduire un
bœuf manceau à son entier développement, quatre années pour sa
croissance, deux années pour son engraissement. Trois années suffisent
au bœuf durham. En deux ans, sa croissance est complète ; en un an, il a
conquis tout son embonpoint. Conséquemment, le même espace de temps et
la même quantité de fourrage étant donnés, le propriétaire du bœuf
durham produit deux animaux où le propriétaire du bœuf manceau n'en
produit qu'un ; encore le premier produit-il deux animaux supérieurs,
tandis que le second n'arrive jamais qu'à produire un animal inférieur.
Ainsi, l'un réalise un bénéfice double à tous les titres, tandis que
l'autre ne réalise qu'à grand peine un bénéfice simple. A un point de
vue plus élevé, l'avantage est corrélatif : l'alimentation nationale
progresse dans la même proportion que la fortune du propriétaire et du
fermier, et la viande, dont la quantité se double, entre enfin dans le
repas de ceux à qui elle est le plus nécessaire, c'est-à-dire dans le
repas des classes laborieuses. Voilà l'un des principaux avantages de la
naturalisation des durham en France, et cet avantage suffirait pour la
justifier. Mais il n'est pas le seul : en même temps que se double la
viande, se double le pain, et, voici comment.
Propriétaire et fermier ne peuvent s'appliquer à l'élevage des animaux
de boucherie sans s'appliquer su mémé degré à la multiplication des
céréales. L'animal de boucherie exige une abondante nourriture d'hiver ;
cette nourriture se compose du chou, de la betterave, de la pomme de
terre, des carottes, et de ce qu'on nomme en un mot les plantes
sarclées. Ces plantes impliquent forcément l'ameublissement et le
nettoyage de la terre ; l'ameublissement et le nettoyage de la terre
sont les meilleures conditions pour la récolte des céréales. Ce n'est
pas tout. L'abondance du blé produit L'abondance de la paille, la paille
fait la litière, la litière fait le fumier, le fumier fait l'engrais,
l'engrais répare les déperditions du sol et lui rend ses qualités
fertilisantes à mesure qu'elles s'épuisent. En sorte que toutes ces
améliorations se tiennent, s'enchaînent,, se commandent et s'engendrent
mutuellement. Sana faire, à l'habitant de la campagne un cours
scientifique et séparé sur chacune des améliorations que comporterait
son terroir, vous les lui inculquez et les lui imposes toutes à la fois
; vous le mettez non seulement à la meilleure école théorique, mais vous
lui donnez le maure praticien par excellence, l'intérêt personnel, qui
ne peut plus, une fois entré dans la bonne rois, s'arrêter à mi-chemin.
Vous lui apprenez du même coup à tirer parti de la terre et à tirer
parti de lui-même. Avec le durham, grand profit par les animaux de
boucherie ; avec les animaux de boucherie, point de chômage dans le
travail, point d'inactivité dans l'homme, plus de terres sans culture,
plus de morte saison. Le paysan, tel que je l'ai connu, avait un profond
respect pour le sol en jachère ; il était profondément convaincu qu'on
ne pouvait donner au sol qu'une culture alternative, et il se condamnait
à ne tirer parti chaque année que des deus tiers on quelquefois même de
la moitié du terrain qui lui était confié. Il faut que la terre se
repose, disait-il imperturbablement, et il refusait de s'apercevoir que
cette terre, qu'il appelait au repos, se mettait à produire d'elle-même
non plus un simple tubercule ou un mince tuyau de paille surmonté d'un
épi léger, mais d'épais ajoncs et môme un arbrisseau tel que le genêt
qui, dans la Vendée, l'Anjou et le Poitou, s'élève communément à cinq ou
six pieds de hauteur. Car l'oisiveté est tellement contre nature, que
partout où elle règne, elle nuit. Les champs, pas plus que l'homme, ne
sont faits pour elle. Dans l'homme, elle produit les pensées stériles ;
dans la terre, les plantes sauvages ou malsaines. Rien n'est plus agité
qu'un homme oisif, et la terre livrée à elle-mine se couvre d'une
végétation désordonnée, plus fatigante à enfanter que des moissons
bienfaisantes. La culture activée, perfectionnée, a donc amené deux
découvertes ; d'abord c'est que dans l'ancien système, c'est le
laboureur qui se repose et non le sol ; ensuite, e'est qu'en variant sa
culture on peut impunément la rendre continue. Chaque culture appelle le
suc qui lui est propre. Un bon assolement est le véritable repos de la
terre, parce qu'il ménage les efforts, parce qu'il ne met que
successivement en jeu les forces productives et, par l'administration
régulière d'un engrais bien approprié, les répare au fuir et à mesure
qu'il les emploie. Tout n'était pas erreur dans le vieux préjugé de
l'ancien paysan. La terre, telle qu'il la gouvernait autrefois,
c'est-à-dire en jetant la môme semence toujours dans le môme sol, sans
amendement et sans engrais, finissait par s'appauvrir. Ce n'était pas la
terre qui refusait la richesse au laboureur, mais c'était le laboureur
qui ne s'employait pas assez activement ou assez habilement à
l'exploitation de la richesse naturelle. L'appauvrissement venait de sa
méthode, et c'est ce qu'il fallait lui apprendre. Le cerceau humain
s'épuiserait an même régime, une intelligence que rien ne fortifia ni ne
renouvelle finit aussi par succomber ; retrempée su contraire et
vivifiée dans une juste mesure, sa puissance est illimitée.
Ces assertions, je ne les puise pas seulement dans l'expérience de mon
administration personnelle, je les emprunte également t à l'expérience
de toutes les cultures que j'ai sous les yeux. Les terres de l'Ouest
s'administrent d'après deux modes principaux : les fermes à moitié et
les fermes à prix fixe. La ferme à, moitié ou métayage associe
complètement le propriétaire et le métayer ; ils dirigent à frais
communs tontes les opérations et partagent tous les produits, qu'ils
revendent ensuite à leur guise, chacun de leur côté. Rien n'est plus
paternel que ce mode d'administration, puisque le propriétaire et le
fermier traversent ensemble les bonnes et les mauvaises fortunes et
n'ont point l'évaluation préalable de la terre à débattre, avant de
fixer un pria de fermage irrévocablement convenu pour un bail de neuf
ans. Seulement ce mode exige dosa conditions indispensables une grande
probité dans la population et la présence continuelle du propriétaire ou
de son représentant à portée du métayer. Le fermage à pria débattu et
figé d'avance par un bail s'emploie, par les propriétaires qui redoutent
les soucis d'une gestion en détail et préfèrent une moyenne de revenus
déterminés aux chances d'un revenu supérieur mais variable, selon la
hausse ou la baisse dans la vente du bétail et du blé. J'ai pu juger des
deux méthodes, parce que je les pratique toutes deux, exploitant à
moitié les fermes situées dans la commune du Bourg d'Iré, exploitant par
fermage fixe les fermes situées à plus longue distance. Aux unes comme
aux autres je m'efforce d'imprimer la même direction, et toutes ont
répondu par une marche rapidement ascendante. II y a douze ou quinze
ans, pas une ferme dans le pays ne rapportait au delà de trente à
quarante francs l'hectare ; peu de terres aujourd'hui sont affermées
au-dessous de soixante francs; plusieurs se disputent au prix de
quatre-vingts francs l'hectare. Les mêmes fermes à moitié dans le Bourg
d'Iré, c'est-à-dire sous l'impulsion directe des principes émis plus
haut, rapportent cent francs l'hectare. Quant au domaine du Bourg d'Iré
proprement dit, son revenu est un minimum de cent dix-sept à cent vingt
francs l'hectare.
Posant en principe que l'élevage intelligent des animaux de boucherie
implique et résume une amélioration générale de toute la culture, je
dois répondre aux objections qui se sont élevées contre la race durham
prise comme régénératrice de nos races françaises.
Les animaux durham qui se présentent aux concours de boucherie sont,
dit-on, le produit monstrueux d'un engraissement acheté au prix
d'efforts exceptionnels ; de tels soins et de tels résultats ne
pourraient se généraliser. Ce succès, en outre, tromperait l'attente du
petit agriculteur; en parvenant à doubler son commerce da café de la
viande, il détruirait dans ses bestiaux toute aptitude su travail, il ne
se procurerait un gain qu'as détriment d'un autre, en perdant la faculté
d'employer ses bœufs en attelage et d'exécuter gratuitement ses laboura
avec l'animal qu'il doit plus fard présenter à l'abattoir.
L'objection est très fondée en ce qui concerne les concours; assurément,
les spécimens qui paraissent sua grands jours de Poissy ne sont point
destinés à servir de type à tous ceux qui cultivent la moyenne ou la
petite propriété. Les concours ont un bat tout différent, et ils n'en
rendent pas moins un service de premier ordre. On ne peut, disconvenir
que la race française, dans la plupart de nos provinces, ne soit,
susceptible de grande amélioration au point de vue de l'engraissement.
On ne peut disconvenir qu'avant de préconiser en France la race
régénératrice, il importe de la mettre à l'essai et de la juger, si
faire se peut, en poussant jusqu'à ses extrêmes limites l'épreuve et par
conséquent le développement de ses qualités spéciales. C'est là ce qu'on
cherche dans tes concours de boucherie. C'est là ce qui leur assigne un
intérêt majeur. Là, toutes les races sont admises, en concurrence les
unes et les autres, à déployer leurs aptitudes. Tous les éleveurs ont
mis en œuvre leur habileté pour faire briller la race indigène, et si,
dans cette lutte à armes égales, la race durham présente toujours les
sujets les plus parfaits et remporte, soit par les durham purs, soit par
des croisements bien combinés, les prix d'honneur, c'est qu'elle
contient en elle-même les conditions de son succès et qu'elle possède
tous les titres voulus pour remplir l'office qu'on lui destine. Les
animaux couronnés sont exceptionnels, cela est incontestable ; mais le
service qu'ils rendent est universel, parce qu'il est une indication, un
enseignement, une démonstration, et qu'il ne s'agit plus que d'en faire
une application raisonnée sur tous les points du territoire.
L'objection, en ce qui concerne le travail, est plus grave, mais elle a
déjà trouvé sa solution dans l'expérience. La vache de race durham est
aussi laitière et aussi féconde que toute vache de race française, elle
remplit donc sans réserve les meilleures conditions d'un fermage
quelconque. Une vache inscrite dans le Herd-Book, n° 633, sous le
nom de Sarah, était l'une des deux vaches qui ont fondé l'étable du
Bourg d'Ire. Dans l'espace de treize ans, elle a rapporté vingt-sept
mille francs par la vente de ses produits et les primes remportées par
eux aux concours. Elle a donné deux jumelles élevées sans difficulté,
fécondes toutes deux, et souvent son lait a monté jusqu'à vingt-neuf
litres par jour. En douze ans, les vaches durham, variant du nombre huit
au nombre seize, ont donné en totalité cent cinquante-trois naissances,
régulièrement inscrites sur un registre paraphé par le maire. Le bœuf
durham pur est trop délicat pour soutenir tous les travaux du labourage,
mais le bœuf croisé les supporte avec autant d'énergie et autant
d'opiniâtreté que le bœuf auvergnat ou gascon. La présence d'un certain
nombre de vaches et de taureaux purs est indispensable pour garder et
vulgariser la race ; c'est le le rôle du propriétaire aisé et des
comices de cantons. Le bœuf croisé devient l'instrument du petit
cultivateur et du fermier ; le croisement modifie la conformation et
assouplit la peau dans la proportion qu'exige le développement de la
viande, sans rien ôter à l'énergie des muscles et de toutes les facultés
laborieuses. On obtient le bénéfice sans l'inconvénient, on améliore les
races indigènes sans les dénaturer, comme il est arrivé quelquefois dans
l'espèce chevaline. En un mot, on atteint le but de toute entreprise
bien conçue; on réalise un progrès sans faire une révolution. Je sais
que plusieurs théoriciens vont plus loin. M. Jamet, par exemple, qui a
été, par l'ardeur de ses convictions et la clarté populaire de ses
écrits, le promoteur de la race durham dans l'Ouest, souhaite la
spécialisation absolue des animaux, c'est-à-dire que les bœufs destinés
à la boucherie soient exclus du travail et que le travail s'exécute à
l'aide de chevaux. Cela peut être, en effet, la forme finale de
l'agriculture perfectionnée ; quelques départements en sont là ; les
autres n'y arriveront que fort lentement, s'ils y arrivent. Je
n'oserais, pour mon compte, affirmer que ce résultat fit sans aucun
péril, et je soumets à mon tour mon objection à mes maîtres.
Si tons les cultivateurs avaient exclusivement en vue de former l'animal
de boucherie, je craindrais que l'éleveur, visant naturellement au
bénéfice le plus prompt, n'abusât de la précocité de la race durham et
ne finit par couvrir le sol d'animaux lymphatiques, d'une viande
assurément plus abondante mais en même temps moins nutritive. Une
singulière analogie me confirme dans cette appréhension, après m'avoir
confirmé dans mes premières préférences.
A l'époque où l'on s'appliquait à diminuer, par l'introduction du sang
anglais dans le bœuf, le mouton et le porc, le superflu des parties
osseuses ; un éminent professeur d'arboriculture, M. Dubreuil était
amené aux mêmes conclusions pour l'éducation des arbres fruitiers. Ce
qu'on nomme aujourd'hui le système Dubreuil supprime les trois quarts du
bois au profit du fruit, comme le système durham supprime, autant qu'il
peut, les pattes et les cornes su profit de la viande. Le hasard me
donnant en même temps à former une étable et à planter un potager, cette
analogie de doctrine, si j'ose m'exprimer ainsi, me frappa extrêmement
et me conduisit à tenter tout ensemble ces expériences si diverses. Les
résultats du potager sont demeurés, en effet, identiques à ceux de
l'étable ; et la nature a suivi dans l'une et dans l'autre les mômes
voies. La sève du pécher on du pommier, ayant à nourrir une tige
beaucoup moins développée, se porte avec plus d'abondance et de
complaisance sur la pêche et sur la pomme. Les arbres, il est vrai,
durent moins longtemps, mais aussi, comme l'animal perfectionné, ils
sont infiniment plus précoces, plus riches dans la qualité et dans
l'embonpoint du fruit. Mais si, non content de ce résultat, l'on arrive
à outrer l'économie du bois, en taillant les branches trop près du troue
ou on plantant chaque tronc trop près de son voisin, la nature se
révolte, la sève fait éclater l'écorce, s'épanche en gomme, et le
progrès forcé n'aboutit plus qu'à une maladie. Ici, encore une fois,
l'hygiène du monde naturel ressemble beaucoup à l'hygiène du monda
moral; on y sent un seul et même législateur ; l'homme ne doit donc
abuser de rien, pas même de ses découvertes. Il ne crée jamais, il
invente peu, mais il lui est permis de perfectionner beaucoup. Un
inventeur, dans la vraie acception de ce mot, apparaît de siècle en
siècle ; rien n'est plus rare qu'une idée radicalement neuve. Mais les
progrès graduels qui naissent de l'expérience, qui grandissent avec le
temps, sont notre vrai partage et méritent vraiment confiance. Cette loi
ne doit être nulle part plus souveraine qu'en agriculture. Je laisse
donc de plus hardie et de plus érudits professer des théories absolues
sur la spécialisation des races. Je me contente, jusqu'à plus ample
informé, de leur amélioration, et, dans cette voie sagement modeste,
j'ose garantir le succès sans aucune chance de déperdition pour notre
richesse.
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