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La Tour Eiffel,
reine de l'Exposition universelle
de 1889.



" La protestation des artistes ",
Le Temps, 14 février 1887. 


par Marc Nadaux







Le 14 février 1887, sur le chantier de construction de la Tour Eiffel, les ouvriers s'attèlent aux fondations de l'édifice. C'est le moment que choisit un groupe d'artistes pour adresser une pétition, sous la forme d'une lettre ouverte publiée dans Le Temps, un quotidien parisien réputé, et adressée à M. Alphand, le Directeur général des travaux de l'Exposition de 1889. Figurent ainsi les noms de Leconte de l'Isle, Guy de Maupassant, François Coppée, Alexandre Dumas fils, Charles Gounod, Charles Garnier, Sully Prudhomme, Victorien Sardou, Ernest Meissonnier, William Bouguereau, Léon Bonnat, William Bouguereau ...

Cette protestation est emblématique des suspicions, de l'hostilité qui pèsent dans le public sur le projet de l'ingénieur Eiffel. Car celui-ci est novateur. Pour la première fois, le métal, dévoué aux constructions civiles et militaires, sert de matériau de construction à une œuvre qui se veut artistique. Et celle-ci doit de plus dominer par sa hauteur la capitale de la culture qui en sera définitivement défigurée.

Quelques mois plus tard cependant, et malgré l'avis de quelques irréductibles que l'on n'écoute plus désormais, la Tour de M. Eiffel a séduit l'élite artistique du pays. Ses plus illustres représentants se font les chantres de la belle et de ses lignes gracieuses ...








" La Protestation des artistes ", Lettre ouverte et adressée à M. Alphand, 
directeur général des travaux de l'Exposition universelle de 1889.

(Le Temps, 14 février 1887).


 

Nous venons, écrivains, peintres, sculpteurs, architectes, amateurs passionnés de la beauté jusqu'ici intacte de Paris, protester de toutes nos forces, de toute notre indignation, au nom du goût français méconnu, au nom de l'art et de l'histoire française menacés, contre l'érection, en plein cœur de notre capitale, de l'inutile et monstrueuse tour Eiffel que la malignité publique, souvent empreinte de bon sens et d'esprit de justice a déjà baptisée du nom de Tour de Babel.

Sans tomber dans l'exaltation du chauvinisme, nous avons le droit de proclamer bien haut que Paris est la ville sans rivale dans le monde. Au dessus de ses rues, de ses boulevards élargis le long de ses quais admirables, au milieu de ses magnifiques promenades, surgissent les plus nobles monuments que le genre humain ait enfantés.

L'âme de la France, créatrice de chefs-d'œuvre, resplendit parmi cette floraison auguste de pierres. L'Italie, l'Allemagne, les Flandres, si fières, à juste titre, de leurs héritages artistiques, ne possèdent rien qui soit comparable, aux nôtres et, de tous les coins de l'univers, Paris s'attire la curiosité et l'admiration.

Allons-nous donc laisser profaner tout cela ?

La ville de Paris va-t-elle donc s'associer plus longtemps aux baroques, aux mercantiles imaginations d'un constructeur de machines, pour s'enlaidir irréparablement et se déshonorer ?

Car la tour Eiffel, dont la commerciale Amérique ne voudrait pas c'est, n'en doutez pas, le déshonneur de Paris ! Chacun le sait, chacun le dit, chacun s'en afflige profondément, et nous ne sommes qu'un faible écho de l'opinion universelle et légitimement alarmée.

Enfin, lorsque les étrangers viendront visiter notre Exposition, ils s'écrieront étonnés : « Quoi ! C'est cette horreur que les Français ont trouvée pour nous donner une idée de leur goût si vanté ? » Ils auraient raison de se moquer de nous, parce que le Paris des gothiques sublimes, le Paris de Jean Goujon, de Germain Pilon, de Puget de Rude de Barye, etc. sera devenu le Paris de M. Eiffel.

II suffit d'ailleurs, pour se rendre compte de ce que nous avançons, de se figurer une tour vertigineusement ridicule, dominant Paris, ainsi qu'une noire et gigantesque cheminée d'usine, écrasant de sa masse barbare : Notre- Dame la Sainte-Chapelle, la tour Saint Jacques, le Louvre, le dôme des Invalides, l'Arc de triomphe, tous nos monuments humiliés, toutes nos architectures rapetissées, qui disparaîtront dans ce rêve stupéfiant. Et pendant vingt ans, nous verrons s'allonger sur la ville entière, frémissante encore du génie de tant de siècles, comme une tache d'encre, l'ombre odieuse de l'odieuse colonne de tôle boulonnée.

C'est à vous qui aimez tant Paris, qui l'avez tant embelli, qui l'avez tant de fois protégé contre les dévastations administratives et le vandalisme des entreprises industrielles, qu'appartient l'honneur de le défendre une fois de plus.

Nous nous remettons à vous du soin de plaider la cause de Paris, sachant que vous y dépenserez toute l'énergie, toute l'éloquence que doit inspirer à un artiste tel que vous l'amour de ce qui est beau, de ce qui est grand, de ce qui est juste... Et si notre cri d'alarme n'est pas entendu, si nos raisons ne sont pas écoutées, si Paris s'obstine dans l'idée de déshonorer Paris, nous aurons du moins, vous et nous, fait entendre une protestation qui honore.