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Le procès de Madame
Bovary, 1857.
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Le procès de Madame Bovary.
Gustave Flaubert est acquitté,
7 février 1857.
par Marc Nadaux
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Au mois de mai 1856, Gustave Flaubert
envoie le manuscrit de son nouveau roman, Madame Bovary, à son ami Maxime
du Camp. Le co-directeur à La Revue de Paris s'inquiète alors de la
teneur de certains passages et pratique quelques coupes dans le texte du
romancier. Celui-ci est publié en feuilletons dans le périodique, du 1er
octobre au 15 décembre suivant. L'ouvrage est mal accueillie par
la critique mais surtout le pouvoir saisit l'occasion d'agir contre la
trop libéralisante Revue de Paris déjà créditée de deux
avertissements.
Le journal, ainsi que l'auteur, sont
poursuivis au début de l’année suivante pour " outrage à la
morale publique et aux bonnes mœurs ". Le tableau réaliste que
brosse Flaubert de l’existence de la provinciale, sa déchéance font en
effet scandale. Le procès qui a lieu devant la VIème Chambre
correctionnelle du tribunal de Paris débute le 29 janvier 1857. Mené par
le substitut Pinard, Madame Bovary et Gustave
Flaubert sont défendus par Me
Sénard. L’écrivain est finalement acquitté le 7 février. |
Attendu que Laurent-Pichat,
Gustave Flaubert et Pillet sont inculpés d'avoir commis les délits
d'outrage à la moralité publique et religieuse et aux bonnes mœurs ; le
premier, comme auteur, en publiant dans le recueil périodique intitulé
la Revue de Paris, dont il est directeur-gérant et dans les numéros
des 1er et 15 octobre, 1er et 15 novembre, 1er et 15 décembre 1856, un
roman intitulé Madame Bovary, Gustave Flaubert et Pillet, comme
complices, l'un en fournissant le manuscrit, et l'autre en imprimant ledit
roman ;
Attendu que les passages particulièrement signalés du roman dont il
s'agit, lequel renferme 300 pages, sont contenus, aux termes de
l'ordonnance du renvoi devant le tribunal correctionnel, dans les pages
73, 77 et 78 (n° du 1er décembre), et 271, 272 et 273 (n° du 15 décembre
1856) ;
Attendu que les passages incriminés, envisagés abstractivement et isolément,
présentent effectivement, soit des images, soit des tableaux que le bon
goût réprouve et qui sont de nature à porter atteinte à de légitimes
et honorables susceptibilités ;
Attendu que les mêmes observations peuvent s'appliquer justement à
d'autres passages non définis par l'ordonnance de renvoi et qui, au
premier abord, semblent présenter l'exposition de théories qui ne
seraient pas moins contraires aux bonnes mœurs, aux institutions qui sont
la base de la société, qu'au respect dû aux cérémonies les plus
augustes du culte ;
Attendu qu'à ces divers titres l'ouvrage déféré au tribunal mérite un
blâme sévère, car la mission de la littérature doit être d'orner et
de récréer l'esprit en élevant l'intelligence et en épurant les mœurs
plus encore que d'imprimer le dégoût du vice en offrant le tableau des désordres
qui peuvent exister dans la société ;
Attendu que les prévenus, et en particulier Gustave Flaubert, repoussent
énergiquement l'inculpation dirigée contre eux, en articulant que le
roman soumis au jugement du tribunal a un but éminemment moral ; que
l'auteur a eu principalement en vue d'exposer les dangers qui résultent
d'une éducation non appropriée au milieu dans lequel on doit vivre, et
que, poursuivant cette idée, il a montré la femme, personnage principal
de son roman, aspirant vers un monde et une société pour lesquels elle
n'était pas faite, malheureuse de la condition modeste dans laquelle le
sort l'aurait placée, oubliant d'abord ses devoirs de mère, manquant
ensuite à ses devoirs d'épouse, introduisant successivement dans sa
maison l'adultère et la ruine, et finissant misérablement par le
suicide, après avoir passé par tous les degrés de la dégradation la
plus complète et être descendue jusqu'au vol ;
Attendu que cette donnée, morale sans doute dans son principe, aurait dû
être complétée dans ses développements par une certaine sévérité de
langage et par une réserve contenue, en ce qui touche particulièrement
l'exposition des tableaux et des situations que le plan de l'auteur lui
faisait placer sous les yeux du public ;
Attendu qu'il n'est pas permis, sous prétexte de peinture de caractère
ou de couleur locale, de reproduire dans leurs écarts les faits, dits et
gestes des personnages qu'un écrivain s'est donné mission de peindre;
qu'un pareil système, appliqué aux oeuvres de l'esprit aussi bien qu'aux
productions des beaux-arts, conduirait à un réalisme qui serait la négation
du beau et du bon et qui, enfantant des oeuvres également offensantes
pour les regards et pour l'esprit, commettrait de continuels outrages à
la morale publique et aux bonnes mœurs ;
Attendu qu'il y a des limites que la littérature, même la plus légère,
ne doit pas dépasser, et dont Gustave Flaubert et co-inculpés paraissent
ne s'être pas suffisamment rendu compte ;
Mais attendu que l'ouvrage dont Flaubert est l'auteur est une oeuvre qui
paraît avoir été longuement et sérieusement travaillée, au point de
vue littéraire et de l'étude des caractères; que les passages relevés
par l'ordonnance de renvoi, quelque répréhensibles qu'ils soient, sont
peu nombreux si on les compare à l'étendue de l'ouvrage; que ces
passages, soit dans les idées qu'ils exposent, soit dans les situations
qu'ils représentent, rentrent dans l'ensemble des caractères que
l'auteur a voulu peindre, tout en les exagérant et en les imprégnant
d'un réalisme vulgaire et souvent choquant ;
Attendu que Gustave Flaubert proteste de son respect pour les bonnes mœurs
et tout ce qui se rattache à la moralité religieuse ; qu'il n'apparaît
pas que son livre ait été, comme certaines oeuvres, écrit dans le but
unique de donner une satisfaction aux passions sensuelles, à l'esprit de
licence et de débauche, ou de ridiculiser des choses qui doivent être
entourées du respect de tous ;
Qu'il a eu le tort seulement de perdre parfois de vue les règles que tout
écrivain qui se respecte ne doit jamais franchir, et d'oublier que la
littérature, comme l'art, pour accomplir le bien qu'elle est appelée à
produire, ne doit pas seulement être chaste et pure dans sa forme et dans
son expression ;
Dans ces circonstances, attendu qu'il n'est pas suffisamment établi que
Pichat, Gustave Flaubert et Pillet se soient rendus coupables des délits
qui leur sont imputés ;
Le tribunal les acquitte de la prévention portée contre eux et les
renvoie sans dépens.
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