Charles Baudelaire,
Notes et documents pour mon avocat, 1857.
Le livre
doit être jugé dans son ensemble, et alors il en ressort une
terrible moralité.
Donc je n’ai pas à me louer de cette singulière indulgence qui
n’incrimine que 13 morceaux sur 100. Cette indulgence m’est très
funeste.
C’est en pensant à ce parfait ensemble de mon livre que je disais
à M. le Juge d’Instruction :
Mon unique tort a été de compter sur
l’intelligence universelle, et de ne pas faire une préface où j’aurais
posé mes principes littéraires et dégagé la question si importante de la
Morale.
(Voir, à propos de la Morale dans les œuvres
d’Art, les remarquables lettres de M. Honoré de Balzac à M. Hippolyte
Castille, dans le journal la Semaine.)
Le volume est, relativement à l’abaissement général des prix en
librairie, d’un prix élevé. C’est déjà une garantie importante. Je ne
m’adresse donc pas à la foule.
Il y a prescription pour deux des morceaux incriminés : Lesbos et Le
Reniement de Saint Pierre, parus depuis longtemps et non poursuivis.
Mais je prétends, au cas même où on me contraindrait à me reconnaître
quelques torts, qu’il y a une sorte de prescription générale. Je
pourrais faire une bibliothèque de livres modernes non poursuivis, et
qui ne respirent pas, comme le mien, L’HORREUR DU
MAL. Depuis près de 30 ans, la
littérature est d’une liberté qu’on veut brusquement punir en moi.
Est-ce juste ?
Il y a plusieurs morales. Il y a la morale positive et pratique à
laquelle tout le monde doit obéir.
Mais il y a la morale des arts. Celle-là est tout autre. Et depuis le
Commencement du monde, les Arts l’ont bien prouvé.
Il y a aussi plusieurs sortes de Liberté. Il y a la Liberté pour
le Génie, et il y a une liberté très restreinte pour les polissons.
M. Charles Baudelaire n’aurait-il pas le droit d’arguer des licences
permises à Béranger (Œuvres Complètes autorisées) ? Tel sujet
reproché à Ch. Baudelaire a été traité par Béranger. Lequel
préférez-vous ? le poète triste ou le poète gai et effronté, l’horreur
dans le mal ou la folâtrerie, le remords ou l’impudence ?
(Il ne serait peut-être pas sain d'user outre
mesure de cet argument.)
Je répète qu’un Livre doit être jugé dans son
ensemble. À un blasphème, j’opposerai des élancements vers le Ciel, à
une obscénité des fleurs platoniques.
Depuis le commencement de la poésie, tous les volumes de poésie sont
ainsi faits. Mais il était impossible de faire autrement un livre
destiné à représenter L’AGITATION
DE L’ESPRIT DANS LE
MAL.
M. le Ministre de l’Intérieur, furieux d’avoir lu un éloge fastueux de
mon livre dans Le Moniteur, a pris ses précautions pour que cette
mésaventure ne se reproduisît pas.
M. d’Aurevilly (un écrivain absolument catholique, autoritaire et non
suspect) portait au Pays, auquel il est attaché, un article
sur les FLEURS DU MAL ;
et il lui a été dit qu’une consigne récente défendait de parler de M.
Charles Baudelaire dans le Pays.
Or, il y a quelques jours, j’exprimais à M. le juge d’instruction la
crainte que le bruit de la saisie ne glaçât la bonne volonté des
personnes qui trouveraient quelque chose de louable dans mon livre. Et
M. le Juge (Charles Camusat, Busserolles) me répondit : Monsieur,
tout le monde a parfaitement LE DROIT
de vous défendre dans TOUS
les journaux, sans exception.
MM. les Directeurs de la Revue française n’ont pas osé publier
l’article de M. Charles Asselineau, le plus sage et le plus modéré des
écrivains. Ces messieurs se sont renseignés au Ministère de
l’intérieur (!), et il leur a été répondu qu’il y aurait pour eux
danger à publier cet article.
Ainsi, abus de pouvoir et entraves apportées à
la défense !
Le nouveau règne napoléonien, après les
illustrations de la guerre, doit rechercher les illustrations des
lettres et des arts.
Qu’est-ce que c’est que cette morale prude, bégueule, taquine, et qui ne
tend à rien moins [sic] qu’à créer des conspirateurs même dans
l’ordre si tranquille des rêveurs ?
Cette morale-là irait jusqu’à dire : DÉSORMAIS ON NE FERA
QUE DES LIVRES CONSOLANTS ET SERVANTS À DÉMONTRER QUE L’HOMME EST NÉ
BON, ET QUE TOUS LES HOMMES SONT HEUREUX, —
abominable hypocrisie !
(Voir le résumé de mon interrogatoire, et la liste des morceaux
incriminés.)
Plaidoirie de Me Gustave Chaix d’Est-Ange,
20 août 1857.
Charles Baudelaire n’est pas seulement
le grand artiste et le poète profond et passionné au talent duquel
l’honorable organe du ministère public a tenu à rendre un hommage
public.
Il est plus : il est un honnête homme, et c’est pour cela qu’il est un
artiste convaincu... Son œuvre, il l’a longuement méditée... elle est le
fruit de plus de huit années de travail ; il l’a portée, il l’a mûrie
dans son cerveau, avec amour, comme la femme porte dans ses entrailles
l’enfant de sa tendresse...
Et maintenant, vous comprendrez la désolation véritable et la douleur
profonde de ce créateur sincère et convaincu qui, lui aussi, aurait pu
mettre en tête de son œuvre : « C’est icy un livre de bonne foy », et
qui la voit méconnue et traduite à votre barre comme contraire à la
morale publique et à la morale religieuse.
Est-ce que, sérieusement, ses intentions peuvent être douteuses ; est-ce
que vous pouvez hésiter un instant sur le but qu’il a poursuivi et sur
la fin qu’il s’est proposée ? Vous l’avez entendu lui-même il n’y a
qu’un moment, dans les explications si loyales qu’il vous a données, et
vous avez été frappés sans doute et émus de ces protestations d’un
honnête homme.
Il a voulu tout peindre, vous a dit le ministère public ; il a voulu
tout mettre à nu ; il a fouillé la nature humaine dans ses replis les
plus intimes, avec des tons vigoureux et saisissants, il l’a exagérée
dans ses côtés hideux, en les grossissant outre mesure... Prenez garde
en parlant ainsi, dirai-je à M. le Substitut ; êtes-vous sûr vous-même,
de ne pas exagérer quelque peu le style et la manière de Baudelaire, de
ne pas forcer la note et de ne pas pousser au noir ? Mais enfin soit ;
c’est là sa méthode et c’est là son procédé ; où est la faute, je vous
prie, au point de vue même de l’accusation, où est la faute et surtout
où peut être le délit, si c’est pour le flétrir qu’il exagère le mal,
s’il peint le vice avec des tons vigoureux et saisissants, parce qu’il
veut vous en inspirer une haine plus profonde et si le pinceau du poète
vous fait de tout ce qui est odieux une peinture horrible, précisément
pour vous en donner l’horreur... ?
On vous a dit et avec raison, messieurs, que le juge n’est point un
critique littéraire, qu’il n’a pas à prononcer sur les modes opposés de
comprendre et de rendre l’art, qu’il n’a pas à décider entre les écoles
de style ; c’est pour cela que, dans les affaires de cette nature, ce
n’est pas la forme qu’il faut interroger, mais le fond ; et l’on
risquerait fort de se tromper et de ne pas faire bonne et équitable
justice si l’on se laissait entraîner par quelques expressions,
exagérées et violentes, parsemées çà et là sans aller au fond des
choses, sans rechercher les intentions sincères, sans se rendre un
compte bien exact de l’esprit qui anime le livre.
À cet égard vous avez, je vous l’ai dit, les déclarations et les
protestations de l’homme, qu’il faut rapprocher de son honorabilité
parfaite ; et puisqu’il s’agit de ses intentions, vous avez encore autre
chose, c’est le livre lui-même.
Et d’abord le poète vous prévient par son titre, qui et là comme en
vedette pour annoncer la nature et le genre de l’œuvre ; c’est le mal
qu’il va vous montrer, la flore les lieux malsains, fruits des végétaux
vénéneux, son titre vous le dit, — comme ce titre de L’Enfer lorsqu’il
s’agit de l’œuvre du Dante – comme il va vous montrer tout cela, pour le
flétrir pour vous en donner l’horreur, pour vous en inspirer la haine et
le dégoût.
Après le titre, je lis l’épigraphe ; là est toute la pensée de l’auteur,
là est tout l’esprit du livre, c’est un second titre pour ainsi dire,
plus explicite que le premier et qui l’explique, le commente et le
développe :
On dit qu’il faut couler les
execrables choses
Dans le puits de l’oubli et au sépulchre encloses,
Et que par les escrits le mal resuscité
Infectera les mœurs de la postérité ;
Mais le vice n’a point pour mère la science,
Et la vertu n’est pas fille
de l’ignorance.
Théodore Agrippa d’Aubigné : Les
Tragiques, livre II.
La pensée intime de l’auteur, vous la
trouverez, encore plus nettement marquée, dès les premiers vers ; il les
adresse au lecteur comme un avertissement, et voici ce qu’il lui dit :
Transformez cela en prose, messieurs, supprimez la rime et la césure,
recherchez ce qu’il y a au fond de ce language puissant et imagé,
quelles intentions s’y cachent ; et dites-moi si nous n’avons jamais
entendu tomber ce même language du haut de la chaire chrétienne, et des
lèvres de quelque prédicateur ardent ; dites-moi si nous ne trouverions
pas les mêmes pensées, et quelquefois peut-être les mêmes expressions
dans les homélies de quelque rude et sévère père de l’Église ?
Voilà donc son programme, si je puis me servir de ce mot ; c’est la
guerre déclarée aux vices et aux bassesses de l’humanité, et comme une
malédiction lancée à toutes les hontes qui
p.1211 [...] p.1213
Baudelaire, qui les a cueillies et
recueillies, n’a pas dit que ces Fleurs du mal étaient belles, qu’elles
sentaient bon, qu’il fallait en orner son front, en emplir ses mains, et
que c’était là la sagesse: au contraire, en les nommant, il les a
flétries. Il n’a rien dit en faveur des vices qu’il a moulés si
énergiquement dans ses vers ; on ne l’accusera pas de les avoir rendus
aimables ; il y sont hideux, nus, tremblants, à moitié dévorés par
eux-mêmes, comme on le conçoit dans l’enfer; et, pour n’appuyer ici sur
l’autorité d’un critique éminent qui est un de nos grands écrivains,
j’ajouterai avec M. Barbey d’Aurevilly :
« Le poète, terrible et terrifié,
a voulu nous faire respirer l’abomination de cette épouvantable
corbeille qu’il porte sur sa tête hérissée d’horreur. C’est là
réellement un grand spectacle ! Depuis le coupable cousu dans un
sac, qui déferlait sous les ponts humides et noirs du Moyen Âge, en
criant qu’il fallait laisser passer une justice, on n’a rien vu de
plus tragique que la tristesse de cette poésie coupable qui porte le
faix de ses vices sur son front livide. Laissons-la donc passer
aussi ! On peut la prendre pour un justice, — le justice de Dieu ! »
Et sur les intentions du poète, et sur
le procédé littéraire, voilà ce que j’avais à dire.
Il me reste à rechercher maintenant s’il a dépassé les limites permises,
et si, dans cette œuvre impétueuse et puissante, la morale religieuse et
la morale publique sont outragées, comme le prétend le ministère public
p.1214 [...] p.1215
Comprenez-vous, messieurs, le danger
de juger une œuvre entière, une œuvre d’ensemble, sur quelques pièces
isolées, sur quelques vers détachés, sur quelques expressions prises çà
et là et habilement rapprochées ; quel est le poète et quelle est
l’œuvre qui pourraient résister à un examen fait de cette sorte ? pour
moi, je n’en connais pas, et vous me permettrez d’en prendre un exemple
illustre : je ne pense pas que les Harmonies poétiques aient jamais été
suspectes ; je ne pense pas qu’on les ait jamais accusé de contenir un
outrage à la morale religieuse... et cependant, écoutez :
Lorsque du Créateur la parole
féconde,
Dans une heure fatale, eut enfanté le monde
Des germes du chaos,
De son œuvre imparfaite il détourna sa face,
Et d’un pied dédaigneux le lançant dans l’espace,
Rentra dans son repos.
Va, dit-il, je te livre à ta propre misère ;
Trop indigne à mes yeux d’amour ou de colère,
Tu n’es rien devant moi.
Roule au gré du hasard dans les déserts du vide ;
Qu’à jamais loin de moi le destin soit ton guide,
Et le Malheur ton roi.
Il dit. Comme un vautour qui plonge sur sa proie,
Le Malheur, à ces mots, pousse, en signe de joie,
Un long gémissement ;
Et pressant l’univers dans sa serre cruelle,
Embrasse pour jamais de sa rage éternelle
L’éternel aliment.
Le mal dès lors régna dans son immense empire ;
Dès lors tout ce qui pense et tout ce qui respire
Commença de souffrir ;
Et la terre, et le ciel, et l’âme, et la matière,
Tout gémit : et la voix de la nature entière
Ne fut qu’un long soupir.
Levez donc vos regards vers les célestes plaines,
Cherchez Dieu dans son œuvre, invoquez dans vos peines
Ce grand consolateur,
Malheureux ! sa bonté de son œuvre est absente,
vous cherchez votre appui ? l’univers vous présente
Votre persécuteur
.................................
Montez donc vers le ciel, montez, encens qu’il aime,
Soupirs, gémissements, larmes, sanglots, blasphème,
Plaisirs, concerts divins !
Cris du sang, voix des morts, plaintes inextinguibles,
Montez, allez frapper les voûtes insensibles
Du palais des destins !
Terre, élève ta voix; cieux, répondez ; abîmes,
Noirs séjours où la mort entasse ses victimes,
Ne formez qu’un soupir.
Qu’une plainte éternelle accuse la nature,
Et que la douleur donne à toute créature
Une voix pour gémir !
..................................
Eh quoi ! tant de tourments, de forfaits, de supplices,
N’ont-ils pas fait fumer d’assez de sacrifices
Tes lugubres autels ?
Ce soleil, vieux témoin des malheurs de la terre,
Ne fera-t-il pas naître un seul jour qui n’éclaire
L’angoisse des mortels ?
Héritiers des douleurs, victimes de la vie,
Non, non, n’espérez pas que sa rage assouvie
Endorme le Malheur !
Jusqu’à ce que la Mort, ouvrant son aile immense,
Engloutisse à jamais dans l’éternel silence
L’éternelle douleur !
Que cela est beau, messieurs, et quels
admirables vers ! Je ne crois pas que la poésie puisse s’élever plus
haut et planer avec plus de puissance en un vol plus majestueux ; mais
demandez donc a la morale religieuse ce qu’elle pense de ce cri de
révolte ? Ce n’est pas Désespoir qu’il fallait nommer cette pièce ;
c’est Imprécation, c’est Blasphème, c’est Malédiction... Qui donc a
jamais pensé cependant à juger du poète et de ses sentiments religieux
sur les vers que le viens de lire ; qui donc a songé l’accuser, qui donc
aurait osé poursuivre Lamartine pour outrage à la morale religieuse ?
Messieurs, je n’insisterai pas davantage sur ce point ; aussi bien le
ministère public lui-même, sans abandonner l’accusation en ce qui touche
la morale religieuse, ne parait pas la réclamer avec insistance ; mais
il n’en est pas de même quand il s’agit de la morale publique ; il lui
faut une condamnation, il veut bien qu’on la prononce légère, il vous
convie a l’indulgence, mais il tient absolument à ce que nous soyons
condamnés, parce qu’il faut, dit-il, un avertissement.
Eh bien, je vous demande s’il est juste, parce qu’un avertissement
parait nécessaire au ministère public, que cet avertissement tombe sur
la tête de Baudelaire ? Vous êtes seuls juges, dites-vous, de
l’opportunité de la poursuite : il y aurait bien des choses à répondre à
une pareille théorie, et l’opportunité en matière de poursuites
correctionnelles me parait tout au moins une thèse peu juridique ; mais
en tout cas, et s vous êtes, vous, ministère public, juge de
l’opportunité, encore une fois, pourquoi choisissez-vous Baudelaire;
pourquoi sont-ce Les Fleurs du mal que vous voulez frapper, alors
qu’assurément et le poète et tes filles n’ont mérité
Ni cet excès d’honneur ni cette
indignité.
Certes, je ne demande de poursuite
contre personne, et l’on ne peut supposer que ce soit là ma pensée ;
l’interpréter ainsi, ce serait la dénaturer ; ce que je veux dire, c’est
qu’il ne peut y avoir deux poids et deux mesures, la morale publique est
une, et quand elle n’est pas outragée par tant d’œuvres qui remplissent
nos bibliothèques, qui s’impriment et se réimpriment sans cesse et sous
vos yeux, par tant d’autres qui naissent chaque jour, soit en vers, soit
en prose, comment la morale publique serait-elle outragée par les
quelques morceaux que le ministère public vous demande de condamner dans
l’œuvre de Baudelaire ?
Ces pièces, vous les connaissez et je ne puis les relire ici ;
laissez-moi vous dire en passant que, dans le nombre, il y en a
d’admirables, « Lesbos » et « Les Femmes Damnées » qu’il est impossible
de ne pas louer sans réserve.
Mère des jeux latins et des
voluptés grecques,
Lesbos, où les baisers, languissants ou joyeux,
Chauds comme les soleils, frais comme les pastèques,
Font l’ornement des nuits et des jours glorieux ;
Mère des jeux latins et des voluptés grecques.
Quant aux « Femmes damnées »... que
Monsieur le Substitut a appelées les deux tribades !!! ce qui est vif
comme langage... et certes nous n’aurions jamais osé nous permettre de
pareils mots devant le tribunal, quant aux « Femmes damnées », car je
demande la permission de préférer l’expression de mon client à celle du
ministère public, — écoutez ces strophes :
À la pâle clarté des lampes
languissantes,
Sur de profonds coussins tout imprégnés d’odeur,
Hippolyte rêvait aux caresses puissantes
Qui levaient le rideau de sa jeune candeur.
Elle cherchait, d’un œil troublé par la tempête,
De sa naïveté le ciel déjà lointain,
Ainsi qu’un voyageur qui retourne la tête
Vers les horizons bleus dépassés le matin.
De ses yeux amortis les paresseuses larmes,
L’air brisé, la stupeur, la morne volupté,
Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes,
Tout servait, tout parait sa fragile beauté.
Puis, fidèle au rôle qu’il s’est
tracé, le poète, après avoir montré le vice, le flagelle en des vers
vengeurs, et quels vers ! Écoutez, Messieurs :
— Descendez, descendez,
lamentables victimes,
Descendez le chemin de l’enfer éternel !
Plongez au plus profond du gouffre, où tous les crimes,
Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel,
Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d’orage.
Ombres folles, courez au but de vos désirs ;
Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage,
Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs.
...............................
Loin des peuples vivants, errantes, condamnées,
A travers les déserts courez comme les loups ;
Faites votre destin, âmes désordonnées,
Et fuyez l’infini que vous portez en vous !
Je n’ai pas résisté au plaisir de vous
citer ces beaux vers, mais vous, messieurs, dans la chambre du conseil,
vous relirez toutes les pièces poursuivies et vous vous demanderez si
c’est bien là ce qui constitue l’outrage à la morale publique ; vous
vous le demanderez, en comparant l’œuvre de Baudelaire et les quelques
vers que peuvent contenir quelques pièces, en les comparant, dis-je, à
ce que vous lisez tous les jours dans notre littérature moderne, et je
parle ici des auteurs les plus illustres, les plus aimés, les plus
populaires, à ceux que personne n’a jamais pensé à incriminer au point
de vue de l’outrage à la morale publique ; et pourtant jamais Baudelaire
n’est allé si loin qu’eux...
Vous trouverez dans mon dossier toute une série, et je vous assure
qu’elle est nombreuse, de pièces détachées que j’ai recueillies dans
notre littérature moderne, cela fait une assez jolie collection. Vous me
permettrez bien de vous en lire ici quelques pièces. Voici par exemple
les œuvres de ce poète charmant qui s’appelle Alfred de Musset. Est-ce
qu’il n’a pas commis la Ballade à la Lune :
p.1219
[Me Chaix d’Est-Ange lit ensuite une
collection de textes plus ou moins érotiques de grands auteurs (Musset,
Béranger)]
Quoi ! après ce que je viens de vous lire, vous condamneriez
Baudelaire ? vous le condamneriez après tant d’autres citations que je
pourrais faire et dont vous trouveriez dans mon dossier une collection
bien incomplète encore, mais fidèlement transcrite ? vous y trouveriez
du Rabelais, du Brantôme qui a « cogneu tant d’honnestes dames » ; mais
j’aurais pu puiser partout ! La Fontaine et ses contes, Molière,
Voltaire et ses contes en prose, et Rousseau dont les confessions
renferment des passages immondes, et Beaumarchais, « auquel de toutes
les choses sérieuses le mariage a toujours paru la plus bouffonne... »
Mais si j’osais, si la prosopopée pouvait trouver ici sa place,
j’évoquerais et j’invoquerais Montesquieu : « Oh ! Montesquieu, que
dirait ta grande âme si pour son malheur rappelé à la vie, tu voyais
poursuivre pour outrage à la morale publique Baudelaire et les Fleurs du
mal, toi qui as écrit le Temple de Gnide et les Lettres persanes... ? »
Que dirait Lamartine qui a fait la Chute d’un ange, et Balzac avec sa
Fille aux yeux d’or, et George Sand avec Lélia... ?
Je m’arrête, messieurs et je ne veux pas abuser plus longtemps de vos
moments.
Je vous ai dit ce qu’était Baudelaire, et ce qu’avaient été ses
intentions ; je vous ai montré sa méthode, et son procédé littéraire, je
viens de vous faire voir longuement qu’il n’y a rien dans son œuvre qui
soit aussi osé dans le fond et dans la forme, dans l’expression et dans
la pensée, que tout ce que notre littérature imprime et réimprime tous
les jours ; j’ai confiance que vous ne voudrez pas frapper ce galant
homme et ce grand artiste et que vous le renverrez purement et
simplement des fins de la poursuite.
Réquisitoire d’Ernest Pinard,
Substitut du Procureur de Paris,
1857.
Poursuivre un livre pour offense à la
morale publique est toujours chose délicate. Si la poursuite n'aboutit
pas, on fait à l'auteur un succès, presque un piédestal ; il triomphe,
et on a assumé, vis-à-vis de lui, l'apparence de la persécution.
J’ajoute que dans l’affaire actuelle, l’auteur arrive devant vous,
protégé par des écrivains de valeur, des critiques sérieux dont le
témoignage complique encore la tâche du ministère public.
Et cependant, messieurs, je n’hésite pas à la remplir. Ce n’est pas
l’homme que nous avons à juger, c’est son œuvre ; ce n’est pas le
résultat de la poursuite qui me préoccupe, c’est uniquement la question
de savoir si elle est fondée.
Baudelaire n’appartient pas à une école. Il ne relève que de lui-même.
Son principe, sa théorie, c’est de tout peindre, de tout mettre à nu. Il
fouillera la nature humaine dans ses replis les plus intimes ; il aura,
pour la rendre, des tons vigoureux et saisissants, il l’exagèrera
surtout dans ses côtés hideux ; il la grossira outre mesure, afin de
créer l’impression, la sensation. Il fait ainsi, peut-il dire, la
contrepartie du classique, du convenu, qui est singulièrement monotone
et qui n’obéit qu’à des règles artificielles.
Le juge n'est point un critique littéraire, appelé à se prononcer sur
des modes opposés d'apprécier l’art et de le rendre. Il n’est point le
juge des écoles, mais le législateur l’a investi d’une mission définie :
le législateur a inscrit dans nos codes le délit d’offense à la morale
publique, il a puni ce délit de certaines peines, il a donné au pouvoir
judiciaire une autorité discrétionnaire pour reconnaître si cette morale
est offensée, si la limite a été franchie. Le juge est une sentinelle
qui ne doit pas laisser passer la frontière. Voilà sa mission.
Ici, dans le procès actuel, le ministère public devait-il donner
l’éveil ? Voilà le procès. Pour le résoudre, citons dans ce recueil de
pièces détachées celles que nous ne pouvons laisser passer sans
protester.
Je lis, à la page 53, la pièce 20, intitulée Les Bijoux et j’y
signale trois strophes qui, pour le critique le plus indulgent,
constituent la peinture lascive, offensant la morale publique :
-
Et son bras et sa jambe, et sa
cuisse et ses reins,
-
Polis comme de l’huile, onduleux
comme un cygne,
-
Passaient devant mes yeux
clairvoyants et sereins ;
-
Et son ventre et ses seins, ces
grappes de ma vigne,
S’avançaient, plus câlins que les Anges du mal,
-
Pour troubler le repos où mon âme
était mise,
-
Et pour la déranger du rocher de
cristal
-
Où, calme et solitaire, elle
s’était assise.
Je croyais voir unis par un nouveau dessin
-
Les hanches de l’Antiope au buste
d’un imberbe,
-
Tant sa taille faisait ressortir
son bassin.
-
Sur ce teint fauve et brun, le
fard était superbe !
À la page 73, dans la pièce 30,
intitulée Le Léthé, je vous signale cette strophe finale ;
-
Je sucerai, pour noyer ma rancœur,
-
Le népenthès et la bonne ciguë
-
Aux bouts charmants de cette gorge
aiguë
-
Qui n’a jamais emprisonné de cœur.
Dans la pièce 39, À celle qui est
trop gaie, à la page 92, que pensez-vous de ces trois strophes où
l’amant dit à sa maîtresse :
-
Ainsi je voudrais, une nuit,
-
Quand l’heure des voluptés sonne,
-
Vers les trésors de ta personne,
-
Comme un lâche, ramper sans bruit,
Pour châtier ta chair joyeuse,
-
Pour meurtrir ton sein pardonné,
-
Et faire à ton flanc étonné
-
Une blessure large et creuse,
Et, vertigineuse douceur !
-
À travers ces lèvres nouvelles,
-
Plus éclatantes et plus belles,
-
T’infuser mon venin, ma sœur !
De la page 187 à la page 197, les deux
pièces 80 et 81 intitulées : Lesbos et Les Femmes damnées
sont à lire toutes entières. Vous y trouverez dans leurs détails les
plus intimes mœurs des tribades.
À la page 203, la pièce 87, intitulée Les Métamorphoses du Vampire,
débute par ces vers :
-
La femme cependant, de sa bouche
de fraise,
-
En se tordant ainsi qu’un serpent
sur la braise,
-
Et pétrissant ses seins sur le fer
de son busc,
-
Laissait couler ces mots tout
imprégnés de musc :
-
— « Moi, j’ai la lèvre humide, et
je sais la science
-
De perdre au fond d’un lit
l’antique conscience.
-
Je sèche tous les pleurs sur mes
seins triomphants,
-
Et fais rire les vieux du rire des
enfants.
-
Je remplace, pour qui me voit nue
et sans voiles,
-
La lune, le soleil, le ciel et les
étoiles!
-
Je suis, mon cher savant, si docte
aux voluptés,
-
Lorsque j’étouffe un homme en mes
bras redoutés,
-
Ou lorsque j’abandonne aux
morsures mon buste,
-
Timide et libertine, et fragile et
robuste,
-
Que sur ces matelas qui se pâment
d’émoi,
-
Les anges impuissants se
damneraient pour moi ! »
Sans doute, Baudelaire dira qu’à la
strophe suivante il a fait la contrepartie en écrivant ces autres vers :
-
Quand elle eut de mes os sucé
toute la moelle,
-
Et que languissamment je me
tournai vers elle
-
Pour lui rendre un baiser d’amour,
je ne vis plus
-
Qu’une outre aux flancs gluants,
toute pleine de pus !
De bonne foi, croyez-vous qu’on puisse
tout dire, tout peindre, tout mettre à nu, pourvu qu’on parle ensuite du
dégoût né de la débauche et qu’on décrive les maladies qui la
punissent ?
Messieurs, je crois avoir cité assez de passages pour affirmer qu’il y a
eu offense à la morale publique. Ou le sens de la pudeur n’existe pas,
ou la limite qu’elle impose a été audacieusement franchie.
La morale religieuse n’est pas plus respectée que la morale publique. Je
signalerai sur ce second point : Le Reniement de saint Pierre,
pièce 90, à la page 217 ; — Abel et Caïn, pièce 91, à la page
219 ; — Les Litanies de Satan, pièce 92, à la page 222 ; — Le
Vin de l’assassin, pièce 95, à la page 235.
Prendre parti pour le reniement contre Jésus, pour Caïn contre Abel,
invoquer Satan à l’encontre des Saints, faire dire à l’assassin : je
m’en moque comem de Dieu, du Diable ou de la Sainte-table, n’est-ce pas
accumuler des débauches de langage qui justifient l’ordonnance du juge
d’instruction ?
Oui : il a dû renvoyer Baudelaire devant les juges correctionnels pour
offense à cette grande morale chrétienne qui est en réalité la seule
base solide de nos mœurs publiques.
Pour justifier ce renvoi, pour amener ce débat public entre la
prévention et la défense, les présomptions suffisaient et les
présomptions y étaient. Mais, après les explications contradictoires de
l’audience, avez-vous la certitude nécessaire pour condamner sur le
second chef ? Vous apprécierez si Baudelaire, cet esprit tourmenté, qui
a voulu faire de l’étrange plutôt que du blasphème, a eu conscience de
cette offense-là.
L’offense à la morale publique, voilà celle que je trouve invinciblement
démontrée, et je tiens, sur ce point, à répondre à toutes les
objections.
La première objection qu’on me fera sera celle-ci : Le livre est
triste ; le nom seul dit que l’auteur a voulu dépeindre le mal et ses
trompeuses caresses, pour s’en préserver. Ne s’appelle-t-il pas Les
Fleurs du mal ? Dès lors, voyez-y un enseignement au lieu d’y voir
une offense.
Une enseignement ! Ce mot-là est bientôt dit. Mais ici, il n’est pas la
vérité. Croit-on que certaines fleurs au parfum vertigineux soient
bonnes à respirer ? Le poison qu’elles apportent n’éloigne pas d’elles ;
il monte à la tête, il grise les nerfs, il donne le trouble, le vertige,
et il peut tuer aussi.
Je peins le mal avec ses enivrements, mais aussi avec ses misères et ses
hontes, direz-vous ! Soit ; mais tous ces nombreux lecteurs pour
lesquels vous écrivez, car vous tirez à plusieurs milliers d’exemplaires
et vous vendez à bas prix, ces lecteurs multiples, de tout rang, de tout
âge, de toute condition, prendront-ils l’antidote dont vous parlez avec
tant de complaisance ? Même chez vos lecteurs instruits, chez vos hommes
faits, croyez-vous qu’il y ait beaucoup de froids calculateurs pesant le
pour et le contre, mettant le contrepois à côté du poids, ayant la tête,
l’imagination, les sens parfaitement équilibrés ! L’homme n’en veut pas
convenir, il a trop d’orgueil pour cela. Mais la vérité, la voici :
l’homme est toujours plus ou moins infirme, plus ou moins faible, plus
ou moins malade, portant d’autant plus le poids de sa chute originelle,
qu’il veut en douter ou la nier. Si telle est sa nature intime tant
qu’elle n’est pas relevée par de mâmes efforts et une forte discipline,
qui ne sait combien il prendra facilement le goût des frivolités
lascives, sans se préoccuper de l’enseignement que l’auteur veut y
placer.
Pour tous ceux qui ne sont pas encore ni appauvris ni blasés, il y a
toujours des impressions malsaines à recueillir dans de semblables
tableaux. Quelles que soient les conséquences du désordre, si édifiés,
que soient à cet égard certains lecteurs, ils rechercheront surtout dans
les pages de ce livre : La Femme nue, essayant des poses devant
l’amant fasciné (pièce 20) ; — La mégère libertine qui verse
trop de flammes et qu’on ne peut, comme le Styx, embrasser neuf fois
(pièce 24, Non satiata) ; — La Vierge folle, dont la jupe
et la gorge aiguë aux bouts charmants versent Le Léthé (pièce
30) ; — La Femme trop gaie, dont l’amant châtie la chair joyeuse,
en lui ouvrant des lèvres nouvelles (pièce 39) ; — Le Beau Navire,
où la femme est décrite avec la gorge triomphante, provocante, bouclier
armé de pointes roses, tandis que les jambes, sous les volants qu'elles
chassent, tourmentent les désirs et les agacent (pièce 48) ; — La
Mendiante rousse, dont les nœuds mal attachés dévoilent le sein tout
nouvelet, et dont les bras, pour la déshabiller, se font prier, en
chassant les doigts lutins (pièce 65) ; — Lesbos, où les filles
aux yeux doux, de leurs corps amoureuses, caressent les fruits mûrs de
leur nubilité (pièce 80) ; — Les Femmes damnées ou Les
Tribades (pièce 81 et 82) ; — Les Métamorphoses, ou la Femme
Vampire, étouffant un homme en ses bras veloutés, abandonnant aux
morsures son buste, sur les matelas qui se pâment d’émoi, au point que
les anges impuissants se damneraient pour elle (pièce 87).
Dans ces pièces multiples où l’auteur s’évertue à forcer chaque
situation comme s’il tenait la gageure de donner des sens à ceux qui ne
sentent plus, messieurs, vous qui êtes juges, vous n’avez qu’à choisir.
Le choix est facile, car l’offense est à peu près partout.
On me fait une seconde objection, en signalant dans le passé des livres
tout aussi offensants pour la morale publique, et qui n’ont pas été
poursuivis. Je réponds, qu’en droit, de semblables précédents ne lient
pas le ministère public, qu’en fait, il y a des questions d’opportunité
qui expliquent souvent l’abstention et qui la justifient. Ainsi, on ne
poursuivra pas un livre immoral qui n’aura aucune chance d’être lu ou
d’être compris : le déférer à la justice, ce serait l’indiquer au
public, et lui assurer peut-être un succès d’un jour qu’il n’aurait
point eu sans cela.
Mais cette réserve du ministère public ne pourra être, le lendemain,
retournée contre lui. Autrement, son action ne serait plus libre. Si
l’immoralité des productions des productions s’accentue, il faut qu’il
puisse toujours punir le vice, sans qu’on ait à lui reprocher de n’avoir
pas antérieurement poursuivi. Sans cela le résultat final serait
l’impunité absolue, à quelque degré qu’on fût descendu.
Messieurs, j’ai répondu aux objections, et je vous dis : Réagissez, par
un jugement, contre ces tendances croissantes, mais certaines, contre
cette fièvre malsaine qui porte à tout peindre, à tout décrire, à tout
dire, comme si le délit d’offense à la morale publique était abrogé, et
comme si cette morale n’existait pas.
Le paganisme avait des hontes que nous retrouvons traduites dans les
ruines des villes détruites, Pompéi et Herculanum. Mais au temple, sur
la place publique, ses statues ont une nudité chaste. Ses artistes ont
le culte de la beauté plastique ; ils rendent les formes harmonieuses du
corps humain, et ne nous montrent pas avili ou palpitant sous l’étreinte
de la débauche. Ils avaient le respect de la vie sociale.
Dans notre société imprégnée de christianisme, ayons au moins ce même
respect.
J’ajoute que le livre n’est pas une feuille légère qui se perd et
s’oublie comme le journal. Quand le livre apparaît, c’est pour rester ;
il demeure dans nos bibliothèques, à nos foyers, comme une sorte de
tableau. S’il a ces peintures obscènes qui corrompent ceux qui ne savent
encore rien de la vie, s’il excite les curiosités mauvaises et s’il est
aussi le piment des sens blasés, il devient un danger toujours
permanent, bien autrement que cette feuille quotidienne qu’on parcourt
le matin, qu’on oublie le soir, et qu’on collectionne rarement.
Je sais bien qu’on ne sollicitera l’acquittement qu’en vous disant de
blâmer le livre dans quelques considérants bien sentis. Vous n’aurez
pas, messieurs, ces imprévoyantes condescendances. Vous n’oublierez pas
que le public ne voit que le résultat final. S’il y a acquittement, le
public croit le livre absolument amnistié ; il oublie vite les
attendus, et s’il se les rappelait, il les réputerait démentis par
le dernier mot de la sentence. Le juge n’aurait mis personne en garde
contre l’œuvre, et il encourrait un reproche qu’il était loin de
prévoir, et qu’il ne croyait pas mériter, celui de s’être contredit.
Soyez indulgent pour Baudelaire, qui est une nature inquiète et sans
équilibre. Soyez-le pour les imprimeurs, qui se mettent à couvert
derrière l’auteur. Mais donnez, en condamnant au moins certaines pièces
du livre, un avertissement devenu nécessaire.
Jugement rendu
par la VIème Chambre correctionnelle du tribunal de Paris,
20 août 1857.
En ce qui touche le délit
d’offense à la morale religieuse :
Attendu que la prévention n’est pas établie, renvoie les prévenus des
fins de poursuites ;
En ce qui touche la prévention d’offense à la moral publique et aux
bonnes mœurs :
Attendu que l’erreur du poète, dans le but qu’il voulait atteindre et
dans la route qu’il a suivie, quelque effort de style qu’il ait pu
faire, quel que soit le blâme qui précède ou qui suit ses peintures, ne
saurait détruire l’effet funeste des tableaux qu’il présente au lecteur,
et qui, dans les pièces incriminées, conduisent nécessairement à
l’excitation des sens par un réalisme grossier et offensant pour la
pudeur ;
Attendu que Baudelaire, Poulet-Malassis et De Broise ont commis le délit
d’outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs, savoir : Baudelaire,
en publiant ; Poulet-malassis en publiant, vendant et mettant à la
vente, à Paris et à Alençon, l’ouvrage intitulé : Les Fleurs du mal,
lequel contient des passages ou expressions obscènes ou immorales ;
Que lesdits passages sont contenus dans les pièces portant les numéros
20, 30, 39, 80, 81, 87 du recueil ;
Vu l’article 8 de la loi du 17 mai 1819, l’article 26 de la loi du 26
mai 1819 ;
Vu également l’article 463 du Code pénal ;
Condamne Baudelaire à 300 francs d’amende,
Poulet-Malassis et De Broise chacun à 100 francs d’amende ;
Ordonne la suppression des pièces portant les numéros 20, 30, 39, 80, 81
et 87 du recueil,
Condamne les prévenus solidairement aux frais.
6 novembre 1857.
MADAME,
Il faut toute la prodigieuse présomption
d'un poète pour oser occuper l'attention de Votre Majesté d'un cas aussi
petit que le mien. J'ai eu le malheur d'être condamné pour un recueil de
poésies intitulé : Les Fleurs du Mal, l'horrible franchise de mon
titre ne m'ayant pas suffisamment protégé. J'avais cru faire une belle
et grande oeuvre, surtout une oeuvre claire ; elle a été jugée assez
obscure pour que je sois condamné à refaire le livre et à retrancher
quelques morceaux (six sur cent). Je dois dire que j'ai été traité par
la Justice avec une courtoisie admirable, et que les termes mêmes du
jugement impliquent la reconnaissance de mes hautes et pures intentions.
Mais l'amende, grossie de frais inintelligibles pour moi, dépasse les
facultés de la pauvreté proverbiale des poètes, et, encouragé par tant
de preuves d'estime que j'ai reçues d'amis si haut placés, et en même
temps persuadé que le cœur de l'Impératrice est ouvert à la pitié
pour toutes les tribulations, les spirituelles comme les matérielles,
j'ai conçu le projet, après une indécision et une timidité de dix
jours, de solliciter la toute gracieuse bonté de Votre Majesté et de la
prier d'intervenir pour moi auprès de M. le Ministre de la Justice.
Daignez, Madame, agréer l'hommage des sentiments de profond respect avec
lesquels j'ai l'honneur d'être
De Votre Majesté,
le très dévoué et très obéissant serviteur et sujet,
CHARLES BAUDELAIRE
19, quai Voltaire.
Arrêt de la Cour de Cassation du 31 mai 1949
réhabilitant Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire.
COUR DE CASSATION (Chambre criminelle)
31 mai 1949
Présidence de M. Battestini
La Cour de cassation, Chambre
criminelle, a été saisie par son procureur général, d’ordre du ministre
de la Justice agissant à la requête du président de la Société des Gens
de Lettres, en vertu de la loi du 25 septembre 1946, d’une demande en
révision du jugement du Tribunal correctionnel de la Seine du 25 août
1857 qui a condamné Charles Baudelaire à 300 fr. d’amende, et Poulet-Malassis
et de Broise à 100 fr. d’amende chacun pour délit d’outrage à la morale
publique et aux bonnes mœurs à raison de la publication des Fleurs du
Mal jugement rapporté à la Gazette des Tribunaux du 21 août 1857.
M. le conseiller Falco a présenté le rapport
suivant :
La demande en révision du procès Baudelaire sur laquelle vous êtes
aujourd’hui appelés à statuer repose sur des faits beaucoup trop connus
pour qu’il soit nécessaire que je m’y attarde longuement.
Il me suffira de vous rappeler que l’année 1857 fut une année de grande
pudeur judiciaire, pudeur qui choisit bien mal ses victimes puisque
Flaubert et Baudelaire, après s’être assis, à quelques mois de distance,
sur les bancs de la correctionnelle entrèrent dans l’immortalité, tandis
que la renommée du magistrat auquel incomba la tâche de soutenir ces
deux accusations n’en recueillit, c’est le moins que l’on puisse dire,
qu’un lustre très passager.
Ne soyons pourtant pas trop sévères à l’égard du substitut Pinard et de
ses collègues du Second Empire insensibles au charme des vers chantant
« les jeux latins et les voluptés grecques » ... Comment leur
reprocherait-on d’avoir obéi au rigorisme d’une législation qui
réprimait non seulement l’outrage aux bonnes mœurs, mais, encore
l’outrage à la morale publique et à la morale religieuse ? Comment leur
ferait-on grief, lorsqu’ils furent choqués par l’éclosion des « Fleurs
du Mal » de n’avoir pas prévu que leurs successeurs demeureraient
insensibles à la poussée des « fleurs du pire » qui depuis lors ont
envahi la littérature ?
Sans doute le temps a-t-il fait son œuvre, et devant « Lady Chatterley »,
respectée de la justice tandis que « Madame Bovary » avait été traînée
dans le prétoire, constatons simplement que nous sommes parvenus
aujourd’hui, en matière d’outrages aux bonnes mœurs par la voie du
livre, à une période de grande indifférence judiciaire.
Si bien qu’au milieu de la marée montante d’une pornographie à
prétention littéraire, on éprouve un peu, en défendant Baudelaire et les
« Fleurs du Mal » du reproche d’obscénité, l’impression paradoxale de
plaider pour un livre de la « bibliothèque rose », et d’attribuer un
prix de vertu. Aussi pouvons-nous nous demander si cette procédure était
vraiment nécessaire et si elle ne risque pas d’apparaître moins comme
destinée à laver le poète d’une décision déjà cassée par le jugement des
lettrés et par l’arrêt de la postérité qu’à réhabiliter la justice de la
condamnation qu’elle a prononcée.
Quoi qu’il en soit, vous êtes régulièrement saisis par votre procureur
général, d’ordre exprès du Garde des Sceaux, agissant à la requête du
Président de la Société des Gens de Lettres, dans les conditions fixées
par la loi du 25 septembre 1946.
Cette loi, qui comporte un article unique, est ainsi conçue : « La
révision d’une condamnation prononcée pour outrage aux bonnes mœurs
commis par la voie du livre pourra être demandée 20 ans après que le
jugement sera devenu définitif. Le droit de demander la révision
appartiendra exclusivement à la Société des Gens de Lettres de France
agissant soit d’office, soit à la requête de la personne condamnée, et
si cette dernière est décédée, à la requête de son conjoint, de l’un de
ses descendants ou à leur défaut du parent le plus rapproché en ligne
collatérale. La Cour de cassation, Chambre criminelle, sera saisie de
cette demande par son procureur général, en vertu de l’ordre exprès que
le ministre de la Justice lui aura donné. Elle statuera définitivement
sur le fond comme juridiction de jugement investie d’un pouvoir
souverain d’appréciation. »
Ainsi, Messieurs, cette loi a pour objet de permettre, sous certaines
garanties, l’annulation de décisions que l’œuvre impartiale des années
et l’évolution des esprits feraient apparaître comme entachées d’erreur.
Une réhabilitation morale, dit l’exposé des motifs, « fût-elle consacrée
par l’unanimité de l’opinion, ne constitue pas la réparation qu’il peut
convenir d’accorder à l’écrivain injustement frappé, à sa mémoire, à ses
héritiers ». Et l’auteur de cet exposé ajoute que si la tolérance des
parquets prouve que les magistrats sont les premiers à tenir pour
précaire l’autorité qui s’attache à certaines condamnations prononcées à
tort en cette matière, il n’en est pas moins vrai que contre les
ouvrages ainsi condamnés, des interdictions et des poursuites restent
juridiquement possibles.
Le but qu’a voulu atteindre la loi est donc de faire disparaître cette
menace en mettant le droit d’accord avec la réalité, et la décision,
qu’en vertu de ce texte, le Procureur général vous demande aujourd’hui
de casser, est le jugement rendu le 20 août 1857 par la 7ème chambre du
Tribunal correctionnel de la Seine contre Baudelaire et contre ses
éditeurs, Poulet-Malassis et de Broise. La minute de ce jugement et le
dossier de la procédure ont été détruits en 1871 lors de l’incendie du
greffe du Palais de justice de Paris, mais vous en trouverez la trace
dans le numéro du 21 août 1857 de la « Gazette des tribunaux » , qui
donne le texte du jugement.
Quant aux pièces principales du procès, c’est à dire les poésies
condamnées, malgré leur condamnation et l’interdiction dont elles sont
encore frappées, elles figurent aujourd’hui à la place d’honneur avec
les « Fleurs du mal » dans toutes les bibliothèques. Vous possédez donc
les documents nécessaires pour vous prononcer en connaissance de cause
après un rappel historique que vous me permettrez de faire
succinctement.
C’est au début de juillet 1857 qu’apparut pour la première fois l’œuvre
dont Victor Hugo a dit qu’elle avait créé « un frisson nouveau ».
Presque aussitôt après, certains articles d’une âpreté et d’une violence
extrême, parus dans le journal « Le Figaro », déjà fort respectable,
mais devenu depuis plus modéré, donnèrent le signal de la tempête. Le
ministre de l’Intérieur s’en émut. Songeant peut être à prendre sa
revanche de l’acquittement de Flaubert, en obtenant la condamnation d’un
poète à défaut de celle d’un romancier, il s’attaquera au nouveau
scandale. En vain Baudelaire écrivit-il à un membre de ce gouvernement
vertueux pour affirmer que son livre « ne respirait que la terreur et
l’horreur du mal » ; le glaive de la justice s’abattit sur l’auteur de
cette abomination et sur ceux qui l’avait mise au jour.
Le jeudi 20 août 1857, les délinquants comparurent en correctionnelle.
Des débats proprement dits, nous connaissons peu de choses puisque la
loi interdisait le compte rendu des procès de cette nature, mais, par le
réquisitoire et la plaidoirie qui ont été publiés, (Revue des grands
procès contemporains, 1885 p. 387), on sait qu’assagi par son récent
échec contre « Madame Bovary », le substitut Pinard, après avoir lu les
passages de l’œuvre qu’il jugeait les plus audacieux, montra en termes
modérés mais non sans emphase, les dangers du parfum issu de certaines
fleurs et qui, dit-il, « monte à la tête, grise les nerfs, donne le
trouble, le vertige et peut tuer aussi ! ». Vainement Me Chaix d’Estanges,
fils du procureur général, et peut être un peu écrasé par ce grand nom,
fit-il, sur les conseils de Sainte-Beuve, appel à l’exemple des libertés
déjà prises avec la pudeur par Voltaire, Jean-Jacques Rousseau,
Béranger, Musset, voire même par Montesquieu et Lamartine. Rien n’y fit.
Une peine de 300 fr. d’amende fut infligée au poète et de 100 fr. à
chacun de ses complices pour avoir en écrivant et en publiant « les
Fleurs du Mal » commis le délit d’outrage à la morale publique et aux
bonnes mœurs. La suppression des pièces portant les numéros 20, 30, 39,
80, 81 et 87 du recueil fut ordonnée. Enfin, les prévenus furent
condamnés aux. frais liquidés à 17 fr. 35, plus, heureux temps, 3 fr.
pour droit de Poste !
Par la suite, l’amende, trop lourde pour la bourse de Baudelaire, fut
réduite à 50 fr. et depuis lors les poèmes proscrits ont fait une lente
mais glorieuse carrière. D’abord supprimés dans la seconde édition des
« Fleurs du Mal », du consentement de l’auteur, pourtant meurtri dans sa
fierté, malgré la lettre que lui avait adressé du haut de son rocher
l’exilé de Guernesey pour le féliciter de sa condamnation, ils
apparurent 9 ans plus tard en Belgique dans une plaquette intitulée
« Les épaves », dont Poulet–Malassis, en mauvaise situation financière,
avait pris l’initiative, et qui lui valut devant le Tribunal de Lille
une condamnation à un an de prison et 500 fr. d’amende. Mais finalement,
après la mort du poète et un certain temps de purgatoire, les poèmes
infernaux réapparurent au ciel littéraire, tantôt en chapitre séparé,
et, le plus souvent à leur place originelle dans les éditions et les
réimpressions successives de l’ouvrage, sans que la justice songeât
désormais à s’en inquiéter.
Aujourd’hui, Messieurs, malgré le jugement qui a condamné ces pièces
pour leur perversité, vous êtes, si je puis dire, devant un terrain
vierge. La loi de 1946 fait de vous, en la matière, une véritable
juridiction de jugement, investie, pour statuer définitivement sur le
fond, d’un pouvoir souverain d’appréciation.
Contrairement à vos habitudes, vous n’avez pas ici à dire uniquement le
droit, mais à juger aussi le fait. Les poèmes condamnés
constituaient-ils véritablement des outrages à la morale publique et aux
bonnes mœurs, voilà ce que l’on vous demande, délaissant la prose
austère de votre « Bulletin criminel » pour les licences de la poésie
érotique, d’examiner à nouveau, mais cette fois irrévocablement.
Certes, je n’aurai pas la candeur d’analyser devant vous les six poèmes
que tout le monde connaît, que vous ayez déjà lus et que vous relirez
encore avant de rendre votre arrêt. Tout a été dit de l’œuvre de
Baudelaire et de sa spiritualité ardente cachée derrière le réalisme de
ses vers. Aussi, qu’il s’agisse des « Bijoux », du « Léthé », de « À
celles qui sont trop gaies », de « Lesbos », des « Femmes damnées » ou
des « Métamorphoses d’un vampire », je crois, qu’au risque d’encourir le
reproche baudelérien de vouloir « aux choses de l’amour mêler
l’honnêteté », nous pouvons proclamer aujourd’hui que ces poèmes ne
dépassaient pas en leur forme expressive, les libertés permises à un
poète de génie, qu’au fond, loin d’outrager la morale, ils étaient
d’inspiration probe et comportaient, sous leur apparente audace, la
leçon qui se dégage des contradictions d’une âme inquiète et d’un esprit
tourmenté, qu’enfin certains d’entre eux, devenus immortels, ont pris
définitivement place parmi les plus beaux morceaux de la langue
française et les chefs d’œuvre poétique de tous les temps.
Rien ne subsiste donc des éléments que votre jurisprudence a toujours
considérés comme nécessaires pour constituer l’outrage aux bonnes mœurs
par la voie du livre, c’est à dire outre la publication, l’obscénité de
l’écrit et l’intention coupable de l’écrivain (Cass.crim. 7 novembre
1879, Bull.crim. n°342 ; 14 mars 1889, Bull.crim. p.159 ; 17 novembre
1892, Bull.crim. p. 449 ; 28 septembre 1911, Bull.crim. p. 870).
Les juges de 1857, par une singulière contradiction des motifs, loin
d’affirmer cette volonté délictuelle dont la constatation semble
cependant exigée par vos arrêts, avait au contraire déclaré qu’en dépit
des intentions du poète et des efforts déployés par lui pour atténuer
l’effet de ses peintures, elles « conduisaient nécessairement à
l’exaltation des sens par un réalisme grossier et offensant la pudeur »,
mais cette grossièreté et ce pouvoir aphrodisiaque, les hommes de notre
temps, sans doute plus blasés, ne peuvent les y découvrir, si bien que
le délit reproché à l’auteur des « Fleurs du mal » et à ses éditeurs, ne
peut plus, ni sur le terrain des faits, ni sur celui des intentions,
être considéré comme juridiquement établi.
Je vous demande en conséquence de faire droit à la requête qui vous est
présentée en cassant le jugement du 20 août 1857 et en déchargeant la
mémoire de Baudelaire, de Poulet-Malassis et de de Broise, de la
condamnation prononcée contre eux.
Ce faisant vous rectifierez l’erreur commise par des magistrats trompés
par l’esprit de leur époque sur une œuvre dont le temps a sculpté le
vrai visage, vous montrerez aux mânes du poète qui, sans attendre
vingt-quatre heures pour les maudire, écrivait à la veille de sa
comparution : « J’ai vu mes juges, ils sont abominablement laids et leur
âme doit ressembler à leur visage », que la justice est tout au moins
sans rancune ; et vous restituerez enfin leur véritable parfum à ces
« fleurs maladives », objet malheureux d’une poursuite injuste dont le
grand artiste ulcéré avait coutume de dire qu’elle lui apparaissait
surtout comme « l’occasion d’un malentendu… »
M. l’avocat général Dupuich a développé ensuite les conclusions
suivantes :
Le 20 août 1857, il y a de cela 92 ans ou presque, la 6ème chambre du
Tribunal correctionnel de la Seine, sous la présidence de M. Dupaty et
sur les réquisitions de M. le substitut Pinard, condamnait Baudelaire à
300 fr. d’amende, MM. Poulet-Malassis et de Broise en 100 fr. chacun,
pour « outrages aux bonnes mœurs par la voie du livre », plus
suppression d’un certain nombre de poèmes, à l’occasion de la
publication d’un recueil de poèmes intitulé « Les Fleurs du mal »… qui
est peut-être le plus célèbre, certainement le plus connu des livres de
la poésie française… Un seul volume a suffi à faire de Baudelaire l’un
des premiers poètes de notre langue et dont la notoriété a de beaucoup
dépassé nos frontières…
Et cependant, dès la publication, à l’été de 1855, de certains des
poèmes qui allaient figurer dans le recueil au titre étrange « Les
Fleurs du Mal », la revue de Buloz (« Les Deux-Mondes ») qui les avait
fait paraître, croyait devoir excuser certaines « outrances verbales »
en y voyant « l’expression vive et curieuse — même dans sa violence – de
douleurs morales que l’on doit tenir à connaître puisqu’elle sont le
signe de notre temps… », ajoutant que leur publication avait pour objet
et pour but « d’aider un vrai talent à se dégager et à se fortifier ».
Ces précautions feutrées n’empêchèrent point l’éclat qu’allait produire
la publication du livre. Baudelaire s’était donné pour but la peinture
des misères de l’existence humaine ; peinture dégagée de toute
convention de style. Dans la langue aux sonorités rythmées où il est
maître, sans fard, sans voiles, avec toutes ses tares, ses hideurs, ses
pièges, ses vices, ses beautés aussi… . « Enfer et ciel… qu’importe… »,
il veut porter à chacun son message. Et pour mieux atteindre, le mot ne
l’effraie pas.
Cependant, il fallait un « éditeur ». Ce fut à Ploulet-Malassis, curieux
personnage, élève de l’école des Chartres, érudit, écrivain à ses heures
et qui ne manquait pas d’élégance, que Baudelaire s’adressa. Ce Poulet-Malassis,
que la malveillance des échotiers de l’époque avait pourvu d’un
« sobriquet » caricaturant son nom (Poulet-mal-Perché), était éditeur à
Alençon. Il avait 32 ans, s’était lié d’amitié avec Baudelaire, de
quelques années son aîné. Il avait un « associé », de Broise, qui
apportait l’indispensable élément financier. Un contrat fut signé. Il
devait être tiré 10 000 exemplaires qui parurent en juin 1857 au prix de
3 fr. l’unité, sur lesquels l’auteur percevait 0 fr. 25.
Et l’orage éclata… . « Le Figaro » qui se posait en défenseur de la
« morale » invita le Parquet à se saisir. Certes, Baudelaire, qui avait
connu à l’occasion de la publication, à l’été de 1855, de certains de
ses poèmes quelques vives attaques, n’était point sans s’attendre à ce
que le « recueil » fit quelque éclat. Mais l’expérience Bulloz n’ayant
point été, après tout, si mauvaise, il est à présumer qu’il
n’envisageait point que son livre dût « déclencher les foudres
judiciaires ». Je me suis laissé dire qu’un des tenants majeurs de cette
École nouvelle qu’on appelle l’Existentialisme, professerait « qu’il
n’osait pas les espérer ». Ce n’est peut-être qu’un mot cruel, mais au
surplus, je n’ai pas eu la possibilité de le contrôler, faisant à cet
égard confiance à notre rapporteur de qui je le tiens.
Cependant tel n’est point mon avis, si je retiens les efforts qui furent
entrepris pour épargner à Baudelaire les bancs de la Police
correctionnelle. Le numéro du 14 juillet 1857 du « Moniteur » publiait,
sous la signature d’Edmond Thierry, un article favorable au poète. Mais
MM. Abbatucci et Billault, respectivement ministres de la Justice et de
l’Intérieur, estimaient que c’était « consolider le régime que défendre
la morale bourgeoise… ». Et Baudelaire dut se choisir un défenseur. Ce
fût Me Chaix d’Estange qui, au lendemain du procès – ou presque – allait
coiffer la toque aux quatre minces galons d’or du procureur général.
On rapporte également que Baudelaire avait pensé « émouvoir ses juges »
ou les « adoucir » en leur faisant « hommage » d’une « plaquette »
réunissant quelques-uns de ses poèmes, assortis des commentaires
favorables de quelques critiques de l’époque. Sainte-Beuve lui-même,
critique officiel et bien en cour aux Tuileries, avait « promis son
aide ». Promis seulement... Flaubert, logé à la même enseigne que
Baudelaire, lui marquait toute « sa solidarité », écrivant – ou à peu
près – ceci : « Pas de danger que pareille mésaventure soit arrivée à ce
sale bourgeois de Béranger » (qui mourait en cette même année 1857). Et
pourtant il en écrivit bien d’autres... et combien plus suggestives… à
commencer par « sa grand-mère, qui le soir à sa fête, de vin pur ayant
bu deux doigts, nous disait en hochant la tête… que d’amoureux j’eus
autrefois… Mais à ce chantre des amours faciles, honneur, gloire et
argent… ».
Et l’affaire vint devant le Tribunal. Le Parquet n’avait « incriminé »
que 13 poèmes sur une centaine. « Néfaste indulgence, disait Baudelaire.
Dix mots d’un homme, et je le fais pendre. C’est la totalité de l’œuvre
qu’il fallait juger, l’ensemble de l’édifice. C’est de la masse qu’il
constitue que se dégage l’idée qui l’a fait naître, la leçon qu’il veut
donner, la moralité qui l’éclaire. Vous me faites grief d’un meneau mal
ajouré, d’une architrave mutilée. Quelle injustice. Elle vous masque la
terrible leçon que j’ai voulu mettre dans mon œuvre. Et combien de
livres n’avez-vous pas poursuivis, qui ne respirent pas comme le mien,
l’horreur du mal. Et la liberté du poète, voire la licence de son verbe,
pourquoi voulez-vous les atteindre et punir en moi. A côté de la
« morale » de la vie courante, il y a celle de l’art. Et l’agitation de
l’esprit dans le Mal, pourquoi voulez-vous la priver de sa libre
expression, aussi osée qu’elle vous semble. Votre « morale prude et
bégueule », où conduit-elle ? À faire croire que tout est bien, que tout
est bon, que tout est beau… Quelle abominable hypocrisie… ».
Voilà – ou peu s’en faut – ce que l’on peut lire dans les « notes » (ou
ce qu’il en reste) établies par Baudelaire pour sa défense, notations
que, non sans habileté, Me Chaix d’Estange allait reprendre et
développer, Me Lançon plaidant pour MM. Poulet-Malassis et de Broise.
Cependant notre « prédécesseur », médiat au Parquet de la Seine, M.
Pinard, poussait son « attaque ». Oh ! en magistrat fort parisien,
n’ignorant pas la valeur de l’encens d’un compliment. « L’auteur,
disait-il, arrive devant vous protégé par des écrivains de valeur ; des
critiques sérieux, dont le témoignage complique ma tâche. Et pourtant,
poursuivait-il, je n’hésite pas à la remplir. Ce n’est pas l’homme que
nous jugeons, mais son œuvre… Baudelaire n’appartient pas à une École.
Il ne relève que de lui-même. Son principe, c’est de tout dire, de tout
peindre, de tout mettre à nu. Il fouille la nature humaine dans ses
replis les plus intimes. Ses tons sont vigoureux et saisissant ; il les
exagère, les grossit outre mesure à seule fin de créer l’impression, la
sensation… Cela est-il possible ? Et suffit-il, pour tout faire
admettre, de parler ensuite du dégoût né de la débauche ? Croit-on que
certaines fleurs, au parfum vertigineux, soient bonnes à respirer ? Le
parfum qu’elles dégagent n’éloigne pas d’elles, il grise monte à la
tête… ».
Et, tout en abandonnant implicitement l’inculpation d’outrage à la
morale religieuse que la prévention visait en vertu des lois de 1819 et
1822, mais en citant un certain nombre de poèmes, ceux précisément que
le Tribunal allait retenir, M. Pinard demandait la condamnation de
Baudelaire, le juge étant, selon son expression, « une sentinelle qui ne
doit pas laisser passer la frontière ».
Cette condamnation, il l’obtint nonobstant la défense de Me Chaix d’Estange
dont j’ai dit qu’elle ne manquait point d’habileté, encore que certains
commentateurs l’aient critiquée. Il montra la « hauteur » de la poésie
de son client, évoqua Béranger, Gautier et bien d’autres, depuis
Rabelais, en passant par Casanova et Restif de la Bretonne, et réclama
l’acquittement de Baudelaire. Le Tribunal écarta l’inculpation d’outrage
à la morale religieuse et retint celle d’outrage à la morale publique,
prononçant une amende de 300 fr. contre Baudelaire ; Poulet-Malassis et
de Broise « recueillaient » 100 fr. chacun. De plus, 6 poèmes : « Les
bijoux », « Le Léthé », « A celle qui est trop gaie », « Lesbos », « Les
femmes damnées », « Les métamorphoses du vampire » devaient disparaître
des éditions ultérieures de l’œuvre.
Baudelaire se « résigna ». Il ne fit même point appel. Et l’Impératrice,
à la requête de l’avocat devenu procureur général, fit ramener l’amende
à 50 fr.
Certes, ce « procès » ne fut pas, somme toute, une si mauvaise affaire
pour l’œuvre qui prit l’attrait du fruit défendu et se vendit sous le
manteau à beaucoup plus que 3 fr. l’exemplaire. Mais l’activité de
Baudelaire se transforma. Anglicisant remarquable, il fit paraître
d’excellentes traductions des œuvres d’Edgar Poe. Mais Poulet-Malassis
n’abandonna pas la partie. Réfugié en Belgique, il fit paraître, sous le
titre « Les épaves », une édition corrigée et accrue des « Fleurs du
Mal » et qui comportait, bien entendu, les 6 poèmes susvisés. Mal lui en
prit. Le Parquet de Lille intenta de nouvelles poursuites contre Poulet-Malassis
seul, lequel fut condamné le 6 mai 1868 à un an d’emprisonnement et 500
fr. d’amende par le Tribunal correctionnel de Lille. Baudelaire venait
de mourir à 46 ans.
Et « Les fleurs du Mal » ont poursuivi leur chemin. Louées par les uns
et de moins en moins censurées par les autres, jamais elles n’ont
rencontré « l’indifférence », maladie mortelle de toute œuvre
littéraire. Et je retiens le mot de notre rapporteur qui, il n’y a qu’un
instant, nous disait qu’il n’est point en France de bibliothèque, si
modeste fut-elle, dont elle n’orne les rayons.
Cependant, les admirateurs de Baudelaire ont voulu plus. Reprenant,
pourrais-je dire à leur compte l’apostrophe de Victor Hugo qui, au
lendemain du procès écrivait à Baudelaire : « Je crie bravo de toutes
mes forces à votre vigoureux esprit. Vous venez de recevoir une des plus
rares décorations que le régime actuel puisse accorder. Ce qu’il a
appelé « sa justice » vient de vous condamner au nom de ce qu’il appelle
« sa morale ». C’est une couronne de plus. Je vous serre la main,
poète. » Ils ont voulu que même la trace de cette condamnation disparût.
Un fin lettré de la Troisième République, M. Louis Barthou, présentait,
le 29 octobre 1929, à M. Gaston Doumergue, pour lors président de la
République, un « projet de loi » ayant pour objet d’ouvrir à la Société
des Gens de Lettres un recours en révision des condamnations prononcées
pour « outrages aux bonnes mœurs » commis par la voie du livre. L’exposé
des motifs indiquait que la compréhension d’une œuvre littéraire n’était
pas toujours immédiate, que si nos « gens » des siècles passés
admettaient, sans être choqués la verdeur de la plume et du langage, des
temps moins éloignés de nous avaient été lus sévères et avaient qualifié
d’attentatoires à la morale des œuvres dont les auteurs n’avaient
nullement cherché à la blesser, qu’en définitive, et au regard des
œuvres de l’esprit, le pouvoir d’appréciation du juge du fait était
« précaire et instable », condamné qu’il était par le jugement de la
postérité, que cependant une réhabilitation morale, pour être opérée
qu’elle fut déjà dans les esprits, était insuffisante, même en se
« doublant » de la « bénévolence des Parquets » qui s’abstiennent en cas
pareil de poursuivre la réédition d’œuvres condamnées ; que c’était
encore trop que « pareille menace demeurât suspendue et qu’il convenait,
dans un soucis de moralité supérieure, de faire disparaître, par le
moyen de la procédure de « révision » régulière, limitée aux seules
décisions judiciaires prononcées pour outrages aux bonnes mœurs par la
voie du livre, la trace même de ces condamnations. L’opinion de la
postérité favorable à l’œuvre condamnée, et le jugement également
favorable des lettrés constituant « le fait nouveau » justifiant
semblable procédure, étant entendu qu’elle ne serait possible que 20 ans
révolus après le jour où la condamnation avait acquis le caractère
définitif.
Ce projet ne vit pas le jour. Il n’était cependant qu’en « sommeil ». Il
était repris 17 ans plus tard. Sur la proposition de M. Cogniot, au
rapport de M. Guillon, l’Assemblée Nationale, dans sa séance du 12
septembre 1946, l’adoptait sans la moindre dissension. (Ass. Nat. 12
septembre 1946, 2ème séance, JO 13 septembre 1946, débats parlementaires
p. 3693). Et c’est tout juste si « l’analytique » lui consacre une
demi-colonne en précisant que la loi nouvelle permettra de réviser les
condamnations prononcées « contre les ouvrages qui ont enrichi notre
littérature et que le jugement des lettrés a déjà réhabilités ».
Et c’est ainsi que fut promulguée la loi qui porte la date du 25
septembre 1946, accordant « exclusivement » à la Société des Gens de
Lettres le droit de demander la révision d’une condamnation prononcée
pour outrages aux bonnes mœurs par la voie du livre. Cette loi, publiée
au Journal Officiel du 25 septembre 1946 (Gaz.Pal. 1946 2357) ne
comporte qu’un unique article, divisé en 3 alinéas. Le premier dispose
que la « révision » d’une condamnation prononcée pour outrages aux
bonnes mœurs par la voie du livre peut être demandée 20 ans après
l’époque à laquelle le jugement est devenu définitif. Le second décide
que le droit de demander la révision appartient exclusivement à la
Société des Gens de Lettres, agissant soit d’office, soit à la requête
des intéressés, du conjoint, des descendants ou du parent le plus
rapproché en ligne collatérale. Le troisième enfin, et c’est à mon avis
le plus redoutable, fait de votre Chambre criminelle, saisie par le
procureur général agissant d’ordre exprès du garde des Sceaux, la
« juridiction de jugement » investie d’un pouvoir souverain
d’appréciation quand au « mérite » du pourvoi.
C’est un honneur, dont je perçois la charge, que celui de vous soumettre
les conclusions du Ministère public. Le principe « sacro-saint » de
l’autorité de la chose jugée, dont nos anciens disaient qu’il est
essentiel fondement de la stabilité des États, inscrit aux articles 1350
et suivants de notre Code civil, ne risque-t-il pas d’être quelque peu
mis à mal ? Et pourtant, n’est-il pas équitable, lorsque les voies de
recours ont été épuisées et que s’acquiert la conviction de la
vraisemblance de l’innocence du condamné, qu’un procédé juridique
régulier offre à l’innocence, reconnue ou présumée, la possibilité de se
faire jour ? Certes, et ce n’est point à vous, Messieurs, qui chaque
semaine faites l’application des articles 443 et suivants du Code
d’instruction criminelle, survivance de certaines parties de
l’ordonnance de 1670, qu’il est séant de le rappeler. Et c’est pourquoi,
au défaut d’un texte « normal », le législateur est intervenu.
Il lui est apparu que, parce que les livres durent plus que les hommes,
il y avait quelque iniquité à ce que les sanctions dont leurs auteurs
avaient pu être l’objet dans le passé, ne bénéficiassent pas, sous
certaines conditions, du « revirement » du sentiment public à leur
égard. Et comme les lois sont « la conscience publique de la Nation »,
l’extériorisation (au moins dans le principe) du vœu majoritaire du
pays, nous avons le devoir de les accepter et de nous y soumettre. C’est
votre tâche de tous les jours de veiller à leur stricte, exacte et
correcte application.
Vous voilà donc « les juges de fait » d’un nouveau procès Baudelaire,
introduit dans le « recul » de près d’un siècle, ayant à décider de
l’innocence ou de la culpabilité au regard de la législation régissant
l’outrage aux bonnes mœurs par la voie du livre, du poète qui écrivit
« Les Fleurs du Mal ». Car, au lendemain, ou presque, de la promulgation
de la loi du 25 septembre 1946 et très précisément le 21 octobre 1946,
le Comité de la Société des Gens de Lettres décidait à l’unanimité moins
une voix de demander « la révision » du procès Baudelaire. La
Chancellerie, saisie dès le début de l’année 1947, échangeait des
lettres avec la Société des Gens de Lettres, et, le 3 novembre 1947,
invitait le procureur général près la Cour de cassation à introduire un
« pourvoi en révision » du jugement du 20 août 1857.
Je succède donc à M. Pinard. Et cela m’inquiète fort. Nos professions
qui, depuis de longues années, nous mettent au contact des réalités,
souvent fort sombres, de la vie, ne nous conduisent guère dans les
jardins de Muses. Je vous laisse donc le soin de relire les poèmes
censurés. Mon prédécesseur avait été plus « complet » et peut-être
devrais-je suivre son cheminement, donner, comme il le fit, lecture des
pièces jugées offensantes pour la morale publique. Cette dernière,
disait-il, étant particulièrement atteinte et la culpabilité de leur
auteur invinciblement démontrée.
Sur ses réquisitions, qui atteignaient 13 poèmes sur une centaine, le
Tribunal retint, en les citant, les six qu’il jugeait attentatoires à la
morale publique. C’était dire, par voie de retranchement, que les 94
autres méritaient la lecture de l’honnête homme et qu’ils rejoignaient
le « but moral » que le poète prétendait avoir poursuivi puisque,
disait-il, il s’était proposé de donner à ses lecteurs l’horreur du
vice, en en peignant les « turpitudes », le « blasphémateur » demeurant,
de par son blasphème même, un croyant. Et quant à « l’outrance » du
verbe, retenons que Baudelaire a pris soin de dire :
Et d’abord, j’en préviens les
mères de famille,
Ce que j’écris n’est pas pour leurs filles,
Dont on coupe le pain en tartines…
Écrivait-il pour la démonstration
d’une thèse suivant les « normes » d’une école ? Nullement. Et M. Pinard
l’a fort bien vu. « C’est, dit-il, un artiste qui fait de l’art pour
l’art, au gré de sa vision, mû par les forces intérieures qui le
guident ».Sa vie, dira Asselineau, son fidèle ami, c’était sa poésie,
mais avec tout ce que la vie postule de sujétion aux misérables
conditions humaines.
Et c’est pourquoi nous voyons Baudelaire suivre les méandres des
éléments les plus divers dès lors qu’ils ont prise sur chaque être : la
beauté, l’ivresse, le vin, les femmes, l’opium, le rêve… Et tout cela le
conduit à cette conclusion désenchantée : « Je sais que la douleur est
la noblesse unique ». C’est elle qui nous mène au « saint foyer des
rayons primitifs ». Et voilà pourquoi aussi Baudelaire a pu dire que
« pour ce qu’il engendrait de bon », le mal, lui aussi, avait « sa part
de beauté ». Et enfin , la mort apaisante (Edition Crépet, projet de
préface).
Dans tout cela, voyons-nous apparaître les éléments constitutifs du
délit d’outrages aux mœurs par la voie du livre ?
Ce serait énoncer une contrevérité que de dire que la première partie
des « Fleurs du Mal » ne contient point de poèmes érotiques au sens
étymologique du mot. Une certaine Jeanne Duval (La Vénus noire), lui
apportait des Antilles une ardeur dont il eu particulièrement à souffrir
et qu’il traduisit en vers douloureux. Vers dont cependant « la
facture » sait toujours écarter le mot vulgaire ou grossier, l’obscénité
verbale à tout dire. C’est vif coloré, puissant même. Le jugement d’août
1857 le reconnaît déjà. Pour conclure, il est vrai, que « quelque effort
de style qu’il ait pu faire, de quelque blâme qu’il ait assorti ses
peintures… » on ne saurait nier (c’est M. Pinard qui parle) que ces vers
conduisent « nécessairement à l’excitation des sens par un réalisme
offensant la pudeur ».
Et ceci nous conduit à un second caractère que peut présenter le délit
d’outrages aux mœurs. Nous venons d’indiquer que le premier, l’obscénité
dans les termes, ne se rencontrait pas dans « l’écriture » du poète.
Mais le caractère attentatoire à la « moralité » peut fort bien
résulter, ou s’évincer, de la langue la plus « chaste », dès lors
qu’elle est utilisée pour la peinture et la description de faits
« immoraux » ou obscènes. C’est du reste à cet élément, caractérisant
l’infraction, que s’est arrêté le juge de 1857. Sans doute, pour nos
arrière-grands-parents de l’époque, cette conception présentait-elle sa
part de vérité. Dois-je dire que nos nerfs sont moins à « fleur de
peau ». Nous avons fort bien « franchi » les deux Tropiques, tant celui
du Cancer que celui du Capricorne, et même digéré les prouesses de
l’amant-jardinier de lady Chaterley. Vous me direz qu’il s’agit là
d’écrivains de langue anglaise et de traductions., D’accord, mais ceci
m’est une occasion de dire que Baudelaire qui ne s’en cachait du reste
pas, a emprunté à Longfellow et Thomas Gray, et souvent nourri son
inspiration de leurs poésies. Son œuvre ne comporte pas moins de trois
pièces intitulées « Spleen ».
Et Baudelaire ne fera pas tenir à Louis Veuillot qui « l’éreinte » dans
« l’Univers », la lettre pleine de violence qu’il a rédigée à son
intention. Pourquoi ? Parce que, dit-il, il veut rester un « dandy »,
c’est à dire un homme d’éducation raffinée (car, fait assez curieux, ce
mot est passé dans notre langue, avec une acception sensiblement
différente que celle légèrement péjorative que lui accorde la langue
anglaise). Mais je m’égare. C’est donc ce « spleen » naturel, ou même
acquis de la puritaine Angleterre, qui donna à la. poésie de Baudelaire
cette « désespérance » que seules la nuit et la mort apaiseront.
La nuit voluptueuse monte
Apaisant tout, même la faim
Effaçant tout, même la honte.
Le poète se dit : Enfin.
Et plus loin :
Quand veux-tu m’enterrer...
Débauche aux bras immondes ;
Ô mort !, Quand viendras-tu... Sa rivale en attraits
Sur ses myrtes infectes... Entre tes noirs cyprès.
Car c’est à la mort que tout conduit :
Ô mort ! Vieux capitaine... Il est
temps, levons l’ancre ;
C’est la mort qui console... C’est le but de la vie
Et c’est le seul espoir qui, comme un élixir,
Nous monte et nous enivre...
Et nous donne le cœur de marcher jusqu’au soir.
Et combien d’autres extraits seraient
opportunément retenus par un « analyste » plus qualifié et mieux averti.
Nous apporteraient-ils l’élément qui, de nos jours, viendrait appuyer ce
qui fut, en 1857, la thèse de M. Pinard ? Nous donneraient-ils l’outrage
aux mœurs, optique 1949, C’est à dire l’exagération intentionnelle et
malicieuse dans le cynisme et l’obscénité du verbe, doublé de la
création d’image, attentatoires à un minimum de pudeur.
Aux yeux de notre temps, je ne le crois pas. Que les oreilles de nos
anciens aient été plus effarouchables que les nôtres, d’accord. Que M.
Pinard se soit fait l’interprète de leurs pudeurs inquiètes, je n’en
disconviens pas. Mais l’homme et le poète sont morts. L’œuvre reste.
Elle a trouvé des audiences plus libérales, non seulement en France,
mais dans le monde entier. Un concert de louanges s’est élevé. Il émane
des meilleurs. Les uns soulignent la probité intellectuelle et morale du
poète. Les autres la richesse inégalable de ses vers. Tels, enfin le
savant emploi du mot, même trop haut en couleur. Ce sont là de bons
guides. Ils nous démontrent que Baudelaire a depuis longtemps l’estime
des bonnes gens de France et qui seraient attristé, je le crois, que
l’opprobre, même lointaine d’une condamnation flétrît plus longtemps la
mémoire d’un des écrivains qui a le mieux servi son pays.
Baudelaire, qui, jusqu’au bout avait cru à son acquittement, attendait
du Tribunal « une réparation d’honneur ». Reprenant à mon tour les
conclusions de votre rapporteur, j’ai confiance que la plus haute
juridiction du pays voudra, aujourd’hui, la lui accorder.
J’ai, en conséquence, l’honneur de conclure qu’il vous plaise décharger
la mémoire des condamnés du 20 août 1857 de la condamnation prononcée
contre eux.
Arrêt de la Cour de Cassation
Vu la requête du procureur général en
date du 4 novembre 1947 ; — Vu l’article unique de la loi du 25
septembre 1946 ;
Sur la recevabilité :
Attendu que la Cour est saisie par son Procureur général, en vertu d’un
ordre exprès du ministre de la Justice, agissant à la requête du
président de la Société des Gens de Lettres ; que la demande en révision
entre dans les cas prévus par la loi du 25 septembre 1946 susvisée ;
qu’elle a été introduite après la période de 20 années et dans les
conditions fixées par la dite loi ; qu’enfin la décision dont la
révision est sollicitée, a acquis l’autorité de la chose jugée ;
Déclare la demande recevable ;
Sur l’état de la procédure :
Attendu que les pièces produites sont suffisantes pour permettre à la
Cour de Cassation de statuer ; que, dès lors, il n’y a lieu d’ordonner
ni enquête nouvelle, ni apport de pièces supplémentaires ;
Au fond : Attendu que
Charles Baudelaire, Poulet-Malassis et de Broise ont été traduits devant
le Tribunal correctionnel de la Seine, comme prévenus d’avoir commis des
délits d’offense à la morale publique et aux bonnes mœurs, et d’offense
à la morale religieuse, prévus et punis par les articles 1er
et 8 de la loi du 17 mai 1819, Baudelaire en publiant, Poulet-Malassis
et de Broise en publiant, vendant et mettant en vente l’ouvrage intitulé
Les Fleurs du Mal ; — Que par jugement du 20 août 1857, le
Tribunal a dit non établie la prévention d’offense à la morale
religieuse et a renvoyé les prevenus des fins de la poursuite de ce
chef, mais les a déclarés coupables d’outrage à la morale publique et
aux bonnes mœurs, les a condamnés : Baudelaire à 300 francs d’amende,
Poulet-Malassis et de Broise à 100 francs de la même peine, et a ordonné
la suppression des pièces portant les numéros 20, 30, 39, 80, 81 et 87
du recueil ; — Que pour justifier cette condamnation, le jugement énonce
que « l’erreur du poète dans le but qu’il voulait atteindre et dans la
route qu’il a suivie, quelque effort de style qu’il ait pu faire, quel
que soit le blâme qui précède ou suit ses peintures ; ne saurait
détruire l’effet funeste des tableaux qu’il présente aux lecteurs et
qui, dans les pièces incriminées, conduisent nécessairement à
l’excitation des sens par un réalisme grossier offensant pour la
pudeur » ;
— Attendu qu’aux termes de la loi du 27 septembre 1946, la Cour de
Cassation, saisie de la demande en révision, statue sur le fond comme
juridiction de jugement, investie d’un pouvoir souverain
d’appréciation ;
— Attendu que le délit d’outrage aux bonnes mœurs se compose de trois
éléments nécessaires : le fait de la publication, l’obscénité du livre
et l’intention qui a dirigé son auteur ;
— Attendu que le fait de la publication n’est pas contestable ; — Mais,
en ce qui touche le second élément de l’infraction, attendu que les
poèmes faisant l’objet de la prévention ne renferment aucun terme
obscène ou même grossier et ne dépassent pas, en leur forme expressive,
les libertés permises à l’artiste ; que si certaines peintures ont pu,
par leur originalité, alarmer quelques esprits à l’époque de la première
publication des « Fleurs du Mal » et apparaître aux permiers juges comme
offensant les bonnes mœurs, une telle appréciation ne s’attachant qu’à
l’interprétation réaliste de ces poèmes et négligeant leur sens
symbolique, s’est révélée de caractère arbitraire ; qu’elle n’a été
ratifiée ni par l’opinion publique, ni par le jugement des lettrés ;
— Attendu, en ce qui concerne le troisième élément, que le jugement dont
la révision est demandée a reconnu les efforts faits par le poète pour
atténuer l’effet de ses descriptions ; que les poèmes incriminés, que
n’entache, ainsi qu’il a été dit ci-dessus aucune expression obscène,
sont manifestement d’inspiration probe ;
— Attendu, dès lors, que le délit d’outrage aux bonnes mœurs relevé à la
charge de l’auteur et des éditeurs des Fleurs du Mal n’est pas
caractérisé ; qu’il échet de décharger la mémoire de Charles Baudelaire,
de Poulet-Malassis et de de Broise, de la condamnation prononcée contre
eux ;
Par ces motifs :
Casse et annule le jugement rendu le 27 août 1857 par la 6ème Chambre du
Tribunal correctionnel de la Seine, en ce qu’il a condamné Baudelaire,
Poulet-Malassis et de Broise pour outrage à la morale publique et aux
bonnes mœurs ; — Décharge leur mémoire de la condamnation prononcée ; —
Ordonne que le présent arrêt sera affiché et publié conformément à la
loi ; — Ordonne, en outre, son impression et sa transcription sur les
registres du greffe du Tribunal correctionnel de la Seine.
M. Battestini, président ; Falco, rapporteur ; Dupuich,
avocat général.