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Notice ethnologique sur le Soudan,
commandant Moreau,
avril 1897.




2ème  partie : Discussion des réactions historiques
et formation des principaux groupements actuels.




par
Jean-Louis Triaud,
Professeur d'Histoire de l'Afrique,
université de Provence



 





Le voyageur allemand Barth, rentrant en Europe après son court séjour à Tombouctou, fit le premier connaître la fameuse " histoire du Soudan " d’Ahmet Baba et l’on put commencer à se rendre compte que les peuples soudanais, à en juger par leur passé, devaient être à la fois plus intéressants et plus complexes qu’on ne l’avait imaginé tout d’abord. Notre établissement définitif sur le Moyen Niger a permis de mieux connaître le document curieux et unique dont il s’agit, de le contrôler, sinon de le compléter au moyen des traditions orales recueillies sur place, et, bien qu’il n’ait pas encore put être analysé à fond, faute d’une traduction complète et définitive, nous avons déjà, grâce à lui, connaissance d’une série d’événements du plus haut intérêt.

Le manuscrit d’Ahmet Baba est conçu dans un esprit qui rappelle étonnamment celui de nos vieilles chroniques provinciales et communales. L’auteur, fidèle enregistreur des révolutions dont l’effet s’est imposé, ne cherche nullement à étendre ses investigations et les appréciations qu’elles pourraient lui suggérer, au delà du cercle étroit de ses intérêts propres, et de ceux de ses congénères.

Il fait partie de la population arabe de Tombouctou, et nous raconte ce que celle-ci a connu des événements historiques, ce qu’elle y a gagné ou perdu, sans plus s’attarder aux événements eux-mêmes, à leurs déterminants, à leur signification, que ne font, par exemple , les annales des villes hanséatiques à la politique de l’empire. Il nous renseigne parfaitement sur les alternatives de succès et de revers subies par la colonie arabe de Tombouctou du fait de tel ou tel événement, il nous fait en un mot l’histoire des intérêts du nord au Soudan, mais ce qu’il nous donne le moins, c’est l’histoire du Soudan lui-même.

Ce qui précède n’a nullement pour but de diminuer la valeur de cette œuvre, qui seule nous apporte quelque lumière, dans l’obscur enchevêtrement où il nous faut lire le passé et peut-être l’avenir de notre colonie. Il a seulement paru nécessaire d’établir que les renseignements qu’elle nous donne nous arrivent par une voie indirecte, que l’importance et la signification des événements historiques ont pu et dû être inconsciemment, selon les circonstances, négligées ou amplifiées, et que notre devoir incessant est de les dégager de la perspective spéciale sous laquelle ils se sont présentés à l’auteur.

Nous pourrons alors, appuyés sur une base solide de faits, suggérés par de nombreux vestiges et rapprochements, essayer de concevoir l’histoire de l’agitation de ces peuples, à défaut de leur développement, telle qu’ont du la faire les impulsions, filles de leurs origines respectives.

Quelque variés que soient les bouleversements ethniques dont un pays se trouve être le théâtre dans la suite des temps, ils ne manquent jamais d’obéir tous à certaines lois  inévitables et générales, imposées nécessairement aux masses humaines par les configurations géographiques qui déterminent elles-mêmes souvent leurs impulsions et leurs arrêts.

Ici, ces lois dégagées de l’étude des origines, nous permettent seules d’y rattacher l’histoire par dessus vingt siècles d’obscurité.

De tout ce qui a été vu plus haut, de la confusion que nous n’avons pu réussir à éviter dans l’exposé des traits, des caractères, des rapprochements, peut se dégager du moins une vision nette et simple dans sa généralité, une notion précise, des impulsions originelles qui, devenues maintenant des forces politiques vont s’opposer inconsciemment, et tendre avec plus ou moins de succès à s’équilibrer.

Nous avons déjà dit plusieurs fois, en expliquant notre pensée, qu’au Soudan, les races étaient disparues, et que les peuples ne s’étaient pas formés.

Il est cependant resté autre chose qu’une juxtaposition d’individus ; ce sont ces forces politiques impulsives qui chez d’autres peuples constituent la trame où se bâtissent les nationalités, mais qui restent ici infécondes, servant artificiellement d’idéal à des gens qui doivent s’en contenter, dans l’impuissance où ils sont de s’en créer un meilleur.

Une masse hétérogène, les Bantou ou les déchets asiatiques flottent un peu partout, inassimilables au milieu des primitifs de toutes sortes ; tous les éléments d’une civilisation sans la volonté qui l’échafaude. Une invasion, la seule qu’on puisse appeler ainsi, celle des Berbères ou Shasou, Cananéens et Mongols, divisée dit l’Egypte en deux branches dont chacune progresse vers l’Ouest suivant la voie inévitable qui s’ouvre devant elle, occupe le Nord et le Sud, et enserre les bantou dans les pinces d’une tenaille qui veut se refermer sur eux. Il y a bien là une volonté, mais par une fatalité irrémédiable, elle aussi est inféconde en Afrique comme partout ailleurs, elle ne vise qu’à la destruction sans pouvoir être créatrice, c’est une force qui ne peut ni se décomposer, ni changer son plan d’application ; c’est un couple qui tourbillonne sans pouvoir produire aucun travail.

Tels sont les éléments en présence. L’histoire du Soudan est toute entière en germe dans ce court exposé. Ghanata, Mali, l’empire Songhaï ne sont que des étiquettes, les programmes divers de chacun des actes qui se jouent, tandis que les acteurs restent toujours les mêmes, changeant seulement quelques fois de masque.

Nous trouvons là l’explication du fait étrange qu’aucun de ces empires soi-disant différents n’a laissé derrière lui des traces particulières. Après s’être étonné de leur grandeur respective, il faut renoncer  à en éveiller le souvenir dans la mémoire des peuples, et le lecteur d’Ahmet Baba se demande parfois si son œuvre n’est pas une féerie.

Non cependant, l’écrivain est consciencieux, donne des détails, mais il nous décrit également, sans essayer de nous les faire comprendre, des agitations profondes ou de surface ; il nous apprend que les chefs ont changé, sans nous dire que les peuples sont restés les mêmes, et nous dépeint fidèlement la situation faite aux marchands de Tombouctou par les guerres et les révolutions, sans dégager jamais la loi directrice de tous ces événements : la pénétration des Bantous échelonnés de l’Aïr à l’océan par le nord et le sud, mâchoires encore séparées de la tenaille Berbère, la lente désintégration, prolongée jusqu’à cette extrémité de l’Afrique, les derniers restes des anciennes civilisations de l’Orient, sous l’effort des descendants de ces peuples nouveaux qui déterminèrent leur ruine.

Il s’en est cependant fallu de peu que la masse des Bantou ne parvint à former un peuple. Duveyrier qui reste encore, pour tout ce qui concerne le Sahara, l’autorité la moins contestée, et qui apporte une si grande prudence dans l’énoncé de ses jugements, a acquis une conviction profonde qu’il exprime ainsi (P. 280) : "  Mon but principal est de constater que des nègres dont quelques uns sont encore sur place, ont occupé le Sahara avant tout autre race (?), et qu’ils y ont atteint un degré de civilisation qui n’a jamais été dépassé depuis par leurs successeurs. "


Duveyrier se garde bien de commettre l’erreur classique, si souvent reproduite, où semblent devoir tomber d’abord tous ceux qui commencent à s’occuper de ces contrées, parce qu’elle naît simplement et naturellement d’une observation superficielle, et qu’un ouvrage récent de grand mérite essaye encore d’accréditer ; Duveyrier ne confond pas les traces de la civilisation nègre avec celles des colonies provenant de l’action directe Egyptienne (Lybi-Egyptiens).

Il distingue la première comme l’œuvre d’une race qu’il nomme " Sub-Ethiopienne ou Garamantique " n’ayant pas les moyens de la rattacher au tronc Bantou.

Les développements concernant cette identification ont déjà trouvé leur place ailleurs. Il suffit de rappeler que la forme du nom : Garama est à elle seule un certificat d’origine.

Le nom de Ghana, Ghanata est de la même famille, et nous savons que le Tagant [1] , l’ancien Gangari ou Onangara, le pays des Onakoré ou Onangaraouas contient des restes de villes bâties en pierre, des vestiges de constructions, qui auraient peut-être pu, s’il les avait vus, rappeler à Duveyrier, les ruines du Quecir-el-Watwat.

Ainsi donc dans des temps reculés, des nationalités bantou : Onakorés et garamantes ont failli s’agglomérer autour des empires de Ghanata et Garama, soutenues par le travail de ces déchets asiatiques pour lesquels l’Egypte n’avait été qu’un séjour temporaire.

En présence d’une telle constatation, il est permis de se demander quelle impulsion, quel élément nouveau a pu déterminer ce commencement de progrès, faire sortir un moment de leur apathie stérile ces peuples que nous connaissons si bien.

Les conclusions de Duveyrier, si elles sont justes comme il y a tout lieu de le croire, ce que nous savons de Garama par Hérodote et les Romains, de Ghanata par Ahmet-Baba, nous indiquent bien qu’à une époque indéterminée, les Bantou ont occupé tout le Sahara.

Si l’arrivée de peuples nouveaux dans le nord de l’Afrique a dû déterminer chez eux ce mouvement de recul dont parle Duveyrier, il se peut que certains éléments les aient assez pénétrés  pour leur fournir le plan d’un progrès rapide, pour leur donner subitement le lustre et la grandeur propres à ces croissances trop hâtives, qui, chez les peuples restés longtemps immobiles, sont souvent les avant-coureurs d’une ruine prochaine.

Ces éléments civilisateurs ont-ils pu être apportés par l’invasion septentrionale Berbère ? C’est bien invraisemblable. Nous avons noté le défaut de puissance créatrice qui a caractérisé à toutes les époques ce mélange de Cananéens et de Mongoloïdes. Il faut donc chercher ailleurs parmi les " peuples de la mer " débarqués dans l’Afrique du nord à des époques pourtant bien postérieures.

Les ruines de monuments que Duveyrier attribue à la race " sub-Ethiopienne ou Garamantique " peuvent nous donner une indication précieuse. Ces échantillons de l’ancienne architecture saharienne, en tout cas antérieurs à l’invasion des arabes, nous présentent des cintres et des voûtes. (Duveyrier fig. de la page 279, p 251)

Un tel caractère, à cette époque, est de la plus haute importance.

Il est reconnu que les arabes n’ont du leurs coupoles et leurs ogives qu’aux artistes de l’Iran qui les accompagnèrent partout ; l’antériorité prouvée des ruines Sahariennes permet d’attribuer encore plus certainement leurs voûtes et leurs cintres à une influence d’origine iranienne.

L’on ne peut s’empêcher de penser au passage célèbre de Salluste, où s’appuyant sur les traditions numides et les livres puniques du roi Hiempsal il affirme " qu’après la mort d’Hercule, en Espagne, son armée composée de Perses, Mèdes et Arméniens se répandit dans le nord de l’Afrique. " L’on a fait remarquer [2], pour réfuter cette assertion, que certaines similitudes fortuites de noms propres devaient avoir induit Salluste en erreur. Des similitudes de noms ne prouvent en effet pas grand chose en faveur d’une simple hypothèse, mais elles prouvent encore moins contre elle, surtout quand elles ne l’ont pas déterminée. Car Salluste ne présente pas ce renseignement comme une opinion personnelle, il se borne à citer ce que croyaient savoir des gens établis depuis longtemps dans le pays ; alors même qu’il ne faudrait voir dans la légende d’Hercule que les voyages du Melkarth de Tyr, rien ne s’opposerait à ce qu’une partie de ses compagnons n’eussent  été des ariens de l’Asie mineure " ce petit Iran qui s’élève au sein de trois murs ".[3] Cette supposition serait au contraire d’autant plus vraisemblable, qu’elle aurait trouvé naissance dans les affirmations des Phéniciens eux-mêmes. [4]

Quoi qu’il en soit, Iraniens ou autres, [5] les initiateurs des civilisations sahariennes ont existé, et les raisons que l’on peut avoir de supposer qu’ils arrivèrent par mer dans le Garb marocain se trouvent singulièrement fortifiées par une constatation des plus faciles. Le merveilleux épanouissement de la civilisation musulmane en Espagne fut plutôt l’œuvre des anciennes populations du Maroc que des Arabes eux-mêmes qui n’arrivèrent  à en réaliser une semblable nulle part ailleurs. Les Almoravides étaient pour la plupart frères de ces Sonhadja qui occupent une si grande place  dans les généalogies de nos Sahariens actuels.

Le sang Berbère plus abondant a depuis réussi à dominer partout, et il ne reste plus de traces des aristocraties probablement ariennes d’origine, qui, pour ne s’être pas montrées, ainsi que leurs sœurs de l’Inde, farouches gardiennes de la pureté de leur sang, virent s’éteindre la force qui les animait, et sombrer dans la barbarie, leurs œuvres les plus merveilleuses.

Que sont devenues les civilisations Sahariennes, les grands empires Bantous ? Garama est un moment entré en contact avec les Romains qui l’ont aidé à combattre le sud, en gens adroits à s’immiscer dans les affaires particulières. Septimius Flaccus et plus tard Julius Maternus arrivèrent ainsi jusque dans l’ " Agisymba regio " qui était l’Aïr ou Azbeen d’aujourd’hui. [6]

Ghanata, plus inaccessible à cause du désert, plus excentrique dans le monde des anciens, resta inconnu d’eux, et ne se révèle à nous que par des traditions très vagues et le manuscrit d’Ahmet Baba.

Les traditions nous le montrent habité par les Onakoré qu’on appelle aussi quelques fois Sonanikés ou Sébés.

Nous sommes déjà renseignés sur ce peuple. La forme du nom : Onakoré ou Onangaraoua a déjà été discutée. Sébé ne suggère aucun rapprochement, quant à Souaniké c’est très probablement comme ailleurs Songho, Shongaï, la corruption de Sonhadja prononcé par un gosier nègre. La prononciation médiane d’Azanaghes ou Zenaga, si voisine de Soninké, fait apparaître clairement le mécanisme de toutes ces variations sur les quelles nous aurons à revenir, car l’histoire du Soudan est remplie de ces noms dont les aspects multiples peuvent être rapprochés à coup sûr en classant leurs formations diverses d’après des lois très simples.

Les Soninkés d’aujourd’hui qui affirment bien venir du pays de Gangara ou Onangara (le Tagant) ont encore un autre nom, celui de Sarakhollé. " C’est simplement disent-ils, le nom par lequel nous désignent les Ouolofs . " Il y a là une contradiction car ce mot n’est pas de formation Ouolof. Il appartient exclusivement à la  langue Soninké ou Saré-Khollé veut dire homme blanc. Dans le sud [7] où, ainsi que nous le verrons tout à l’heure, subsistent de petits groupes parlant la langue Soninké, anciennes colonies venues du Ghanata, le terme de " Sarakhollé " désigne des catégories spéciales d’individus, presque une aristocratie parmi les Soninkés. [8]

Il y a lieu de remarquer que, dans le manuscrit rapporté par Denham et Clapperton, Bello lorsqu’il énumère les peuples qui habitent les bords du Sénégal, insiste à plusieurs reprises sur ceux, qui dit-il, sont des " Sarankali ou Persans ".

Il y a là un rapprochement qui s’impose ; la tradition Soudanaise, rapportée par Bello est d’accord avec Salluste. On ne peut d’ailleurs en tirer aucune conclusion, sinon que l’étude des peuples Soudanais peut encore donner matière à des recherches fructueuses dans l’histoire et les vocabulaires des anciens peuples orientaux.

L’empire de Ghanata n’a t-il laissé au Soudan même aucune trace qui puisse donner la mesure de son développement et de sa grandeur ?

Dans ce pays où le fonds survit toujours à la forme, les vestiges ne manquent pas, au contraire, pour nous renseigner sur le premier des empires Soudanais connus, nous faire toucher du doigt sa véritable raison d’être, qui fut aussi celle de tous les autres, le secret  même de sa vie, et, parmi ces causes permanentes que nous évoquions plus haut, qui donnent à l’histoire d’un pays, malgré les changements de personnes, une orientation continue, celle-ci est sans contredit, la plus influente, puisqu’elle agit sur le plan concret des intérêts matériels, et aussi la plus instructive pour nous, qu’amènent en ces pays, des desseins pour le moment surtout économiques.

On trouve aujourd’hui des Soninkés principalement dans le Fouta-Toro, le Gangaran, le Gadiaja, le Guidimaka, le Kaarta, le Bakormou [9], le Ouagadou.

On sait autant par la tradition que par la présence encore constatée aujourd’hui de petits groupes de cultivateurs, qu’ils ont occupés la vallée moyenne du Niger approximativement de Ségou à Tombouctou. Les limites sud et sud-est du Ghanata sont  donc à peu près délimitées, mais son influence s’étendait beaucoup plus loin, et il avait sans doute senti la nécessité absolue et vitale qui lui était imposée de pénétrer dans le sud pour en tirer les matières premières , éléments de sa richesse. L’on retrouve en effet les jalons de sa pénétration dans les deux directions principales qui s’imposent encore de nos jours : l’une conforme aux projets modestes d’une puissance coloniale naissante ; la ligne de la Faleuré puis de la haute Gambie vers le Fouta-Djallon, l’autre, faite à la mesure des projets grandioses que justifie pour un immense empire la possession du Sénégal et du Niger, traçant dans les directions de Sikasso, Bobo-Dioulasso, Kong, Ouagadougou, les voies d’accès, rayons de l’étoile gigantesque dont Djenné fut le centre, mailles du filet que Ghanata fut le premier à jeter sur les riches contrées que circonscrit le grand fleuve.

Ainsi s’expliquent la propension reconnue des Soninkés à faire du commerce au loin sous forme de colportage, la présence de quelques colonies souvent non musulmanes, fixées dans le Niani, le nord du Fouta-Djallon, les rivières du sud, et aussi l’existence de ces Markas répandus dans toute la boucle du Niger jusqu’à la côte de Guinée, qui ont perdu l’usage de leur langue propre, mais se rappellent leur origine et qui furent les créateurs de ces routes commerciales obligées où la réglementation du passage des caravanes conférait avec prudence aux populations qu’elles traversaient, certains droits qui se sont conservés jusqu’à nos jours. [10]

La création de Djenné et son importance commerciale sont donc évidemment attribuables au Ghanata, si on a attribué Djenné à l’empire Songhaï, c’est parce que l’architecture de Djenné, qui a pu faire penser aux constructions Egyptiennes, était la seule base  que l’on put utiliser pour l’édification voulue du système qui voit dans les Songhaïs des Egyptiens. On a du supposer  alors Djenné fondée par les Songhaïs, puis séparée d’eux, puis reprise, sans que l’on puisse s’expliquer pourquoi. C’est invraisemblable. L’architecture de Djenné est simplement et plus généralement orientale. Elle rappelle l’Egyptienne, c’est vrai, mais tout aussi bien les architectures asiatiques antérieures à la brique et au cintre ; les frises en dentelures seraient même plutôt Assyriennes. Encore certains procédés de construction des bords du Niger semblent-ils impliquer la connaissance ancienne de la brique qui serait alors imputable aux " peuples de la mer ".

Nous avons déjà pu rapprocher les procédés funéraires du nord-ouest de l’Afrique, de ceux que nous révèle l’ancien cimetière de Djenné. Mais le véritable indice qui  permet de  rattacher  sûrement Djenné au Ghanata est dans sa position géographique, en face de Bakomou. Il fut pour l’empire Onakoré le point de convergence obligé de son rayonnement tandis que Gogo fut évidemment celui des " Djerimans " ou Songhaïs descendants des Garamantes du Fezzan et de l’Aïr. Les deux anciens empires Bantous Soudanais eurent ainsi chacun leur comptoir, correspondant à leur situation respective occidentale ou orientale, jusqu’à ce que l’empire des Askia leur succédant à tous deux, eût son grand entrepôt au sommet de la boucle, à Tombouctou, qui réduisit Djenné et Gogo au rang de succursales.

Djenné appartient donc bien au Ghanata s’il n’est pas Ghana lui-même. L’on peut remarquer à ce sujet que la transformation Ghana-Djenné est absolument analogue à celle de Garama-Djerma qui n’est pas contestée, tandis que Ghan-Onalata rappelle uniquement les étymologies de Ménage. Dans les anciens auteurs, l’assimilation est continuelle entre Ghana, Guinée, Djenné. Le passage de Léon l’Africain est caractéristique, et ferait encore foi, si l’on prenait la peine de remarquer que les réfutations du commentateur anglais de Mingo Park, sont aujourd’hui sans valeur. [11] Les Arabes et berbères appellent ce pays " Gheneoa, ses propres habitants l’appellent Djenné, les Portugais et autres Européens l’appellent Djinéa ou Ghinéa. Iil étend son influence jusqu’à l’endroit où le Niger se jette dans l’océan… Le Ghinéa proprement dit est pendant les inondations entouré des eaux du Niger, et forme une espèce d’île. "

On comprend dès lors d’où venaient les marchandises précieuses que  drainaient les colonies Phéniciennes et autres de la côte méditerranéenne ; les empires Sahariens maîtres des riches vallées du Soudan septentrional étaient les véhicules obligés du grand courant commercial qui montait du sud dans le nord. Leur situation géographique médiane entre les lieux de production et les points d’exportation en faisait nécessairement des intermédiaires et aussi des industriels ; de là leur fortune magnifique et celle de leurs successeurs sur le même terrain.

Mais la prospérité excite les convoitises. Ce rideau qui cachait le Nord au Sud et le Sud au Nord eut à lutter contre leurs assauts répétés ; le Nord qui y puisait la vie voulait aller à la source même, le Sud incapable de comprendre que toutes ces forces sortaient de lui, était attiré par le spectacle de leur épanouissement.

Nous verrons dans la suite chacun d’eux tenir à son tour le succès, et, comprenant plus ou moins bien les avantages à en tirer, s’efforcer de tuer la poule aux œufs d’or ou de la faire produire. Car c’est bien là la grande loi qui a principalement déterminé les réactions historiques dans le Soudan occidental depuis ces époques reculées jusqu’à nos jours ; et les mouvements de peuples, les guerres, les empires vont pouvoir se montrer sous leur jour véritable, comme les œuvres multiformes de causes permanentes.

Nous avons vu que l’arrivée dans le Nord de l’Afrique de masses envahissantes : les Berbères  par l’est, puis les Tamahou par Gibraltar et les " peuples de la mer ", avait vu déterminer en même temps par des causes différentes, le mouvement de recul des Bantou vers le Sud et le développement des empires Sahariens. Nous venons de voir quel fut celui-ci. Si les éléments civilisateurs à qui ils furent dû perdirent leurs forces et disparurent, il n ‘en fut pas de même de l’impulsion Berbère la plus ancienne comme la plus durable. Depuis les époques les plus reculées où Ahmet Baba puisse se reporter, jusqu’à l’arrivée de l’islamisme, il nous montre le Ghanata en lutte contre eux avec des alternatives de fortune et de revers. Mais il a pour lui l’action dissolvante du désert, où l’éloignement des points d’eau et leur pauvreté interdit la concentration des masses pour l’action en commun. Aussi Ghanata subsiste toujours lorsqu’ arrivent dans le Nord, les Arabes Mahométans.

Le monde antique oriental s’était vu deux fois près de disparaître devant le " tablier de cuir " des Sassamides, et sous les pieds des légions Romaines. Il avait même forgé pour les ariens envahisseurs l’arme qui leur manquait, en donnant à la nuageuse métaphysique arienne, la forme concrète qui devint le christianisme ; mais il semblait, n’avait pas su tirer parti pour lui-même de ses tendances nouvelles à matérialiser l’abstraction.

Cependant, dans ce mélange, de plus en plus intime de races diverses, des facultés latentes s’échangeaient, créant des impulsions et des aspirations, auxquelles il ne manquait que d’être réalisées aux yeux de tous dans le Verbe d’un homme de génie. Le " Livre "  de Mahomet est bien la formule définitive d’un idéal particulier, le canevas de l’épanouissement  d’une race nouvelle.

L’esprit Touranien, orienté vers la centralisation, la concentration s’était approprié les anciennes abstractions réalisées dans les divinités locales, et, mesurant la conception nouvelle à la grandeur de ses ambitions, en avait fait le monothéisme Sémitique ; et maintenant le peuple initiateur, qui avait su allier l’unité dans la force à l’unité dans l’idée, portait dans toutes les terres conquises autrefois par ses ancêtres, la découverte précieuse à ses parentés éloignées.

Unité dans la force, unité dans l’idée, la guerre sainte et le " Livre " voilà leur drapeau, leur devise. Mais cette conception si forte est à courtes vues, car leur guerre sainte ignore le but final, le progrès humain ; et la stérilité fatale des impulsions tourainiennes condamne tous ceux qui les portent à travers le monde, à ne puiser dans le " Livre " que l’idéal religieux, en y laissant incompris l’idéal moral.

 Dans le désert  la force s’émiette, et seul arrivera au Soudan l’idéal religieux, de ceux qui apportaient le " Llivre ".Ceux pour qui ces missions venaient ne s’y trompèrent pas ; les parentés se pressentirent malgré les séparations séculaires, et chacun pouvant aisément se persuader qu’il descendait de Mahomet, se trouva prêt à accepter la formule.

Presque ce que tout le monde Bantou, composé en grandes parties de primitifs, contenait de sang oriental, devait être retrouvé dans les castes.

Les castes d’artisans, représentants des plus anciennes civilisations, étaient trop vieilles pour comprendre ce développement nouveau, prêtes cependant à le propager par intérêt et par calcul.

Les castes de guerriers [12] presque toutes d’origine berbère virent avec hostilité cette force nouvelle qui pouvait entrer en compétition avec la leur, et, encore aujourd’hui, affectent pour la plupart de n’être pas musulmanes.

Au contraire les castes immigrées à une époque relativement plus récente , magistrats, politiques de métier, prêtres de cultes divers, descendants d’Himyarites, d’Hébreux, de Sémites, de toutes sortes devinrent naturellement les instruments d’une propagande qu’elles étaient d’ailleurs seules capables de mener à bien et qui devait servir leur ambition. Elles formèrent ainsi les castes de Marabouts dont l’une, les Torodo, devait par la suite jouer un rôle considérable.

Le Ghanata se trouva donc converti tout d’un coup [13] du moins dans ses cadres, sinon dans la grande masse des primitifs, Peulhs et autres ; et cela se fit sans révolution, sans choc d’aucune sorte. Le grand empire Onakoré était un terrain préparé d’avance pour la culture de l’islamisme.. Cette religion était pour lui le développement normal, une de ces phases tellement attendues et nécessaires que les peuples voient une émanation de Dieu dans ceux qui les déterminent. Le Ghanata put se convaincre que cette religion  était faite pour lui, à ce point qu’il n’eut pas l’idée de la porter ailleurs.

Du reste, l’idéal religieux seul lui était parvenu. Il ne détermina ici aucun mouvement de conquête, même aucun prosélytisme dans le sud barbare. L’étude du coran, qui fut très approfondie dans cet empire si bien préparé, eût peut-être pu lui faire découvrir l’idéal moral, en faire le seul lieu de la terre où les masses eussent réellement compris le prophète, mais l’isolement indispensable était impossible à réaliser et l’heure du progrès s’annonçait à peine, que vers le sud s’apprêtait à l’engloutir, la marée montante des peuples barbares.

Vers 1230, nous dit Ahmet Baba, le Ghanata est conquis par les hordes sauvages des Sousous. Ce sont les pillards qui forment l’avant garde de l’invasion des Berbères du sud. [14] Dans la progression lente et  inconsciente qu’ils poursuivaient de l’est à l’ouest, à travers les siècles, ils s’étaient heurtés à la barrière de montagnes que leur opposait le Fouta-Djallon peuplé de primitifs. Une partie d’entre eux l’avait contournée par le sud et par le nord ,et, maintenant l’ancienne direction, étaient arrivés à la côte en deux groupes séparés, qui devinrent les Sousous de Sierra-Léone, les Sosés de Casamance, Gambie et du pays Cérère.

Mais la plus grande masse avait du obliquer vers le nord, et, utilisant toutes les voies d’accès, tomber sur le Ghanata. On ne trouve plus trace de leur passage le long du Niger, spectacle de tant de révolutions ultérieures, mais, sur la Falémé, se trouvent encore des Sosés, et les Sousokhos (nom de famille) sont nombreux parmi les Kassoukés et les Bambaras d'aujourd'hui. Ils étaient, dit Ahmet Baba, parents des  Malinkés ; ceux-ci arrivaient en effet derrière , parfaitement organisés, hiérarchisés, et conduits par les Keïtas.

Alors survient un coup de théâtre que l’historien de Tombouctou mentionne sans l’expliquer. Les chefs du Mali fondent leur empire sur les débris du Ghanata, mais ils chassent les Sousous qui sont pourtant de leur race.

Ces fétichistes du sud ont pris en main l’étendard de l’islam, ramassé dans les ruines de l’empire Onakoré et vont faire du prosélytisme. L’un d’eux se rendra même à La Mecque.

Que penser de tant de contradictions ? L’explication surgit d’elle-même si on se reporte aux origines. Les aristocrates mandingues et leurs chefs, dont nous avons analysé l’impulsion dans le premier chapitre, se sont trouvés tout à coup en présence de la civilisation Bantou. Ils ont vu la proie facile, mille fois plus précieuse que leurs bandes disciplinées, propres seulement à la conquête destructrice, toutes ces nouveautés si propres à devenir des instruments d’oppression : l’organisation déjà ébauchée, le Mahométisme.

Eux aussi ont reconnu dans ce dernier quelque chose qui leur appartenait, et dont le Ghanata n’avait eu que faire ; l’instinct touranien qui préside aux conquêtes, et la forme nouvelle sous laquelle il se présente ; le fanatisme irraisonné, le prosélytisme pour qui l’idéal religieux n’est qu’un prétexte, qui ne veut au fond que dominer partout, dut-il ne s’étendre qu’en élargissant le désert.

Aussi se contentent-ils d’accaparer cette succession si belle, et pour la première fois, se manifeste dans l’histoire l’absence extraordinaire de tout lien réel entre les chefs mandingues et les peuples qu’ils entraînent [15] ; ils ne songent maintenant qu’à se débarrasser des masses gênantes qui les ont amené jusque là.

Et l’on comprend dès lors pourquoi l’on cherche vainement sur le Sénégal et surtout le Niger, les vestiges particuliers de l’empire de Mali. Il est l’empire de Mali, mais non pas un empire Malinké. Il ne tient de cette race que ses maîtres. C’est toujours le Ghanata, seulement avec une autre étiquette, une orientation différente. Bien que ses anciens chefs soient maintenant souverains du Nord, la race de Mali est toujours soigneusement confinée par eux dans le Sud. L’on s’est hâté de chasser les Sousou dès la première heure, les païens du Mossi, un instant maîtres de Tombouctou, sont aussi repoussés. Tous ces gens du sud sont des païens, des ignorants (" diohal " d’où l’on fera " dioula ") et pendant qu’à Tombouctou  l’on construit la mosquée de Djinguer Ber, que les empereurs vont à la Mecque, on tente de convertir leurs anciennes bandes, qui voient arriver chez elles ces familles de nouveaux missionnaires, les Cissé, les Touré, Haïdra, Makasouba.

En 1352, Ibn Batouta visite Tombouctou et est pénétré d’admiration. Il semble cependant que les empereurs de Mali n’aient su qu’accaparer à leur profit et exploiter les richesses antérieurement accumulées, sans en faire produire de nouvelles. En tout il ne purent durer, l’équilibre économique était rompu entre le Sud et le Nord. Les deux cent ans de domination des " Mansa " Malinkés ne furent que la mise au pillage d’un entrepôt.

Pendant que dans l‘ancien empire d’Occident conquis par le Sud, les Onakorés, menés avec une vigueur jusqu’alors inconnue, donnaient le dernier effort dont ils devaient mourir, le Nord se préparait à prendre sa revanche en agissant sur la branche orientale du Niger.

Le parallélisme de formation des deux empires dus à la race « Sub-Ethiopienne ou Garamantique » de Duveyrier, Ghanata et Garama a déjà était étudié à propos du premier d’entre eux. Il est sans doute inutile de revenir ici sur leur formule ethnique et de faire encore le tableau de cette société composée en grande partie de primitifs, mais animée par le « sang bleu » des castes originaires d’Asie.

Les Garamantes durent, comme les Onakorés, reculer devant l’influence du Nord.

La présence des Romains dans l’Aïr à certaine époque montre même , combien ils étaient exposés à l’action directe des peuples septentrionaux, beaucoup plus que le Ghanata , qui grâce  au désert  fut toujours ignoré par les anciens. D’autres part, les Garamantes en s’établissant  sur le Niger, entraient en contact plus direct avec le Sud. Toutes ces conditions influèrent sur la destinée et la physionomie particulière du peuple que nous appelons Songhaï, Songhoï ou Songo.

Tout d’abord nous devons y reconnaître les anciens Garamantes, non seulement parce qu’en raison des considérations ethnographiques, géographiques et politiques énoncées dans le premier chapitre ci-dessus, il ne peut en être autrement, mais aussi parce qu’ils nous l’affirment eux- mêmes sans qu’il soit possible de s’y tromper.

Ainsi que nous l’apprend Raffenel, et que l’on peut encore facilement le constater sur place, leur " diamou " collectif, c’est à dire leur nom de peuple traditionnel est " Djiriman " (Garama-Djirma) le seul qu’aient connu les anciens voyageurs, Caillé, Mungo Park, Raffenel. Aucun d’eux ne nous parle des Songhaïs, ce n’est que depuis la découverte par Barth du manuscrit d’Ahmet Baba que ce dernier nom leur a été appliqué.

Pour ce qui est de son origine, elle peut être expliquée de deux façons qui sont peut-être toutes les deux vraies, car, dans les créations de nouveaux noms propres, les rapprochements de deux formes analogues quoique absolument étrangères, source de véritables jeux de mots, jouent souvent un rôle considérable.

Songhaï peut venir de Sonhadja, comme il a déjà été expliqué, ou bien se rattacher au nom de riverains primitifs du Niger qu’il faudrait retrouver dans les Songos ou Sommos de la Volta, Samokhos, Samos, Somonos, et qui auraient contribué à la formation des Songhaïs actuels. Le nom propre pourrait donc assez vraisemblablement prétendre aux mêmes origines que le peuple qu’il désigne.

L’architecture des Songhaïs est la même que celle de Djenné, dont nous avons déjà parlé ; caractéristique par l’absence de voûtes, et, comme les architectures de l’Asie mineure et de la Grèce, par l’inclinaison des profils vers l’axe vertical intérieur.

Le culte ancien du poisson, si souvent invoqué pour justifier l’hypothèse d’une origine purement Egyptienne est bien plus Chaldéen  qu’Egyptien.(représentations d’Anou, de Bel).

Quant aux traditions qui relatent des exodes partis de l’Yémen et de l’Egypte, ou des descendances de Mahomet, nous savons [16] comment il faut les apprécier. Elles sont probablement toutes vraies, en tout cas très vraisemblables, étant donné le mode de formation des peuples Bantou, mais le fait même qu’elles se rencontrent dans tout le Soudan chez les peuples les plus divers montrent bien qu’elles se souviennent seulement de l’origine de certaines castes, certaines familles, et qu’elles ne peuvent s’appliquer aux peuples eux-mêmes. D’ailleurs le mirage auquel on se laisse prendre en voulant reconnaître positivement un peuple ancien déplacé dans un moderne, est des plus trompeurs. Un peuple n’est lui-même qu’en un seul lieu. Son esprit seul peut se déplacer, porté par les énergies individuelles qui vont se grouper sous de nouvelles formes, suivant l’action des forces qui résultent du choc des éléments disparates.

Quoiqu’il en soit, l’origine principale des Songhaïs actuels n’est pas douteuse, non plus que l’influence prédominante du Nord, à laquelle les destinait leur situation géographique.

Vers 1430, l’empire de Mali décline sans raison apparente, simplement victime de l’épuisement des ressources amassées qui l’on fait vivre deux siècles.

La domination des souverains de Mali sur le grand marché Bantou s’est montrée impuissante. Elle l’a doué d’une forte organisation, mais elle n’a pas su le faire vivre. Pourtant s’il n’a pas été  complètement submergé par l’invasion brutale des peuples du sud, c’est bien grâce aux Mansas Malinkés, qui voulant garder la proie pour eux seuls s’attachèrent surtout à en écarter ceux qui la leur avaient conquise.

Mais maintenant ils vont disparaître, n’ayant pas su ménager les équilibres nécessaires, politique et économique, et, lorsque l’ancienne impulsion acquise s’éteint, en même temps que s’épuise la réserve de richesse, la réaction septentrionale, de sens opposé, se produit, aussi puissante qu’inéluctable.

Il y a en effet une succession à prendre, et, après le sud qui s’est ruiné lui-même, le nord va tenter l’entreprise. Lui aussi a des bandes indisciplinées qui frappent le premier coup, et des chefs qui depuis longtemps se préparent un instrument de conquête, organisent une armée : le peuple Songhaï. Et alors, les événements se précipitent. Les Berbères s’emparent de Tombouctou, où les remplace bientôt le roi Songhaï qui parti de Gogo devait arriver à Djenné à la mort de Sonni Ali ; le grand " empire intermédiaire " est crée ; Garama et Ghanata se sont joints.

En dépit de la crise qu’il  vient de subir, le vieux monde Bantou n’a pas changé. Les lois qui dirigent sa destinée sont toujours les mêmes, et paraissent être cette fois comprises par ceux qui sont appelés à y présider.

Mohammed ben abou Békir Askia réalise l’équilibre politique. Il fait des expéditions sur le Haut-Niger, dans l’intérieur de la boucle, vers Agadès, et contient ainsi à la fois le nord et le sud. L’équilibre économique en résulte immédiatement.

La fusion de ce qui reste des anciens empires, oriental et occidental a diminué l’importance de leurs marchés particuliers. Djenné et Gogo ne sont plus que des succursales de Tombouctou devenu le principal entrepôt, le centre de tout, le résumé, l’expression visible de l’antique raison d’être de cet empire qui depuis des siècles survit aux formes variées que les fluctuations diverses lui imposent.

La richesse revient ; c’est une époque bénie pour les marchands, et Ahmet Baba ne peut contenir l’expression de ses louanges.

Malheureusement, cet équilibre parfait sur lequel le grand Askia a su réédifier l’ancienne prospérité des empires intermédiaires, ses successeurs vont se montrer incapables de le maintenir. Ce n’est pas qu’il porte en lui-même la source de sa faiblesse, comme l’œuvre des Mansa Malinkés, mais il est instable comme tout ce qui est humain, et a besoin pour se maintenir du génie humain appliqué à un travail incessant.

Or les successeurs de Mohammed Askia, en le forçant à abdiquer après un règne de trente-six ans, ont détruit la force et la sûreté  de sa dynastie. Leur instabilité dérivera à priori de la sienne, et, absorbés par des luttes intestines ; ils seront incapables de faire face aux éventualités imprévues, à l’entrée en ligne d’un élément nouveau qui menace de détruire l’équilibre si laborieusement et si complètement réalisé.

A propos de l’empire de Ghanata, nous avons exposé déjà la situation favorable faite aux empires Bantou du côté du Nord-Ouest ; l’action exercée sur les hordes Berbères par les conditions climatiques ; le désert , ne permettant que l’échange des idées, s’opposant au passage des forces brutales. Cependant cet obstacle infranchissable va cesser de l’être, parce que rien n’est impossible à une volonté raisonnée, et qu’il s’est crée aussi une empire là-bas dans le Garb, habité par les descendants de ceux qui furent les almoravides, créateurs de l’unique civilisation arabe en Espagne, parents des créateurs inconnus de la civilisation Saharienne.

Le Maroc qui a vécu et s’est développé nourri par le Soudan, désire lui aussi boire à la source même. Il envoie de véritables armées, non plus des bandes sans disciplines ; ce qu’il désire  n’est pas tant le pillage que l’organisation préparée d’une colonie. L’empire Songhaï est cette fois en présence d’un péril inconnu ; il n’a plus comme pour ses luttes contre le sud païen, un auxiliaire dans la religion ; le désert combat bien pour lui, est même vainqueur une fois, mais finit par s’avouer impuissant. La première armée Marocaine désorganisée par la traversée des sables échoue. La seconde réussit, subjugue les Songhaïs et colonise. [17] Et, pour la troisième fois, encore, les mêmes causes produisent des effets analogues ; nous avons déjà vu Mali  repoussant dans le sud les Malinkés, les empereurs Songhaïs refoulent les Berbères ; nous voyons maintenant les colons marocains se rendre indépendants du Maroc. Mais ici le résultat est déplorable, et la déchéance commence tout de suite. Dans les deux exemples précédents, c’était la volonté qui s’affranchissait de l’instrument, pensant en avoir trouvé un meilleur. Mais cette fois, la volonté avait agi à distance, prétendant faire une colonie, non un empire, et l’instrument, après avoir détruit les volontés antérieures et s’être affranchi de celle qui l’animait ne put qu’assister impuissant à l’invasion définitive des Barbares dans cet antique monument de richesse tant de fois réédifié.

Le Nord et le Sud, Foulbés et Bambaras attaquent ensemble. Leurs lignes d’invasion, orientées vers des directions opposées, se longent sans se rencontrer, créant seulement une double muraille entre les tronçons désunis de l’ancien empire que les mâchoires enfin refermées de la tenaille Berbère viennent de couper en deux.

Les Foulbés, peuples primitifs associés au mouvement de retrait vers le sud du Ghanata, avaient commencé depuis longtemps à fuir eux aussi le désert, émigrant par petits groupes, portant pacifiquement ailleurs leurs mœurs pastorales ; mais les plus lents à se retirer s’étaient mélangés aux Berbères, et l’esprit de la race en avait été modifié au point que c’était maintenant un peuple guerrier [18] et fanatique, qui passait de la rive gauche sur la rive droite du Niger, s’emparait du Massina, et coupait Tombouctou de ses communications avec le sud, le laissant à la merci des Touaregs.

Ces derniers n’auraient-ils pas existé que la ruine n’en aurait pas été moins complète ; les peuples du nord installés dans la boucle du Niger et la séparation politique et économique du centre et du sud accomplie, c’en était assez pour que le désert put proclamer sa victoire, pour que le pas formidable qu’il venait de faire en avant fut, s’il ne survenait aucun changement avant deux siècles, définitif et irrémédiable.

Pendant le même temps, d’énormes masses hétérogènes, composées en grande partie de primitifs qu’on appelait Bamanaos ou Bambaras, disciplinées et mises en mouvement par les Malinkés Kouloubalis, descendaient le Niger. Les Bambaras durent, tant à cause de la présence des Foulbés sur le fleuve que par suite de la révolte d’une partie d’entre eux à Ségou, obliquer vers le Nord-Ouest et tenter de descendre le Sénégal. Ils occupèrent le Bélédougou, le Kâarta, se heurtèrent à l’ouest aux Soninkés, et, achevant d’user leur impulsion contre le désert qui les bornait au nord, ils se fixèrent sur place.

L’unité dans " l’empire intermédiaire " était morte pour un temps. Aucun équilibre n‘existait plus que celui qui résulte forcément de l’opposition inintelligente des éléments dissociés. Cependant, parmi ceux-ci, certains groupements subsistaient, dont il est intéressant d’étudier la formation et les tendances, parce que ce sont eux que nous avons trouvé dans le pays, et que leur passé intéresse directement notre avenir.

Nous avons vu que Tombouctou fut l’expression la plus parfaite  où put se manifester cet équilibre économique que l’empire Songhaï entraîna dans sa chute.

Elle se trouva ainsi naturellement, seule dépositaire des traditions et des souvenirs, seule capable de lutter encore pour revivre la vie d’autrefois.

Mais les conditions étaient bien changées ; les Foulbés venus du nord-ouest l’avaient coupée de ses communications avec le Sud ; Tombouctou était captive du Sahel et la limite du désert devait être reculée encore de trois cent kilomètres.

Un homme remarquable : El Bakay essaya bien de réédifier pour un temps l’indépendance de la ville en réalisant un équilibre secondaire et artificiel par l’opposition des Foulbés, maintenant maîtres du sud, et des Touaregs du nord ; mais ce n’était plus le plan d’autrefois ; le Sud véritable, la source de toute richesse était hors d’atteinte, et la dernière trace d’un passé glorieux continua à souffrir de cette maladie de langueur dont rien ne semblait plus désormais pouvoir la guérir, lent acheminement vers la ruine définitive, l’effacement intégral où s’endorment depuis des siècles , l’une après l’autre, les antiques capitales du désert.

Djenné, unique vestige de l’antique Ghana devait à sa situation plus méridionale de pouvoir vivre encore. Le mouvement de recul général ne la laissait pas entièrement abandonnée , après avoir été la porte du Sud dans le Ghanata, elle pouvait maintenant espérer rester la porte du Nord.

Bien loin, dans l’Ouest des deux villes, séparés d’elles par la double muraille humaine des Barbares, les anciens éléments dissociés du Ghanata, secondés par la politique clairvoyante de Faidherbe s’échelonnent le long du Sénégal qu’ils s’efforcent avec notre appui de défendre contre les incursions des nomades du nord. Les Soninkés s’absorbent dans la contemplation de l’idéal entrevu, qui fait d’eux le seul peuple réellement musulman dans le Soudan, tandis qu’à côté d’eux les métis des Peulhs primitifs préparent l’avenir en lui créant une réserve d’énergies nouvelles.

Nous avons parlé ailleurs déjà des Peulhs primitifs, la seule collection d’individus qui, au Soudan, puisse être appelée une race, de leur inaptitude à comprendre une existence autre que la leur, de leur attachement aux mœurs pastorales. En fait l’histoire de ce peuple ; quoique intimement liée à celle des Bantous, ne se confond jamais avec elle. Il aurait été impossible de la faire entrer dans le plan général, où elle ne commence à intervenir qu’avec l’irruption des Foulbés dans le Massina. C’est une histoire " à côté ", dont l’étude ne peut être qu’un appendice, jusqu’à ce qu’elle devienne, avec l’étonnante expansion de l’aristocratie Torodo, l’histoire même de l’Afrique Occidentale.

La première partie nous intéresse seule , en tant qu’évolution d’une race et création de forces nouvelles.µ

Il est impossible de dire à quelle époque a pu commencer l’exode des Peulhs fuyant le désert. Ont-ils été entraînés par les Onakorés dans leur mouvement de recul ? Avaient-ils commencé avant eux ? Cette dernière supposition est la plus probable. En tout cas leur exode s’est effectué peu à peu  pendant une période de temps si considérable, que nous avons pu voir les derniers d’entre eux arriver dans le Massina en conquérants n’ayant plus de commun avec les premiers [19] que le langage.

Pendant une longue suite de siècles, il y eut donc des Peulhs dans le sud, le centre et le nord, soumis aux influences les plus diverses.
Les premiers émigrants ouvrirent sans doute au Ghanata ses deux voies principales de pénétration vers le sud. Les uns allèrent dans le Fouta-Djallon où les conditions climatiques exceptionnelles leur permirent de prospérer .Les montagnes, en outre, les protégèrent suffisamment, pour qu’ils puissent en maint endroit conserver leur race à peu près pure. Ils constituèrent ainsi un terrain tout préparé pour les quelques Foulbés et Torodos émigrés du Massina, " Peulhs nouveaux " dirait Bello, qui vinrent établir un pouvoir théocratique, amenant avec eux leurs instincts guerriers, leur fanatisme religieux et aussi toute la litanie des traditions Bantou, Berbères et Arabes , l’Yémen, l’Egypte, les Sehabat [20], voire Mahomet. D’autres s’enfoncèrent dans la boucle du Niger ; quelques uns devaient aller  jusque dans le Haoussa et le Sokoto, d’autres se fondirent dans les populations noires, aborigènes et Mandingues contribuant à la formation des futurs Bambaras et Onassouloukés. Ici l’absorption fut si complète qu’ils perdirent jusqu’à leur langue particulière d’ordinaire si vivace. Cependant leurs noms de famille ne firent que se modifier et eux mêmes nous affirment la synonymie de : Dial ou Kan et Diallo, Diara ; Ba et Diakité ; Sô et Sidibé ; Bari et Sankaré.

Dans les centres, sur les bords du Sénégal, les Hassoukés nous montrent les produits du croisement de Peulhs venus du Nord à une époque récente et des restes de l’invasion des Sousou. Le " diannou " Sousokho est en effet très fréquent chez eux et leur langue se rapproche beaucoup du pur dialecte mandingue que parlent les Sosés du sud.

Non loin d’eux et venus bien avant eux sur les bords du fleuve, se sont groupés et transformés ceux que nous appelons les " Toucouleurs ". Rassemblés en un corps de nation par des castes Bantou [21] qui conservent encore aujourd’hui certains privilèges, ils ont subi l’invasion Mandingue et se sont transformés par de nombreux métissages sous la domination de représentants de Mali qu’ils appelaient les Déniankés, puis, affranchis de nouveau par la caste des Torodos, imbus de son esprit et de son fanatisme, absorbés par elle, ils ont pu fournir des aristocraties à tous les peuples, donner naissance à la race des grands conquérants : Othman, Dan Fodié qui rétablit l’empire d’orient dans le Sokoto, El Hadj Omar qui rêve de renverser la double barrière des Barbares  et de réaliser une fois de plus l’unité du grand " Empire intermédiaire ".

Mais ce dernier effort était inutile car les Français s’avançaient déjà vers le Niger, renversant indistinctement tout ce qui gênait leur marche, conscients et sûrs de leur mission, décidés à la conquête intégrale de ces pays bouleversés, seuls capables de rétablir ensuite leur prospérité disparue en réédifiant dans un tout harmonieux, l’ancien équilibre déterminé par les lois immuables.



Approuvé :

Kayes ; le 30 avril 1897


Le Colonel Commandant Supérieur des Troupes
Lieutenant Gouverneur du Soudan Français,

Signé : de Trentinian.






[1] Ta-ganet. Le préfixe Ta n’a en Berbère que l’importance qu’aurait ailleurs une désinence féminine. La racine est Ganet, Ghanata qui se retrouve encore dans Tadza-cantes nom d’une tribu importante de maures zenaga
[
2] Vivien de Saint Martin, Le nord de l’Afrique, p.173 et sqq .
[3] Curtins. La plupart des mots qui nous restent des langues anciennes de l’Asie Mineure se ramènent à la souche arienne. Les mythes et la religion des peuples sont apparentés de plus près aux mythes de la Grèce qu’aux religions sémitiques.
[4] Le cimetière du quartier Phénicien à Memphis a fourni un certain nombre de stèles araméennes d’époque persanne. (Brugsch)
[5] L’on peut constater dans les inscriptions rupestres du Sahara la présence fréquente de la Swastika, l’emblème mystique (dessin de la croix gammée) qui a toujours été considéré comme la marque la plus sûre de l’influence arienne, dont il détermine en quelque sorte la zone d’extension. De plus, l’alphabet Touareg, le même que celui des inscriptions rupestres, ressemble beaucoup aux premiers alphabets ariens dérivés du phénicien, l’alphabet archaïque de Théra, les alphabets étrusques.
[6] Marin de Tyr, Ptolémée, Duveyrier.
[7] Niani, Gambie, Casamance, où il n’y a d’ailleurs pas de Ouolofs.
[8] Les Soninkés appellent les Maures et Peulhs, non pas " Saré-Khollé " hommes blancs mais " Saré-Dombé " hommes rouges. On pourrait en induire que s’ils ont jamais existé, les hommes blancs dont le nom seul subsiste, étaient visiblement d’une autre race que les Peuhls, les Berbères et les Sémites.
[9] Ou Ba-Ghena. Toujours la même racine (Ghana)
[10] Crozat, chez les Bobos.
[11] Léon l’Africain
[12] Les Bakiris (Soninkés) peut-être aussi les véritables " Sarakhollés " du sud. Ceux-ci, du moins certains d’entre eux, sont les seuls noirs vraiment matérialistes que l’on puisse rencontrer. Ils exposent d’ailleurs très judicieusement leurs convictions négatives. Ce caractère est peut-être le plus important qui permette de croire à la présence ancienne d’un élément arien au Soudan, car le matérialisme pur est exclusivement arien et les spéculations métaphysiques les plus élevées des Brahmes ont elles-mêmes pour base un matérialisme.
[13] Ref. Amhet Baba.
[14] Voir 1er chap. Les origines.
[15] Ibid.
[16] Raffenel et 1er Chap. Les origines.
[17] Ref. Ahmet Baba.
[18] Ref. Note de la page 22 , 1er Chap.
[19] Ibid.
[201] Parmi les Sehabat, celui dont on préfère ordinairement descendre, est naturellement Okba ibn Nafa el Fahri, le grand conquérant de l’Afrique du Nord, dont le nom revient fréquemment dans les traditions, le plus souvent incomplet et presque méconnaissable.
[21]
Raffenel, Légende des six castes.