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Notice ethnologique sur le Soudan,
commandant Moreau,
avril 1897.




Introduction



par
Jean-Louis Triaud,
Professeur d'Histoire de l'Afrique,
université de Provence



 





1er niveau : Le savoir d'un jeune officier.
2ème niveau : un essai de construction intellectuelle sur l'Afrique.
3ème niveau : le début des études africaines.
Conclusion.







Ce document compte 35 pages dans la version retranscrite proposée à la lecture. 

J'ai lu avec intérêt la notice du Lieutenant Moreau. Je regrouperai mon commentaire en trois niveaux de lecture. Il est important, à cet égard, de replacer ce document dans l'univers des connaissances de l'époque.


1er niveau : Le savoir d'un jeune officier.


Le lieutenant Moreau a 28 ans. Il est arrivé en Afrique quatre ans plus tôt. Son premier séjour en Afrique date de mars 1893 (Sénégal). Il rejoint l’état-major des troupes du Soudan en octobre 1896.

L'Afrique française est alors en pleine période d'organisation. Ségou est conquise en 1890 et Tombouctou en décembre 1893. Le Soudan français est créé comme colonie autonome à la date du  18 août 1890. L'Afrique Occidentale Française, qui devient le cadre institutionnel couvrant toute l'organisation française en Afrique de l'Ouest, est créée par décret du 16 juin 1895. C'est dans ce contexte pionnier que s'inscrivent le séjour et le travail du lieutenant Moreau.

La première remarque que je voudrais faire porte sur l'étendue de la compétence bibliographique de l'auteur. Trente-quatre auteurs sont cités. Ce sont, d'abord, les géographes ou auteurs antiques, qui sont le point de départ des connaissances géographiques, au premier rang desquels Ptolémée et Hérodote, ainsi que Marin de Tyr, Platon (Timée), Diodore de Sicile, Timagêne, Pomponius Mela, Denys de Mitylène, Varron. On trouve également des autorités en matière de géographie (Vivien de Saint Martin), d'Egypte antique (Maspero), de Sahara (Duveyrier) ou d'histoire de France (Lavisse et Rambaud), des classiques de la découverte et des voyages d'exploration en Afrique, Léon l'Africain, Ca Da Mosto - d'après Walkenaer (et non Walkeaner), Heinrich Barth, Denham Clapperton et Oudney (dont un texte de Muhammad Bello, 2ème sultan de Sokoto), Raffenel, des références aux revues et institutions ethnographiques : Hamy (communication à la société d’anthropologie de Paris, 21 janvier 1875) ; Keane, Journal of the anthropological Institute, Londres, 1884, le Bulletin de Société de Géographie (juin 1896). Il est fait mention d'un manuscrit, découvert par Barth, et attribué à cette époque au savant tombouctien Ahmed Baba (il s'agit d'un Tarikh / Histoire, en arabe, de la boucle du Niger, écrit en fait par un autre lettré, au XVIIème siècle). On trouve enfin  des références diverses relatives à l'Afrique ou à d'autres continents : Fornander, An account of the Polynesian race; Mourad,  Kuste Von Priméa; Wirchow, Schweinfurth, Richard et John Sander, Rev . S Mateer, Alexis Bertrand, Hanny, Curtins, Brugsch, Crozat. Ces références sont en français, anglais et allemand. L'ensemble du texte témoigne aussi, par les allusions et références à différentes sociétés sur plusieurs continents, d'une culture ethnographique large acquise dans des manuels, des dictionnaires ou dans des enseignements suivis par l'auteur. Je ne pense pas que tous les jeunes officiers de l'époque possédaient un tel bagage ethnographique. Il y a donc, certainement, une part d'initiative personnelle dans ce dépouillement bibliographique. Cela correspond à la curiosité propre du jeune Moreau pendant ses études.


2ème niveau : un essai de construction intellectuelle sur l'Afrique


Ce qui est frappant, c'est que le Soudan devient, pour l'auteur, l'occasion d'une fresque beaucoup plus vaste. La première partie de son texte en parle très peu. 

Le lieutenant Moreau mobilise toutes ses lectures et sa passion pour démontrer des thèmes qui lui tiennent à cœur, mais qui ne correspondent plus du tout à l'état des connaissances actuelles et qui, sans doute dès cette époque, n'emportaient pas une adhésion générale. La théorie directrice de l'auteur réside dans sa volonté d'établir une parenté entre l'Asie et l'Afrique par l'intermédiaire, notamment, d'un point de passage égyptien. Conformément à l'esprit de l'époque, il imagine des migrations en chaîne. Ainsi (p. 21), " vingt cinq siècles avant notre ère, les Shasous (Hyksos), conduits par les Mongols, conquéraient l'Egypte… Trente cinq siècles plus tard, les hordes barbares des Sousous, Sosés ou Soussokhos envahissaient au Soudan l’empire Ouakoré de Ghanata ouvrant la route aux invasions postérieures des Malinkés " (p. 21). L'auteur raisonne ensuite sur " l’arrivée de ces éléments mongoliques " et ajoute que  " certains individus, certaines familles, particulièrement chez les Mandingues (Malinkés) portent sur leur visage et surtout dans leur langue, les preuves de leur parenté avec les races mongoliques " (p. 21). C'est là une hypothèse, déjà fort audacieuse pour l'époque, qui n'a trouvé aucune confirmation dans les recherches ultérieures. Le lieutenant Moreau  imagine ainsi une grande invasion de " Shasous ou Berbères " (?), de Cananéens et de Mongols, qui progresse vers l'ouest " occupe le Nord et le Sud, et enserre les Bantou dans les pinces d’une tenaille qui veut se refermer sur eux " (p. 23). C'est un bel exercice de stratégie virtuelle, comme on dirait aujourd'hui. 

En fait, le jeune lieutenant n'ignore pas qu'il lance des hypothèses difficiles à vérifier. A la fin de son premier chapitre (p. 22), il reconnaît manquer de " grandes certitudes ", tout en justifiant ses " rapprochements " et ses " hypothèses " par le fait " qu'ils  permettent souvent de serrer de plus près la vérité " : " des hypothèses qui paraissent au premier abord trop audacieuses, sont en réalité plausibles et naturelles sans même avoir besoin de s’appuyer sur des observations scientifiques ". Cet enthousiasme et cette méthode de rapprochements hypothétiques pouvaient ne pas convaincre tout le monde.


3ème niveau : le début des études africaines


Ce texte est très intéressant pour nous montrer les débuts des travaux sur l'Afrique à la fin du XIXème siècle. Conformément à l'esprit de son temps, et parfois du nôtre, il y a chez le lieutenant Moreau une fascination pour les grandes migrations et les influences proche-orientales.

Et de même qu'aux origines de l'histoire d'une partie de l'Europe, on trouve les " Grandes Invasions ", ainsi en serait-il de même en Afrique avec une autre chaîne d'invasions venues elles aussi d'Asie. La symétrie est frappante et a dû inspirer l'auteur. Tandis que le lieutenant Moreau fait des Malinkés / Mandingues (du Mali actuel) des descendants d'un " élément ethnique mongoloïde " venu en Afrique, d'autres auteurs feront des Peul des populations originaires d'antiques " migrations judéo-syriennes ". La méthode est identique. Il convient d'ajouter que toutes ces hypothèses ont été abandonnées depuis longtemps.

D'une certaine manière, ce genre de démarche montre que l'on souhaite intégrer ces populations africaines dans le vaste monde et les mettre en relation avec des éléments déjà connus en Europe (ici Mongols, Egypte). Il y a, dans cette période pionnière, des jeunes officiers, comme le lieutenant Moreau, qui se passionnent pour ces nouveaux pays et souhaitent leur donner leurs " titres de noblesse ". C'est là l'une des raisons de ces rapprochements hypothétiques. Si ce sont des descendants des Mongols, ce ne sont donc pas des " sauvages ", mais des héritiers d'une vieille civilisation déjà connue, même si celle-ci n'a pas laissé que des bons souvenirs.

Voilà comment un certain nombre d'auteurs, au début des études sur l'Afrique, imaginent diverses hypothèses pour intégrer le continent noir dans une grille de compréhension admise ailleurs, et selon des modèles empruntés ailleurs. 


Conclusion


Ce travail est une sorte d'exercice d'école par lequel un jeune lieutenant combine ses vastes lectures avec son intérêt pour les nouvelles sociétés découvertes. L'administration française commence à pousser ses administrateurs (civils) et ses officiers à produire des études ethnographiques afin de mieux connaître le terrain conquis. La notice du lieutenant Moreau s'inscrit dans ce mouvement général, qui ira en se développant.

Mais l'administration a besoin d'informations factuelles abondantes, puisées sur le terrain. Ici le lieutenant Moreau s'est plutôt "évadé" dans une grande spéculation "géopolitique" qui déborde très largement le terrain soudanais. L'"explication par l'Asie" n'a sans doute pas dû convaincre ses supérieurs.

Le travail magistral qui fera autorité sur le Soudan viendra un peu plus tard, sous la plume d'un administrateur civil, Maurice Delafosse. Il s'agit de Haut-Sénégal-Niger (autre nom du Soudan français à cette époque), 2 tomes, publié en 1912.

Le gouverneur général Clozel écrit, dans la préface de cet ouvrage : " Lorsque j'ai pris possession du Gouvernement du Haut-Sénégal-Niger au mois de mai 1908, parmi les documents que j'ai eu à consulter pour étudier la Colonie nouvelle dont j'étais chargé, figuraient des monographies de cercles établies par ordre de mon prédécesseur en 1903. Ces travaux, généralement intéressants, ne correspondaient cependant plus à la réalité. Les documents de ce genre vieillissent vite dans une colonie aussi jeune et aussi vivante que le Soudan… ". C'est dans ces conditions qu'il fut fait appel à une nouvelle vague de monographies et d'études dont Delafosse réalisa la synthèse - ce même Delafosse qui avait lui-même écrit, en 1901, alors qu'il avait 31 ans, un article imprimé intitulé " Sur les traces probables de civilisation égyptienne et d'hommes de race blanche à la Côte d'Ivoire ". Ainsi, le lieutenant Moreau est-il à tous égards un précurseur et un pionnier.



Jean-Louis Triaud,
Professeur d'Histoire de l'Afrique, université de Provence