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J'ai lu avec intérêt la notice du Lieutenant Moreau. Je regrouperai mon
commentaire en trois niveaux de lecture. Il est important, à cet égard,
de replacer ce document dans l'univers des connaissances de l'époque.
1er
niveau : Le savoir d'un jeune officier.
Le lieutenant Moreau a 28 ans. Il est arrivé en Afrique
quatre ans plus tôt. Son premier séjour en Afrique
date de mars 1893 (Sénégal). Il rejoint
l’état-major des troupes du
Soudan en octobre 1896.
L'Afrique française est alors en pleine période
d'organisation. Ségou est conquise en 1890 et Tombouctou en décembre
1893. Le Soudan français est créé comme
colonie autonome à la date du
18 août 1890. L'Afrique Occidentale Française, qui devient
le cadre institutionnel couvrant toute l'organisation française en
Afrique de l'Ouest, est créée par décret du 16 juin 1895. C'est dans ce
contexte pionnier que s'inscrivent le séjour et le travail du lieutenant
Moreau.
La première remarque que je voudrais faire porte sur l'étendue de la
compétence bibliographique de l'auteur. Trente-quatre auteurs sont
cités. Ce sont, d'abord, les géographes ou auteurs antiques, qui sont le
point de départ des connaissances géographiques, au premier rang
desquels Ptolémée et Hérodote, ainsi que Marin de Tyr, Platon (Timée),
Diodore de Sicile, Timagêne, Pomponius Mela, Denys de Mitylène, Varron.
On trouve également des autorités en matière de géographie (Vivien de
Saint Martin), d'Egypte antique (Maspero), de Sahara (Duveyrier) ou
d'histoire de France (Lavisse et Rambaud), des classiques de la
découverte et des voyages d'exploration en Afrique, Léon l'Africain, Ca
Da Mosto - d'après Walkenaer (et non Walkeaner), Heinrich Barth, Denham
Clapperton et Oudney (dont un texte de Muhammad Bello, 2ème sultan de
Sokoto), Raffenel, des références aux revues et institutions
ethnographiques : Hamy (communication à la société d’anthropologie de
Paris, 21 janvier 1875) ; Keane, Journal of the anthropological Institute, Londres, 1884, le
Bulletin de Société de Géographie (juin 1896). Il est fait mention
d'un manuscrit, découvert par Barth, et attribué à cette époque au
savant tombouctien Ahmed Baba (il s'agit d'un Tarikh / Histoire, en
arabe, de la boucle du Niger, écrit en fait par un autre lettré, au
XVIIème siècle). On trouve enfin
des références diverses relatives à l'Afrique ou à d'autres continents :
Fornander, An account of the
Polynesian race; Mourad,
Kuste Von Priméa; Wirchow, Schweinfurth, Richard et John Sander, Rev
. S Mateer, Alexis Bertrand, Hanny, Curtins, Brugsch, Crozat. Ces
références sont en français, anglais et allemand. L'ensemble du texte
témoigne aussi, par les allusions et références à différentes sociétés
sur plusieurs continents, d'une culture ethnographique large acquise
dans des manuels, des dictionnaires ou dans des enseignements suivis par
l'auteur. Je ne pense pas que tous les jeunes officiers de l'époque
possédaient un tel bagage ethnographique. Il y a donc, certainement, une
part d'initiative personnelle dans ce dépouillement bibliographique.
Cela correspond à la curiosité propre du jeune Moreau pendant ses
études.
3ème
niveau : le début des études africaines
Ce texte est très intéressant pour nous montrer les débuts des
travaux sur l'Afrique à la fin du XIXème siècle. Conformément à l'esprit de son
temps, et parfois du nôtre, il y a chez le lieutenant Moreau une fascination
pour les grandes migrations et les influences proche-orientales.
Et de même qu'aux origines de l'histoire d'une partie de l'Europe, on
trouve les " Grandes Invasions ", ainsi en serait-il de même en Afrique avec une
autre chaîne d'invasions venues elles aussi d'Asie. La symétrie est frappante et
a dû inspirer l'auteur. Tandis que le lieutenant Moreau fait des Malinkés /
Mandingues (du Mali actuel) des descendants d'un " élément ethnique mongoloïde "
venu en Afrique, d'autres auteurs feront des Peul des populations originaires
d'antiques " migrations judéo-syriennes ". La méthode est identique. Il convient
d'ajouter que toutes ces hypothèses ont été abandonnées depuis longtemps.
D'une certaine manière, ce genre de démarche montre que l'on souhaite
intégrer ces populations africaines dans le vaste monde et les mettre en
relation avec des éléments déjà connus en Europe (ici Mongols, Egypte). Il y a,
dans cette période pionnière, des jeunes officiers, comme le lieutenant Moreau,
qui se passionnent pour ces nouveaux pays et souhaitent leur donner leurs "
titres de noblesse ". C'est là l'une des raisons de ces rapprochements
hypothétiques. Si ce sont des descendants des Mongols, ce ne sont donc pas des "
sauvages ", mais des héritiers d'une vieille civilisation déjà connue, même si
celle-ci n'a pas laissé que des bons souvenirs.
Voilà comment un certain nombre d'auteurs, au début des études sur
l'Afrique, imaginent diverses hypothèses pour intégrer le continent noir dans
une grille de compréhension admise ailleurs, et selon des modèles empruntés
ailleurs.
Conclusion
Ce travail est une sorte d'exercice d'école par lequel un jeune
lieutenant combine ses vastes lectures avec son intérêt pour les nouvelles
sociétés découvertes. L'administration française commence à pousser ses
administrateurs (civils) et ses officiers à produire des études ethnographiques
afin de mieux connaître le terrain conquis. La notice du lieutenant Moreau
s'inscrit dans ce mouvement général, qui ira en se développant.
Mais l'administration a besoin d'informations factuelles abondantes,
puisées sur le terrain. Ici le lieutenant Moreau s'est plutôt "évadé" dans une
grande spéculation "géopolitique" qui déborde très largement le terrain
soudanais. L'"explication par l'Asie" n'a sans doute pas dû convaincre ses
supérieurs.
Le travail magistral qui fera autorité sur le Soudan viendra un peu plus
tard, sous la plume d'un administrateur civil, Maurice Delafosse. Il s'agit de
Haut-Sénégal-Niger (autre nom du Soudan français à cette époque), 2 tomes, publié en 1912.
Le gouverneur général Clozel écrit, dans la préface de cet ouvrage : " Lorsque
j'ai pris possession du Gouvernement du Haut-Sénégal-Niger au mois de mai 1908,
parmi les documents que j'ai eu à consulter pour étudier la Colonie nouvelle
dont j'étais chargé, figuraient des monographies de cercles établies par ordre
de mon prédécesseur en 1903. Ces travaux, généralement intéressants, ne
correspondaient cependant plus à la réalité. Les documents de ce genre
vieillissent vite dans une colonie aussi jeune et aussi vivante que le Soudan…
". C'est dans ces conditions qu'il fut fait appel à une nouvelle vague de
monographies et d'études dont Delafosse réalisa la synthèse - ce même Delafosse
qui avait lui-même écrit, en 1901, alors qu'il avait 31 ans, un article imprimé
intitulé " Sur les traces probables de civilisation égyptienne et d'hommes de
race blanche à la Côte d'Ivoire ". Ainsi, le lieutenant Moreau est-il à tous
égards un précurseur et un pionnier.
Jean-Louis Triaud,
Professeur d'Histoire de l'Afrique,
université de Provence