

Première partie
Dédié au Roi (1)
Les détails d’un
voyage qui a eu pour terme l’arrivée de celui qui l’a entrepris à la
ville de Temboctou, objet de tant de recherches et de conjectures, sont
faits pour exciter au plus haut point l’intérêt de tous les lecteurs. En
effet, toutes les nations de l’Europe ont, depuis longues années, montré
un égal empressement à éclaircir tous les doutes qui existent sur les
contrées mystérieuses du centre de l’Afrique, et à se procurer surtout
quelques notions sur le cours du Niger et sur les mœurs des habitans de
ses rives. Aussi, nous trouvons-nous heureux de pouvoir entretenir nos
lecteurs du voyage de M. Caillé, au moment même où il est livré à la
curiosité publique.
René Caillié, né à
Mauzé en 1800, fut dès ses plus jeunes années doués de cette ardeur, de
cet enthousiasme indispensables aux entreprises, de voyages périlleux,
et qui le portèrent à choisir l’Afrique pour théâtre de ses aventureuses
excursions. A peine âgé de seize ans, il s’embarqua sur le brick la
Loire, qui, étant partie de conserve avec la Méduse, ne
partagea pas le funeste sort de cette frégate, et aborda heureusement à
Saint-Louis. Notre auteur projetait de se joindre à l’expédition du
major Gray. Mais des circonstances imprévues le forcèrent à retourner en
France, et ce ne fut qu’en 1818 qu’il repartit pour le Sénégal, où il
s’attacha à M. Adrien Partarrieu, envoyé par le major Gray pour acheter
à Saint-Louis les objets qu’avait demandés le roi de Bondou, et qui se
disposait à rejoindre l’expédition. Avec cette caravane composée de
soixante ou soixante et dix hommes, tant blancs que nègres, et de trente
(deux chameaux richement chargés, il partit, le 6 février 1819, d’un
village du royaume de Cayor, non loin du Sénégal, et traversa le pays
des Yolofs, celui des Foulahs et le royaume de Bondou. Les fatigues de
ce voyage encouragèrent et préparèrent M. Caillié à celles qu’il devait
supporter plus tard pour arriver à Temboctou.
En 1824, il partit
de nouveau de Saint-Louis, et se rendit chez les Bracknas (2), où il se
familiarisa avec les mœurs et les usages des Maures. Plus tard il se
rendit aux établissemens anglais de la Gambie. Cette partie de son
voyage contient des détails extrêmement curieux sur les Nalous, les
Landamas, et les Bagos. Mais nous croyons devoir accorder la préférence
à ce que dit M. Caillié des régions moins connues où il pénétra
postérieurement.
“Dans
l’impossibilité où j’étais, dit-il, d’obtenir le moindre secours pour
mon voyage, je me déterminai à l’entreprendre à mes frais. J’espérais
qu’à mon retour le gouvernement français, toujours juste appréciateur
des entreprises qui exigent du courage, récompenserait le service que
j’aurais rendu aux sciences géographiques, en faison connaître les
nouvelles contrées que j’allais visiter (3).
« Encouragé par
cette idée, je disposai de mes économies pour acheter du papier, des
verroteries et autres articles. Pendant mon séjour à Freetown, capitale
de la colonie de Sierra-Leone, j’avais fait la connaissance de quelques
Mandingues et Seracolets. Ceux-ci, qu’on appelle aussi Sarakoalis,
sont une corporation de marchands voyageurs en Afrique, et que, par
erreur on prend quelquefois pour une nation. Je profitai de la confiance
que je leur avais inspirée, pour me procurer des rensignemens sur un
pays que je me proposais de visiter. Pour m’assurer de leurs bons
offices, je leur fis présent de quelques bagatelles, et, un jour, je
leur dis avec un air de mystère, et en grand secret, que j’étais né en
Egypte, de parens arabes; que, dans mon enfance, j’avais été transporté
en France par des soldats appartenant à l’armée d’occupation, et que
dans la suite, conduit au Sénégal par mon maître, j’en avais reçu la
liberté en récompense de ses services. J’ajoutai que me voyant libre, je
désirais retourner en Egypte pour y chercher mes parens et rentrer dans
la religion de Mahomet. »
Sous cet ingénieux
prétexte, M. Caillié effectua son départ le 19 avril 1827, en côtoyant
le Rio-Nunez, accompagné par cinq Mandingues libres, trois
esclaves, un porteur Foulah, un guide et sa femme. A cette troupe se
joignirent pendant la route quelques Foulah. Voici quelques passages de
cette partie du voyage.
« Les Foulahs, dit
l’auteur, se rendent à Bouré pour s’y procurer de l’or qu’ils
échangent sur la côte contre des fusils, de la poudre à canon, des
verroteries et autres articles avec lesquels ils achètent des esclaves.
Ces peuples sont belliqueux et aiment passionnément leur patrie. Tous,
sans exception, vont à la guerre, et il ne reste dans les villages que
les vieillards et des femmes. Quelque-uns portent des fusils et des
sabres, mais les armes le plus généralement usitées sont l’arc et la
lance. Ils ont un poignard à lame droite et sortant des fabriques du
pays. Ils portent un coussabe et des culottes d’étoffe blanche,
un pagne, des sandales et un bonnet rouge. Ils tressent leurs cheveux et
ils les graissent avec du beurre. Un foulah sort rarement sans avoir
plusieurs lances à la main. Je remarquai qu’ils sont extrêmement
propres. Ils se lavent souvent tout le corps, et toujours avec de l’eau
tiède.
« Ils prisent
beaucoup, mais ne fument pas, et préfèrent le tabac acheté dans nos
établissemens à celui qui vient dans leur pays. Les femmes sont vives,
jolies et d’un heureux caractère. Elles nettoient leurs dents avec du
tabac à priser. Leur costume est simple et toujours très propre. Comme
tout le reste de leur sexe, dans l’intérieur de l’Afrique, elles sont
entièrement soumises aux volontés de leurs maris, avec lesquels elles ne
prennent aucune liberté, et qui ne sont, au fait, que leurs maîtres et
seigneurs. Je puis dire, du reste, que je n’ai jamais vu un seul mari
battre sa femme. Ainsi que les Maudingues, les Foulahs peuvent avoir
quatre femmes, le Koran ne leur permettant pas d’en prendre un plus
grand nombre, privilège, d’ailleurs, dont les riches seuls profitent :
car les pauvres n’en ont jamais plus de deux. Ces femmes cultivent un
petit jardin attenant à leurs huttes ; elles ont des endroits séparés
pour dormir et pour prendre leur repas, et mangent très rarement
ensemble. Elles font à tour de rôle la cuisine du mari, qui leur donne à
chacune une vache dont elles tirent le lait matin et soir. »
Le 30 mai, M.
Caillié se réunit à une caravane de marchands, et le 11 juin il arriva à
Couroussa, village d’Amana, sur la rive gauche du Dhioliba,
(Joliba ou Niger). Laissons-le parler lui-même.
« La fièvre m’avait
quitté, et je n’éprouvais plus qu’un violent mal de tête. Je me hâtai
d’aller voir le Dhioliba qui, depuis longtemps, était l’objet de
ma curiosité. Je remarquai qu’il coule dans la direction du
sud-ouest-quart-sud à l’est-nord-est, pendant quelques milles, après
quoi il tourne à l’est directement. Un peu au nord du village, est un
banc de sable, près de la rive gauche. Je m’assis un instant pour
regarder cette rivière mystérieuse sur laquelle les géographes européens
ont cherché pendant si longtemps à se procurer des renseignemens. A côté
de la rive gauche, en tirant vers le nord, sont des collines de cent,
cent cinquante et deux cents pieds d’élévation, couvertes de jeunes
arbres, et dont le sol rougeâtre me parut de même nature, et dont le sol
rougeâtre me parut de même nature que celui de Sierra-Leone. Le courant
de la rivière pouvait avoir une rapidité de deux milles et demi ou trois
milles à l’heure, et sa profondeur était en ce moment de neuf pieds, ce
que je calculai d’après les bâtons dont on se servait pour faire avancer
le bateau. La rive droite est plus basse que la gauche, sur laquelle est
situé le village, à une élévation de l’eau d’un vingtième de mille
environ.
« Les habitants de
ce pays font une grande consommation de tabac à priser, mais ils ne le
prennent pas comme nous avec les doigts. Quelques-uns font usage d’un
pinceau, et d’autres d’une petite cuiller en fer. Les nègres me dirent
que la rivière commence à déborder en juillet, et qu’alors ils vont en
canots à plus de trois milles dans la plaine... Couroussa est un joli
village entouré par une muraille en terre, de dix à douze pieds de
hauteur et de huit à dix pouces d’épaisseur. Il a une population de cinq
cents armes environ. Des milliers d’hirondelles de la même espèce que
celles d’Europe, et qui avaient bâti leurs nids dans le mur d’enceinte,
se trouvaient réunies sur les arbres d’alentour, d’où je conclus
qu’elles se disposaient au départ. On entre à Couroussa par plusieurs
ouvertures basses et étroites que ferme une planche épaisse formée par
un seul tronc d’arbre. Le village, ombragé par des baobabs, est le plus
considérable de ceux qui se trouvent aux environs, près des bords du
Dhiloba, et qui sont au nombre de cinq. Ce pays s’appelle Amana,
et les habitans Dhialonkés (4). Ils ne voyagent pas, mais s’occupent
paisiblement de la culture de leurs champs que fertilisent les
débordemens de la rivière. La pêche est encore pour eux une ressource
très étendue; ils la font avec des hameçons que les voyageurs leur
vendent, et avec la fouène, espèce de trident à manche de bois,
dont ils se servent avec beaucoup d’adresse. J’ai vu une espèce de
poisson assez semblable à la carpe, qu’ils sèchent et fument pour le
vendre à leurs voisins et aux voyageurs qui traversent le pays. Bouré
se trouve à cinq journées en descendant la rivière en pirogue. C’est un
pays montagneux contenant plusieurs mines d’or très-riches s’il faut
s’en rapporter au récit que me firent les habitans.
« Accompagné par mon
guide, j’allai faire une visite au chef qui est, à ce qu’on m’assura, un
guerrier redouté de ses voisins. Nous le trouvâmes seul dans sa hutte
que décoraient des arcs, des carquois, et des dards appendus aux murs.
Il nous fit asseoir sur une peau de bœuf. Comme on peut le croire, il
fut question de moi, et il promit que je traverserais la rivière le
lendemain. Les voyageurs sont passés par ses esclaves, et dans cette
circonstance, on lui paie un droit en marchandises d’Europe, telles que
poudre à canon, tabac, couteaux, ciseaux, etc. Il me dit que, vu ma
qualité de chérif, il me permettrait de passer sans payer de droit. Ce
chef, d’une physionomie douce et même agréable, avait environ cinquante
ans.
« La nourriture
ordinaire des habitans, est du riz à l’eau, sans sel, avec une sauce de
poisson sec pilé. Ils mangent aussi du poisson frais. Ils cueillent des
fruits de cès dont ils obtiennent une espèce de beurre; j’en vis
plusieurs tas exposés à la pluie, et qui commençaient à germer.
« Le 13 juin, nous
passâmes la rivière dans des canots de vingt-cinq pieds de long et de
trois de large, où les Séroccolets eurent assez de peine à faire entrer
leurs ânes. Aussitôt qu’ils eurent touché le bord opposé, ils en
témoignèrent leur allégresse en tirant plusieurs coups de fusil. Je
demeurai toute la matinée exposé au soleil, car les bords de la rivière
sont tellement nus que je n’y vis qu’un seul arbre. C’était un bombax
énorme, mais sous l’ombre auquel tant de monde s’était réuni, qu’il me
fut impossible d’y trouver place. Plusieurs filles et femmes entièrement
nues se baignaient dans la rivière et paraissaient fort peu s’inquiéter
de la présence et des regards des hommes. Après avoir fini leurs
ablutions elles retournèrent au village avec des pagnes à la ceinture et
des calebasses sur la tête. Il n’y avait que quatre pirogues pour
transporter de deux cent cinquante à trois cents personnes ; aussi ce ne
fut pas avant onze heures que nous fûmes tous parvenus à l’autre bord
avec nos bagages. Nous nous dirigeâmes au sud-est. La chaleur qui était
extrême m’avait donné un violent mal de tête, et j’ouvrir mon parasol
pour me garantir de l’ardeur du soleil. Après avoir traversé
Sambarala, village situé sur la rivière, nous continuâmes notre
trajet sur un terrain sablonneux, couvert d’une végétation vigoureuse,
et entre autres arbres, de tamariniers. A trois heures environ, nous
arrivâmes à Counancolo où je trouvai de beaux orangers. Nous
avions fait neuf milles dans la journée.
Pendant ce long
voyage, M. Caillié eut occasion de voir plusieurs écoles de jeunes
nègres. » La méthode d’enseignement adoptée par les musulmans de
l’intérieur de l’Afrique consiste à écrire sur de petites planches, des
versets du Coran que chantent les écoliers assis autour d’un grand feu.
La leçon est écrite par le maître jusqu’à ce que les élèves soient assez
avancés pour la tracer eux-mêmes. A Cambaya, cette espèce d’école
publique est fort bien tenue, et fréquentée par les filles aussi bien
que par les garçons. Mais en général, l’éducation des femmes est
extrêmement négligée. On pense qu’il leur suffit de connaître les
premiers versets du Coran. Les garçons, au contraire, doivent le savoir
entièrement par cœur; après quoi un maître plus habile leur en explique
les passages les plus difficiles. Les élèves, sont en quelque manière,
les domestiques du professeur; ils vont chercher son bois et son eau,
cultivent son champ et font sa récolte. Les parens lui font quelques
petits présens en tabac et en grains pour ensemencer son jardin...
« On m’apporta un
petit enfant blanc dont le père et la mère étaient noirs. La mère le
plaça dans mes bras, et je pus l’examiner tout à mon aise. Il avait
environ dix-huit ou vingt mois. Ses cheveux étaient blancs et crépus ;
ses sourcils et ses paupières couleur de lin clair. Le front, le nez,
les joues et le menton étaient légèrement coloré de rouge, le reste de
la peau d’un blanc mat, les yeux d’un bleu clair, mais la pupille rouge
de feu. Je crus m’apercevoir qu’il avait la vue faible, et je voulus le
faire regarder en haut, en attirant son attention sur un objet que
j’élevai à dessein. Mais il parut souffrir, cria et baissa la tête. Il
poussait ses premières dents ; ses lèvres étaient un peu épaisses, et il
avait beaucoup de la physionomie mandingue. Du reste, il paraissait en
bonne santé. Les nègres n’ont pas de préventions contre une peau
blanche, qu’ils regardent seulement comme une infirmité. On m’assura que
les enfans qui proviennent de cette espèce, qu’on appelle Albinos,
sont noirs.
... « J’allai au
village voir construire un tambour dont on se sert à la guerre. Vingt
Mandingues travaillaient à et instrument consistant en une grande caisse
formée d’un seul tronc d’arbre de trois pieds de circonférence, de six à
huit pouces d’épaisseur, et recouverte par une peau de bœuf non tanée.
On avait collé sur les parois intérieures plusieurs morceaux de papier
avec des caractères arabes. C’étaient autant de talismans préservateurs
contre l’attaque des ennemis. Un jour entier fut consacré à cet ouvrage
considéré comme un amusement.
Du Fouta-Dhialon
notre auteur se rendit à Kankan. « Le Fouta-Dhialon est gouverné
par un almamy que nomment les chefs du pays qui ont le droit de le
déposer s’il n’administre pas convenablement. Le gouvernement est
théocratique. Les Foulahs du Fouta sont en général grands et bien faits.
Leur peau est marron clair, mais un peu plus foncée que celle des
Foutahs nomades. Ils ont les cheveux frisés comme ceux des nègres, le
front assez haut, les yeux grands, le nez aquilin, les lèvres minces, et
la figure légèrement allongée. Leur physionomie, en un mot, se rapproche
beaucoup de celle de l’Européen. Ils sont tous musulmans, extrêmement
fanatiques, et ont en horreur les chrétiens auxquels ils supposent
l’intention de vouloir s’emparer des mines d’or situées à l’est du Fouta.
C’est pour cela qu’ils prennent tant de précautions pour les empêcher de
pénétrer dans cette partie du pays. Ils ne voyagent pas comme les
Mandingues, mais aiment à rester paisiblement chez eux, et à administrer
leurs esclaves qui forment une grande partie de leur richesse. Ils sont
jaloux et envieux, et soumettent à des exactions rigoureuses les
marchands étrangers qui traversent leur pays. Cependant, généreux et
hospitaliers entre eux, ils se secourent mutuellement, et ce serait en
vain qu’on chercherait un mendiant dans le pays. Ils cultivent dans
leurs montagnes, le riz, le maïs, le millet et le coton. Ils portent à
Kakondy des peaux, du riz et de la cire qu’ils échangent contre
du sel avec lequel ils se procurent ensuite des étoffes à Kankan et à
Sambatikila.
...« Le marché de
Kankan est toujours fourni de marchandises européennes, apportées
par les marchands mandingues, telles que fusils, poudre, calicots
imprimés, guinées bleues et blanches, ambre, corail, grains de verre et
quincaillerie. J’y ai vu aussi de la poterie fabriquée sur les lieux, de
la volaille, des moutons, des chevaux et des bœufs vendus par les
habitans des contrées environnantes. Je remarquai que quelques-uns de
ces marchands avaient de l’or, auquel ils attachaient le plus grand
prix, et qu’ils n’échangeaient que contre les articles de la plus haute
valeur. Tous portaient une petite balance faite dans le pays. Les
graines d’un arbre dont j’ai oublié le nom servent de poids. Elles sont
noires et assez lourdes. Un morceau d’or, dont le poids est égal à deux
de ces graines, vaut six francs. Mon guide me dit en grand secret, que
les marchands qui ont de l’or, le cachent dans des grigris couverts
d’une peau tannée, et qu’ils suspendent à leur cou avec une courroie de
cuir.
« Le 5 juillet,
j’assistais à la fête du Kalam, célébrée avec beaucoup de pompe,
par tous les musulmans, et qui eut lieu dans une grande plaine. En
traversant les rues, je vis plusieurs vieillards portant de petits
manteaux rouges, bordés en coton jaune, pour imiter un gallon d’or. Ils
s’avançaient en chantant : LLAHAKBAR, LA ILLA IL-ALLAH (5), cris répétés
par la foule qui s’accroissait à chaque instant sur leurs pas. Ils
tenaient des lances à leur main droite, et portaient des bonnets rouges.
En arrivant dans la plaine, j’aperçus une grande variété de costumes.
Celui du pays dominait, mais quelques individus portaient des uniformes
rouges anglais, qu’ils s’étaient procurés à Serra-Leone ou à Gambie;
d’autres avaient des chapeaux et des habillemens européens, de diverses
formes et couleurs, et on devinait aisément que tous les haillons qu’on
avait pu se procurer avaient été employés pour la célébration de ce
grand jour. Tous les hommes étaient armés de fusils, d’arcs et de
lances, qu’ils déposèrent à terre pendant la prière. Les vieillards
arrivèrent bientôt et furent suivis par le chef à cheval, avec une
escorte de trois cents Mandingues rangés sur deux files à ses côtés, et
armés de fusils. On portait devant lui un pavillon de taffetas rouge.
« L’Almami,
chef spirituel, suivant Mamadi Sanici premier magistrat de la
ville. Ils étaient l’un et l’autre escortés par une garde portant des
drapeaux de soie blanche, avec un cœur de soie rose, dans le centre.
Mamadi Sanici était vêtu simplement, mais avec beaucoup de propreté. Le
costume de l’almami, au contraire, était extrêmement riche. Il portait
un manteau écarlate, bordé d’un large gallon et d’une frange en or, que
lui avait donnée le major Peddie, pendant son séjour à Kakondy. Tout
l’orchestre de la fête se composait de deux gros tambours exactement
semblables à celui de Cambaya que j’ai décrit plus haut. L’almami récita
les prières avec une ferveur qui, jointe à l’aspect d’une aussi grande
foule réunie pour se livrer aux exercices de son culte, donnait à cet
ensemble un caractère imposant et majestueux.
... « Le 21 juillet
à neuf heures du matin, nous continuâmes notre route et traversâmes un
ruisseau sur le pont le plus incommode que j’aie vu de ma vie. C’était
tout simplement un arbre renversé et dont les branches touchaient à
l’eau. Aussi mes compagnons, chargés de paquets, chancelaient à chaque
instant. Cependant nous n’éprouvâmes aucune mésaventure. A deux heures
de l’après-midi, nous fîmes halte à Sigala, village où réside le
prince de Ouassoulo, auquel mon guide me présenta. Un homme que nous
avions envoyé pour nous annoncer, vint nous dire qu’il nous était permis
d’entrer dans la hutte, où nous trouvâmes le chef couché à côté de son
chien. D’après son invitation, nous prîmes place sur sa peau de bœuf, et
mon guide lui dit qu’après avoir été fait prisonnier par les chrétiens,
je retournais dans mon pays, que j’avais été bien reçu dans tout le
Fouta, et que le prince de Kankan me recommandait à ses soins. Baramisa
parut très-bien disposé en ma faveur, et adressa sur mon sujet plusieurs
questions à Arafamba, qui lui dit que sans le connaître, je m’étais
beaucoup informé de lui, ce qui parut le flatter extrêmement. Je vis
dans sa hutte une théière en étain, un plat en cuivre et plusieurs
autres ustensiles du même métal. Leur forme antique me fit présumer
qu’ils étaient de fabrique portugaise. Baramisa portait à l’oreille
gauche une grande boucle en or, et n’en avait pas à la droite. Il y
avait épars dans sa hutte, des arcs, des carquoi, des flèches, des
lances, deux selles et un grand chapeau de paille. Je n’y vis pas de
fusils. Après notre visite qui fut courte, nous retournâmes à la hutte
qui nous avait été assignée, où bientôt après le prince nous envoya une
calebasse de lait et de déguet qu’il me priait d’accepter. Il me
fit demander de nouveau, et cette fois nous le trouvâmes dans son
écurie, assis sur une peau de bœuf, auprès d’un superbe cheval. Il
distribua en notre présence, à quelques-unes de ses femmes, des ignames
qu’il venait de cueillir. Ce prince passe pour être fort riche en or et
en esclaves. Ses femmes, en très-grand nombre, occupent des huttes
séparées, dont la réunion forme un village. Avant d’arriver à sa
résidence, on traverse plusieurs cours entourées de murailles en terre
et fot proprement tenues. Son logis, aussi simple que ceux de ses
sujets, est formé par quelques hutes de forme ronde, construites en
terre, couvertes en chaume, et assez semblables à des pigeonniers. Les
alentours de ce petit village sont bien cultivés et couverts de
pistachiers, de riz, d’ignames, de maïs et d’une foule d’autres végétaux
utiles et productifs. C’est là que je vis pour la première fois, depuis
que j’avais quitté le littoral de la mer, quelques échantillons du
thamnus lotus dont parle Mungo-Park. Toute la soirée fut pluvieuse,
et l’air humide et froid.»
Nous venons de
suivre le voyageur depuis Sierra-Leone jusqu’au Niger et à Kankan. La
contrée comprise entre le pays de Ouassoulo et Jenné, ayant été décrite
presqu’en totalité par Mungo-Park et par d’autres voyageurs, nous
rejoindrons M. Caillié à Jenné, ville importante, située sur un affluent
du fleuve, où il arriva le 11 mars 1828. Elle est habitée par des
Mandingues, des Foulahs, des Bambaras et des Maures, et renferme une
population de huit à dix milles âmes. Jadis indépendante, elle
appartient maintenant à un royaume gouverné par un nommé Ségo-Ahmadou,
foulah et musulman fanatique. Cette ville, où se fait un trafic
considérable de marchandises indigènes et européennes, a des relations
avec Temboctou par le moyen de barques et bâtimens qui jaugent de
soixante-dix à quatre-vingt tonneaux, et qui descendent le Dhioliba
jusqu’à Cabra, port de cette ville. M. Caillié s’embarqua, le 23 mars
1828, sur un de ces bâtimens pour exécuter le grand projet qui était le
but de son voyage. La direction générale de la rivière semblait être le
nord-est, et les rives sont couvertes de villages populeux.
« Vers deux heures,
dit-il, nous arrivâmes sur les bords du majestueux Dhioliba qui coule
lentement de l’ouest-nord-ouest. En cet endroit, le fleuve est
très-profond, et à peu près trois fois aussi large que la Seine au
pont-neuf à Paris. Ses rives sont basses et très-découvertes. La
distance de Jenné à cette rivière est, je présume d’environ dix milles.
Après avoir coulé deux milles au midi, elle tourne au nord-nord-est. A
quatre heures, nous arrivâmes à Cougalia; nous avions fait, aidés
par le courant, au moins deux milles à l’heure. »
Le 24 mars, le canot
aborda à Couna, village habité par des Foulahs, où l’on trouva
d’autres barques se rendant à Temboctou. Les voyageurs montèrent une
grande pirogue chargé des productions de la contrée.
« Le rivage était
couvert par une foule d’individus occupés à différens travaux, et qui
avaient dressé des tentes pour se préserver de la chaleur. Les nègres
nous offraient leurs marchandises à acheter, et je me croyais transporté
à un marché des rives du Sénégal. Le village, situé sur une petite
éminence, est ombragé par quelques ronniers et un mimosa. La chaleur
était suffocante...
« Le 31 mars, à six
heures du matin, nous prîmes la direction du nord; à sept, nous
dépassâmes le village de Corocoïla, situé sur la rive droite, et
qui a une population de cinq à six cents habitans, presque tous Foulahs.
Dans tous les villages placés au bord de la rivière, on parle le
kissour. C’est la même langue qu’à Temboctou et à Jenné. On y parle
également le foulah. D’innombrable troupeaux de bœufs s montraient su
rles rives du fleuve : à dix heures, nous nous trouvions à deux milles
au nord de Cobi. Entre ce petit village et Corocoïla, est
une jolie île d’environ deux milles de circonférence, couverte de la
plus riche végétation, et que je fus fort étonné de trouver inhabitée.
Dans la soirée, nous fîmes trois milles vers le nord, pour atteindre
Cona, le premier village du pays de Banan, que les nègres appellent
Banan-Dougou (terre de Banan). Cona a environ huit cents habitans tous
nègres, et est placé sur la droite de la rivière dont les bords en cet
endroit sont marécageux. L’équipage de notre bâtiment acheta de la
poterie et des cuirs de bœufs qui servent pour les emballages. Les
habitans nous apportèrent du lait, des giraumons et autres articles. Je
vis en cet endroit deux Maure d’Adrar, propriétaires d’une grande
pirogue jaugeant au moins quatre-vingt tonneaux. Ils allaient vendre à
Temboctou des marchandises qu’ils avaient achetées à Jenné, et suivaient
à quelque distance, dans un petit canot, leur grande barque encombrée de
marchandises...
... « Le pays de
Banan, situé sur la rive droite du Dhioliba, s’étend considérablement à
l’est. Les habitans, tous musulmans, construisent des canots pour se
rendre à Temboctou et à Jenné, employant exclusivement leurs nombreux
esclaves à la culture des champs. Ils sont très-industrieux, et
fabriquent des étoffes de coton qu’ils vendent aux habitans des villes
et des villages environnans. Le cotonier réussit à merveille dans leur
pays. Ils ne sortent jamais de leur hutte, sans avoir à la main un arc
et des javelots. Leurs cheveux sont laineux, ils ont la peau très-noire,
ressemblent aux Mandingues et appartiennent à la même race, quoiqu’ils
parlent un autre idiome. »
Le 2 avril,
l’expédition arriva à un grand lac appelé Debo, divisé en parties
par une langue de terre plate. Il se prolonge vers l’O. À perte de vue,
et est environné de marais immenses. Les barques parcoururent pendant
quinze milles la cave septentrionale. « On aperçoit, dit M. Caillié, la
terre de tous les côtés, excepté à l’O. Lorsque nous fûmes arrivés au
milieu de la première partie, trois des grands canots tirèrent des coups
de fusil pour saluer ce lac majestueux, et les équipages crièrent de
toute leur force, à plusieurs reprises : salam, salam! Nous nous
éloignâmes de la rive orientale et naviguâmes avec beaucoup de
précaution. Le lac était calme et l’eau claire. Le courant était peu
sensible à la surface. La profondeur de la partie où nous naviguions
était de douze à treize pieds. Je ne pouvais revenir de ma surprise de
voir au milieu des terres un aussi grand amas d’eau, dont l’aspect
imprimait à l’ame un vif sentiment d’admiration. A cinq heures de
l’après-midi, nous arrivâmes à Gabibi, village habité par des
pêcheurs. Depuis notre entrée dans le lac, nous avions gouverné au
nord-est; nous repartîmes bientôt, et pour la première fois, depuis que
je m’étais éloigné des côtes, je vis le soleil à son coucher, se plonger
dans une espèce d’océan. Nous longeâmes la rive dans la direction
de l’ouest-nord-ouest. A onze heures du soir, à peu près, nous nous
trouvions devant Didhiover grand village habité par des Foulahs
qui, comme les Foulahs pasteurs, n’ont que des hutes de paille. »
L’existence de cette
mer dans l’intérieur des terres est extrêmement remarquable, et vient à
l’appui de l’opinion de ceux qui pensent que le Niger se perd dans de
vastes lacs.
Plus loin, la petite
flotte aperçut les rives habitées par la tribu des Sourgous ou
Touariks, qui sont la terreur de tout ce qui les entoure, et se font
redouter dans ces contrées comme les Felatahs dans l’ouest. Le 19 avril,
le voyageur arriva à un endroit où la rivière se divise en deux
branches. « La principale, large de trois quarts de mille, coule
doucement à l’est-sud-est. La direction de l’autre est à l’est quart N.E.;
elle est profonde et a une largeur de trente cinq à quarante pas. A une
heure après midi, nous arrivâmes au port de Cabra. Je montait sur
le pont, et ne pus découvrir de toutes parts que de vastes marécages
couverts d’oiseaux aquatiques. Ce bras de la rivière est très-étroit, et
le courant y est plus fort que dans le plus large. Je pense, avec
quelque raison peut-être, qu’il rejoint le Dhioliba à peu de distance;
car en cet endroit, la branche que nous suivions incline à l’est. S’il
en est ainsi, la rivière forme une grande île marécageuse qui doit être
couverte pendant les inondations. A travers ces immenses marécages, on
découvre le village ou la petite ville de Cabra, située sur une éminence
qui la met à l’abri de l’inondation. On me dit que dans la saison des
pluies, ces marais se couvrent de dix pieds d’eau, ce qui me semble une
hauteur bien étonnante pour une aussi vaste étendue. On ajoutait
qu’alors de grandes pirogues jettent l’ancre devant Cabra. Un petit
canal conduit jusqu’au village; mais de faibles barques peuvent seules
entrer dans le port. Si ce canal était nettoyé des herbes portant
vingt-cinq tonneaux pourraient y passer dans toutes les saisons; mais
c’est là un travail au-dessus de la capacité et de l’énergie des nègres.
Vers les trois heures de l’après-midi, nous arrivâmes à Cabra, située à
trois milles au nord du grand port. En y entrant je remarquai plusieurs
huttes en paille semblables à celles des Foulahs, et habituée par des
esclaves marchands. Auprès des huttes étaient des tas de fruits de
nénuphar, nourriture des esclaves et des classes peu fortunées. Les
maisons de Cabra construites en terre, avec des toits en terrasse, n’ont
qu’un rez-de-chaussée et ne sont guère que de chétives cabanes, attendu
que les habitans les plus riches vont se fixer à Temboctou,
centre du commerce. La population de cette petite ville qui est
d’environ douze cents individus est presque entièrement occupée à
débarquer les marchandises qui viennent de Jenné, et à les porter à
Temboctou. On se sert pour ce transport d’ânes et de chameaux. La ville
a une petite mosquée avec une tour ou minaret. A la partie occidentale,
on voit quelques échantillons du balanites oegyptiaca et de
petits jardins où l’on cultive du tabac qui ne parvient pas à plus de
six ou sept pouces de hauteur. »
Tout ce que M.
Caillié raconte de Temboctou est d’un si haut intérêt et diffère
tellement de tous les documens que nous possédions jusqu’à présent sur
le même sujet, que nous croyons devoir réserver pour un article
particulier les citations que nous pourrions faire de cette partie de
son récit. Nous en extrairons cependant la mort de l’infortuné major
Laing.
« Je consacrai le
reste de mon séjour à Temboctou, à me procurer des renseignemens sur la
mort du major Laing que j’avais apprise à Jenné, et qui me fut confirmée
à Temboctou par ceux auprès de qui je m’en informai. Je sus quelques
jours avant d’arriver à la ville, la caravane à laquelle le major
appartenait, avait été arrêtée par des Touariks, ou selon d’autres, par
les Berbiches, tribu nomade des bords du Dhioliba. Lorsqu’on reconnut
que Laing était chrétien, il fut cruellement battu par ses agresseurs
qui le laissèrent pour mort. Les Maures appartenant à la caravane le
relevèrent, et parvinrent à le ranimer. Ils le placèrent ensuite sur un
chameau; mais il était si faible, qu’ils furent obligés de l’y attacher.
Arrivé à Temboctou, le major pansa ses blessures avec un onguent qu’il avait
apporté d’Angleterre. Sa convalescence, quoique lente, fut heureuse,
grâce aux secours que lui valurent les lettres qu’il avait apportés de
Tripoli, et surtout aux soins de son hôte tripolitain, à qui il avait
été recommandé. J’ai souvent vu ce dernier pendant mon séjour à
Temboctou, et il m’a paru doué de sentimens bons et généreux. Il me dit
que Laing n’avais jamais quitté son costume européen, et qu’il avouait
hautement avoir été envoyé par le roi son maître, pour connaître
Temboctou et les merveilles que cette ville renferme.
« Il paraît que le
voyageur leva publiquement un plan de la ville. J’appris, de plus, qu’on
l’avait tourmenté à différentes reprises pour lui faire dire : Il n’y
a qu’un seul Dieu, et Mahomet est son prophète, et qu’il s’était
obstiné à s’arrêter après ces mots : Il n’y a qu’un seul Dieu.
Alors on l’appela cafir et infidèle, mais sans lui faire éprouver de
mauvais traitement, et lui laissant la liberté de penser et de prier à
sa manière. Sidi-Abdallahi, à qui j’ai souvent demandé si le major avait
été insulté, m’a toujours répondu négativement, ajoutant qu’ils auraient
été fâchés de lui causer le moindre désagrément.
« Cette tolérance
peut être attribuée au séjour due font à Temboctou des Maure de Tripoli,
Alger et Maroc, qui, habitués à voir des chrétiens dans leurs pays, sont
moins susceptibles de blâmer nos usages et nos mœurs. Ainsi,
Sidi-Abdallahi, qui venait de Tatta, ville voisine du cap
Mogador, n’était point l’ennemi des chrétiens. On ne doit donc point
s’étonner que le major pût librement parcourir la ville, et même entrer
dans les mosquées. Après qu’il eut acquis des connaissances suffisantes
sur Temboctou, il voulut à ce qu’il paraît visiter Cabra et Dhioliba.
Mais s’il fut parti pendant le jour, il aurait couru les plus grands
dangers de la part des Touariks qui résident continuellement autour de
Temboctou, et dont il connaissait déjà les mœurs. Il se décida donc à
partir de nuit. C’était agir sagement : car les Touariks ne pouvant
l’atteindre dans la ville, devaient chercher à assouvir leur vengeance
sur lui, s’ils pouvaient le tenir hors de l’enceinte de Temboctou.
« Profitant d’une
nuit fort obscure, le major monta à cheval, et sans être suivi de
personne, arriva sans danger à Cabra, et même, dit-on, sur les bords du
Dhioliba. De retour à Temboctou, il témoigna le désir, au lieu de se
rendre en Europe parle désert, de voyager par Jenné et Ségo,
remontant le Dhioliba, pour arriver aux établissemens français du
Sénégal; mais à peine eut-il communiqué ce projet aux Foulahs établis
sur les bords du Dhioliba, dont un grand nombre s’étaient rendus à
Temboctou sur la nouvelle de l’arrivée d’un chrétien, qu’ils déclarèrent
qu’un nasarah ne passerait jamais sur leur territoire, et que,
s’il le tentait, il aurait lieu de s’en repentir. S’apercevant de
l’impossibilité de rien gagner sur l’esprit de ces fanatiques, le major
choisit la route d’El-Araouan, espérant se réunir à une caravane
de marchands maures, portant du sel à Sansanding. Mais hélas!
Après cinq jours de marche au nord de Temboctou, la caravane qu’il avait
trouvée fut arrêtée par le cheïkh Hamet-Oul-Habib, vieillard fanatique,
chef de la tribu de Zaouat, qui erre dans le désert du même nom.
Hamet s’empara du major, sous prétexte qu’il était entré sur son
territoire sans sa permission. Il voulut ensuite le contraindre à
reconnaître Mahomet comme prophète, et à faire le salam. Laing se
confiant à la protection du bacha de Tripoli, qui l’avait recommandé à
tous les cheïkhs du désert, refusa d’obéir à Hamet, qui renouvela ses
ordres avec plus de fermeté. Le major, inébranlable dans ses refus,
préféra la mort à ce qui lui paraissait une lâcheté, et cette noble
résolution enleva aux sciences et à sa patrie celui qui s’était dévoué à
leur service. Un maure, que le chef des Zaouats avait chargé d’aller
tuer le major, s’y refusa, en disant à son maître : « Tu exiges que
j’égorge le premier chrétien qui est venu parmi nous et qui ne nous a
fait aucun mal; donne cette commission à un autre ou tue-le toi-même;
quant à mois je ne puis m’en charger.» Cette réponse suspendit pour un
moment la fatale sentence, et l’on délibéra avec haleur sur la vie ou la
mort du malheureux Laing; enfin la dernière fut résolue. Quelques
esclaves noirs furent appelés et reçurent l’ordre d’exécuter le meurtre
dont le maure n’avait pas voulu souiller ses mains. Un d’eux attacha
immédiatement l’étoffe de son turban au cou de la victime, et l’étrangla
en tirant un des bouts, tandis qu’un de ses complices tirait l’autre. Le
corps fut abandonné dans le désert aux vautours et aux corbeaux, seuls
êtres vivans qui habitent ces tristes régions.
« Dès l’instant où
l’on eut découvert que Laing était chrétien, sa mort devenait cent fois
préférable à un changement de religion, puisque, dans ce dernier cas, il
eût dû renoncer pour toujours à revoir l’Europe; son sort, s’il fut
devenu musulman par force, eût été irrévocablement malheureux. Il eût
été l’esclave de barbares sans miséricorde, qui l’auraient journellement
exposé aux dangers particuliers à ces climats. En vain le bacha de
Tripoli eût demandé sa libération; à cette distance immense, le chef des
Zaouats eût bravé ses menaces et gardé son prisonnier. La résolution du
major Laing était donc à la fois un acte de fermeté et la preuve d’une
grande prévoyance. A son départ pour El-Araouan, il avait porté avec lui
quelques instrumens de mathématique et ses papiers, les Toariks l’ayant
dépouillé de tout ce qu’il avait.» Ainsi le cheïkh Hamet gagna fort peu
de chose au meurtre d’un voyageur anglais, et encore fut-il obligé de
partager ce peu avec ceux dont il s’était servi pour exécuter ce crime.
Un maure de Tafilet, appartenant à la caravane, eut pour sa part un
sextant qu’on pourrait encore, m’a-t-on dit, trouver dans le pays; quant
aux papiers et journaux, ils furent répartis parmi les habitans du
désert. Pendant mon séjour à Ghourland, village du Tafilet, je
vis une boussole de poche, de fabrique anglaise; personne ne put me dire
d’où venait cet instrument, et je présumais qu’il avait appartenu à
Laing. Sans les précautions que j’étais obligé de prendre sous mon
costume arabe, j’aurais offert un prix bien élevé pour cet objet; mais
je me serais trahi moi-même si j’avais paru attacher la moindre valeur à
un instrument dont j’étais censé ignorer l’usage.»
Le 4 mai 1828, M.
Caillié partit de Temboctou avec une caravane, et traversa le désert de
Sahara. « Le matin du 9, dit-il, avant le lever du soleil, les
maures qui m’accompagnaient me montrèrent l’endroit où le major Laing
avait été assassiné. Je reconnus, au même lieu, la place d’un camp, et
je détournai les yeux avec horreur, versant en secret une larme, seul
tribut que je pouvais rendre à la mémoire d’un voyageur dont aucun
monument n’indiquera la tombe. Plusieurs maures de notre caravane, qui
avaient été témoins de ce funeste évènement, me dirent que Laing avait
fort peu d’objets lorsqu’il fut arrêté par le Cheïkh, et qu’il avait
offert cinq cents piastres à un maure pour le conduire à Souyerah
(Mogador), ce que celui-ci refusa pour je ne sais quel motif, n’ayant
pas osé le demander. Ils me parlèrent aussi du sextant dont j’ai déjà
fait mention.... (6)
Deuxième partie
Route de Cabra à Temboctou. – Premier aspect de la ville ; impression
qu’il produit. Nation des Kissours. – Le Roi : audience qu’il donne au
voyageur. – Condition des esclaves. – Description de la ville ; son
étendue, sa construction, son commerce. – Nourriture, costume, parure
des habitans. – Bousbéhey, ville des Zaouâts. – Toudeyni. – Tribu de
Salah. – Terreur qu’inspirent les Touariks. – Portrait de cette tribu. –
Nation des Ginbalas. – Réflexions sur les moyens de pénétrer au cœur de
l’Afrique.
Le 20 avril 1828, à trois heures et demie du matin, les gens de
Sidi-Abdallahi Chebir et moi, nous quittâmes la petite ville de Cabra,
et nous nous mêmes en route pour Temboctou, en nous dirigeant au N. (7).
Les esclaves qui étaient à bord de l’embarcation vinrent aussi, de sorte
que nous formions une caravane assez nombreuse ; on mit sur des ânes les
esclaves les plus jeunes ; car la route est très-sablonneuse et
très-fatigante. Près de Cabra, nous trouvâmes deux grandes mares, dont
les bords sont couverts de quelques mimosas de cinq à six pieds de
hauteur : à une certaine distance, on retrouve avec plaisir quelques
traces de végétation. La moitié du chemin offre le même aspect ; l’autre
partie de la route est plus découverte, et le sable, plus mouvant, ce
qui rend la marche très-pénible. Pendant ce chemin, nous fûmes suivis
par un Touarik monté sur un superbe cheval ; ce pillard, âgé d’environ
cinquante ans, voulut s’emparer d’un jeune esclave nègre ; les gens de
Sidi-Abdallahi Chebir, lui firent des représentations, en l’assurant que
cet esclave appartenait à leur maître, et que si, en arrivant dans la
ville, il allait le voir, il lui donnerait quelque chose : l’espoir d’un
cadeau l’apaisa, et il cessa ses importunités. Cet homme me regardait
beaucoup ; il demanda plusieurs fois aux gens qui m’accompagnaient qui
j’étais et d’où je venais. Lorsqu’on lui dit que j’étais pauvre, il
renonça à l’espoir de rien obtenir de moi.
Enfin nous arrivâmes heureusement à Temboctou, au moment où le soleil
touchait à l’horizon ! Je voyais donc cette capitale du Soudan, qui
depuis si longtemps était le but de tous mes désirs. En entrant dans
cette cité mystérieuse, objet des recherches des nations civilisées de
l’Europe, je fus saisi d’un sentiment inexprimable de satisfaction ; je
n’avais jamais éprouvé une sensation pareille, et ma joie était extrême.
Mais il fallut en comprimer les élans : ce fut au sein de Dieu que je
confiai mes transports ; avec quelle ardeur je le remerciai de l’heureux
succès dont il avait couronné mon entreprise ! Que d’action de grâce
j’avais à lui rendre pour la protection éclatante qu’il m’avait
accordée, au milieu de tant d’obstacles et de périls, qui paraissaient
insurmontables !... Revenu de mon enthousiasme, je trouvai que le
spectacle que j’avais sous les yeux ne répondait pas à mon attente ; je
m’étais fait, de la grandeur et de la richesse de cette ville, une tout
autre idée : elle n’offre, au premier aspect, qu’un amas de maisons en
terre, mal construites dans toutes les directions, on ne voit que des
plaines immenses de sable mouvant, d’un blanc tirant sur le jaune, et de
la plus grande aridité. Le ciel, à l’horizon, est d’un rouge pâle ; tout
est triste dans la nature ; le plus grand silence y règne ; on n’entend
pas le chant d’un seul oiseau. Cependant il y a je ne sais quoi
d’imposant, à voir une grande ville élevée au milieu des sables ; et
l’on admire les efforts qu’ont eus à faire ses fondateurs. En ce qui
regarde Temboctou, je conjecture qu’antérieurement le fleuve passait
près de la ville ; il en est maintenant éloigné de huit milles au N., et
à cinq milles de Cabra, dans la même direction.
J’allai loger chez Sidi-Abdallahi ; je puis dire qu’il me reçut d’une
manière toute paternelle ; il était déjà prévenu indirectement des
prétendus évènemens qui avaient occasionné mon voyage au travers du
Soudan : il me fit appeler pour souper avec lui. On nous servit un
très-bon couscous de mil à la viande de mouton. Nous étions six autour
du plat : on mangeait avec les mains, mais aussi proprement qu’il était
possible. Sidi-Abdallahi ne me questionna pas, suivant la mauvaise
habitude de ses compatriotes. Il me parut doux, tranquille, et
très-réservé : c’était un homme de quarante à quarante-cinq ans, haut de
cinq pieds environ, gros et marqué de petite vérole ; sa physionomie
était respectable, son maintien grave et ayant quelque chose d’imposant.
Il parlait peu et avec calme. On ne pouvait lui reprocher que son
fanatisme religieux.
Après m’être séparé de mon hôte, j’allai me reposer sur une natte que
l’on avait tendue par terre dans mon nouveau logement. A Temboctou, les
nuits sont aussi chaudes que les jours ; je ne pus rester dans la
chambre que l’on m’avait préparée : je m’établis dans la cour, où il me
fut de même impossible de reposer. La chaleur était accablante ; pas un
souffle d’air ne venait rafraîchir l’atmosphère ; dans tout le cours de
mon voyage, je ne m’étais pas encore trouvé aussi mal à mon aise.
Le 21 avril, au matin, j’allai saluer mon hôte, qui m’accueillit avec
bonté ; ensuite j’allai me promener dans la ville, pour l’examiner. Je
ne la trouvai ni aussi grande, ni aussi peuplée que je m’y étais
attendu ; son commerce est bien moins considérable que ne le publie la
renommée ; on n’y voit pas, comme à Jenné, ce grand concours
d’étrangers, venant de toutes les parties du Soudan. Je ne rencontrai
dans les rues de Temboctou que les chameaux qui arrivaient de Cabra,
chargés des marchandises apportées par la flottille ; quelques réunions
d’habitans assis par terre sur des nattes, faisant la conversation, et
beaucoup de Maures couchés devant leur porte, dormant à l’ombre. En un
mot, tout respirait la plus grande tristesse.
J’étais surpris du peu d’activité, je dirai même de l’inertie qui
régnait dans la ville. Quelques marchands de noix de colats criaient
leur marchandise, comme à Jenné.
Vers quatre heures du soir, lorsque la chaleur fut tombée, je vis partir
pour la promenade plusieurs nègres négocians, tous bien habillés, montés
sur de beaux chevaux richement harnachés ; la prudence les obligea de
s’éloigner peu de la ville, dans la crainte de rencontrer les Touariks,
qui leur eussent fait un mauvais parti.
La chaleur étant excessive, le marché ne se tient que le soir, vers
trois heures : on y voit peut d’étrangers ; cependant les Maures de la
tribut de Zaouât, qui avoisinent Temboctou, y viennent souvent ; mais ce
marché est presque désert, en comparaison de celui de Jenné.
On ne trouve guère à Temboctou que les marchandises apportées par les
embarcations et quelques-unes venant d’Europe, telles que verroteries,
ambre, corail, soufre, papier et divers autres objets. Je vis trois
boutiques tenues dans de petites chambres, assez bien fournies en
étoffes des manufactures européennes ; les marchands ont à leur porte
des briques de sel en évidence ; ils ne les étalent pas au marché. Tous
ceux qui se tiennent sur la place ont de petites cabanes faites avec
quelques piquets recouverts de nattes, pour se préserver de l’ardeur du
soleil. Mon hôte, Sidi-Abdallahi, eut la complaisance de me faire voir
un de ses magasins où il mettait ses marchandises d’Europe ; j’y
remarquai beaucoup de fusils doubles français, à la marque de
Saint-Etienne et d’autres fabriques ; en général, nos fusils sont
très-estimés, et se vendent toujours plus cher que ceux des autres
nations. Je vis encore quelques belles dents d’éléphans ; mon hôte me
dit qu’il en tirait de Jenné, mais qu’il en achetait davantage à
Temboctou ; elles y sont apportées par quelques Touariks ou Sourgous,
les Kissours et les Dirimans, qui habitent les bords du fleuve. Ils ne
font pas la chasse aux éléphans avec des armes à feu : ils leur tendent
des pièges ; j’ai le regret de n’en avoir jamais vu prendre.
Le 22 avril, Sidi-Mbark (8), auquel j’avais fait cadeau d’un morceau
d’étoffe, pour me le rendre favorable, me dit qu’il y avait une caravane
partant dans deux jours pour Tafilet, et qu’il fallait que je me tinsse
prêt à l’accompagner dans le grand désert. Cette offre me contrariait
beaucoup ; car je n’étais pas disposé à quitter Temboctou aussi
promptement ; mais je ne perdis pas l’espoir de prolonger mon séjour
dans cette ville.
Dans la soirée, j’allai voir mon hôte, à qui je racontai la proposition
de Mbard ; j’ajoutai que j’étais très-fatigué de la longue route que
j’avais faite à pied, pour traverser le Soudan ; que je désirais me
reposer environ 15 jours à Temboctou, et qu’ensuite je serais prêt à
profiter de la première caravane qui partirait. A peine avais-je
témoigné ce désir, qu’il m’interrompit en me disant de l’air le plus
gracieux : « Tu peux rester ici plus longtemps si tu le veux; tu me
feras plaisir, et tu ne manqueras de rien.» Je le remerciai
sincèrement ; car je savais apprécier sa généreuse hospitalité. Peu
après, il eut encore pour moi une nouvelle complaisance, à laquelle je
fus très-sensible. Il m’avait d’abord donné une chambre que je devais
habiter seul : le nègre mandingue par lequel j’avais été maltraité en
route, vint, à son arrivée, s’y loger avec sa femme ; j’aurais pu
patienter quelques jours ; mais leur présence me gênait extrêmement pour
prendre mes notes, que je n’osais écrire qu’en cachette. Je témoignai à
Sidi-Abdallahi le désir d’être seul. Il blâma le nègre de s’être établi
dans ma chambre, et me logea dans une autre maison aussi à lui, placée
assez près du marché, et vis-à-vis de celle qu’avait habitée le major
Laing ; il n’y avait qu’une rue à traverser pour aller de l’une à
l’autre.
Souvent, assis sur le devant de ma porte, je pensais tristement au sort
de l’infortuné voyageur qui, après avoir surmonté tant de dangers,
éprouvé de si nombreuses privations, et sur le point de retourner
triomphant dans sa patrie, fut assassiné lâchement. En réfléchissant
ainsi, je ne pus m’empêcher d’un mouvement de crainte, en pensant que si
j’étais découvert, je subirai un sort mille fois plus horrible que la
perte de la vie, l’esclavage ! Mais je me promis bien d’agir avec tant
de prudence, que je ne donnerais prise à aucun soupçon.
Je me trouvai beaucoup mieux dans ce nouveau logement ; mon hôte m’avait
fait mettre une natte dans une chambre dont il me donna la clef. Les
esclaves qui habitaient cette maison avaient ordre de me servir : deux
fois par jour, on m’apportait de chez Sidi-Abdallahi du couscous et du
riz très-bien assaisonnés avec de la viande de bœuf ou de mouton.
La ville de Temboctou est habitée par des nègres de la nation Kissour;
ils en font la principale population. Beaucoup de Maures se sont établis
dans cette ville et s’y adonnent au commerce; je les compare aux
Européens qui vont dans les colonies, dans l’espoir d’y faire fortune :
ces Maures retournent ensuite dans leur pays, pour y vivre tranquilles;
ils ont beaucoup d’influence sur les indigènes : cependant le roi ou
gouverneur est un nègre. Ce prince se nomme Osman; il est
très-respecté de ses sujets, et très-simple dans ses habitudes : rien ne
le distingue des autres; son costume est semblable à celui des Maures de
Maroc; il n’y a pas plus de luxe dans son logement que dans celui des
Maures commerçans. Il est marchand lui-même, et ses enfans font le
commerce de Jenné : il est très-riche; ses ancêtres lui ont laissé une
fortune considérable. Il a quatre femmes, et une infinité d’esclaves; il
est mahométan zélé.
Sa dignité est héréditaire, son fils aîné doit lui succéder. Le roi ne
perçoit aucun tribut sur le peuple ni sur les marchands étrangers;
cependant il reçoit des cadeaux. Il n’y a pas non plus d’administration;
c’est un père de famille qui gouverne ses enfans : il est juste et bon,
et n’a rien à craindre de ses sujets; ce sont absolument les mœurs
douces et simples des anciens patriarches. En cas de guerre, tous sont
prêts à servir. En général, ces peuples m’ont paru très-doux: ils ont
peu de contestations, et lorsqu’il s’en élève, les parties se rendent
auprès du chef, qui assemble le conseil des anciens, toujours composé de
noirs. Les Maures ne sont pas admis à prendre part au gouvernement.
Sidi-Abdallahi, mon hôte, ami d’Osman, assistait quelquefois à ses
conseils. Les Maures connaissent parmi eux un supérieur, mais ils n’en
sont pas moins justiciables des autorités du pays. Je priai mon hôte de
me conduire chez le roi, il y mit sa complaisance ordinaire.
Ce prince nous reçut au milieu de sa cour; il était assis sur une belle
natte avec un riche coussin: nous nous tînmes assis à une petite
distance de sa personne. Mon hôte lui dit que je venais lui présenter
mon hommage : il lui raconta mes aventures. Je ne pus pas comprendre
leur conversation : car ils parlaient la langue des Kissours. Le roi
m’adressa ensuite la parole en arabe, me fit quelques questions sur les
Chrétiens, sur la manière dont ils m’avaient traité. Notre visite fut
courte, et nous nous retirâmes. J’aurais désiré voir l’intérieur de la
maison; mais je n’eus pas cette satisfaction. Ce prince me parut d’un
caractère affable; il pouvait avoir cinquante-cinq ans; ses cheveux
étaient blancs et crépus; il était de taille ordinaire, avait une belle
physionomie, le teint noir foncé, le nez aquilin, les lèvres minces, une
barbe grise et de grands yeux; ses habits, comme ceux des Maures,
étaient faits en étoffes d’Europe; il portait un bonnet rouge avec un
grand morceau de mousseline autour, en forme de turban; il avait des
souliers en maroquin semblables à nos pantoufles de chambre, et faits
dans le pays. Il se rendait souvent à la mosquée.
Il y a, comme je l’ai dit, beaucoup de Maures établis à Temboctou; ils
ont les plus belles maisons de la ville. Le commerce les enrichit tous
très-promptement; on leur envoie en consignation des marchandises d’Adrar
et de Tafilet; il leur en vient aussi de Taouat, Ardamas,
Tripoli, Tunis, Alger; ils reçoivent beaucoup de tabac et diverses
marchandises d’Europe qu’ils expédient sur des embarcations pour la
ville de Jenné et ailleurs. Temboctou peut être considéré comme le
principal entrepôt de cette partie de l’Afrique. On y dépose tout le sel
provenant des mines de Toudeyni; ce sel est apporté par des
caravanes à dos de chameaux. Les Maures de Maroc et ceux des autres pays
qui font les voyages du Soudan, restent six à huit mois à Temboctou pour
faire le commerce et attendre un nouveau chargement pour leurs chameaux.
Les planches de sel sont liées ensemble avec de mauvaises cordes, faites
d’une herbe qui croît dans les environs de Tandye; cette herbe
est déjà sèche quand on la cueille; pour l’employer, on la mouille, puis
on l’enterre pour la défendre du soleil et du vent de l’est, qui la
sécheraient trop promptement; quand elle est imprégnée d’humidité, on la
retire, et l’on tresse les cordes à la main; les Maures les emploient à
différens usages. Souvent les chameaux jettent leur charge à terre; et
quand les planches de sel arrivent à la ville, elles sont en parties
cassées, ce qui nuirait à la vente, si les marchands ne prenaient la
précaution de les faire réparer par leurs esclaves : ceux-ci rajustent
les morceaux, et les emballent de nouveau avec des cordages plus
solides, faits en cuir de bœuf; ils tracent sur ces planches des dessins
en noir, soit en rayons, soit des losanges, etc. Les esclaves aiment
beaucoup à faire cet ouvrage, parce qu’il les met à même de ramasser une
petite provision de sel leur consommation. En général, les hommes de
cette classe sont moins malheureux à Tembocou que dans d’autres
contrées; ils sont bien vêtus, bien nourris, rarement battus; on les
oblige à pratiquer les cérémonies religieuses, ce qu’ils font
très-exactement; mais ils n’en sont pas moins regardés comme une
marchandise; on les exporte à Tripoli, à Maroc, et sur d’autres parties
de la côte, où ils ne sont pas aussi heureux qu’à Temboctou; c’est
toujours avec regret qu’ils partent de cette ville, quoiqu’ils ignorent
le sort qui leur est destiné.
Au moment où je la quittai, je vis plusieurs esclaves, quoique ne se
connaissant pas, se faire réciproquement des adieux touchans : la
conformité de leur triste condition excite entre eux un sentiment de
sympathie et d’intérêts mutuels; ils se font, de part et d’autre, des
recommandations de bonne conduite. Mais les Maures chargés de les
emmener pressent souvent leur départ, et les arrachent à ces doux
épanchemens, si bien faits pour apitoyer sur leur sort.
Etant à la mosquée, un Maure d’un certain âge s’approcha de moi
gravement et, sans me parler, mit dans la poche de son coussabe une
poignée de cauris, monnaie du pays : il s’éloigna si promptement
qu’il ne me donna pas le temps de le remercier. Je fus très-surpris de
cette manière délicat de faire l’aumône.
La ville de Temboctou peut avoir trois milles de tour; elle forme une
espèce de triangle : les maisons sont grandes, peu élevées, et n’ont
qu’un rez-de-chaussée; dans quelques unes, on a élevé un cabinet au
dessus de la porte d’entrée. Elles sont construites en briques de forme
ronde, roulées dans les mains et séchées au soleil; les murs
ressemblent, à la hauteur près, à ceux de Jenné.
Les rues de Temboctou sont propres et assez larges pour y passer trois
cavaliers de front; en dedans et au dehors, on voit beaucoup de cases en
paille, de forme presque ronde, comme celles des Foulahs pasteurs; elles
servent de logement aux pauvres et aux esclaves qui vendent des
marchandises pour le compte de leurs maîtres.
Temboctou renferme sept mosquées, dont deux grandes, qui sont surmontées
chacune d’une tour en brique, dans laquelle on monte par un escalier
intérieur.
Ces ville mystérieuse, qui, depuis des siècles, occupais les savans, et
sur la population de laquelle on se fournit des idées si exagérées,
comme sur sa civilisation et sur son commerce avec tout l’intérieur du
Soudan, est située dans une immense plaine de sable blanc et mouvant,
sur lequel il ne pousse que de frêles arbrisseaux rabougris, tels que le
mimosa ferruginea, qui ne vient qu’à la hauteur de trois à quatre
pieds; elle n’est fermée par aucune clôture; on peut y entrer de tous
côtés; on remarque dans son enceinte, et autour, quelques balaniles
oegyptiaca et un palmier doum situé au centre.
Temboctou peut contenir au plus dix ou douze mille
habitans, tous commerçans, en y comprenant les Maures établis. Il y
vient souvent beaucoup d’Arabes, amenés par les caravanes, qui
séjournent dans la ville, et augmentent momentanément la population. Au
loin, dans la plaine, il croît quelques graminées, mêlées de chardons,
dont les chameaux se nourrissent. Le bois à brûler est d’une grande
rareté aux environ; on va très-près de Cabra pour s’en procurer; on en
fait un objet de commerce, et les femmes le vendent au marché. Les
riches seuls en brûlent; les pauvres font usage de fiente de chameau.
L’eau se vend également sur le marché : les femmes en donnent une mesure
d’environ un demi-litre pour un cauris.
Temboctou, quoique l’une des plus grandes villes que j’aie vues en
Afrique, n’a d’autre ressource que son commerce de sel, son sol n’étant
aucunement propre à la culture. C’est de Jenné qu’elle tire tout ce qui
est nécessaire à son approvisionnement, le mil, le riz, le beurre
végétal, le miel, le coton, les étoffes du Soudan, les effets
confectionnés, les bougies, le savon, le piment, les oignons, le poisson
sec, les pistaches, etc.
Si les flottilles venant à Cabra étaient arrêtées en route par les
Touariks, les habitans de Temboctou seraient dans la plus affreuse
disette. Pour éviter ce malheur, ils ont soin que leurs magasins soient
toujours amplement fournis de toute espèce de comestibles. J’ai trouvé
ceux de Sidi-Abdallahi pleins de grands sacs de riz, grain qui se
conserve beaucoup plus longtemps que le mil.
Cette considération empêche les flottilles qui descendent le fleuve
jusqu’à Cabra, de lutter avec les Touariks, malgré tout ce qui’ls ont à
souffrir de leur exigence. On m’a assuré que, si l’on osait frapper un
de ces sauvages, ils feraient aussitôt la guerre à Temboctou, et
intercepteraient toute communication avec son port; alors elle ne
recevrait de secours d’aucun endroit.
A l’O. N. O. de la ville, il s’est formé de larges excavations, ayant 35
à 40 pieds de profondeur; elles ont de l’eau à une grande hauteur, que
les pluies alimentent. Les esclaves vont y puiser pour leur boisson et
pour la cuisine; cette eau est assez claire, mais elle conserve un goût
désagréable, et est très-chaude.
Ces espèces de citernes étant entièrement à ciel ouvert, l’eau y reçoit
l’impression du soleil et d’un vent brûlant. Ces excavations se sont
formées dans un sable presque mouvant : je suis descendu dans la plus
grande, par une pente assez douce; le fond du trou, qui n’est pas
entièrement rempli d’eau, laisse encore assez d’espace pour se promener.
Je remarquai quelques veines de sable rouge et dur; le reste est un
sable gris d’un grain un peu gros.
Il y a, autour de ces trous, quelques petits champs de tabac : cette
plante ne croît qu’à la hauteur de cinq à six pouces, et ne vient qu’à
force d’être arrosée : c’est la seule substance que j’aie vue dans le
pays. Les nègres étaient occupés à la récolte; je remarquai qu’il était
déjà en grains; ils font sécher les feuilles, et les pilent au mortier.
Ils le prennent ainsi en poudre, sans autre préparation; ce n’est qu’une
poussière verte qui n’a pas même l’odeur du tabac. On le vend au marché;
mais les personnes riches ne prennent que celui qui vient de Maroc, qui
est de bien meilleure qualité.
Les habitans de Temboctou ne fument pas; mais les Maures nomades qui
habitent aux environs font usage de la pipe.
Les esclaves puisent l’eau avec des calebasses; ils en remplissent des
sacs de cuir, qu’ils mettent sur le dos de leurs ânes. Mais, avant de
faire leur ouvrage, ils se divertissent toujours un peu à la danse; car,
malgré leur esclavage, ils conservent toujours une grande gaieté. Rendus
chez le maître, ils mettent l’eau dans des jarres où elle se rafaîchit
et perd une partie de son mauvais goût. Quelques femmes esclaves
savonnaient dans de grandes calebasses, auprès des excavations.
A deux jours de marche au N.E. de Temboctou, on trouve la ville de
Bousbéhey, bâtie en briques de sable argileux; elle appartient à la
tribu de Zaouât, qui erre dans le désert de ce nom. Les habitans de
Bousbéhey font le commerce du sel, qu’ils vont chercher à la petite
ville de Toudeyni. Ils ont beaucoup de chameaux, qui font leur
principale richesse; ils en boivent le lait, dont ils font aussi du
beurre. Ils n’ont que quelques moutons et quelques bœufs.
Les marchands de Temboctou achètent d’eux quelques bestiaux pour leurs
provisions journalières, et donnent en échange du mil et du riz; car,
ces malheureux habitent un sol entièrement stérile, qui fournit à peine
un peu de fourrage pour leurs chameaux. Les mêmes marchands achètent
leur sel à Toudeyni, avec du mil, du riz, des étoffes et de l’or qu’ils
donnent en échange.
On conçoit que Bousbéhey et Toudeyni, n’étant approvisionnés que par les
grains que les marchands de Temboctou reçoivent de Jenné, se
trouveraient aussi réduits à la famine, si le commerce entre ces deux
dernières villes était intercepté.
Le pays de Salah, tribu errante comme celle du Zaouât, est situé
à l’E. et à dix jours de chemin : ses habitans viennent fréquemment à
Temboctou faire le commerce; ils ont de nombreux troupeaux de chameaux,
avec le lait desquels ils se nourrissent; ils tirent aussi un peu de
grains du commerce qu’ils font avec cette ville. Il n’existe, suivant le
récit que m’a fait mon hôte, aucun rapport ni communication par eau de
cette ville avec le pays de Haoussa, parce que, disait-il, la
navigation du fleuve s’arrête à Cabra.
Les nègres et les Maures ne s’occupent absolument que de leur commerce;
ils n’ont que des connaissances bien bornées sur la géographie. Tous
ceux à qui j’ai demandé des rensignemens sur le cours du fleuve, à l’E.
et à l’E. S. E. de leur ville, se sont accordés à dire qu’il passe à
Haoussa, et qu’il va se perdre dans le Nil (9). Je n’ai pu
obtenir de renseignemens plus certains; et la question du grand problème
de l’issue du Dhioliba dans l’Océan sera résolue par un voyageur plus
heureux : cependant, s’il m’est permis d’énoncer mn opinion sur le cours
de ce fleuve, je suis aussi porté à croire qu’il va se perdre dans le
golfe de Bénin, par plusieurs embouchures.
Les Maures de tripoli et ceux d’Ardamas, vont faire le commerce à
Haoussa; ils y conduisent des marchandises d’Europe, et ils en
exportent en échange beaucoup d’or, qui vient du riche pays du
Ouangara. Ils viennent ensuite à Temboctou avec des pacotilles de
jolies étoffes de ce pays, elles sont tissées à petites laizes, teintes
en belle couleur bleue, et bien lustrées avec de la gomme. Mon hôte m’en
fit voir une pièce, que je trouvai très-belle; elle ressemblait à celles
qui sont fabriquées chez les nègres situés plus au N. ; j’en ai vu à
Galam, en 1819, de semblables qui venaient de Ségo, et qui avaient été
fabriquées par les Bambaras; elles étaient aussi bien lustrées que
celles que j’ai vues à Temboctou. En général, les nègres du Sénégal
attachent un grand prix à ces étoffes.
Comme les environs de Temboctou sont tous dépourvus de pâturages
(puisque les chameaux y trouvent à peine de quoi paître), on tire de
Cabra beaucoup de fourrages, que les habitans de ce village récoltent
dans les marais, et qu’ils font sécher pour les vendre aux personnes de
la ville qui ont des bestiaux à nourrir, tels que chevaux, bœufs,
moutons ou cabris; ce fourrage est serré sur le toit des maisons.
Temboctou et ses environs offrent l’aspect le plus monotone, le plus
aride que j’aie jamais vu. Cependant j’aperçus, à peu de distance hors
de la ville, un troupeau de chameaux dispersé dans la campagne, paissant
ça et là quelques chardons desséchés par le vent brûlant de l’Est, et de
jeune branches de mimosa ferruginea, dont les longues épines,
ressemblant à celles de l’aubépine, n’empêchait pas ces animaux de les
dévorer. On me dit qu’ils appartenaient aux Maures qui font les voyages
à travers le grand désert.
Tous les habitans natifs de Temboctou sont zélés mahométans. Leur
costume est le même que celui des Maures, et ils ont quatre femmes comme
les Arabes; mais ils n’ont pas, comme les Mandingues, la cruanté de les
battre : elles sont cependant chargées de même des soins du ménage. Il
est vrai que les habitans de Temboctou, qui ont continuellement des
relations avec les peuples demi-civilisés de la Méditerranée, ont
quelques idées de la dignité de l’homme. J’ai toujours vu, dans mes
voyages, que c’était chez les peuples les moins civilisés que la femme
était le plus asservie. Ainsi le beau sexe d’Afrique devrait donc faire
des cœux pour les progrès de la civilisation. A Temboctou, les femmes ne
sont pas voilées comme dans l’empire de Maroc: elles sortent quand elles
le veulent, et sont libres de voir tout le monde. Les habitans sont doux
et affables envers les étrangers; ils sont industrieux et intelligens
dans le commerce, qui est leur seule ressource : la plupart des
négocians sont riches et ont beaucoup d’esclaves. Les hommes sont de
taille ordinaire, bien faits, se tenant très-droits, ayant une démarche
assurée; leur teint est d’un beau noir foncé; ils ont le nez un peu plus
aquilin que chez les Mandingues, et, comme eux, les lèvres minces et de
beaux yeux. J’ai vu des femmes qui pouvaient passer pour très-jolies.
Tous se nourrissent bien, mangent du riz et du couscous fait de petit
mil cuit, avec de la viande ou du poisson sec; ils font par jour deux
repas. Les nègres qui ont de l’aisance, ainsi que les Maures, font leur
déjeuner avec du pain de froment, du thé et du beurre de vache; il n’y a
que les nègres d’une classe inférieure qui mangent du beurre végétal. En
général, les nègres ne sont pas aussi bien logés que les Maures :
ceux-ci ont sur eux un grand ascendant, et se croient eux-mêmes bien
supérieurs.
Les habitans de Temboctou sont d’une propreté recherchée pour leurs
vêtemens et l’intérieur de leurs maisons. Leurs ustensiles de ménage,
consistent en quelques calebasses et quelques plats de bois; ils ne
connaissent pas l’usage des cuilolers ni des fourchettes; ils croient
qu’à leur exemple, tous les peuples de la terre prennent les mets avec
les doigts; ils n’ont d’autres meubles que quelques nattes pour
s’asseoir; leur lit se compose de quatre piquets fichés en terre à une
extrémité de la chambre, sur lesquels ils tendent des nattes ou une peau
de bœuf; les riches ont un matelas en coton, et une couverture fabriquée
chez les Maures des environs, avec le poil des chameaux et de leurs
moutons. J’ai vu une femme de Cabra occupée à tisser de ces couvertures.
Ils ont, comme je l’ai dit, plusieurs femmes ; mais beaucoup y
adjoignent leurs esclaves. Les Maures ne prennent pas d’autres femmes
que celles-ci, et les occupent à promener les marchandises dans les
rues, comme colats, piments, etc.; elles vont aussi au marché étaler une
petite boutique, pendant que la favorite reste à la maison, afin de
surveiller celles qui sont chargées de faire la cuisine pour tout le
monde : elle-même prépare seule les repas de son mari. Ces femmes sont
vêtues très-proprement; leur costume consiste en un coussabe comme celui
des hommes, excepté qu’il n’y a pas de grandes manches; elles portent
aussi des souliers en maroquin. La mode varie quelquefois pour la
coiffure, qui consiste principalement en un fatara de belle
mousseline ou autre étoffe de coton d’Europe. Leurs cheveux sont tressés
avec beaucoup d’art: la tresse ou natte principale est grosse comme le
pouce; elle part de derrière la tète; vient incliner sur le devant, et;
est terminée par un morceau de cornaline rond, creusé au milieu ; elles
mettent sous cette natte un petit coussin pour la soutenir, et joignent
à cet ornement beaucoup d’autres colifichets, tels que du faux ambre, du
faux corail, et des morceaux de cornaline taillés comme celui-ci. Elles
ont aussi l’habitude de se graisser de beurre la tête et le corps, mais
moins profusément que les Bambaras et les Mandingues. La grande chaleur,
augmentée par le vent brûlant de l’E., leur rend cette habitude
nécessaire. Les femmes riches ont une grande quantité de verroterie au
cour et aux oreilles ; elles portent, comme à Jenné, un anneau aux
narines ; celles qui ne sont pas assez riches remplacent cet anneau par
un morceau de soie rouge : elles mettent des bracelets en argent, et des
cercles en fer argenté aux chevilles ; ceux-ci sont fabriqués dans le
pays. Au lieu d’avoir une forme arrondie, comme ceux des bras, ils sont
plats et ont quatre pouces de large ; ils y gravent quelques jolis
dessins.
Les esclaves femelles des gens riches ont quelques parures en or au cou,
au lieu de boucles d’oreilles, comme aux environs du Sénégal, elles ont
de petites plaques en forme de collier. Quelques jours après mon arrivée
à Temboctou, je rencontrai un nègre qui en promenait deux dans la rue,
que je reconnus pour avoir passé avec moi sur la même pirogue : ces
femmes étaient un peu âgées ; mais leur maître, pour leur donner un air
de jeunesse favorable à la vente, les avait très-bien habillées; elles
portaient de belles pagnes blanches, avec de grosses boucles en or aux
oreilles, et chacune deux ou trois colliers du même métal. Je passai
auprès d’elles; elles me regardèrent en souriant, et ne parurent
nullement fâchées de se voir promener dans les rues pour être vendues;
indifférence que j’attribuai à l’état d’abrutissement dans lequel les
tient l’esclavage, et à l’ignorance absolue des droits naturels de
l’espèce humaine. Elles croient simplement que les choses doivent être
ainsi, et qu’elles sont faites pour ce trafic (10). Les nègres des
villages de Dirimans, Malakas,et Kissours, situés sur les
rives du fleuve, viennent à Temboctou dans leurs pirogues ; ils
apportent au marché des esclaves, de l’ivoire, des poissons secs, des
pots en terre, et diverses autres choses qu’ils vendent pour avoir des
verroteries, de l’ambre, du corail et du sel. Dans la partie du sud de
Temboctou, il y a un pays que l’on nomme Ginbala; il se prolonge
très-avant dans l’intérieur : ses habitans sont tous musulmans ; ils ne
viennent que peu à Temboctou, à cause du voisinage des Touariks qu’ils
redoutent. ils sont très-industrieux, cultivent beaucoup de mil et un
peu de riz, sont très-hospitaliers envers les étrangers, et ont beaucoup
de troupeaux de bœufs; de moutons et de cabris; ils cultivent du coton,
avec lequel ils fabriquent des étoffes pour se vêtir. Ils vont de
préférence faire le commerce à Jenné, où ils n’ont rien à craindre. Les
Founlahs qui habitent les environs du fleuve viennent aussi à
Temboctou ; ceux que j’y ai vus avaient toute la physionomie et la
couleur de ceux du Fouta-Dhialon ; ils étaient armés de plusieurs
piques. J’en ai vu très-peu.
Le commerce de Temboctou est considérablement gêné par le voisinage des
Touariks, nation belliqueuse, qui rend les habitans de cette ville
tributaires. Ces derniers, pour avoir leur commerce libre, leur donnent,
pour ainsi dire, ce qu’ils demandent, indépendamment du droit que paient
les flottilles à leur arrivée à Cabra ; s’ils se refusaient à les
satisfaire, il en résulterait des inconvéniens fâcheux, parce que les
Touariks sont très-nombreux, et assez forts pour interdire toutes les
communications entre Temboctou et Caba : alors cette ville, qui n’a par
elle-même aucune ressource en agriculture, se trouverait réduite à la
plus affreuse disette, ainsi que les pays qui l’avoisinent. Les Maures
ont pour les Touariks un profond mépris ; et quand ils voulaient
m’exprimer toute la haine qu’ils avaient pour ces peuples, ils les
comparaient aux chrétiens, qu’ils croient aussi vagabonds qu’eux.
Je m’empressai de détruire cette erreur, qui chez eux est
très-accréditée; je leur dis que les Européens n’étaient pas à comparer
à ces pillards; qu’ils ne volaient jamais, et qu’ils étaient toujours
prêts à rendre service à leur semblables. « Mais, puisqu’ils sont
sibons, répliquèrent-ils, pourquoi n’es-tu pas resté avec eux ? » Cette
question m’embarrassa un peu ; mais je répondis que Dieu ne l’avait pas
permis, puisqu’il m’avait donné l’idée de retourner dans mon pays pour y
reprendre la religion de mes pères.
La maison de mon hôte Sidi ne désemplissait pas de Touariks et d’Arabes
qui demandaient sans cesse : ces gens ne viennent à Temboctou que pour
arracher aux habitans ce qu’ils appellent des présens, et que l’on
pourrait appeler plus justement des contributions forcées; j’en ai vu
souvent rester assis dans la cour, et se faire nourrir jusqu’à ce que le
maître leur eût envoyé son tribut. Ils viennent toujours à cheval, et se
font donner du fourrage.
Quand le chef de cette peuplade arrive avec sa suite à Temboctou, c’est
une calamité générale; et cependant chacun le comble de soins et de
présens pour lui et les siens ; il demeure quelquefois deux mois,
toujours nourri aux frais des habitans et du roi, qui y joint des
présens d’une plus grande valeur ; ils ne retournent chez eux que
chargés de mil, de riz, de miel, et de quelques effets confectionnés.
Les Touariks ou Sourgons ne sont qu’un même peuple : le premier
nom leur est donné par les Maures, et le second par les nègres: ils sont
nomades et habitent les bords du Dhioliba, depuis le village de Diré
jusqu’aux environs de Haoussa, que mon hôte m’a dit être à vingt
jours à l’E. S. E. de Temboctou, dans une vaste contrée du même nom, que
le fleuve arrose.
Les Touariks, par la terreur de leurs armes, ont rendu tributaires tous
les nègres leurs voisins ; ils exercent envers eux le plus affreux
brigandage. Ils ont, comme les Arabes, de beaux chevaux qui les
facilitent dans leurs incursions vagabondes : les peuplades qui y sont
exposées ont tellement peur d’eux, qu’il suffit de trois ou quatre
Touariks pour donner l’épouvante à cinq ou six villages. A Temboctou, on
ne laisse plus sortir les esclaves hors de la ville après le coucher du
soleil, de peur qu’ils ne soient enlevés par les Touariks qui s’emparent
de vive force de ceux qui leur tombent sous la main, et rendent bien
plus déplorable la condition de ces malheureux. J’en ai vu dans leurs
petites embarcations, presque tout nus, et à chaque instant menacés par
leurs maîtres d’être frappés.
Les Touariks sont riches en bestiaux; ils ont de nombreux troupeaux de
moutons, bœufs et chèvres; le lait et la viande suffisent à leur
nourriture. Leurs esclaves recueillent la graine du nénuphar, qui est
très-commun dans tous les marais environnans ; ils la font sécher et la
vannent ; elle est si fine, qu’elle n’a pas besoin d’être pilée ; ils la
font cuire avec leur poisson. Les peuples nomades ne cultivent point ;
leurs esclaves ne sont occupés qu’à soigner leurs troupeaux, ils n’ont
pour leur consommation d’autre grain que celui qu’ils tirent des
flottilles venant de Jenné à Temboctou. Au moment de la crue des eaux,
les Touariks se retirent un peu dans l’intérieur, où ils trouvent de
bons pâturages ; ils ont de nombreux troupeaux de chameaux, dont le lait
est une ressource toujours certaine.
Les Foulahs qui habitent aux environs du fleuve ne sont pas soumis à ces
barbares : cette race bien supérieure à la race purement nègre, est
pleine d’énergie ; elle est trop belliqueuse pour subir un joug aussi
honteux. Ces Foulahs ne parlent pas la langue poulh du Fouta-Dhialon ;
je leur ai adressé quelques mots de cet idiome, et ils ne les ont pas
compris. Ils parlent la langue de Temboctou, et ils ont en outre un
idiome particulier qu’ils parlent entre eux. Tous ceux que j’ai vus sur
les bords du fleuve sont aussi nomades.
J’ai vu quelquefois les chameaux des Touariks employés à transporter les
marchandises de Cabra à Temboctou. Ce sont les plus pauvres d’entre eux
qui font ces corvées ; ils y trouvent leur bénéfice. Les autres sont
trop fiers pour se décider à travailler ; ils vendent à Temboctou
quelques bœufs et quelques moutons pour la consommation ordinaire de la
ville. Le lait y est très-cher et pas aussi bon que sur les bords du
fleuve.
Les Touariks, comme tous les musulmans, ont plusieurs femmes : celles
qui sont grosses et grasses sont les plus recherchées ; pour être une
véritable beauté à leurs yeux, il faut qu’une femme soit parvenue à un
tel degré d’embonpoint, qu’elle ait perdu la faculté de marcher sans le
secours de deux personnes.
Elles sont vêtues comme les Mauresses des bords du Sénégal ; mais, au
lieu de guinée bleue, elles mettent des pagnes bleues, qui viennent de
Jenné, et que les négocians de Temboctou leur procurent ; celles que
j’ai vues en passant auprès du camp du chef m’ont paru être de la plus
grande malpropreté. Les hommes n’ont pas une mise plus soignée ; ils
ont, comme les nègres de Temboctou, un coussabe blanc ou bleu, un
pantalon qui descend jusqu’à la cheville, comme on en porte à Jenné et à
Temboctou. Les esclaves ont des culottes pareilles à celles des Maures
qui habitent les bords du Sénégal. Le costume des Touariks ne diffèrent
de celui des Maures que par la coiffure ; ils ont l’habitude de porter,
jour et nuit, une bande de toile de coton qui leur passe sur le front,
descend sur les yeux, et même jusque sur le nez ; car ils sont obligés
de lever un peu la tête pour y voir ; la même bande, après avoir fait un
ou deux tours sur la tête, vient passer sous le nez, et descend un peu
plus bas que le menton, en sorte qu’on ne leur voit que le bout du nez ;
ils ne l’ôtent ni pour manger, ni pour boire, ni pour fumer, il ne font
que soulever cette bande de toile, que les nègres nomment fatara.
Les Touariks fument beaucoup. Ils ont tous de beaux chevaux et sont bons
cavaliers, belliqueux, mais cruels; ils sont tous armés de trois ou
quatre piques, et d’un poignard, qu’ils portent au bras gauche; la lame
est en haut, et la poignée touche sur le dessus de la main; il y a au
fourreau de ces poignards un manchon dans lequel on passe la main; ils
sont droits, assez bien faits; on les apporte des bords de la
Méditerranée. Ces hommes ont en outre des boucliers en cuir de bœuf
tanné, qui sont travaillés avec beaucoup de goût, et ont la forme de
ceux des anciens chevaliers, excepté qu’ils sont carrés du bout (11);
ils sont couverts de jolis dessins : ces boucliers sont assez larges
pour les couvrir tout entiers. Quelques nègres de Temboctou en ont aussi
de la même forme; mais bien plus petits. Les Touariks ne se battent
qu’avec la lance et le poignard; ils sont toujours à cheval, ils ne font
pas usage de l’arc: l’embarras de leurs boucliers les empêcherait de
s’en servir utilement. Ces peuples nomades portent les cheveux longs,
ont le teint très-brun, comme les Maures, le nez aquilin, de grands
yeux, une belle bouche, la figure longue et le front un peu élevé;
l’expression de leur physionomie est sauvage et barbare: on les regarde
comme une race d’Arabes, et ils ont en effet une partie des habitudes
de ceux-ci; mais ils parlent un idiome particulier. Ce sont eux qui se
réunissent en nombre pour attaquer les caravanes venant de Tripoli :
celles de Maroc sont moins exposés à leurs brigandages, parce qu’ils
s‘étendent plus dans la partie du N. Ils ont beaucoup d’esclaves qu’ils
occupent en partie à la récolte des gommes venant des bords du fleuve ;
et ils les vendent aux négocians de Temboctou, avec beaucoup d’ivoire.
Il est étonnant qu’un si grand nombre de peuplades restent paisiblement
sous le joug avilissant et ruineux de ces Touariks, lorsque, si elles
voulaient se réunir et s’entendre, elles pourraient les écraser si
facilement. Les Dirimans, les Ginbalas, les Kissours et les Maures des
tribus de Zaouât et de Salah, réunis, seraient bien supérieurs aux
Touariks, et ils s’en délivreraient pour toujours. Les Touariks
craignent les armes à feu et n’en font pas usage, tandis que tous les
nègres de Temboctou et les Maures des tribus sont armés de fusils
doubles.
Les Foulahs des environs de Jenné, conduits par Ségo-Ahmadou, leur chef,
vinrent attaquer les Touariks; les Foulahs étaient en petit nombre, à
cause de l’éloignement de leur pays et de la difficulté d’avoir des
vivres en réserve; cela n’empêcha pas qui’ls ne remportassent la
victoire; ils firent beaucoup de prisonnier touariks, qu’ils livrèrent
au supplice, et emmenèrent avec eux une foule d’esclaves et de bœufs,
qui enrichirent les vainqueurs. Cette défaite prouve qu’ils ne sont pas
aussi à redouter qu’ils le paraissent, et qu’ils ne sont hardis que
contre ceux qui les craignent. Si leurs tributaires, soutenus par les
Maures leurs voisins, entreprenaient de secouer le joug, ils
réussiraient bien vite; mais les nègres, en général, sont indolens, et
les Maures, adonnés au commerce, n’ont pas le caractère martial.
Ségo-Ahmadou, indigné de voir ces Touariks, qui sont musulmans, peu
zélés à la vérité, imposer des droits aux embarcations qui viennent de
son pays, s’est décidé à leur faire la guerre; mais il est trop éloigné
pour la soutenir long-temps. J’ai présumé que le voyageur Mungo-Park
pouvait bien avoir été massacré par ces hommes. Barbares.
Après quatre ans de séjour,: soit à Jenné, soit à Temboctou, les Maures
retournent dans leur patrie; avec leur petite fortune; ils emmènent
beaucoup d’esclaves; cependant la plupart préfèrent le commerce de
Sansanding et Yamina, à cause du voisinage des mines d’or de Bouré, d’où
ils tirent beaucoup de ce métal. Temboctou et Jenné ne profitent pas de
cet avantage : car la guerre de Ségo-Ahmadou avec les Bambaras, qui
continue presque toujours, intercepte les communications commerciales.
Les Arabes qui viennent de Tafilet, d’Adrar, de Tripoli et d’autres
pays, apportent à Temboctou du froment dont on fait de petits pains avec
du levain: ils sont de forme ronde, et pèsent. une demi-livre ils ont
très-bon goût, et, pour une valeur de quarante cauris (quatre sous de
notre monnaie), on peut s’en procurer un; les négocians riches, ainsi
que je crois l’avoir déjà dit, en mangent à leur déjeuner, en prenant le
thé. Ils ont des théières qu’on leur apporte de Maroc; celles que j’ai
vues étaient en étain, avec de petites tasses, comme celles de
Sidi-Oulad-Marmou, à Jenné. Tous les nègres de Temboctou sont en état de
lire le Coran, et même le savent par cœur; ils le font apprendre de
bonne heure à leurs enfans, soit qu’ils se chargent de les instruire
eux-mêmes, soit qu’ils confient, leur éducation aux Maures qu’ils
croient plus instruits. Ils font aussi usage de l’écriture pour leur
correspondance avec Jenné.
Les vivres sont très-chers à Temboctou, et je me serais trouvé
très-embarrassé, si, comme à Timé j’avais été obligé de pourvoir à ma
nourriture; mes moyens eussent été bientôt épuisés : c’est donc au bon
et généreux Sidi-Abdallahi-Chebir que j’ai l’obligation de mon retour
par le grand désert. Je n’avais qu’une valeur réelle de trente-cinq
piastres en marchandises, que je réservais pour me procurer un chameau,
afin de me rendre sur les bords de la mer, soit en passant par le grand
désert, soit en retournant à l’O. J’avoue que la traversée du Sahara,
dans une saison aussi sèche, m’effrayait beaucoup; je craignais de ne
pouvoir supporter, avec aussi peu de moyens, les privations et les
fatigues augmentées par un vent brûlant, qui règne continuellement, et
rend la chaleur accablante. Cependant, après de mûres réflexions, je me
décidai définitivement à surmonter les dangers auxquels la grande
sécheresse m’exposerait, et à m’aventurer avec une caravane dans les
sables mouvans du désert. En effet, je pensais que, si j’effectuais mon
retour par Ségo, Sansanding et nos établissemens de Galam, les envieux
du succès d’un voyage dont l’entreprise m’avait fait déjà tant
d’ennemis, révoqueraient en doute mon arrivée et mon séjour à Temboctou,
au lieu qu’en revenant par les états barbaresques, le point de mon
arrivée imposerait silence à l’envie.
Sidi-Abdallahi me donnait tous les jours de nouvelles marques de son bon
cœur; il alla même jusqu’à m’engager à rester à Temboctou; il me
donnerait,’ disait-il, des marchandises pour faire le commerce à mon
compte, et quand j’aurais fait des bénéfices, je pourrais retourner dans
mon pays sans le secours de personne. Les craintes que j’avais d’être
découvert, jointes au désir de revoir ma patrie, m’engagèrent à refuser
ses généreuses propositions. D’ailleurs, mon départ pour l’intérieur de
l’Afrique, n’étant point connu authentiquement, tomberait dans l’oubli
si je venais à périr et les observations que j’avais pu faire seraient
perdues pour mon pays. Ces considérations m’engagèrent à effectuer mon
retour le plus tôt possible. Comme l’occasion sur laquelle je comptais,
ne devait pas tarder à se présenter, je tâchai de mettre à profit le peu
d’instans qui me restaient. J’allai visiter la grande mosquée de
l’ouest; elle est plus vaste que celle de l’est, mais elle est
construite dans le même genre; les murs en sont mal entretenus, les
enduits sont dégradés par les pluies qui tombent pendant les mois
d’août, septembre et octobre, pluies qui sont toujours amenées par des
vents d’est et accompagnées d’orages violens. Plusieurs contre-forts
sont élevés contre les murs, pour en prévenir l’écroulement. Je montai
sur la tour, dont l’escalier, placé intérieurement, est presque démoli ;
j’y revins même plusieurs fois pour écrire mes notes; ce lieu peu
fréquenté me mettait en position de n’être pas aperçu. Dans le cours de
mon voyage, j’ai toujours eu soin de me cacher pour écrire, afin de ne
pas éveiller l’attention soupçonneuse des musulmans; c’était toujours
dans les bois, à l’abri d’un buisson ou d’un rocher, que je mettais par
écrit tout ce qui m’avait paru digne de remarque (12).
Du haut de la tour, je découvrais, à une très-grande distance une plaine
immense de sable blanc, où. il ne croît que des arbrisseaux rabougris,
mimosa ferruginca; quelques dunes ou buttes de sable, s’élevant
çà et là, rompaient un peu l’uniformité du tableau. Je regardais ave
étonnement cette ville que le besoin du commerce a fait élever dans un
affreux désert, sans autres ressources que celles qu’elle se procure par
les échanges. La partie O. de la mosquée me parut d’une construction
très-ancienne ; toute la façade de ce côté est tombée en ruine ; on y
remarque encore des arcades voûtées, dont le crépi est entièrement
détaché. Cet édifice est construit en briques séchées au soleil, à peu
près de la forme des nôtres. Les murs sont enduits d’un sable gros,
semblable à celui dont sont faites les briques, mêlé avec de la glume de
riz. Dans quelques parties du désert, on trouve une terre couleur de
cendre, très-dure, ou domine le sable ; c’est avec cette terre que les
briques de la mosquée sont faites. Les autres parties de l’édifice
paraissent avoir été bâties bien postérieurement aux ruines de l’ouest ;
quoique l’ouvrage en soit fait assez bien pour un peuple qui ignore les
règles de l’architecture, il est bien inférieur à la partie la plus
ancienne.
Ce ne fut pas sans étonnement que je remarquai dans celle-ci trois
galeries, soutenues par arcades chacune, aussi bien bâties que si elles
avaient été construites un homme de l’art : ces arcades ont six pieds de
large et dix de hauteur ; leur enduit, en assez bon état, paraît avoir
été blanchi à la chaux, à en juger par la couleur blanchâtre qu’il
conserve encore. Cette construction se rattache aux ruines, soit par le
style, soit par la position. J’ai été porté à croire qu’anciennement la
mosquée ne contenait que cette partie, et que, depuis, on y a ajouté de
nouvelles constructions; cette circonstance m’a paru remarquable.
Ayant pensé que la description seule ne donnerait pas une idée juste de
la construction de cette mosquée, je me suis hasardé à en prendre un
croquis, ainsi qu’une vue de la ville ; l’un et l’autre rendront
peut-être mieux que des paroles les objets que je désire faire connaître
au lecteur.
Pour faire l’esquisse de la mosquée, je m’assis dans la rue, en face, et
je m’entourai avec ma grande couverture que je repliai sur mes genoux ;
je tenais à la main une feuille de papier blanc, à laquelle je joignais
une page de Coran, et lorsque je voyais venir quelqu’un de mon côté, je
cachais mon dessin dans ma couverture, et je gardais la feuille du Coran
à la main, comme si j’étudiais la prière. Les passans, loin de me
soupçonner, me regardaient comme un prédestiné, et louaient mon zèle.
La mosquée de l’E. est beaucoup plus petite que celle de l’O., elle est
également surmontée d’une tour carrée, de même forme et de même
dimension que celle de la grande ; les murs sont entièrement dépouillés
de leur crépissage : on a mis beaucoup de contre-forts, pour soutenir
l’édifice il y a trois avenues d’arcades ; les galeries ont six pieds de
large, et trente pas de long...
Au milieu de la ville, on voit une espèce de place entourée de cases
rondes ; on y trouve quelques Palma Christiet un palmier doum,
le seul que j’aie vu dans le pays; au centre de cette place, on a
pratiqué un grand trou pour recevoir les immondices. Deux énormes buttes
élevées hors de la ville, au S. de la mosquée, m’ont paru aussi n’être
qu’un amas d’ordures ou de décombres; je suis monté plusieurs fois
dessus, pour examiner la ville dans son ensemble et en faire l’esquisse.
Une troisième mosquée, un peu remarquable, se trouve à peu près au
centre de la ville; elle a aussi une tour, mais moins élevée que les
autres : il n’y a que des arcades carrées; les nefs ont sept pieds de
large et vingt-cinq de long; le mur de la façade de cette mosquée est
garni de beaucoup d’œufs d’autruche; il y en a au sommet de la tour. Une
cour très-grande se trouve dans la partie de l’E. : il y a au milieu un
balanites oegyptiaca qui en fait l’onement. Derrière la mosquée,
à l’O., il croît quelques pieds de salvadora.
On compte encore cinq autres mosquées : mais elles sont petites et
faites comme les maisons particulières ; seulement elles sont dominées
chacune par un minaret, toutes ont une cour intérieure; on s’y rassemble
le soir pour faire les cérémonies religieuses. Les crieurs qui appellent
à la prière, ne reçoivent pas de salaire; mais, à des époques fixes, ils
crient du haut des minarets pour rappeler aux fidèles, que le moment est
venu de les payer de leur peine. Je me suis trouvé à l’une de ces
époques à Temboctou; chacun s’empressa de leur faire son offrande qui
consistait en pain, mil, riz, poissons sec, pistaches et cauris; tout
fut déposé sur une natte étendue par terre, devant la porte de la
mosquée.
Je voyais souvent des Maures que ma situation intéreszsait; ils me
questionnaient sur les usages européens, et sur le traitement que les
chrétiens m’avaient fait éprouver. Je tâchais à mon tour d’obtenir de
leur part des détails sur les peuples des environs et sur la distance de
leur pays à Temboctou; mais, loin de me répondre, ils faisaient semblant
de ne pas m’entendre, et tournaient la tête en adressant la parole à un
autre. Malheureusement je ne possédais pas assez de moyens pour faire
des présens; aussi ne m’appelait-on que le meskine (pauvre). Le
peu de renseignemens que j’aie obtenus à Temboctou m’ont été fournis par
Sidi-Abdallahi-Chebir, mon hôte, et par quelques nègres kissours, qui
eurent seuls la complaisance de répondre à mes questions. Ils n’ont
aucune notion exacte sur le cours du fleuve à l’E. de cette ville; mon
hôte m’a assuré qu’il passe à Haoussa, et se rejoint au Nil :
c’est l’opinion générale des Arabes qui habitent le pays. Ce fleuve
porte à Temboctou le nom de Bahar-el-Nil (rivière du Nil) (13).
La maison qu’on m’avait donnée pour logement n’étant pas encore finie,
j’eus occasion d’observer la manière de construire, des maçons du pays.
On creuse dans la ville même; à quelques pieds de profondeur, il s’y
trouve un sable gris mêlé d’argile, avec lequel on fait des briques de
forme ronde, qu’on met sécher au soleil; ces briques sont semblables à
celles de Jenné. De jeunes esclaves les portent sur leur tête, dans de
mauvaises calebasses, ainsi que le mortier, fait de la même matière. Les
maçons sont des esclaves; ils travaillent avec autant d’intelligence
qu’à Jenné; je trouvais même que leurs murs étaient mieux soignés. Les
portes sont bien faites et solides; les vantaux sont en planches
assemblées par des barres et des clous qui viennent de Tafilet; on les
ferme au moyen de serrures fabriquées dans le pays, et où il n’entre pas
de fer : la clef même est en bois (14); cependant quelques Maures font
usage de serrures en fer, qu’ils tirent des bords de la Méditerranée.
Toutes ces serrures ne ferment pas dans l’intérieur, on y supplée par
une chaîne ou une barre placée en dedans. Le toit des maisons, qui
toutes n’ont qu’un rez-de-chaussée, est comme celui de la mosquée,
soutenu par des poutres; ces pièces de charpente sont en ronnier, arbre
qui croît sur les bords du fleuve à une hauteur prodigieuse; j’en ai vu
dont l’élévation était de plus de 125 pieds; on fend les troncs en
quatre, puis on arrondit chaque partie pour les poser sur les murs, et
on les recouvre de morceaux de bois, de nattes et de terre, comme le
toit de la mosquée.
Chaque maison forme un carré, contenant deux cours intérieures, autour
desquelles sont disposées les chambres, qui consistent chacune en un
carré long, fort étroit, servant en même temps de magasin et de chambre
à coucher : ces pièces ne reçoivent de jour que par la porte d’entrée,
et une autre plus petite donnant sur la cour intérieure; elles n’ont ni
fenêtres, ni cheminées.
Les habitans de Temboctou n’ont pas adopté l’usage généralement répandu
dans le Soudan d’allumer du feu dans les maisons. Quelques-uns
construisent dans la cour un petit cabinet en nattes; ils y passent le
jour et la nuit dans la belle saison, les chambres étant beaucoup trop
chaudes pour y demeurer.
On m’avait donné un de ces magasins, où j’étouffais nuit et jour;
j’avais une peine infinie à supporter la chaleur accablante qui y règne,
surtout la nuit, faute d’air; mais où aller dans un pays où il n’y a pas
d’arbres pour se mettre à l’ombre ? Je me refugiais souvent dans une
mosquée, comme l’endroit le plus aéré et le plus frais. La chaleur est
encore augmentée par le vent d’E., qui soulève des nuées de sable,
obscurcit l’atmosphère et rend ce séjour très-désagréable. Les habitans
se tiennent dans leurs maisons pendant la chaleur du jour, et ne sortent
que le matin et le soir. Les nuits sont d’un calme étouffant, et si
parfois il faut un peu d’air, il ressemble à une vapeur brûlante, qui
dessèche les poumons. J’éprouvais un malaise continuel.
La caravane destinée pour Tafilet était encore à Temboctou pour quelques
jours, et j’étais prévenu qu’il n’en partirait pas d’autre avant trois
mois; je me décidai à profiter de celle-ci. Je craignais de rester à
Temboctou aussi longtemps, malgré les invitations réitérées de mon hôte,
qui préférait, disait-il, de me voir reprendre la route de Tripoli par
Ardamas (15), plutôt que celle de Maroc. Il me prévint qu’il
avait le projet de faire une collecte à mon profit, mais que mon départ
si prochain ne lui laisserait pas assez de temps pour l’effectuer: enfin
il me représenta que, si je voulais rester, mon séjour fût-il de
plusieurs moi, je ne dépenserais rien chez lui. Je ne savais comment me
défendre de tant d’obligeance, et ne voulais cependant rien changer à
mes résolutions. Je lui objectai que je craignais de voyager pendant la
saison des pluies; Abdallahi, me voyant bien décidé, me dit qu’il allait
s’occuper de me trouver un bon guide pour me conduire jusqu’à Tafilet.
Les Maures avec lesquels j’allais voyager étaient bien loin d’être aussi
doux et aussi civilisés que ceux qui sont établis dans la ville. J’avais
souvent occasion de les voir; car ils venaient me trouver où j’étais
assis; ils m’importunaient souvent, me réveillaient même. Ce sont ces
espèces d’hommes que les Maures d’une classe supérieure nomment
Zénagues (tributaires). Ils sont très-ignorans; beaucoup ne
connaissent pas même les premiers morceaux du Coran; ils font cependant
les cérémonies religieuses. Mais un étranger pauvre, et ne connaissant
pas leur langue, est à leurs yeux une personne très-peu recommandable,
pour laquelle même ils ont une sorte de mépris; je m’attendis donc à
beaucoup souffir dans la traversée du désert.
Mon hôte me prévint qu’il m’avait loué un chameau pour Tafilet. Les
trente mille cauris d’étoffes provenant de la vente de mes marchandises
à Jenné, servirent à payer le loyer du chameau. Sidi-Abdallahi me dit
qu’il garderait mon étoffe, et qu’il donnerait à mon guide dix mitkhals
d’or ou trente piastres (16).
.... J’aurai laissé après moi d’immenses découvertes à faire, surtout
relativement à la partie géographique et à l’histoire naturelle; tout ce
que j’ai souffert ne doit pas décourager les explorateurs futurs. Sans
doute leurs tentatives seront également pénibles et dangereuses;
toutefois une entreprise conduite avec sagesse et prudence triompherait
des obstacles. Ils faudrait, je crois, pour en assurer le succès,
voyager très-simplement, sans aucune espèce de luxe, mais adopter
extérieurement le culte de Mahomet, se faire passer dans le pays pour
Arabe. Un feint néophyte n’agirait pas avec autant de liberté, et
deviendrait suspect chez des peuples aussi méfians : d’ailleurs, je
crois encore qu’il ne passerait pas davantage chez les peuplades nègres
en se donnant pour un chrétien converti. Le meilleur moyen, à mon avis,
serait donc de traverser, en qualité d’Arabe, le grand désert de Sahara,
avec des ressources suffisantes et cachées. Après avoir habité quelque
temps la ville musulmane qu’on aurait choisie comme point de départ, et
dans laquelle on se serait fait connaître pour négociant, afin de ne
donner aucun soupons, on achèterait dans cette ville quelques
marchandises, sous prétexte d’aller faire le commerce un peu plus loin,
en évitant avec le plus grand soin de nommer la ville de Temboctou.
Je suppose que le lieu choisi pour le départ soit Tanger ou Arbate; on
prétextera, pour s’en absenter une affaire de commerce à Fez; de là on
ira à Tafilet, toujours pour le même sujet; et de Tafilet à Temboctou.
Rendu à Tafilet, il n’y a plus d’inconvénient à parler de cette
denrnière ville; car les voyages du Soudan sont si communs, que l’on n’y
fait pas attention. Il faudrait acheter dans ce pays des marchandises,
pour les exporter comme négociant ou même comme marchand; arrivé dans la
ville de Temboctou, s’y établir, y élever une maison de commerce, éviter
surtout de paraître riche, se familiariser avec les habitudes du pays,
et mettre une grande circonspection sur tout ce qui a rapport à la
religion.
Après avoir séjourné dans cette ville 16 à 18 mois, pendant lesquels on
aurait dressé quelques esclaves mandingues ou bambaras, parlant les
langues kissour et touarik, il faudrait se procurer une bonne pirogue de
moyenne grandeur, aussi bien construite qu’elle puisse l’être dans le
pays, pour mettre à bord les marchandises et provisions convenables; ce
parti serait nécessaire à cause de l’incertitude de pouvoir s’en
procurer chez les peuples qui habitent les rives du fleuve, et dans le
cas où l’on aurait à craindre leur inimitié. En promettant aux esclaves
leur liberté, on les engagerait facilement à faire ce voyage, que l’on
entreprendra sous le prétexte de commercer dans le bas du fleuve, pour
acheter de la gomme, de l’ivoire, etc. On ne serait pas obligé de
prendre autant de précautions si l’on naviguait au-dessus de Cabra.
Pour ne pas faire naître aucun soupçon, au moment du départ il faudrait
laisser à Temboctou une certaine quantité de marchandises, avec un
esclave affidé, chargé de les vendre, sous la direction d’un négociant
maure, pendant l’absence du voyageur.
Quand on sera sur le fleuve, dans la pirogue, avec six esclaves bons
nageurs, il faudra marcher de préférence la nuit, à cause des peuplades
vagabondes, les Touariks ou autres : si on les rencontre le jour, on
peut s’en débarrasser en leur faisant quelques cadeaux. Cette conduite,
suivie avec discernement, prudence et réflexion, serait, je crois,
susceptible d’un plein succès, et me paraît préférable à une grande
expédition, qui éveillerait toujours la cupidité ou la méfiance des
indigènes.
La rapidité de la marche de la petite pirogue rendrait la voyage
beaucoup moins pénible et moins dangereux, qu’entrepris avec une grande
embarcation. Mon hôte m’a assuré que Haoussa n’est situé qu’à une
vingtaine de jour de Temboctou en descendant le fleuve; mais dans
une petite pirogue on peut faire ce trajet, en douze, et atteindre
ensuite rapidement l’embouchure du fleuve, surtout s’il va se perdre
dans l’Océan; suivre ce plan serait je crois, beaucoup moins dangereux
que de partir du golfe de Benin, où l’on éprouvera toujours de
très-grandes difficultés pour remonter, soit à cause du climat, soit de
la part des habitans.
. 1. Paris, chez Mongie, boulevard des Italiens, N° 10;
3 volu. In 8°. Atlas in-4°. Prix : 30 fr. Voir les
Annonces
. 2. Les Bracknas sont une nation maure qui habite au
nord du Sénégal, et fait, avec les Européens, un assez
grand commerce de gomme. Leur véritable nom est Brràknah.
. 3. Nous consacrerons une notice spéciale dans une
prochaine livraison, à l’examen des découvertes
géographiques de M. Caillié, rapprochées de celles de
ses devanciers. Nous donnerons aussi une carte
que l’on termine en ce moment.
. 4. Les Dhialonkés nommés par plusieurs voyageurs,
paraissent être une grande nation qui occuperait toute
la contrée arrosée par la partie supérieure du cours du
Sénégal ou Ba-ling, et de celui du Dhioliba, ainsi que
l’espace compris entre ces deux fleuves. On peut
consulter, à cet égard, le voyage de M. Mollien, qui
confirme aussi ce que M. Caillié rapporte quelques
lignes plus bas, sur la richesse des mines de Bouré.
« Le Kankam, dit-il, est un pays plat, habité par les
Mandingues mahométans. Sur les frontières de cet empire
se trouve le village de Bouré, qui possède dit-on, plus
d’or que tout le Bondou et le Bambouck ensemble. On voit
un grand nombre de Sérracolets dans le Kaukan, contrée
aussi importante par ses productions que par le commerce
qu’elle fait avec Ségo et Temboctou, auxquelles elle
fournit les richesses dont parlent les voyageurs arabes.
. 5. Dieu est grand : il n’y a de Dieu que Dieu.
. 6. Littérature nouvelle.
. 7.
Sidi Abdallahi Chebir était un habitant de Temboctou,
auquel le chérif de Jenné avait recommandé M. Caillié.
Cet homme hospitalier, averti par un négociant maure,
avait envoyé ses esclaves à la rencontre de M. Caillié,
avant même qu’il eût reçu la lettre de son
correspondant. Les esclaves étaient bien habillés et
armés de fusils fabriqués à Tunis.
. 8.
Propriétaire de la pirogue qui avait amené M. Caillié à
Cabra.
. 9.
Le mot Nil est générique, ainsi que ceux de
Bahr’Bâ, Kouara, et plusieurs autres semblables.
. 10.
M. Fontanier rapporte plusieurs traits semblables dans
ses intéressans Voyages en Orient, de 1821 à
1829.
. 11.
Comme ceux des anciens Egyptiens.
. 12.
En plaine, dans le désert, pour écrire mes notes, je
m’asseyais, tenant sur les genoux des feuillets du
Coran, que j’étais censé copier et étudier.
. 13.
On a déjà fait observer que ce mot est générique.
. 14.
Cet usage existe, comme on sait, en Egypte et en Nubie.
. 15.
Peut-être Aghdamas ou Ghadamis, mot dans lequel gh
a le son de l’r grasseyée.
. 16.
M. Caillié partit en effet de Temboctou pour Tafilet, le
4 mars
1828.