Charles
Joseph Minard est avant tout connu pour un seul et unique travail, sa
poignante illustration cartographique du tragique destin de la Grande Armée
napoléonienne lors de sa désastreuse campagne de Russie, en 1812. Cette
" Carte figurative des pertes successives en hommes de l’Armée
française dans la campagne de Russie de 1812-1813 " a été décrite
comme étant " le meilleur graphique jamais produit "
[13], un de
ceux qui semblent " défier la plume de l’historien par sa
brutale éloquence " [6].
De façon plus générale, Minard fut un véritable pionnier en matière
de cartographie à thèmes, de confection de graphiques statistiques. Il a
ainsi contribué au développement de nouvelles formes graphiques
illustrant des données, toujours dans le but de laisser l’information
parler à l’œil. L’excellente relation qu’A. H. Robinson [12] a fait de
la vie de Minard et de ses contributions dans le domaine de la
cartographie thématique commence ainsi : " Lorsque l’on
ajoutera enfin à l’histoire de la cartographie l’histoire complète
du développement de la cartographie thématique, le nom de Charles Joseph
Minard retrouvera une partie de la gloire qu’il avait peu avant sa mort.
Les cinquante et une cartes figuratives issues de son esprit fertile et de
sa main experte traduisent un mélange d’ingéniosité cartographique et
un soucis d’apporter une vision graphique de la donnée statistique,
chose quasiment unique au milieu du siècle " [12, P.95].
La présente esquisse de sa carrière et de ses contributions aux progrès
des techniques de représentations graphiques et statistiques s’inspire
également de la notice nécrologique de Minard faite par son gendre V.
Chevallier [1], de l’histoire faite par G. Palsky [11] des graphiques
quantitatifs et de la cartographie thématique au XIXème siècle, de
l’analyse de ses contributions aux graphiques statistiques dans une
perspective moderne, ainsi que d’un catalogue interactif complet de ses
travaux graphiques [2].
Charles Joseph Minard est le fils d’un officier de la gendarmerie et
d’une intendante d’un collège de Dijon. A l’âge de quinze ans, il
est admis dans la section « Sciences et Mathématiques » de la
célèbre École polytechnique de Paris (1796-1800). Parmi ses professeurs,
Fourier et Legendre lui font grande impression. En 1800, il entre à l’École
nationale des Ponts et Chaussées (E.N.P.C.), la première école à
former des ingénieurs chargés de la construction de ports, routes,
canaux et, plus tard, de lignes de chemins de fer en France. Il demeure
à l’E.N.P.C. durant toute sa carrière professionnelle (1803-1851),
tout d’abord en tant qu’ingénieur de terrain, plus tard comme
formateur dans le domaine de la navigation intérieure et en construction
de chemins de fer. En 1830, Minard est nommé directeur, puis inspecteur
de division (1839) et enfin inspecteur général à l’E.N.P.C. (1845),
à l’âge de soixante-cinq ans. Même après sa retraite forcée à
l’occasion de son soixante-dixième anniversaire en 1851, Minard
continue d’occuper son fauteuil au conseil d’administration du journal
de l’ E.N.P.C., les Annales des Pont et Chaussées. Plus
important encore, sa production de nouvelles formes et thèmes graphiques
double en dix années et se poursuit jusqu’à sa mort à l’âge de
quatre-vingt dix ans [4].
Minard passe la première partie de sa carrière en tant qu’ingénieur,
sur le terrain, mais même dans ce domaine, il fait preuve d’intuition
en ce qui concerne l’élaboration de nouvelles formes d’illustrations
et de portraits visuels. Son rapport sur l’effondrement d’un pont sur
le Rhône [13, P.39] inclus ainsi un dessin superposant l’avant et l’après, qui
prouve immédiatement que le pont s’est écroulé parce que les piliers
qui font face au courant de la rivière ont cédé.
Il débute sa deuxième carrière en 1844 en tant qu’ingénieur et
concepteur de nouvelles formes de graphiques et statistiques, de
cartographie thématique. Il construit à cette époque ses premiers
tableaux graphiques [7]. Ceux-ci tendent à comparer les coûts différentiels
des flux de marchandises et de personnes d’un itinéraire pris dans son
intégralité avec certaines de ses parties. Afin de le démonter dans une
" table graphique ", Minard invente une nouvelle forme de
graphique divisé en barres, dans lequel l’épaisseur de ces barres est
proportionnelle à la distance parcourue et la hauteur de leurs
subdivisions proportionnelles au nombre des passagers ou aux types de
marchandises. Par conséquent, la surface correspondante à chaque
rectangle correspond aux prix du transport en Frs ou en kilomètres par
personne. Ces tables graphiques furent d’importants précurseurs des démonstrations
mosaïques modernes [3].
Très rapidement, Minard réalise qu’il serait préférable de faire
figurer ces informations quantitatives à base géographique sur une
carte. Il utilise alors des bandes d’épaisseur également
proportionnelles à ces quantités, de façon à ce que là aussi, la
superficie – qui est égale à la longueur multipliée par l’épaisseur
- corresponde au nombre et aux quantités totales. A partir d’une première
carte de transport de voyageurs sur un trajet donné, entre Dijon et
Mulhouse [8], Minard continue à développer cette représentation graphique
des flux dans l’espace en privilégiant l’esthétique, accordant
toujours la priorité au portrait précis de l’information statistique
dans les limites du contenu de son catalogue graphique [2]. Les plus
spectaculaires sont sans doute une paire de cartes [11, Fig. 46-47] illustrant le commerce
du coton en Europe en 1856 et de nouveau en 1862, peu après le déclenchement
de la guerre de Sécession aux États-Unis. Un rapide coup d’œil met en
évidence le fait que le blocus sur les exportations de coton brut depuis
le Sud des États-Unis a permis l’essor de ce commerce avec l’Inde.
Tout au long de ses dernières années, et en particulier à partir de sa
retraite, Minard continue d’étudier de nouveaux thèmes et d’inventer
de nouvelles formes graphiques. Il est le premier à faire figurer des " parts
de Camembert " sur une carte, en développant l’utilisation que
Playfair en avait faite, afin de montrer à la fois les proportions
relatives - en l’occurrence les variétés de viandes vendues à Paris :
bœuf, veau ou mouton - par tranches angulaires, et la quantité totale
dans la surface de chaque part de camembert [9]. En 1865, la ville de Paris
entreprend de construire une nouvelle Poste centrale. Minard propose alors
une carte [10] montrant la population de chaque arrondissement dans des carrés
avec une surface proportionnelle à la population de façon à ce que la
localisation idéale se trouve dans leur centre de gravité visuelle et géométrique.
L’influence et la contribution de Minard en matière de planning à base
visuelle sont telles que, sous le Second Empire, chaque ministre des
Travaux publics fait exécuter son portrait accompagné d’une des créations
de Minard au second plan [1, P.17]. Lors du meeting du Congrès international de
statistique de Vienne [5], en 1857, la méthode dite de « la carte
graphique du chemin de fer français » (une référence évidente à
Minard) est favorablement reconnue au cours des débats sur la
standardisation et la classification des méthodes graphiques. En 1861,
certains des travaux de Minard sont également présentés à Napoléon
III (un honneur surprenant pour un ingénieur de modeste extraction), qui
les reçoit avec enthousiasme.
Les travaux les plus célèbres de Minard, sa représentation de la
campagne de Russie de Napoléon, méritent une mention particulière dans
cette brève biographie, en partie parce qu’elle est le portrait
graphique d’une défaite nationale universellement connue. V. Chevalier
[1] a mis en évidence les raisons qui l’ont poussé à la réaliser. Jeune
ingénieur, il est à Anvers en 1813 le témoin des horreurs de la guerre
au cours du siège de la ville fait par l’armée prussienne. Durant ses
dernières années, il pressent d’ailleurs la reprise de la guerre
Franco-prussienne et, bien que fragile et infirme, accourt en 1870 à
Bordeaux avec sa famille. Parmi ses derniers travaux, citons cet
assemblage de deux cartes : celle, célèbre, de la campagne napoléonienne
en Russie et une autre concernant l’offensive d‘Hannibal partant d’Espagne
et gagnant l’Italie après avoir traversé les Alpes. Leur point commun :
un nombre élevé de pertes humaines. « La représentation graphique
est saisissante… Elle amène à d’amères réflexions sur la valeur de
chaque vie face à la soif de gloire militaire » [1, P.18]. C’est peut être
justement pour cette même raison que le plus célèbre graphique de
Minard continue de défier la plume de l’historien.
Notes
[1] Chevallier,
V. Notice nécrologique sur M. Minard, inspecteur général des ponts et
chaussées, en retraite. Annales de Ponts et Chaussées, 2 (Ser. 5, No.
15) : 1-22, 1871.
[2] Friendly, M. The graphie
works of Charles Joseph Minard. WWW document collection, 1999.
URL :
http
: / /www . math. yorku. ca/ SCS/Gal lery/minbib . html.
[3] Friendly, M.
A brief history of the mosaic display. Journal of Computational and
Graphical Statistics, 11(1) : 89-107, 2002.
[4] Friendly, M. Visions and
Re-Visions of Charles Joseph Minard. Journal of Educational and Behavioral
Statistics, 27(1) : 31-51, 2002.
[5] International Statistical
Congress. Emploi de la cartographie et de la méthode graphique en général
pour les besoins spéciaux de la statistique. In Proceedings, pages
192-197, Vienna, 1858. 3rd Session, August 31-September 5, 1857.
[6] Marey, E. J. La Méthode
Graphique dans les Sciences Expérimentales. G. Masson, Paris, 1878.
[7] Minard, C. J. Tableaux
figuratifs de la circulation de quelques chemins de fer. lith. (n.s.), May
1844. ENPC : 5860/C351, 5299/C307.
[8] Minard, C. J. Carte de la
circulation des voyageurs par voitures publiques sur les routes de la
contrée où sera placé le chemin de fer de Dijon à Mulhouse. lith. (700
x 650), March 1845. ENPC : Fol 10975, 4546/C249.
[9] Minard, C. J. Carte
figurative et approximative des quantités de viande de boucherie envoyées
sur pied par les départements et consommées à Paris. lith. (530 x 520),
1 August 1858. ENPC: Fol 10975, 10969/C590 ; P.44.
[10] Minard, C. J. Carte
figurative relative au choix de l'emplacement d'un nouvel hôtel des
postes de Paris. lith. (935 x 650), 19 July 1865. ENPC : Fol 10975,
10970/C589 ; BNF : Ge C 9553.
[11] Palsky, G. Des Chiffres
et des Cartes: Naissance et développement de la Cartographie Quantitative
Français au XIXe siècle. Éditions de CTHS, Paris, 1996.
[12] Robinson, A. H. The
thernatic maps of Charles Joseph Minard. Imago Mundi, 21:95-108, 1967.
[13] Tufte, E. R. The Vtsual
Display of Quantitative Information. Graphics Press, Cheshire, CT, 1983.