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                                                   Le canton de Messei (Orne) à la fin du XIXème siècle

 

Une étude de cas :
le canton de Messei (Orne)
à la fin du XIXème siècle.



par
Jean-Marc Goglin

 



1.
Un fléchissement démographique.
2.
Une économie qui repose sur les activités agricoles.
3.
Une société qui se diversifie.

4. Une fortune traditionnelle.



 






I . Un fléchissement démographique.


L’évolution démographique et sociale de la France offre de nombreuses spécificités. Le fléchissement démographique conduit, à partir des années 1880, à un déclin et à un vieillissement marqué.

Entre 1872 et 1914, phase longue de déclin de la natalité française, l’accroissement de la population française est très réduit : le nombre total d’habitants n’est que de 39,6 millions en 1914 contre 36,1 millions en 1872. La population ne croît que de 90 000 personnes par an. L’accroissement naturel tend à devenir pratiquement nul :

          . 1881-1885 : + 2,5‰ / an

          . 1886-1890 : + 1,0‰ / an

          . 1891-1895 :          0

          . 1895-1900 : + 1,3‰ / an

Le taux de nuptialité ne connaît pourtant que de faibles variations. Fluctuant entre 14 et 16 ‰, il atteint son minimum de 1886 à 1890, du fait de la dépression économique. Cependant, la loi Noguet du 19 juillet 1884 rétablit le divorce. Son nombre augmente : 5000 en 1887. La natalité et la fécondité diminuent. Cet affaissement est inégal selon les régions : l’Aquitaine, la Normandie et une partie de la Bourgogne sont particulièrement atteintes, au contraire du Massif armoricain, de la Lorraine et du sud-est du Massif Central. Les exemples de l’Aquitaine et de la Normandie montrent que cette baisse touche non seulement des régions urbaines mais également des régions très rurales. Il existe aussi de très fortes différences de fécondité suivant les familles. Cependant, le nouveau modèle familial que présentent la bourgeoisie et la paysannerie, gagne progressivement toutes les couches de la société. Les paysans cherchent notamment à éviter la parcellisation des terres au moment de la succession en limitant le nombre d’enfants Ces pratiques démographiques inquiètent, à une période où les États voisins connaissent une très vive croissance démographique.



Voici les statistiques de population que nous indique les recensements à la fin du XIXème siècle : 

. l’Orne compte : 

          1881 . 376 126 habitants

          1886 . 367 248

          1891 . 354 387

          1896 . 339 162

          1901 . 326 952

 . Le canton de Messei compte :

          1881 . 10 040 habitants 

          1886 . 9751 

          1891 . 8184 

          1896 . 8248 

          1901 .7910 

La Basse-Normandie est touchée par le dépeuplement depuis 1870. L’Orne vieillit, comme le fait remarquer un article du Journal de Tinchebray, en 1883. Durant ces années, une ligue en faveur des familles nombreuses se crée à Tinchebray.


          2 . Une économie qui repose sur les activités agricoles.



En 1880-1900, la France est un pays encore essentiellement rural et agricole. Le recensement de 1881 comptabilise 37 millions de personnes dont 65,2 % sont des ruraux. La France compte 7,5 millions d’agriculteurs à la veille de la première guerre mondiale (40 % de la population active). Ces chiffres suggèrent le poids social et politique du monde rural.

L’agriculture demeure une activité essentielle même si elle n’est plus le moteur de la croissance ; 5 702 752 exploitations sont recensées en 1892 pour l’ensemble de la France. Exploitation ne signifie pas propriété : en effet, beaucoup de terres sont louées. L’essentiel de la main d’œuvre agricole est familial. En 1891, 17,5 millions de personnes vivent de l’agriculture dont 7 millions d’aides familiaux. En 1892, 3 millions de personnes travaillent dans l’agriculture comme main d’œuvre salariée ; 1,8 million travaillent comme domestiques engagés à l’année ; 1,2 million comme journaliers. On compte donc à peine un salarié par exploitation.

On recense environ 35 millions d’hectares cultivés :

. 16 millions servent à l’alimentation humaine

          . 7 millions en blé

          . 3,3 millions en céréales panifiables autres que le blé
         
          . 1,5 million en pommes de terre

          . 834 777 en légumes

          . 1,8 million en vigne

          . 882 215 en verger

. 15,3 millions sont consacrés à l’élevage

A partir de 1880, les campagnes connaissent la révolution agricole avec notamment le début de l’utilisation des engrais artificiels. La consommation d’engrais potassiques ou phosphatés double de 1890 à 1910.

En 1892-1896, le rendement moyen en blé est de 12,5 quintaux par hectare. L’outillage se perfectionne. En 1900, l’araire a pratiquement disparu, sauf dans certaines zones montagneuses, au profit de la charrue. La faucille a remplacé la faux, encore largement utilisée en 1880. Moissonneuses-lieuses et batteuses sont utilisées partout. Les batteuses actionnées par des locomotives à vapeur concurrencent les batteuses à manège.

En 1882, on compte pour l’ensemble de la France : 

          . 3,7 millions de charrues

          . 3432 moissonneuses

          . 38753 faucheuses.

Bétail et semences sont mieux sélectionnés. En 1883, Henry de Vilmorin inaugure avec " Dattel " la mise au point de variétés hybrides de blé. Ses travaux permettent également d’augmenter la teneur en sucre des betteraves.

L’utilisation du sol se modifie progressivement. Les landes et les pâtis traditionnels reculent devant la mise en valeur de terres nouvelles comme les Landes puis la Sologne. Cependant la répartition des secteurs agricoles n’est pas radicalement bouleversée. La question financière est essentielle. Malgré la création des Caisses Régionales de Crédit agricole en 1889, la modernisation des exploitations bute sur le manque de capitaux disponibles.

De plus, le monde agricole doit faire face à de multiples crises : crise du phylloxéra, de la sériciculture, effondrement de la garance, des oléagineux. Les prix agricoles sont à la baisse de même que ceux du sol. La fiscalité augmente de 15 % entre 1891 et 1905. Entre 1890 et 1905, la contribution financière augmente de 0,38 % par an. La concurrence est vive avec les produits venus de l’étranger. Dès 1879, le journaliste Lecouteux mène une campagne active en faveur de l’établissement de droits compensateurs à l’importation. Cette revendication aboutit en 1895 lorsque Jules Méline, ministre de l’agriculture, fait voter un droit de trois francs sur l’hectolitre de blé, passé ensuite à cinq francs puis à sept francs. Léon Gambetta crée le ministère de l’agriculture en 1890, lequel dispose d’un budget de 20,5 milliards de francs, soit 1 % du budget total.

La campagne change sensiblement même si le rythme semble lent. Le développement routier et ferroviaire, l’unification croissante du marché national contribuent à son désenclavement. L’une des premières causes de mutation réside dans l’accélération du mouvement migratoire.

Partent notamment les non-agriculteurs, entre autres les artisans à domicile du textile, victimes du début de la mécanisation des industries. Nombre de petites usines dispersées sont amenées à fermer. De 1866 à 1906, environ 500 000 ouvriers agricoles quittent les campagnes. Ceux qui restent en profitent : la tendance à la hausse des salaires est nette malgré la dépression. L’Orne connaît l’exode rural depuis 1860 : la crise cotonnière et la mécanisation des tissages de Flers de 1865 à 1892 privent les ruraux des compléments de ressources qui leur sont nécessaires. Vers 1880-1900, ceux qui partent sont des cultivateurs (fermiers sans terre), des journaliers agricoles chassés par le passage de l'économie céréalière à l’économie herbagère entraîné par la mécanisation des moyens de culture. Les destinations varient : les cultivateurs vont vers les commerces voisins, tandis que les journaliers, les employés de commerce et les domestiques migrent vers Caen et surtout Paris.


         
3. Une société qui se diversifie.


Il en résulte une plus grande homogénéité socio-économique du monde rural. Les rangs de la petite bourgeoisie, des propriétaires fermiers et du petit artisanat rural s’éclaircissent. Les villages sont de plus en plus des communautés agricoles. Les ferblantiers, boisseliers, cordiers, vanniers, sabotiers pailleurs, bourreliers, charrons diminuent en nombre. Les marchands-fabricants deviennent industriels. Dans l’Orne, le nombre des petits propriétaires augmente, tandis que celui des journaliers diminue. Parallèlement, le nombre des travailleurs du tertiaire, médecins, pharmaciens, fonctionnaires, employés, comptables, progresse. De 1881 à 1890, le nombre des patentés du commerce et de l’industrie augmente de 10 % pour l’ensemble de la France. En 1910, on totalise 1,5 million de patentés dont 500 000 débits de boissons, " salons de la démocratie " selon Gambetta qui en a libéralisé l’ouverture. Une grande partie des fonctionnaires relève de l’Instruction publique et des Postes, deux carrières ouvertes aux femmes qui représentent 1/5e des petits fonctionnaires.

A partir des années 1880, la composition de la fortune des Français se modifie. La fortune est l’ensemble des biens et des richesses qui appartiennent à un individu ou à une collectivité. Elle se compose de biens fonciers, de biens monétaires, d’objets matériels. L’enrichissement révélé par les déclarations de succession traduit en fait l’élimination des plus pauvres, partis ou reconvertis. Les écarts de fortune restent importants.

Vers 1895, dans le Calvados, la fortune médiane s’établit à :

          . 800 F pour les journaliers

          . 6619 F pour les cultivateurs

          . 11855 F pour les propriétaires rentiers.

Statistiquement, on considère comme pauvres ceux qui ne laissent aucun actif à leur mort. Les revenus varient d’une catégorie sociale à une autre. En 1890, la commission Doumer calcule, dans la perspective d’une réforme fiscale, que les deux cinquièmes des ménages les plus pauvres ne disposent que de 16 % des revenus, les 10 % les plus riches en monopolisent plus de 40 %. Le journalier perçoit un salaire différent selon qu’il est nourri ou non, le soir, par la personne qui l’emploie. Le salaire varie également selon le sexe et l’âge des ouvriers et les travaux effectués. Les travaux les plus pénibles et les plus urgents sont mieux rétribués que les autres. Un mouvement saisonnier affecte le salaire des journaliers : il existe un chômage hivernal.

Les revenus des propriétaires du sol sont connus par les tables des baux. Le loyer varie selon la nature des biens, labour, labour planté, pré, herbage, ferme, et selon la qualité du terroir. On estime qu’un hectare de labour rapporte 121 F dans le Calvados entre 1857 et 1905, qu’un hectare en herbe rapporte 130 F en 1898.

Les salaires sont également variés dans l’artisanat et l’industrie. Le textile est le secteur où l’évaluation des salaires moyens est la plus difficile à réaliser, du fait de la complexité des tâches et de la variété des modes de rémunération. La difficulté est accrue par l’existence d’industries travaillant des fibres différentes. On évalue qu’en 1881 un ouvrier qui travaille dans la filature gagne 3,20 F par jour et un ouvrier qui travaille dans le tissage touche 3,40 F par jour. Dans le secteur tertiaire, un commis des postes gagne 1000 à 4500 F par an, un ingénieur du chemin de fer débute à 4500 F par an en 1900, un instituteur public touche 1000 F à 2000 F par an, une institutrice de 1000 F à 1600 F par an en 1900.

La possession de la terre est toujours source de grand prestige, cependant la part des biens immobiliers dans les fortunes diminue. Les Français se tournent davantage vers les placements mobiliers. L’étude des patentes indique la quasi-stagnation des revenus du petit commerce sur l’ensemble de la France, de 1881 à 1905. Les revenus salariaux sont en hausse. La hausse du salaire réel est soit imputable à la progression du salaire nominal (années 1870 et 1900), soit à la baisse de nombreux produits de consommation courante, comme les vêtements et l’alimentation dans les années 1880-1890. L’achat à crédit se développe. Trois cent huit budgets ont été étudiés pour la période 1873-1913. 

La famille bourgeoise consacre :

          . 23,8 % de ses dépenses à l’alimentation,

          . 19,7 % à son logement, pour le loyer, l’aménagement et l’entretien de la maison

          . 20 % à la toilette et essentiellement la toilette féminine.

Le taux d’épargne représente de 10 à 80 % des revenus. 

A titre de comparaison, un ménage ouvrier consacre :

          . 62 % de ses dépenses à la nourriture

          . 23,7 % au logement

Certaines dépenses, comme les dépenses alimentaires et les dépenses de logement sont jugées incompressibles. Il est donc nécessaire pour acquérir un patrimoine de bénéficier de revenus suffisamment importants.

Le niveau de vie général progresse. Le monde rural est pénétré par l’influence urbaine, par l’intermédiaire du développement du chemin de fer, de l’école obligatoire (lois Jules Ferry de 1881-1882), du service militaire…. Les campagnes se désenclavent peu à peu. Le chemin de fer passe notamment à Flers en 1866 et à Domfront en 1874.

L’auto consommation subsiste mais les paysans achètent de plus en plus de produits fabriqués ailleurs, d’où la disparition, dans les villages, de certains métiers et l’apparition d’autres. L’habitat s’améliore : les fenêtres s’élargissent, le toit se recouvre de tuiles et d’ardoises, on aménage des chambres. On achète des meubles de fabrication industrielle. Dans l’Ouest, on en profite pour abandonner les lits clos, trop volumineux pour être montés à l’étage. La pendule, objet rare au début du XIXème siècle, se trouve même chez les pauvres en 1900. Les garde-robes s’étoffent : si blouses et sabots se maintiennent pour le travail, la mode des villes se répand. Les jeunes sont les agents de ce changement. L’usage du sous-vêtement se généralise après 1890. Les habits de travail s’achètent de plus en plus dans les foires ou par correspondance. Les femmes continuent de confectionner à domicile une partie des vêtements en utilisant des machines à coudre. L’évolution des robes de mariée est révélatrice de l’influence urbaine. Les montres à gousset apparaissent, signe que le rapport au temps évolue. Dans leur intérieur, les bourgeois accumulent bibelots, mobiliers, souvenirs et parfois collections artistiques. Une collection représente le patrimoine devenu éternel, le capital qui se valorise lui-même, puisque le temps rajoute à sa rareté.

Cependant, il ne faut pas exagérer ces évolutions, surtout dans l’Orne qui est département rural pauvre. Les salaires y sont étonnamment bas. La consommation demeure marquée par les mœurs rurales. Le pain est acheté par trois, cinq ou dix livres. Son prix est fixé à la semaine. Il peut être blanc, demi-blanc, bis. On utilise la farine de sarrasin pour confectionner galettes et bouillies. On consomme peu de viande fraîche, hormis volailles, lapins, bœuf, dont on achète, le plus souvent, les bas morceaux. On mange surtout du lard conservé dans de grands pots de grès et du poisson salé. Les légumes sont peu variés : haricots secs, pommes de terre, poireaux, choux. On fait surtout de la soupe. Le paysan normand consomme la soupe à la graisse, où la graisse remplace la viande, la soupe coudelée faite avec du lait caillé, la soupe de lait de beurre, la soupe au choux et la soupe de bœuf, les jours de fête.

L’essentiel de la fortune que possède chacun provient d’héritages. Les meubles, les ustensiles de cuisine, voire les draps et les vêtements, se transmettent de génération en génération.


          4 . Une fortune traditionnelle.



Parmi ce mobilier qui se transmet, souvent fabriqué dans la région, on trouve des armoires, des buffets, des coffres, des bahuts, des commodes, des lits, des tables, des vaisseliers. Trois types de vaisseliers différents se rencontrent en Basse-Normandie : le vaisselier faux palier, le vaisselier faux palier avec garde-manger et enfin, le petit vaisselier garde-manger à accrocher au mur, le plus répandu. La table normande est également caractéristique : sa forme est établie depuis le XVIIIème siècle. La table doit être longue pour qu’une nombreuse assemblée puisse y tenir. Quatre pieds droits et carrés sur la coupe, sans chantonnage ni sculpture, supportent un long plateau de forme rectangulaire. Ces plateaux ont en général trois mètres de longueur, soixante-dix centimètres à quatre-vingts centimètres de largeur, dix centimètres d’épaisseur. Certains dessus ont pu être faits avec un seul plateau en cœur d’orme, d’autres avec deux plateaux accolés en orme ou en fruitier. Cette table est placée dans les pièces importantes. Dans la chambre paysanne, on trouve un ou deux escabeaux ou des chaises, pour les intérieurs les plus aisés, un petit miroir, une armoire, un lit. La vaisselle est constituée de multiples pièces : moques de faïence pour boire le cidre, godets en terre cuite non vernissée, guichons (petites soupières individuelles), pintons (tasses), pichets, sucrier… La vaisselle d’étain est encore très répandue : plats, pots, écuelles, fourchettes. Cependant la cuiller à soupe en étain est exceptionnelle. La plupart des cuillers sont en laiton et peu utilisables car le laiton fond dans la cuisine très chaude, par exemple, la soupe. Le couteau non pliant, destiné à chaque convive, ne se trouve que dans les milieux bourgeois. Les assiettes, les fourchettes et le verre ne sont des objets courants qu’à partir de 1910. Dans les fermes, on trouve également des trépieds de fer forgé sur lesquels on pose chaudrons et casseroles, des bouteilles en terre cuite gréseuses pour mettre le cidre à vieillir, des choquets (des récipients en terre cuite non vernissée avec goulot, sans bec verseur, pour transporter le cidre du tonneau à la table), des pots pour la confiture et le miel, des passons (passoires en terre cuite pour filtrer le lait après la traite). Les lanternes d’écurie, les bassines, les pinces, les pelles…. font également partie du patrimoine des fermes. Beaucoup d’objets sont en rapport avec le métier exercé.