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Béranger,
chansonnier et opposant politique.



L'aristocratie.



par Marc Nadaux

 






Avec la Restauration, les aristocrates reprennent leur place sur le devant de la scène politique, au sommet de l'échelle sociale. Dès son premier recueil, Chansons morales et autres, Béranger a trouvé une cible de choix, ces revenants de l'émigration. Avec La Marquise de Pretintaille ou L'Habit de Cour, il se moque des aristocrates du faubourg Saint-Germain. Le Marquis de Carabas, de retour dans ses terres, a droit lui-aussi à un portrait au vitriol. Enfin, en 1821, quant par le décret royal du 22 février, est créée une École des Chartes, Béranger imagine que celle-ci se mettra au service de " l'enfant de bonne maison ", à la recherche de ses quartiers de noblesse.  







La Marquise de Pretintailles.
Habit de cour, visite altesse.
Le Marquis de Carabas.
L'Enfant de bonne maison.


 





La Marquise de Pretintaille.



Marquise à trente quartiers pleins,
J'ai pris mes droits sur les vilains :
En amour j'aime la canaille.
D'un ton fier je leur dis : venez.
Mais sous mes rideaux blasonnés,
Vils roturiers,
Respectez les quartiers
De la marquise de Pretintaille.

Sacrifîrais-je à mes attraits
Des gentilshommes damerets
Qui n'ont ni carrure ni taille?
Non, mais j'accable cent gredins
De mes feux et de mes dédains.
Vils roturiers,
Respectez les quartiers
De la marquise de Pretintaille.

Je veux citer les plus marquants,
Bien qu'après coup tous ces croquants
Osent me traiter d'antiquaille :
Je ne suis aux yeux des malins
Qu'une savonnette à vilains.
Vils roturiers,
Respectez les quartiers
De la marquise de Pretintaille.

Mon laquais était tout porté :
Mais il parle d'égalité ;
De mes parchemins il se raille.
Paix! Lui dis-je, et traite un peu mieux
Ce que je tiens de mes aïeux.
Vils roturiers,
Respectez les quartiers
De la marquise de Pretintaille.

Arrive après mon confesseur :
Du parti sacré défenseur,
Il serre de près son ouaille.
Avec moi son front virginal
Vise au chapeau de cardinal.
Vils roturiers,
Respectez les quartiers
De la marquise de Pretintaille.

Je veux corrompre un député :
Pour l'amour et la liberté
Il était plus chaud qu'une caille.
L'aveu que ma bouche octroya
Mit les droits de l'homme à quia.
Vils roturiers,
Respectez les quartiers
De la marquise de Pretintaille.

Mon fermier, butor bien nerveux,
Dont la charte a comblé les vœux,
Dénigrait la glèbe et la taille;
Mais je lui fis voir à loisir
Tout ce qu'on gagne au bon plaisir.
Vils roturiers,
Respectez les quartiers
De la marquise de Pretintaille.

J'oubliais certain grand coquin,
Pauvre officier républicain,
Brave au lit comme à la mitraille :
J'ai vengé sur ce possédé
Charette, Cobourg et Condé.
Vils roturiers,
Respectez les quartiers
De la marquise de Pretintaille.

Mes privilèges s'éteindraient
Si nos étrangers ne rentraient ;
À ma note aussi je travaille.
En attendant forçons le roi
De solder les suisses pour moi.
Vils roturiers,
Respectez les quartiers
De la marquise de Pretintaille.







Habit de cour, visite altesse.



Ne répondez plus de personne,
Je veux devenir courtisan.
Fripier, vite, que l'on me donne
La défroque d'un chambellan.
Un grand prince à moi s'intéresse ;
Courons assiéger son séjour.
Ah ! Quel beau jour !
Je vais au palais d'une altesse,
Et j'achète un habit de cour.

Déjà, me tirant par l'oreille,
L'ambition hâte mes pas,
Et mon riche habit me conseille
D'apprendre à m'incliner bien bas.
Déjà l'on me fait politesse,
Déjà l'on m'attend au retour.
Ah ! Quel beau jour !
Je vais saluer une altesse,
Et je porte un habit de cour.

N'ayant point encor d'équipage,
Je pars à pied modestement,
Quand de bons vivants, au passage,
M'offrent un déjeuner charmant.
J'accepte; mais que l'on se presse,
Dis-je à ceux qui me font ce tour.
Ah ! Quel beau jour !
Messieurs, je vais voir une altesse ;
Respectez mon habit de cour.

Le déjeuner fait, je m'esquive ;
Mais l'un de nos anciens amis
Me réclame, et, joyeux convive,
À sa noce je suis admis.
Nombreux flacons, chants d'allégresse,
De notre table font le tour.
Ah ! Quel beau jour !
Pourtant j'allais voir une altesse,
Et j'ai mis un habit de cour!

Enfin, malgré l'aï qui mousse,
J'en veux venir à mon honneur.
Tout en chancelant je me pousse
Jusqu'au palais de monseigneur.
Mais, à la porte où l'on se presse,
Je vois Rose, Rose et l'amour.
Ah ! Quel beau jour!
Rose, qui vaut bien une altesse,
N'exige point d'habit de cour.

Loin du palais où la coquette
Vient parfois lorgner la grandeur,
Elle m'entraîne à sa chambrette,
Si favorable à notre ardeur.
Près de Rose, je le confesse,
Mon habit me paraît bien lourd.
Ah ! Quel beau jour !
Soudain, oubliant son altesse,
J'ai quitté mon habit de cour.

D'une ambition vaine et sotte
Ainsi le rêve disparaît.
Gaîment je reprends ma marotte,
Et m'en retourne au cabaret.
Là je m'endors dans une ivresse
Qui n'a point de fâcheux retour.
Ah ! Quel beau jour!
À qui voudra voir son altesse
Je donne mon habit de cour.







Le Marquis de Carabas

(novembre 1816)



 

Voyez ce vieux marquis
Nous traiter en peuple conquis ;
Son coursier décharné
De loin chez nous l'a ramené.
Vers son vieux castel
Ce noble mortel
Marche en brandissant
Un sabre innocent.
Chapeau bas! Chapeau bas !
Gloire au marquis de Carabas !

Aumôniers, châtelains,
Vassaux, vavassaux et vilains,
C'est moi, dit-il, c'est moi
Qui seul ai rétabli mon roi.
Mais s'il ne me rend
Les droits de mon rang,
Avec moi, corbleu !
Il verra beau jeu.
Chapeau bas ! Chapeau bas !
Gloire au marquis de Carabas !

Pour me calomnier,
Bien qu'on ait parlé d'un meunier,
Ma famille eut pour chef
Un des fils de Pépin le bref.
D'après mon blason
Je crois ma maison
Plus noble, ma foi,
Que celle du roi.
Chapeau bas! Chapeau bas !
Gloire au marquis de Carabas !

Qui me résisterait ?
La marquise a le tabouret.
Pour être évêque un jour
Mon dernier fils suivra la cour.
Mon fils le baron,
Quoique un peu poltron,
Veut avoir des croix ;
Il en aura trois.
Chapeau bas ! Chapeau bas !
Gloire au marquis de Carabas !

Vivons donc en repos.
Mais l'on m'ose parler d'impôts !
À l'état, pour son bien,
Un gentilhomme ne doit rien.
Grâce à mes créneaux,
À mes arsenaux,
Je puis au préfet
Dire un peu son fait.
Chapeau bas ! Chapeau bas !
Gloire au marquis de Carabas !

Prêtres que nous vengeons,
Levez la dîme, et partageons;
Et toi, peuple animal,
Porte encor le bât féodal.
Seuls nous chasserons,
Et tous vos tendrons
Subiront l'honneur
Du droit du seigneur.
Chapeau bas ! Chapeau bas !
Gloire au marquis de Carabas !

Curé, fais ton devoir;
Remplis pour moi ton encensoir.
Vous, pages et varlets,
Guerre aux vilains, et rossez-les !
Que de mes aïeux
Ces droits glorieux
Passent tout entiers
À mes héritiers.
Chapeau bas ! Chapeau bas !
Gloire au marquis de Carabas !


 





L'enfant de bonne maison.



Seuls arbitres
Du sceau des titres,
Chartriers, rendez-moi l'honneur :
Je suis bâtard d'un grand seigneur.

De votre savoir qui prospère
J'attends parchemins et blason:
Un bâtard est fils de son père;
Je veux restaurer ma maison.
Oui, plus noble que certains êtres,
Des privilèges fiers suppôts,
Moi je descends de mes ancêtres;
Que leur âme soit en repos !

Seuls arbitres
Du sceau des titres,
Chartriers, rendez-moi l'honneur :
Je suis bâtard d'un grand seigneur.

Ma mère, en illustre personne,
Dédaigna robins et traitants ;
De l'opéra sortit baronne,
Et se fit comtesse à trente ans.
Marquise enfin des plus sévères,
Elle nargua les sots propos.
Auprès de mes chastes grands'mères
Que son âme soit en repos!

Seuls arbitres
Du sceau des titres,
Chartriers, rendez-moi l'honneur :
Je suis bâtard d'un grand seigneur.

Mon père, que sans flatterie
Je cite avant tous ses aïeux,
Était chevalier d'industrie,
Sans en être moins glorieux.
Comme il avait pour plaire aux dames
De vieux cordons et l'air dispos,
Il vécut aux dépens des femmes :
Que son âme soit en repos!

Seuls arbitres
Du sceau des titres,
Chartriers, rendez-moi l'honneur :
Je suis bâtard d'un grand seigneur.

Endetté de plus d'une somme,
Et dans un donjon retiré,
Mon aïeul, en bon gentilhomme,
S'enivrait avec son curé.
Sur le dos des gens du village,
Après boire, il cassait les pots.
Il but ainsi son héritage :
Que son âme soit en repos !

Seuls arbitres
Du sceau des titres,
Chartriers, rendez-moi l'honneur :
Je suis bâtard d'un grand seigneur.

Mon bisaïeul, chassant de race,
Fut un comte fort courageux,
Qui, laissant rouiller sa cuirasse,
Joua noblement tous les jeux.
Après une suite traîtresse
De pics, de repics, de capots,
Un as dépouilla son altesse :
Que son âme soit en repos !

Seuls arbitres
Du sceau des titres,
Chartriers, rendez-moi l'honneur :
Je suis bâtard d'un grand seigneur.

Mon trisaïeul, roi légitime
D'un pays fort mal gouverné,
Tranchait parfois du magnanime,
Sur-tout quand il avait dîné.
Mais les plaisirs de ce grand prince
Ayant absorbé les impôts,
Il mangea province à province :
Que son âme soit en repos !

Seuls arbitres
Du sceau des titres,
Chartriers, rendez-moi l'honneur :
Je suis bâtard d'un grand seigneur.

De ces faits dressez un sommaire,
Messieurs, et prouvez qu'à moi seul
Je vaux autant que père et mère,
Aïeul, bisaïeul, trisaïeul.
Grâce à votre art que j'utilise,
Qu'on me tire enfin des tripots ;
Qu'on m'enterre au chœur d'une église ;
Que mon âme soit en repos !

Seuls arbitres
Du sceau des titres,
Chartriers, rendez-moi l'honneur :
Je suis bâtard d'un grand seigneur.