NOUVEAU
MOYEN DE PRÉPARER LA COUCHE SENSIBLE DES PLAQUES
DESTINÉES A RECEVOIR LES IMAGES PHOTOGRAPHIQUES,
PAR M. DAGUERRE.
LETTRE A M. ARAGO.
Vous avez bien voulu
annoncer à l'Académie que j'étais arrivé, par une suite d'expériences,
à reconnaître d'une manière certaine que, dans l'état actuel de mon procédé,
la couche sensible à la lumière étant trop mince, elle ne pouvait fournir
toute la dégradation de teintes nécessaire pour reproduire la nature avec
relief et fermeté; en effet, quoique les épreuves obtenues jusqu'à ce
jour ne manquent pas de pureté, elles laissent, à quelques exceptions près,
beaucoup à désirer sous le rapport de l'effet général et du modelé [1].
C'est en superposant sur
la plaque plusieurs métaux, en les y réduisant en poussière par le
frottement et en acidulant les espaces vides que laissent leurs molécules,
que je suis parvenu à développer des actions galvaniques qui permettent
l'emploi d'une couche d'iodure beaucoup plus épaisse sans avoir à
redouter, pendant l'opération de la lumière dans la chambre noire,
l'influence de l'iode devenu libre.
La nouvelle combinaison que j'emploie, et qui se compose de plusieurs
iodures métalliques, a l'avantage de donner une couche sensible qui se
laisse impressionner simultanément par toutes les valeurs de ton, et
j'obtiens ainsi, dans un très-court espace de temps, la représentation
d'objets vivement éclairés avec des demi-teintes qui conservent toutes,
comme dans la nature, leur transparence et leur valeur relative.
En ajoutant l'or aux métaux dont je me servais d'abord, je suis parvenu à
aplanir la grande difficulté que présentait l'usage du brome comme
substance accélératrice. On sait que les personnes très-exercées
pouvaient seules employer le brome avec succès et qu'elles n'arrivaient à
obtenir le maximum de sensibilité que par hasard, puisque ce point est
impossible à déterminer très-précisément, et qu'immédiatement au delà
le brome attaque l'argent et s'oppose à la formation de l'image [2].
Avec mon nouveau moyen, la couche d'iodure est toujours saturée de brome,
puisqu'on peut laisser sans inconvénient la plaque exposée à la vapeur de
cette substance la moitié au moins du temps nécessaire; car l'application
de la couche d'or s'oppose à la formation de ce qu'on appelle le voile de
brome. Il ne faut cependant pas abuser de cette facilité, car la couche
d'or, étant très-mince, pourrait être attaquée, surtout si on l'avait
trop usée par le polissage [3]. On trouvera peut-être le procédé que je
vais donner un peu compliqué; mais, malgré le désir que j'avais de le
simplifier autant que possible, j'ai été au contraire conduit, par les résultats
de mes expériences, à multiplier les substances employées qui, toutes,
jouent un rôle important dans l'ensemble du procédé. Je les regarde comme
étant toutes nécessaires pour obtenir un résultat complet, et cela doit
être, puisque ce n'est que graduellement que je suis arrivé à découvrir
les propriétés de ces différents métaux, dont l'un aide à la
promptitude, l'autre à la vigueur de l'épreuve, etc. [4].
Il naît du concours de ces substances une puissance qui neutralise tous les
effets inconnus qui venaient si souvent s'opposer à la formation de l'image
[5].
Je crois d'ailleurs que la science et l'art ne doivent pas être arrêtés
par la considération d'une manipulation plus ou moins longue; on doit se
croire heureux d'obtenir à ce prix de beaux résultats, surtout lorsque les
moyens d'exécution sont faciles.
Car la préparation galvanique de la plaque ne présente aucune difficulté.
L'opération se divise en deux parties principales: la première, qui est la
plus longue, peut être faite très-longtemps à l'avance, et peut être
considérée comme le complément de la fabrication de la plaque. Cette opération
une fois faite, sert indéfiniment, et l'on peut, sans la recommencer, faire
un grand nombre d'épreuves sur la même plaque.
Désignation
des nouvelles substances.
. Solution
aqueuse de bichlorure de mercure (sublimé corrosif);
. Solution de cyanure de mercure;
. Huile de pétrole blanche acidulée avec de l'acide nitrique;
. Dissolution de chlorure d'or et de platine.
Préparation
des substances.
.
Solution aqueuse de bichlorure de mercure (sublimé corrosif).
5 décigrammes de bichlorure de mercure dans 700 grammes d'eau distillée.
. Solution de cyanure de mercure.
On sature un flacon d'eau distillée de cyanure de mercure, et l'on en décante
un volume quelconque, que l'on allonge d'une égale quantité d'eau distillée.
. Huile de pétrole blanche acidulée [6].
On acidule cette huile en y mêlant un dixième d'acide nitrique pur, qu'on
y laisse au moins quarante-huit heures, en ayant soin d'agiter le flacon de
temps en temps. On décante l'huile qui s'est acidulée, et qui rougit alors
fortement le papier de tournesol. Elle s'est aussi un peu colorée, tout en
restant très limpide.
. Dissolution de chlorure d'or et de platine.
Pour ne pas multiplier les dissolutions, j'ai pris pour point de départ le
chlorure d'or ordinaire, qui sert à fixer les épreuves. On sait qu'il est
composé de 1 gramme de chlorure d'or et de 4 grammes d'hyposulfite de soude
pour 1 litre d'eau distillée.
Quant au chlorure de platine, il faut en faire dissoudre 2 1/2 décigrammes
dans 3 litres d'eau distillée; on mêle ensuite ces deux dissolutions en égales
quantités.
MANIÈRE
D'OPÉRER.
. Première
préparation de la plaque.
Nota. Pour être plus court dans la description qui va suivre, j'indiquerai
chaque substance en abrégé. Ainsi je dirai, pour désigner la solution
aqueuse de bichlorure de mercure, sublimé; pour la solution de cyanure de
mercure, cyanure; pour l'huile de pétrole acidulée, huile; pour la
dissolution de chlorure d'or et de platine, or et platine; et pour l'oxyde
de fer, rouge seulement.
On polit la plaque avec du sublimé et du tripoli d'abord, et ensuite avec
du rouge [7], jusqu'à ce qu'on arrive à un beau noir. Puis, on pose la
plaque sur le plan horizontal et on y verse la solution de cyanure que l'on
chauffe avec la lampe, absolument comme si l'on fixait une épreuve au
chlorure d'or. Le mercure se dépose et forme une couche blanchâtre. On
laisse un peu refroidir la plaque, et après avoir renversé le liquide, on
la sèche en la frottant avec du coton et en la saupoudrant de rouge.
Il s'agit maintenant de polir la couche blanchâtre déposée par le
mercure. Avec un tampon de coton imbibé d'huile et de rouge, on frotte
cette couche juste assez pour qu'elle devienne d'un beau noir. Ou pourra, en
dernier lieu, frotter assez fortement, mais avec du coton seul, pour amincir
le plus possible la couche acidulée.
Ensuite on place la plaque sur le plan horizontal et on y verse la
dissolution d'or et de platine. On chauffe comme à l'ordinaire; on laisse
refroidir et puis on renverse le liquide que l'on sèche, en frottant légèrement
avec du coton et du rouge.
Il faut faire cette opération avec soin, surtout lorsqu'on ne doit pas
continuer immédiatement l'épreuve; car autrement, on laisserait sur la
plaque des lignes de liquide, qu'il est toujours difficile de faire disparaître.
Par ce dernier frottage la plaque ne doit être que séchée et non pas
polie.
Ici se borne la première préparation de la plaque, celle qui peut être
faite longtemps à l'avance.
. Seconde préparation.
Nota. Je ne crois pas convenable de mettre entre cette opération et
l'iodage de la plaque un intervalle de plus de douze heures.
Nous avons laissé la plaque avec un dépôt d'or et de platine. Pour polir
cette couche métallique, il faut prendre avec un tampon de coton de l'huile
et du rouge, et frotter jusqu'à ce que la plaque redevienne noire; et puis
avec de l'alcool et du coton seulement, on enlève le plus possible cette
couche d'huile et de rouge.
Alors on frotte assez fortement, et en repassant plusieurs fois aux même
endroits, la plaque avec du coton imprégné de cyanure. Comme cette couche
sèche très-promptement, elle pourrait laisser sur la plaque des traces
d'inégalité; pour éviter cela, il faut repasser le cyanure, et pendant
que la plaque est encore humide, avec un tampon imbibé d'un peu d'huile on
s'empresse de frotter sur toute la surface de la plaque, et de mêler ainsi
ces deux substances; puis, avec un tampon de coton sec, on frotte pour unir
et en même temps pour dessécher la plaque, en ayant soin d'enlever du
tampon de coton les parties qui s'humectent de cyanure et d'huile. Enfin,
comme le coton laisse encore des traces, on saupoudre également la plaque
d'un peu de rouge que l'on fait tomber en frottant légèrement et en rond.
Ensuite, avec un tampon imprégné d'huile seulement, on frotte la plaque également,
et de manière à faire revenir le bruni du métal; et puis on saupoudre
avec du rouge, et l'on frotte très-légèrement en rond, de manière à
faire tomber tout le rouge qui entraîne avec lui la surabondance de la
couche acidulée [8].
Enfin, avec un tampon de coton un peu ferme, on frotte fortement pour donner
le dernier poli [9].
Il n'est pas nécessaire de renouveler souvent les tampons imbibés d'huile
et de rouge; il faut seulement les garantir de la poussière.
J'ai dit plus haut que la première préparation de la plaque peut servir
indéfiniment; mais on comprend que la seconde doit être modifiée selon
qu'on opère sur une plaque qui a reçu une épreuve fixée ou une non fixée.
. Sur l'épreuve fixée.
Il faut enlever les taches laissées par l'eau du lavage, avec l'oxyde rouge
et de l'eau faiblement acidulée d'acide nitrique (à 2 degrés dans cette
saison, et moins dans l'été).
Ensuite, il faut polir la plaque avec de l'huile et du rouge pour enlever
toutes les traces de l'image qu'on efface.
On continue alors l'opération comme je viens de le dire plus haut pour la
seconde préparation de la plaque neuve et à partir de l'emploi de
l'alcool.
. Sur l'épreuve non fixée (mais dont la couche sensible a été enlevée
comme à l'ordinaire, dans l'hyposulfite de soude).
D'abord, il faut frotter la plaque avec de l'alcool et du rouge pour enlever
les traces de l'huile qui a servi à faire l'épreuve précédente.
On continue ensuite comme il est indiqué plus haut pour la plaque neuve, et
à partir de l'emploi de l'alcool.
TABLEAU
RÉSUMÉ DES OPÉRATIONS.
. Première
préparation.
1°. Sublimé corrosif avec tripoli d'abord, et rouge ensuite, pour polir la
plaque ;
2°. Cyanure de mercure chauffé et séché avec du coton et du rouge ;
3°. Huile acidulée avec rouge pour polir la couche de mercure ;
4°. Or et platine chauffé et séché avec du coton et du rouge.
. Seconde préparation.
5°. Huile acidulée avec rouge pour polir la couche d'or et de platine ;
6°. Alcool absolu pour enlever le plus possible l'huile et le rouge ;
7°. Cyanure de mercure employé à froid et frotté seulement avec du coton
;
8°. Huile frottée assez fortement et égalisée en dernier lieu avec du
rouge saupoudré.
. Sur l'épreuve fixée.
1°. Acide nitrique à 2 degrés avec rouge pour enlever les taches ;
2°. Huile avec rouge pour enlever les traces d'image et pour polir.
Continuer ensuite comme plus haut, à partir du n°6, alcool, etc.
. Sur l'épreuve non fixée (dont la couche sensible a été enlevée
avec l'hyposulfite de soude).
Alcool avec rouge pour enlever les traces d'huile, et continuer comme plus
haut, à partir du n°6, alcool, etc.
OBSERVATIONS.
. De
l'iodage.
La couleur de l'épreuve dépend de la teinte que l'on donne à l'iodure métallique.
On peut donc la varier à volonté; cependant la couleur rose violâtre m'a
paru la plus convenable.
Pour transmettre l'iode à la plaque, on peut remplacer la feuille de carton
par un plateau de faïence dont on aura usé l'émail. L'iode transmis par
ce moyen n'est pas décomposé.
Il est inutile, je dirai même nuisible, de chauffer la plaque avant de
l'exposer à la vapeur de l'iode.
. Du lavage à l'hyposulfite de soude.
Pour enlever la couche sensible, il ne faut pas que la dissolution
d'hyposulfite de soude soit trop forte, parce qu'alors elle voile les
vigueurs. 60 grammes d'hyposulfite suffisent pour 1 litre d'eau distillée.
NOTES
:
[1] Sur la
plaque décapée au moyen de la couche d'eau, comme je l'ai indiqué, on
obtient très-rapidement des épreuves d'une grande finesse, mais qui
manquent aussi de modelé, à cause du peu d'épaisseur de la couche
sensible.
[2] Tout le monde sait que la vapeur sèche du brome est plus favorable que
celle qu'on obtient au moyen de l'eau bromée, car cette dernière a
l'inconvénient d'entraîner avec elle de l'humidité qui se condense à la
surface de la plaque. L'emploi de l'huile que j'indique plus loin
neutralise
cet effet et donne à la vapeur du brome étendu d'eau la même propriété
qu'à celle du brome sec.
[3] Cela est tellement vrai que, si l'on fait une épreuve sur une plaque
qui a été fixée plusieurs fois, on peut la laisser à l'exposition de la
vapeur du brome autant de fois en plus du temps nécessaire qu'elle a reçu
de différentes couches d'or.
[4] Je veux dire seulement que l'emploi de tous les métaux que j'indique
plus loin est indispensable; mais la manière de les appliquer peut varier.
[5] Car, en multipliant ces éléments comme dans une pile, on augmente
cette puissance, et l'on parvient ainsi à faire agir dans le même temps
les radiations les plus paresseuses, telles que celles du rouge et du vert.
[6] L'huile de pétrole la plus convenable est d'un ton jaune-verdâtre, et
prend, sous différents angles, des reflets azurés.
J'ai donné la préférence à cette huile sur les huiles
fixes, parce qu'elle reste toujours limpide, quoique fortement acidulée. Le
but que je me propose en employant une huile acidulée est de réduire les métaux
en poussière et de retenir cette poussière à la surface de la plaque, en
même temps de donner plus d'épaisseur à la couche par ses propriétés
onctueuses; car le naphte qui résulte de la distillation de cette huile ne
produit pas le même effet, parce qu'étant trop fluide, il entraîne la
poussière des métaux. C'est par cette même raison que j'ai conseillé
dernièrement l'emploi de l'essence de lavande, plutôt que celui de
l'essence de térébenthine.
[7] Si je préfère,
pour polir, le rouge aux autres substances, ce n'est pas que je lui
reconnaisse une propriété photogénique, mais bien parce qu'il brunit
mieux et qu'il aide à fixer la couche d'or qui n'est plus si susceptible de
s'enlever par écailles lorsqu'on la chauffe trop.
Les plaques galvaniques, lorsqu'elles n'ont ni marbrures ni
taches noires (ce qui arrivait quelquefois dans l'origine), reçoivent mieux
que les autres l'application des métaux, et par conséquent le chlorure
d'or y adhérant plus fortement ne s'enlève pas par écailles.
[8] Il faut avoir soin
d'appuyer le moins possible, car autrement le rouge adhérerait à la plaque
et formerait un voile général.
[9] Lorsque l'on opérera
sur une plaque qui aura reçu longtemps à l'avance la première préparation,
il faudra, avant d'employer l'huile acidulée et l'oxyde rouge, opérer
comme je l'indique plus loin pour la plaque qui a reçu une épreuve fixée.
Cette précaution est nécessaire pour détruire les taches que le temps
pourrait avoir développées.
PARIS,
BACHELIER,
IMPRIMEUR-LIBRAIRE
DU BUREAU DES
LONGITUDES, DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE, ETC.,
QUAI DES AUGUSTINS, 55.
1844.