La lettre d'infos


A voir et à lire
sur
19e.org,
et ailleurs.

S'abonner à la lettre d'infos
 

 L'actualité
sur 19e.org

 
 

 A voir sur le Web

     Vous êtes ici :   Accueil   Documents   La Monarchie de Juillet                                           Contact
                                                  
Louis-Napoléon Bonaparte, L'Extinction du paupérisme 

 

Louis-Napoléon Bonaparte,
L'Extinction du paupérisme,
1844.




par Marc Nadaux







Depuis le décès du Roi de Rome en 1832, Louis-Napoléon Bonaparte ambitionne d'être considéré comme le garant de la tradition impériale. Après quelques mois passés en Italie auprès des patriotes carbonari, il  se décide à l’action contre la Monarchie de Juillet. Le 30 octobre 1836, Louis-Napoléon tente ainsi de gagner à sa cause les garnisons de Strasbourg. En vain. Arrêté et gracié sans jugement par Louis-Philippe, l’agitateur organise un nouveau pronunciamiento contre le gouvernement de Louis-Philippe d’Orléans, quelques années plus tard, le 6 août 1840. Avec l’aide de quelques-uns de ses proches, Louis-Napoléon Bonaparte débarque dans le port de Boulogne. C’est un nouvel échec. Fait prisonnier, le prétendant bonapartiste est condamné à la prison perpétuelle et interné au fort de Ham, dans la Somme.

Lorsqu’il revenait sur son passé, Louis-Napoléon appelait cette époque de son existence " l’université de Ham ". Ces années furent en effet décisives pour l’élaboration de ses idées politiques et pour sa formation intellectuelle. En captivité, il s’occupe ainsi à l’étude et à la lecture. Le prisonnier, non déchu de ses droits civils, a tout le loisir d’entretenir une correspondance. Il rédige également quelques ouvrages au contenu varié. Après Des Idées napoléoniennes, en 1839, une analyse de l’œuvre politique de son oncle, les Études sur le passé et l’avenir de l’artillerie sont le moyen de rappeler les liens qui unissent l’armée aux Bonaparte. Il fait montre également de ses intérêt pour l’évolution des activités économiques avec L’Analyse de la question des sucres, question d’actualité en ce moment de bouleversement des campagnes françaises. Dans le même temps, Louis-Napoléon collabore avec des journaux républicains.

De 1842 à 1845, il donne ainsi quelques articles dans Le Progrès du Pas-de-Calais. Ceux-ci sont à l’origine au mois d'août 1844 d’une nouvelle publication intitulée L’Extinction du paupérisme. Dans cet ouvrage, qui comptera six éditions, complétant ses Rêveries politiques rédigées en 1832, le prétendant bonapartiste expose ses préoccupations sociales. Celles-ci s’inspirent des idées du philosophe socialiste Saint-Simon. Pour Bonaparte, l'association est la clé des problèmes sociaux les plus aigus, ceux qui concernent le monde ouvrier en ces premières décennies d'industrialisation. Sur le modèle d'une armée en campagne, le surplus de ces classes laborieuses serait employé au défrichement de terres réputées incultes et organisé en colonie de peuplement. Ces pionniers seraient eux-mêmes désignés par leur prud'homme, un ouvrier élu placé sous l'autorité d'un gouverneur, lui-même dépendant du ministère de l'Intérieur. Une utopie parmi tant d'autres. Après Cabet, Fourier, Owen..., voici Bonaparte. 

A l'heure des événements de février, au moment où la République est proclamée, ce dernier pourra se targuer d'être un des précurseurs de 1848. Avec L’Extinction du paupérisme, Louis-Napoléon Bonaparte affirme qu'il possède également la fibre sociale.







Chapitre 1
Chapitre 2 . Proposition
Chapitre 3 . Colonies agricoles
Chapitre 4 . Recettes et dépenses
Chapitre 5 . Résumé







L'EXTINCTION DU PAUPÉRISME

LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE



AVANT-PROPOS


Je dois dire un mot pour expliquer le titre de cette brochure.

On trouvera peut-être, comme un littérateur plein de mérite me l'a déjà fait remarquer, que les mots Extinction du Paupérisme ne se rapportent pas directement à un écrit qui a pour but le bien-être de la classe ouvrière.

Il est vrai qu'il y a une grande différence entre la misère qui provient d'une stagnation forcée du travail, et la paupérisme, qui souvent est le résultat du vice. Cependant on peut soutenir que l'un est la conséquence immédiate de l'autre ; car, répandre dans les classes ouvrières, qui sont les plus nombreuses, l'aisance l'instruction, la morale, c'est extirper le paupérisme, sinon en entier, du moins en grande partie.

Ainsi, proposer un moyen capable d'initier les masses à tous les bienfaits de la civilisation, c'est tarir les sources de l'ignorance, du vice, de la misère. Je crois donc pouvoir, sans trop de hardiesse, conserver à mon travail le titre Extinction du Paupérisme.

Je livre mes réflexions au public, dans l'espoir que, développées et mises en pratique, elles pourront être utiles au soulagement de l'humanité. Il est naturel, dans le malheur, de songer à ceux qui souffrent.


Louis-Napoléon Bonaparte.

Fort de Ham, mai 1844.



   Chapitre 1


La richesse d’un pays dépend de la prospérité de l'agriculture et de l'lndustrie, du développement du commerce intérieur et extérieur, de la juste et équitable répartition des revenus publics.

II n'y a pas un seul de ces éléments divers du bien-être matériel qui ne soit miné en France par un vice organique. Tous les esprits indépendants le reconnaissent. Ils diffèrent seulement sur les remèdes à apporter.

AGRICULTURE. Il est avéré que l’extrême division des propriétés tend à la ruine de l'agriculture, et cependant le rétablissement de la loi d’aînesse, qui maintenant les grandes propriétés et favorisait la grande culture, est une impossibilité. Il faut même nous féliciter, sous le point de vue politique, qu'il en soit ainsi.

INDUSTRIE. L’industrie, cette source de richesse, n'a aujourd’hui ni règle, ni organisation, ni but. C'est une machine qui fonctionne sans régulateur ; peu lui importe la force motrice qu'elle emploie. Broyant également dans ses rouages les hommes comme la matière, elle dépeuple les campagnes, elle agglomère la population dans des espaces sans air, affaiblit l'esprit comme le corps, et jette ensuite sur le pavé. quand elle n'en sait plus que faire, les hommes qui ont sacrifié pour l'enrichir leur force, leur jeunesse, leur existence. Véritable Saturne du travail, l’industrie dévore ses enfants et ne vit que de leur mort.

Faut-il cependant, pour parer à ses défauts, la placer sous un joug de fer, lui ôter cette liberté qui seule fait sa vie, la tuer, en un mot, parce qu'elle tue, sans lui tenir compte de ses immenses bienfaits ? Nous croyons qu'il suffit de guérir ses blessés, de prévenir ses blessures.

Mais il est urgent de le faire, car la société n'est pas un être fictif ; c'est un corps en chair et en os, qui ne saurait prospérer qu'autant que toutes les parties qui le composent sont dans un état de santé parfaite.

II faut un remède efficace aux maux de l'industrie : le bien général du pays, la voix de l'humanité, l’intérêt même des gouvernement, tout l'exige impérieusement.

COMMERCE INTÉRIEUR. Le commerce intérieur souffre, parce que l'industrie produisant trop en comparaison de la faible rétribution qu’elle donne au travail, et l’agriculture ne produisant pas assez, la nation se trouve composée de producteurs qui ne peuvent pas vendre et de consommateurs affamés qui ne peuvent pas acheter ; et le manque d’équilibre de la situation contraint le gouvernement, ici comme en Angleterre, d'aller chercher jusqu’en Chine quelques milliers de consommateurs en présence de millions de Français ou d’Anglais qui sont dénués de tout, et qui s'ils pouvaient acheter de quoi se nourrir et se vêtir plus convenablement, créeraient un mouvement commercial bien plus considérable que les traités les plus avantageux.

COMMERCE EXTÉRIEUR. Les causes qui paralysent nos exportations hors de France touchent de trop près à la politique pour que nous voulions en parler ici. Qu'il nous suffise de dire que la quantité de marchandises d’un pays exporte, est toujours en raison directe du nombre de boulets qu'il peut envoyer à ses ennemis quand son honneur et sa dignité le commandent. Les événements qui se sont passés récemment en Chine sont une preuve de cette vérité.

Parlons maintenant de l’impôt.

IMPÔT. La France est un des pays les plus imposés de l'Europe. Elle serait peut être le pays le plus riche, si la fortune publique était répartie de la manière la plus équitable.

Le prélèvement de l’impôt, peut se comparer à l’action du soleil qui absorbe les vapeurs de la terre pour les répartir ensuite à l'état de pluie, sur tout les lieux qui ont besoin d’eau pour être fécondés et pour produire. Lorsque cette restitution s’opère régulièrement, la fertilisé s’en suit ; mais lorsque le ciel, dans sa colère, déverse partiellement un orages, en trombes et en tempêtes, les vapeurs absorbées, les germes de production sont détruits, et il en résulte la stérilité, car il donne aux uns beaucoup trop et aux autres pas assez. Cependant, qu’elle qu’ai été l’action bienfaisante ou malfaisante de l’atmosphère, c'est presque toujours au bout de l’année, la même quantité d’eau qui a été prise et rendue. La répartition seule fait donc la différence. Équitable et régulière, elle crée l'abondance ; prodigue et partiale, elle amène la disette.

Il en est de même des effets d'une bonne ou mauvaise administration. Si les sommes prélevées chaque, année sur la généralité des habitants sont employées à des usages improductibles, comme à créer des places inutiles, à élever des monuments stériles, à entretenir au milieu d'une paix profonde une armée plus dispendieuse que celle qui vainquit à Austerlitz, l'impôt, dans ce cas, devient un fardeau écrasant ; il épuise le pays, il prend sans rendre ; mais si, au contraire, ces ressources sont employées à créer de nouveaux éléments de production, à rétablir l’équilibre des richesses, à détruire la misère en activant et organisant le travail, à guérir enfin les maux que notre civilisation entraîne avec elle, alors certainement l’impôt devient pour les citoyens, comme l'a dit un jour un ministre à la tribune, le meilleur des placements.

C'est donc dans le budget qu'il faut trouver le point d'appui de tout système qui a pour but le soulagement de la classe ouvrière. Le chercher ailleurs est une chimère.

Les caisses d’épargne sont utiles sans doute pour la classe aisée des ouvriers ; elles lui fournissent le moyen de faire un usage avantageux de ses économies et de son superflu ; mais, pour la classe la plus nombreuse, qui n'a aucun superflu et par conséquent aucun moyen de faire des économies, ce système est complètement insuffisant. Vouloir, en effet, soulager la misère des hommes qui n’ont pas de quoi vivre, en leur proposant de mettre tous les ans de côté un quelque chose qu'ils n'ont pas, est une dérision ou une absurdité !

Qu'y a-t-il donc à faire? Le voici. Notre loi égalitaire de la division des propriétés ruine l'agriculture ; il faut remédier à cet inconvénient par une association qui, employant tous les bras inoccupés, récrée la grande culture sans aucun désavantage pour nos principes politiques.

L’industrie appelle tous les jours les hommes dans les villes et les énerve. Il faut rappeler dans les campagnes ceux qui de trop clans les villes, et retremper en plein air leur esprit et leur corps.

La classe ouvrière ne possède rien, il faut la rendre propriétaire. Elle n'a de richesses que ses bras, il faut donner à ces bras un emploi utile pour tous. Elle est comme un peuple d’Ilotes au milieu d'un peuple de Sybarites, il faut lui donner une place dans la société, et attacher ses intérêts à ceux du sol. Enfin elle est sans organisation et sans liens, sans droits et sans avenir, il faut lui donner des droits et un avenir, et la relever à ses propres yeux par l'association, l'éducation, la discipline.



   Chapitre 2 . Proposition


Pour accomplir un projet si digne de l'esprit démocratique et philanthropique du siècle, si nécessaire au bien-être général, si utile au repos de la société, il faut trois choses : 1. une loi ; 2. Une première mise de fonds prise sur le budget ; 3. Une organisation.

1 . LA LOI. Il y a en France, d’après la statistique agricole officielle, 9.190.000 hectares de terres incultes qui appartiennent soit au gouvernement, soit aux communes, soit à des particuliers. Ces landes, bruyères, communaux, patios, ne donnent qu’un revenu extrêmement faible, 8 francs par hectares. C’est un capital mort qui ne profite à personne. Que les Chambres décrètent que toutes ces terres incultes appartiennent de droit à l’association ouvrière, sauf à payer annuellement aux propriétaires actuels ce que ceux-ci en retirent aujourd’hui ; qu’elles donnent à ces bras qui chôment, ces terres qui chôment également, et ces deux capitaux improductifs renaîtront à la vie l’un par l’autre. On aura trouvé le moyen de soulager la misère tout en enrichissant le pays. Afin d’éviter le reproche d’exagération, nous supposeront que les deux tiers de ces neuf millions d’hectares puissent être livrés à l’association, et que l’autre tiers soit indéfrichable ou occupé par des bâtiments, les ruisseaux, canaux… , il resterait 6.127.000 hectares à défricher. Ce travail serait rendu possible par la création de colonies agricoles qui, répandues sur toutes la France, formeraient les bases d'une seule et vaste organisation dont tous les ouvriers pauvres seraient membres sans être personnellement propriétaires.


2 . LA MISE DE FONDS. Les avances nécessaires à la création de ces établissements doivent être fournies par l'État. D'après nos estimations, ce sacrifice s'élèverait à une somme d'environ 500 millions payés en quatre ans ; car à la fin de ce laps de temps, ces colonies, tout en faisant vivre un grand nombre d'ouvriers, seraient déjà en bénéfice. Au bout de dix ans, le gouvernement pourrait y prélever un impôt foncier d’environ 8 millions sans compter l'augmentation naturelle des impôts indirects dont les recettes augmentent toujours en raison de la consommation, qui s’accroît elle-même avec l'aisance générale.

Cette avance de 300 millions ne serait donc pas un sacrifice, mais un magnifique placement. Et l'État, en songeant à la grandeur du but, pourrait-il se refuser à cette avance, lui qui dépense annuellement un 46 millions pour prévenir ou punir les attaques dirigées contre la propriété, qui sacrifie tous les ans 300 millions pour façonner le pays au métier des armes, qui propose aujourd’hui 120 millions pour construire de nouvelles prisons ? Enfin le pays qui, sans périr, a donné deux milliards aux étrangers qui ont envahi la France, qui sans murmurer, a payé un milliard aux émigrés, qui, sans s'effrayer, dépense deux ou trois cents millions aux fortifications de Paris, ce pays là, dis-je, hésiterait-il â payer 300 millions en quatre ans pour détruire le paupérisme, pour affranchir les communes de l'immense fardeau que leur impose la misère, pour augmenter enfin la richesse territoriale de plus d’un milliard.


3 . L’ORGANISATION. Les masses sans organisation ne sont rien sorts rien ; disciplinées, elles sont tout. Sans organisation, elles ne peuvent ni parler ni se faire comprendre ; elles ne peuvent même ni écouter ou recevoir une impulsion commune.

D'un coté, la voix de 20 millions d'hommes éparpillés sur un vaste territoire se perd sans échos ; et de l'autre, il n'y a pas de parole assez forte et assez persuasive pour aller d'au point central porter dans 20 millions de consciences, sans intermédiaires reconnus, les doctrines toujours sévères du pouvoir.

Aujourd’hui, le règne des castes est fini : on ne peut gouverner qu'avec les masses ; il faut donc les organiser pour qu'elles puissent formuler leurs volonté, et les discipliner pour qu'elles puissent être dirigées et éclairées sur leurs propres intérêts.

Gouverner, ce n'est plus dominer les peuples par la force et la violence ; c'est les conduire vers un meilleur avenir, en faisant appel à leur raison et à leur cœur.

Mais comme les masses ont besoin d'être instruites et moralisées, et qu'à son tour l'autorité a besoin d'être contenue et même éclairée sur les intérêts du plus grand nombre, il est de toute nécessité qu'il y ait dans la société deux mouvements également puissants : une action du pouvoir sur la masse et une réaction de la masse sur le pouvoir. Or, ces deux influences ne peuvent fonctionner sans choc qu'au moyen d'intermédiaires qui possèdent à la fois la confiance de ceux qu'ils représentent, et la confiance de ceux qui gouvernent. Ces intermédiaires auront la confiance des premiers dès qu'ils seront librement élus par eux ; ils mériteront, la confiance des seconds dès qu'ils rempliront dans la société une place importante, car on peut dire, en général, que l'homme est ce que la fonction qu'il remplit l'oblige d'être.

Guidé par ces considérations, nous voudrions qu'on créât, entre les ouvriers et ceux qui les emploient, une classe intermédiaire jouissant de droits légalement reconnus et élue par la totalité des ouvriers. Cette classe intermédiaire serait le corps des prud’hommes.

Nous voudrions qu’annuellement tous les travailleurs ou prolétaires s’assemblassent dans les communes, pour procéder à l’élection de leurs représentant ou prud'hommes, à raison d'un Prud'hommes pour dix ouvriers. La bonne conduite serait la seule condition d’éligibilité. Tout chef de fabrique ou de ferme, tout entrepreneur quelconque, serait obligé par une loi, dès qu'il emploierait plus de dix ouvriers, d'avoir un prud'homme pour les diriger, et de lui donner un salaire double à celui des simples ouvriers.

Ces prud'hommes rempliraient, dans la classe ouvrière, le même rôle que les sous-officiers remplissent dans l'armée. Ils formeraient le premier degré de la hiérarchie sociale, stimulant la louable ambition de tous, en leur montrant une récompense facile à obtenir. Relevés à leurs propres yeux par les devoirs mêmes qu'ils auraient à remplir, ils seraient forcés de donner l'exemple d'une bonne conduite. Par ce moyen, chaque dizaine d'ouvriers renfermerait en elle un germe de perfectionnement. Ce qui améliore les hommes, c'est de leur offrir toujours devant les. yeux un but à atteindre, qui soit honorable et honoré !

Pour l'impulsion à donner à la masse pour l'éclairer, lui parler, la faire agir, la question se trouve simplifiée dans le rapport de 1 à 10 : en supposant qu'il y ait 25 millions d'hommes qui vivent au jour le jour de leur travail, on aura deux millions et demi d’intermédiaires auxquels on pourra s'adresser avec d'autant plus de confiance qu'ils participent à la fois des intérêts de ceux qui obéissent et des idées de ceux qui commandent. Ces prud'hommes seraient divisés en deux parties. Les uns resteraient dans l'industrie privée, les autres seraient employés aux établissements agricoles. Et, nous le répétons, cette mission serait le résultat du droit de l’élection directe attribuée à tous travailleur.



   Chapitre 3 . Colonies agricoles 


Supposons que les trois mesures précédentes soient adoptées ; les vingt-cinq millions de prolétaires actuels ont des représentants, et le quart de l'étendue du domaine agricole de la France est leur propriété.

Dans chaque département, et d'abord là où les terres incultes sont en plus grand nombre, s'élèvent des colonies agricoles offrant du pain, de l’instruction, de la religion, du travail à tous ceux qui en manquent, et Dieu sait si le nombre en est grand en France.

Ces institutions charitables, au milieu d'un monde égoïste livré à la féodalité de l'argent, doivent produire le même effet bienfaisant que ces monastères qui vinrent au Moyen Age, planter au milieu des forets, des gens de guerre et des serfs, des germes de lumière, de paix, de civilisation.

L’association étant une pour toute la France, l'inégale répartition des terrains incultes, et même le petit nombre de ces terrains dans certains départements ne seraient point un obstacle. Les familles pauvres d’un département qui ne posséderait point dans le principe de colonie agricole se rendraient dans l'établissement le plus voisin, le grand bienfait de la solidarité étant surtout de répartir également les secours, de soulager toutes les misères, sans être arrêté, par cette considération qui aujourd’hui excuse toutes les inhumanités :
Il n'est point de ma commune.

Les colonies agricoles auraient deux buts â remplir. Le premier, de nourrir un grand nombre de familles pauvres, en leur faisant cultiver la terre, soigner les bestiaux, etc. Le second, d'offrir un refuge momentané à cette masse flottante d'ouvriers auxquels la prospérité de l'industrie donne une activité fébrile, et que la stagnation des affaires ou l'établissement de nouvelles machines plonge dans la misère le plus profonde.

Tous les pauvres, tous !es individus sans ouvrage trouveraient dans ces lieux à utiliser leur force et leur intelligence au profit de toute la communauté.

Ainsi il y aurait dans ces colonies, au-delà du. nombre strictement nécessaire d’hommes, de femmes et d’enfants pour faire les ouvrages de ferme, un grands nombre d’ouvriers sans cesse employés, soit à défricher de nouvelles terres, soit à bâtir de nouveaux établissements pour les infirmes et les vieillards ; les avances faites à l'association ou ces bénéfices ultérieurs, lui permettraient d'employer tous les ans des capitaux considérables à ces dépenses productives.

Lorsque l'industrie privée aura besoin de bras, elle viendra les demander à ces dépôts centraux qui, par le fait, maintiendront toujours les salaires au taux rémunérateur ; car il test clair que l’ouvrier, certain de trouver dans les colonies agricoles une existence assurée, n'acceptera de travail dans l'industrie privée, qu’autant que celle ci lui offrira des bénéfices au-delà de ce strict nécessaire que lui fournira toujours l’association.

Pour stimuler ces échanges comme pour exciter l'émulation des travailleurs, on prélèvera sur les bénéfices de chaque établissement une somme destinée à créer pour chaque ouvrier une masse individuelle. Ce fonds constituera une véritable caisse d'Épargne qui délivrera à chaque ouvrier, au moment de son départ, en sus de sa solde, une action dont le montant sera réglé d'après ses jours de travail, son zèle et sa bonne conduite. De sorte que l’ouvrier laborieux pourra, au moyen de six masse individuelle, s'amasser, au bout de quelques années, une somme capable d'assurer son existence pour le reste de ses jours, même hors de la colonie.

Pour mieux définir notre système, nous aurons recours à une comparaison. Lorsqu’au milieu d'un pays coule un large fleuve, ce fleuve est une cause générale de prospérité ; mais quelquefois la trop grande abondance de ses eaux ou leur excessive rareté amène ou l'inondation ou la sécheresse. Que fait-on pour remédier à ces deux fléaux ? On creuse, le Nil nous en fournit l’exemple, de vastes bassins, où le fleuve déverse le surplus de ses eaux quant il en a trop et en reprend au contraire quand il n’en a pas assez ; et de cette manière on assure aux flots cette égalité constante de niveau d’où nait l’abondance. Eh bien ! Voilà ce que nous proposons pour la classe ouvrière, cet autre fleuve qui peut être à la fois une source de ruine ou de fertilité suivant la manière dont on tracera son cours. Nous demandons pour la masse flottante des travailleurs de grands refuges où l'on s’applique à développer leurs forces comme leur esprit, lorsque l'activité générale du pays se ralentira, conserveront le surplus des forces non employées pour les rendre ensuite au fur et à mesure au mouvement général. Nous demandons en un mot de véritables déversoirs de la population, réservoirs utiles du travail, qui maintiennent toujours à la hauteur cet autre niveau de la justice divine qui veut que la sueur du pauvre reçoive sa juste rétribution.

Les prud’hommes, c’est à les représentants des ouvriers, seront les régulateurs de cet échange continuel. Les prud’hommes de l’industrie privée, au fait de tout les besoins de leurs subordonnés, partageront avec les maires des communes le droit d’envoyer aux colonies agricoles ceux qu'ils ne pourront pas employer. Les prud’hommes des colonies, au fait de la capacité de chacun, chercheront à placer avantageusement dans l'industrie privée tous ceux dont celle-ci aurait besoin. On trouvera peut être quelques inconvénients pratiques à cet échange ; mais quelle est l’institution qui n’en offre pas dans ces commencements ? Celle-ci aura l’immense avantage de multiplier l’instruction du peuple, de lui donner un travail salubre et de lui apprendre l’agriculture ; elle rendra générale cette habitude que l’industrie du sucre de betterave et même l’industrie de la soie ont déjà introduite, de faire passer alternativement les ouvriers du travail des champs à celui des ateliers.

Les prud’hommes seront au nombre de un sur dix, comme dans l’industrie privée.

Au-dessus des prud’hommes, il y aura des directeurs chargés d’enseigner l’art de la culture des terres.

Ces directeurs seront élus par les ouvriers et les prud’hommes réunis. Pour qu’ils soient éligibles, on exigera d’eux des preuves de connaissances spéciales en agriculture. Enfin au dessus de ces directeurs, de ces prud’hommes, de ces ouvriers, il y aura un directeur par colonie. Ce gouverneur sera nommé par les prud’hommes et les directeurs réunis.

L’administration se composera du gouverneur et d’un comité formé d'un tiers de directeurs et de deux tiers de prud’hommes.

Chaque année les comptes seront imprimés, communiqués à l'assemblée générale des travailleurs et soumis au conseil général du département, qui devra les approuver et aura le droit de casser les prud'hommes ou directeurs qui auraient montré leur capacité. Tous les ans les gouverneurs des colonies se rendront à Paris, et là, sous la présidence du ministre de l’intérieur, ils discuteront le meilleur emploi à faire des bénéfices dans l’intérêt de l'association générale.

Tout commencement est pénible ; ainsi nous n'avons pas trouvé les moyens de créer ces colonies agricoles économiquement, sans établir des espèces de camp où les ouvriers seront baraqués comme nos troupes, pendant les premières périodes. Il va sans dire que dès que les recettes surpasseront les dépenses, on remplacera ces baraques par des maisons saines bâties d’après un plan mûrement médité. On construira allures des bâtiments accessoires pour donner aux membres de la colonie et aux enfants l’instruction civile et religieuse. Enfin on formera de vastes hôpitaux pour les infirmes, pour ceux que l’âge aurait mis dans l’impossibilité de travailler.

Une discipline sévère régnera dans ces colonies ; la vie y sera salutaire, mais rude ; car leur but n’est pas de nourrir des fainéants, mais d’ennoblir l’homme par un travail sain et rémunérateur et par une éducation morale. Les ouvriers et les familles occupés dans ces colonies y seront entretenus le plus simplement possible. Le logement, la solde, la nourriture, l’habillement seront réglés d’après le tarif de l’armée, car l’organisation militaire est la seule qui soit basée à la fois sur le bien-être de tous ses membres et sur la plus stricte économie.

Cependant ces établissements n’auraient rien de militaire, ils emprunteraient à l’armée son ordre admirable, et voilà tout.

L’armée est simplement une organisation, la classe ouvrière formerait une association. Ces deux corps auraient donc un principe et un but tout différents.

L’armée est une organisation qui, devant exécuter aveuglément et avec promptitude l'ordre du chef, doit avoir pour base une hiérarchie qui parle d'en haut.

La classe des travailleurs formant une association, dont les chefs auraient d'autre devoirs que de régulariser et exécuter la volonté générale, sa hiérarchie doit être le produit de l'élection. Ce que nous proposons n'a donc aucun rapport avec les colonies militaires.

Afin de rendre notre système plus palpable, nous allons présenter un aperçu des recettes et dépenses probables d'une colonie agricole. Ces calculs sont basés sur des chiffres officiels. Cependant tout le monde comprendra la difficulté d'établir un semblable budget. Il n'y a rien de moins exact que l'appréciation détaillée des revenus de la terre. Nous ne prétendons pas avoir tout prévu. La meilleure prévision, dit Montesquieu, est le songer qu'on ne peut tout prévoir. Mais si nos chiffres peuvent prêter à diverses interprétations, nous ne saurions admettre qu’il en soit ainsi du système en lui-même. Il est possible que, malgré le soin que nous avons apporté dans nos évaluation, nous ayons omis quelques dépenses ou même quelques recettes, ou bien compté à un taux trop élevé les rendements de la terre ; mais ces omissions ne nuisent en rien à l'idée fondamentale que nous croyons juste, vraie, féconde en bons résultats ; le simple raisonnement qui suit le prouvera.

Dans nos fermes-modèles, la classe ouvrière aura pour elle seule ces trois produits ; elle sera à la fois travailleur, fermier, propriétaire ; ses bénéfices seront donc immenses, et cela d’autant plus que, dans une association bien établie, les dépenses seront toujours moindres que dans les exploitations particulières. La première partie fera vivre dans une modeste aisance un grand nombre de familles pauvres ; la seconde partie servira à établir les masses individuelles dont nous avons parlé ; la troisième partie donnera les moyens, non seulement de bâtir des maisons de bienfaisance, mais d’accroître sans cesse le capital de la société en
achetant de nouvelles terres.

C’est là un des plus grands avantages de notre projet. Car tout système qui ne renferme pas en lui un moyen d'accroissement continuel est défectueux. Il peut bien momentanément amener quelques bons résultats, mais lorsque les fait qu’il devait produire et réalisé, le malaise qu'il a voulu détruire se renouvelle, c'est comme si on n'avait rien fait. La loi des pauvres en Angleterre, les Workhouses en offrent des exemples frappant.

Ici, au contraire, lorsque les colonies agricoles seront en plein rapport, elles auront toujours la facilité d'étendre leur domaine, de multiplier leurs établissements, afin d'y placer de nouveaux travailleurs. Le seul cas qui viendra arrêter momentanément cet accroissement sera celui où l'industrie privée aura besoin de bras et pourra les employer plus avantageusement. Alors les terres cultivées ne seront pas abandonnées pour cela ; le nombre excédant d'ouvriers dont nous avons parlé rentrera dans le domaine public jusqu’à ce qu'une nouvelle stagnation la renvoie de nouveau à la colonie agricole.

Ainsi, tandis que d'un côté; par une loi égalitaire les propriétés se divisent de pins en plus, l’association ouvrière reconstruira la grande propriété et la grande culture.

Tandis que l’industrie appelle sans cesse la population dans les villes, les colonies la rappelleront dans les campagnes.

Quand il n’y aura plus de terres à assez bas prix en France, l’association établira des succursales en Algérie, en Amérique même ; elle peut un jour envahir le monde ! car partout où il y aura un hectare à défricher et un pauvre à nourrir, elle sera là avec ses capitaux, son armée de travailleurs, son incessante activité.

Et qu'on ne nous accuse pas de rêver un bien impossible ; nous n’aurons qu’à citer l'exemple de la fameuses compagnie anglaise des Indes orientales : qu'était-ce ? sinon une association comme celle que nous proposons, mais dont les résultats, quoique surprenants, ne furent pas aussi favorables à l'humanité que celle que nous appelons de tous nos vœux.

Avant de pénétrer si loin dans l'avenir, calculons les recettes et les dépenses probables de ces établissements.



   Chapitre 4 . Recettes et dépenses


D'après notre supposition, l'association ouvrière aurait à défricher les 2/3 de 9.190.000 hectares de terres, aujourd'hui incultes, c'est-à-dire 6.127.000 hectares.


Pour savoir combien ces hectares rapporteraient s’ils étaient soumis à une culture habile, sans jachères, nous avons fait le calcul suivant :

Le nombre d'hectares des cultures de la France entière est de :          19.314.741
Celui des prairies tant naturelles qu'artificielles :                                 5.774, 745

Étendues en hectares. Total. : 25.089.486

La valeur du produit brut de ces terrains est :

Pour les cultures :     3.479.583.005
Pour les prairies :        666.363.412

Produit total, francs : 4.145.946.417

Le produit moyen par hectare de terres ensemencées ou mises en prairie s’élève donc à 165 francs.

D’un autre coté, il y a en France 51.568.845 animaux domestiques de toutes espèce, qui donnent un produit brut de 767.251.851 francs. L’une dans l’autre, chaque tête de bétail rapporte donc 15 francs, et comme ces bestiaux sont nourris sur environs 26 millions d’hectares, cela fait environ deux têtes de bétail par hectare. En moyenne, on peut dire que chaque hectare produit 195 francs, dont 165 pour le revenu de la terre et 30 francs pour le revenu des bestiaux.

Nos 6.127.000 hectares, mis en culture et en prairies, rapporteront donc :

Pour le produit de la terre :            1.010.955.000
Et pour le produit des animaux :       183.810.000

Total en francs : 1.194.654.600

Retranchant de ce nombre ce que ces hectares produisent aujourd’hui d’après la statistique, c’est-à-dire les 2/3 de 82.064.046 francs, on a 54.709.364.

La richesse territoriale se sera accrue de : 1.140.055.636

Voyons maintenant qu'elle serait la dépense. Pour faciliter nos calculs, supposons que les terres à défricher soient également réparties par chaque division politique de la France. Nous aurons 6.127.000 hectares à diviser par 86, ce qui nous donnera par département 71.241 hectares. En fixant un terme de vingt ans au bout duquel toutes les terres devront être mises en cultures, il y aura par ans, par département, 3.562 hectares à défricher.

Le nombre de bras nécessaires pour ce travail peut se fixer ainsi : un ouvrier défriche en terme moyen trois hectares par an. Mais, comme il faut compter les malades, et qu'ensuite, dès la seconde année, ces ouvriers seront obligés de donner une partie de leurs soins à la culture de terres déjà défrichées, et d'aider les familles agricoles qui seront appelées annuellement de surcroît, nous ne supposerons qu’un travail de deux hectares par an. Il faudra donc 1781 ouvriers pour accomplir cette tache en vingt ans, et comme chaque année il y aura 8.562 hectares annuellement défrichés, la colonie accueillera tous les ans 120 familles pour aider à la culture des terres défrichées et pour soigner les bestiaux, puisque nous avons aussi compté, d’après le relevé général de la France deux bestiaux par hectare. La colonie achèterait donc tous les ans, à partir de la fin de la première apnée, deux fois autant de bestiaux qu'elle aurait défriché d'hectares dans l'année précédente. Ainsi, pendant vingt ans, la colonie aurait des recettes et des dépenses qui suivraient une progression croissante.

Les recettes, sans compter les premières avances du gouvernement se composeront de l'augmentation annuelle de la valeur de ces hectares. Car, en admettant que chaque hectare donne un produit de 195 fr., les terres ne rapporteront cette somme qu'au bout de trois ans de culture et quatre années de travail. C'est-à-dire que la première année après son défrichement, chaque hectare rapportera 65 fr., la seconde année 130 fr., et les années suivantes 195 fr.

Quant aux dépenses, à part les premiers frais d'établissement, il y aura chaque année des dépenses qui se renouvelleront sans cesse, telles que la solde de 1781 ouvriers et de 120 familles, l’intérêt des terrains appartenant aux communes ou aux particuliers, la dépense des ensemencements, des écuries, des frais d’administration, de 7,124, nouveaux bestiaux à acheter ; de plus, il y aura chaque année un accroissement régulier qui consistera dans l'entretien de 120 nouvelles familles, plus la construction des baraques pour les loger.

Chaque ouvrier recevra la solde du soldat, et chaque famille la solde de trois ouvriers. L'habillement doit être bien meilleur marché pour les ouvriers que pour des soldats ; nous le calculerons cependant au même taux, afin de ne rien changer aux prix établis. Chaque homme coûtera donc par an , tout compris 318 francs.

Les prud'hommes recevront la solde des sous-officiers, les directeurs recevront la solde d'officiers, le gouverneur la solde de colonel.

Jusqu'à. ce que la colonie ait donné des bénéfices, tous les ouvriers seront logés dans des baraques construites comme celles de nos camps militaires. Ces baraques, vastes et saines, contiennent ordinairement douze hommes. Nous ne voudrions mettre qu'une escouade de dix hommes avec leur prud'homme lorsqu'ils ne seraient pas mariés. Dans le cas contraire, il y aurait une famille par baraque et ces baraques seraient construites sur une plus petite échelle.

Dans plusieurs départements, il y a des baraques semblables prés des fabriques de sucre.

En faisant les calculs que nous avons mis à la fin de la brochure, on trouve qu'avec une avance de 311 millions, les recettes et dépenses des colonies seraient, au bout de vingt-trois ans, de :

Recettes annuelles :     1.194.694.800
Dépenses :                      378.622.278

Le profit pour l'association serait de : 816.972.522

206.400 familles, 153.166 ouvriers de la classe pauvre seraient entretenus. La France serait enrichie de 12 millions de nouveaux bestiaux. Enfin le gouvernement prélèverait sur le revenu brut, d'après le taux actuel, près de 37 millions de francs.



   Chapitre 5 . Résumé


Dans l’aperçu sommaire que nous avons présenté des bénéfices, nous sommes restés bien en deçà de la vérité, car l’exploitation du quart du domaine agricole aujourd’hui stérile, non seulement augmenterait d’un quart la valeur du revenu brut de la France, mais cet accroissement de richesse donnerait à toutes les branches du travail national une activité immense qu'il est plus facile de comprendre que d'expliquer dans tous ses détails. Non seulement ces colonies empêcheraient au bout de vingt ans plus d'un million d’êtres de languir dans la misère, non seulement elles feraient vivre une foule d'industries annexes à l'agriculture, mais ce bénéfice annuel de 800 millions échangés dans le pays contre d'autres produits augmenterait dans le même rapport la consommation et le commerce intérieur. Ce bénéfice offrirait à tous les fruits du travail un débouché plus considérable que ne pourraient le faire les traités de commerce les plus avantageux, puisque cette valeur de 800 millions dépasse de 156 millions la valeur de toutes nos exportations hors de France qui s'est élevée, en 1842, à 644 millions.

Pour rendre ce raisonnement plus saisissant, et pour montrer toute l'importance du commerce intérieur, supposons que ces colonies agricoles fussent non enclavées dans le territoire, mais séparées du continent par un bras de mer et une ligne de douane, et que cependant elles fussent obligées à n'avoir de rapports commerciaux qu'avec la France. Il est clair que si leur production agricole leur donnait un bénéfice de 800 millions, cette somme serait échangée contre des produits continentaux, soit manufacturés, soit du sol même, mais de différentes natures.

Nous croyons donc que l'accroissement dé la consommation intérieure, favorisée par cet accroissement de richesse et d'aisance, remédierait plus que tout autre chose au malaise dont se plaignent certaines industries, et surtout qu’il ferait cesser en partie les maux dont souffrent les cultivateurs de la vigne, tout en rendant le pain et la viande meilleur marché.

En effet, il est présumable que par la nature de leur sol, ces colonies produiraient des céréales et des bestiaux, mais pas de vin. Or, en augmentant par leur production la quantité de blé et de viande, elles diminueraient le prix de ces denrées de première nécessité, ce qui tendrait à en augmenter la consommation en permettant à la classe pauvre d'en manger ; et, d'un autre coté l’accroissement d’aisance augmenterait le nombre de ceux qui peuvent boire du vin, et par conséquent la consommation générale.

II est facile d'expliquer par les chiffres officiels le malaise de nos viticoles. 

La France produit 36.783.223 hectolitres de vins sans compter des eaux-de-vie.

Elle en consomme :     23.578.248
Elle en exporte :            1.351.677

Total de la consommation intérieure et extérieure : 24.929.925

Retranchant celte somme de la production, il reste 11.853.298 hectolitres sans emploi.

Ces chiffres montrent et la cause du malaise et les moyens d'y remédier ; ils prouvent la supériorité du marché national sur l'exportation ; car si, par les moyens que nous avons indiqués, l'activité donnée au commerce intérieur augmentait seulement la consommation de 1/10, ce qui n'est pas hors des probabilités, l'augmentation serait donc de 2.857.824 hectolitres, ce qui est près du double de toutes nos exportations.

D'un autre côté, si la politique de nos gouvernements parvenait, ce que nous sommes loin de prévoir, à augmenter nos exportations de 2/5, ce qui serait un résultat immense, cet accroissement serait de 270.334 hectolitres.

Le travail qui créé l’aisance et l’aisance qui consomme, voilà les véritables bases de la prospérité d’un pays. Le premier devoir d'un administrateur sage et habile est donc de s’efforcer, par l’amélioration de l'agriculture et du sort du plus grand. nombre, d'augmenter la consommation intérieure qui est loin d’être arrivée à son apogée. Car, statistiquement parlant, en France, chaque habitant consomme par an, en moyenne : de froment, méteil, seigle 2,71 hectolitres, ce qui fait 328 rations ; de pain par individu par an ; de viande, 20 kilog. ; de vin, 70 litres ; de sucre , 3,4 kilog. Ce qui veut dire, humainement parlant, qu'il y a en France plusieurs millions d'individus qui ne mangent ni pain, ni viande, ni sucre, et qui ne boivent point de vin. Car tous les gens riches consomment bien au delà de cette moyenne, c’est-à-dire 3555 rations de pain, au lieu de 328 ; 180 kilog. De viande au lieu de20 kilog. ; 363 litres de vin au lieu de 70, et 50 kilog. De sucre au lieu de 3 et 2/5.

Nous ne produisons pas trop, mais nous ne consommons pas assez.

Au lieu d'aller chercher des consommateur en Chine, qu'on augmente donc la richesse territoriale, qu'on emploie tous les bras oisifs au profit de toutes les misères et de toutes les industries ; ou plutôt qu'on fasse l'un et l'autre si l'on peut, mais surtout qu'on n'oublie. pas qu'un pays comme la France, qui a été si richement doté du ciel, renferme en lui-même tous les éléments de sa propriété, et que c'est une honte pour notre civilisation de penser qu'au 19ème siècle, le dixième au moins de la population est en haillons et meurt de faim en présence de millions de produits manufacturés qu'on ne peut vendre, et de millions de produits du sol qu'on ne peut consommer !

En résumé, le système que nous proposons est la résultante de toutes les idées, de tous les vœux émis par les économistes les plus compétents depuis un demi-siècle.

Dans le rapport au roi de M. Gouin, qui se trouve en tête de la statistique officielle agricole, le ministre déclare qu'un des plus grands progrès à obtenir est le défrichement de ces terres qui ne rapportent que 8 francs par hectare. Notre projet réalise cette pensée.

Tous les hommes qui se sentent animés de l'amour de leurs semblables réclament pour qu'on rende enfin justice à la classe ouvrière, qui semble déshéritée de tous les biens que procure la civilisation ; notre projet lui donne tout ce qui relève la condition de l'homme, l'aisance, l'instruction, l'ordre, et à chacun la possibilité de s'élever par son mérite et son travail. Notre organisation ne tend à rien moins qu’à rendre, au bout de quelques années, la classe la plus pauvre aujourd'hui, l'association la plus riche de toute la France.

Aujourd’hui la rétribution du travail est abandonnée au hasard ou à la violence. C’est le maître qui opprime l’ouvrier qui se révolte. Par notre système, les salaires sont fixés comme les choses humaines doivent être réglées, non par la force mais par un juste équilibre entre le besoins de ceux qui travaillent et les nécessités de ceux qui font travailler.

Aujourd’hui tout afflue à Paris, le centre absorbe à lui seul toute l’activité du pays ; notre système, sans nuire au centre reporte la vie vers les extrémités, en faisant agir 86 nouvelles individualités, travaillant sous la haute direction du gouvernement dans un but continuel de perfectionnement.

Et que faut-il pour réaliser un semblable projet ? une année de solde d l’armée, quinze fois la somme qu'on a donnée à l'Amérique, une dépense égale à celle qu'on emploie aux fortifications de Paris.

Et cette avance rapportera, au bout de vingt ans, à la France un milliard, à la classe ouvrière 800 millions, au fisc 37 millions !

Que le gouvernement mette à exécution notre idée, en la modifiant de tout ce que l'expérience des hommes versés dans ces matières compliquées peut lui fournir de renseignements utiles, de lumières nouvelles ; qu'il prenne à cœur tous les grands intérêts nationaux, qu'il établisse le bien-être des masses sur des bases inébranlables, et il sera inébranlable lui-même. La pauvreté ne sera plus séditieuse lorsque l'opulence ne sera plus oppressive, les oppositions disparaîtront et les prétentions surannées qu'on attribue à tort ou à raison à quelques hommes, s’évanouiront comme les folles brises qui rident la surface des eaux sous l’équateur, et s’évanouissent en présence d’un vent réel qui vient enfler les voiles et faire marcher le navire.

C’est une très grande et sainte mission bien digne d'exciter l’ambition des hommes, que celle qui consiste à apaiser les haines, à guérir les rassures, à calmer les souffrances de l’humanité en réunissant tous les citoyens d'un même pays dans un intérêt commun et en accélérant un avenir que la civilisation doit amener tôt ou tard.

Dans l'avant-dernier siècle, La Fontaine émettait cette sentence trop souvent vraie, et cependant si triste, si destructive de toute société, de tout ordre, de toute hiérarchie ! " Je vous le dis en bon Français, notre ennemi c'est notre maître ! ".



Aujourd’hui le but de tout gouvernement habile doit être de tendre par des efforts à ce qu’on dise bientôt : le triomphe du christianisme a détruit l’esclavage ; le triomphe de la révolution française a détruit le servage ; le triomphe des idées démocratiques a détruit le paupérisme !