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                                                                                 L'inondation de la Loire à La Chapelle, 1856

 

Lettre de l'abbé Guindeuil à sa sœur
sur l'inondation de la Loire à La Chapelle,
juin 1856.




par Marc Nadaux







Voici un véritable témoignage, celui de l'abbé Guindeuil, desservant de la paroisse de La Chapelle, en Touraine, qui nous compte les malheurs de ses paroissiens en ce printemps 1856. Ce texte rédigé par un Homme d'Église, s'il contient à ce titre quelques références au  providentialisme, nous montre l'extrême dénuement d'une population qui doit se mobiliser pour lutter contre l'eau qui monte, préserver quelques biens, apporter du secours au plus nécessiteux.

Le fleuve, qui donne à la région tout son caractère, vient d'être mis à l'honneur dans les décennies précédentes. Un des grands auteurs de l'époque, le romancier Honoré de Balzac, qui a de nombreuses reprises séjournent sur ses rives, au château de Saché notamment, en vante les beautés. Songeons au Lys dans la vallée.

La Loire cependant peut également être la cause de la plus grande des désolations. Son régime fluvial est très irrégulier. Des crues violentes - qu'on dit être " centenaires " - au printemps ont conduit les populations voisines, les souverains à en aménager le cours depuis le Moyen-Age. Sous le règne de Louis le Pieux déjà, au IXème siècle, les premières levées sont construites sur ses berges.

Au XIXème siècle cependant, en l'espace de deux décennies, le fleuve provoque de terribles inondations en 1846, puis en 1856, et enfin en 1866. Lors de ces deux dernières crues, l'eau atteint des sommets, des niveaux jamais encore mesurés. Ainsi, en 1856, à Tours, le 3 juin, le centre-ville est envahit par deux mètres d'eau. Plus en Amont, le fleuve et son affluent, le Cher, forment un lac de plus de 40 km de long sur 10 de large !

Ainsi, si la photographie fait que la crue de la Seine, qui en 1910 envahit les rues de Paris, demeure dans la mémoire nationale - car il s'agit également de la capitale - , sachons que le siècle précédent et la Touraine ont connu leur lot de catastrophes naturelles.








Inter civitatem maximam et millam una nox interfruit.



   Je conçois, ma chère sœur, le désirs que tu m'exprime de connaître les détails de notre grande catastrophe. Qui pourra, jamais s'en faire une idée ? Nous qui en sommes les témoins et les victimes, nous ne pouvons en comprendre l'étendue. Une si belle paroisse, un bourg si bien bâti, si coquet, une campagne si fertile, une culture si variée, tout cela perdu en quelques heures ! Ah ! que le péché est terrible pour qu'un Dieu si bon, le punisse avec tant de rigueur !

   La crue de 1846 avait monté 7 mètres au dessus de l'étiage. C'était la plus forte de mémoire d'homme. Mais nous devions la voir surpasser, dix ans plus tard. Au commencement de Mai 1856, une première crue est venue noue effrayer. Elle n'a pas atteint l'élévation de 1846. La seconde du 16 Mai fut plus menaçante. Dans notre bourg, l'eau est montée sur la levée, sur les caniveaux, et le flot même a traversé la jetée et baigné le pied de notre Église. Cependant, elle était là, moins élevée qu'en 1846. Mais aux Trois-Volets elle surpassait cette dernière de 75 cm. Cette différence résultait de la digue nouvellement faite sur la rive gauche du fleuve et qui, diminuant sa largeur, l' obligeait à s' élever. Le samedi 17, le tocsin et la générale nous firent éprouver une frayeur bien grande. On disait la levée rompue à la Bonde. Heureusement il n'en était rien.

   Le 18, la rupture eut lien au Bois-Chétif, vis à vis les Trois-Volets et inonda toute la campagne d'Ussé. Les hommes ne comprirent pas les avertissements d'un Père irrité. C'est notre travail, disaient-ils qui nous a protégée. Est-ce que Dieu se able de cela ? Manus nostra excelsa et non Dominue fecit hoec omnia. On continua dont et les blasphèmes et le travail du Dimanche et tous ces péchés qui semblent une provocation jetée à la face du ciel. Le pasteur ne cessa de dire que les afflictions passées n'ayant pas converti les âmes au Seigneur, on devait s'attendre à d'autres châtiments. On laissait le Curé faire son métier et voilà tout.

   Le 30 Mai, les journaux, comme les lettres particulières nous annonçaient encore une crue dans les termes les plus effrayante. le dimanche du Sacré-Cœur, 1er Juin, nous faisons tranquillement la procession du saint Sacrement, et à la suite des Vêpres, la Clôture de Mois de Marie, en offrant au divin Enfant et à sa sainte Mère, les belles couronnes ornées de brillants, données par les âmes pieuses, et nous renouvelons la Consécration de la paroisse à la très Sainte Vierge.

   Lundi 2. L'élévation de l'eau est plus que jamais menaçante. On commence à travailler pour fermer les passages. Nous faisons un batardeau pour fermer le portique de l' Église. L'eau monte toujours la nuit est mauvaise. Sur toute la route on fait de grands travaux peser exhausser les banquettes, surtout vers la Croix-Rouge.

   Mardi 3. Dans le bourg l'eau nous échappe de tous côté. Nous sommes obligés de faire une seconde banquette sur le milieu de la chaussée, pour modérer les courants qui la traversent. Près l' Église sur la place, qui est profondément ravinée, l' eau se précipite. Elle augmente toujours ; on est obligé de lui livrer passage près de la Gendarmerie.
   C'est surtout à St Michel, que le danger se produit. Trois mille travailleurs se pressent en ce lieu, sur les deux rives opposées on rivalise de zèle, de persévérance. Le niveau du fleuve surpasse la route de deux mètres. Il repousse avec une force irrésistible les obstacles qu'on lui oppose. Nos hommes sont réduite à soutenir des bras et de la poitrine, les travaux qui échappent ! Encore un instant et nous sommes vaincus...    Voilà de la baisse ! La digue est rompue dans le Bréhémont, en aval de l' Église. Les maisons disparaissent. Sur le fleuve retentissent les cris de détresse qui portent au loin la nouvelle du malheur. Cette baisse factice, donne sur toute la ligne une funeste sécurité, qui s'étend jusqu'au bourg de La Chapelle. On commence à se rassurer. Les travailleurs fatigués se retirent...
   Vers trois heures du soir, nous montons en voiture avec le brigadier de gendarmerie et le Docteur Chicoisne. Nous parcourons toute la levée, jusqu'à Planchoury. Là nous trouvons M.M. les ingénieurs, dans la plus parfaite tranquillité et dans l'isolement le plus effrayant. Ne pouvant contenir notre inquiétude, on noue réponds " Vous ne dites pas Monsieur le Curé, qu'après 3 jours et 3 nuits de travail, ces hommes là, ont besoin, aussi bien que nous, de nourriture et de repos. - J'en conviens, mais tout n'est pas fini, le danger n'est pas passé. - Nous sommes parfaitement en mesure, nous n'avons rien à craindre.
   Sans partager cette assurance, nous tournons bride. Un quart d'heure plus tard, nous avions le cœur déchiré par les cris de détresse des habitante de Bréhémont, pris entre deux brèches, et nous regardions ces maisons chancelantes sur le bord de l'abîme, elles semblaient en mesurer la profondeur avant de s'y précipiter...
   Qu'est-ce ? Un cavalier au galop : " Vite Messieurs, faites sonner le tocsin. Envoyer des secours. De Langeais le flot arrive de la hauteur d'un homme." A la route N°8, vis à vis Saint Patrice, un observateur nous démontre que depuis vingt minutes, la Loire s'est élevée de six centimètres. C'est à dire à raison de dix huit centimètre à l' heure. Quel épouvantable progrès ! Hâtons-nous ! Qu'on sonne le tocsin, qu'on rappelle les travailleurs à La Chapelle. L'affreuse nuit commence ! Les lumières à toutes les fenêtres, les flambeaux et les torches goudronnées qui se remuent en tous sens, paraissent préluder à de tristes funérailles. " - L'eau monte, monte toujours. Elle traverse les rez-de-chaussée, même ceux qui sont élevés sur la route de trois et quatre marches. Elle jaillit par les trappes des caves, par les joints des pierres qui se décollent et par les fentes des murs. Dans le bourg on est dans l'eau. C'est une large nappe qui se précipite, qui creuse, qui traîne, qui déchire tout, qui entraîne tout. La levée détrempée n'est plus qu'un amas de boue sans consistance. C'est à y perdre courage. Près de la Mairie est un gouffre. En vain on y jette tout ce qui tombe sous la main : pierres, charpentes, étaux de bouchers, mène des charrettes entières, tout cela disparaît aussitôt. Les fondations de l'Édifice sont à découvert, il va tomber.

   4 Juin. Il est deux heures de nuit, nos craintes croissent comme le niveau du terrible fleuve. Après un quart d'heure de repos, mon vicaire et moi, nous retournons à l'ouvrage. Partout les cris effrayants retentissent. Devant le jardin de la Cure, dont nous démolissons le mur, nos travaux pour relever la banquette sont insuffisant. L'eau se précipite a travers mon avenue, renverse le mur qui en soutenait les terres, arrache mène les gros pavée qui en garnissaient l'entrée, et à travers de profonds ravins, elle court remplir le jardin et les appartements. Jusqu'à ce moment, l' Église a été préservée par mon batardeau. Il faut céder à une triste nécessité. On ouvre, le torrent s'y précipite et par malheur il ferme la porte de la Sacristie qui seule peut lui livrer passage. L' ouvrir est impossible du coté du presbytère. - Entrons dans l'Église. Personne n'ose. - Suivez-moi au moins. Mon Vicaire M.Cholet est le premier qui a le courage de venir à ma suite. Plusieurs de non hommes reculent épouvantés, deux braves seulement viennent après nous. C'est une étrange baignoire qu'une Église pleine d'eau, dont tous les meubles sont flottants et les tombes enfoncées. Enfin après des efforts inouï, la porte s'ouvre et la masse d'eau s'élance en cascade avec un bruit effrayant.
   Revenus dans le bourg, tout près de moi, un corps de bâtiment s'enfonce. C'est celui qui soutenait la grille de la Gendarmerie... Encore quelques minutes, une autre maison disparaît, c'est celle que le Chapelier vient de faire construire. Avec elle est emportée une moitié de la route, qu'on cherche à conserver avec des toiles de bateaux, tenues par des charges de pierres. C'est là que je trouve une pauvre fille agonisante de frayeur. Je la soutiens à travers les courants.
   Voici une famille respectable qui dans l'eau jusqu'aux genoux, vient frapper à ma porte pour demander asile. C'est la Providence qui me fait trouver là, comme par hasard. J'entre avec mes nouveau hôtes. Épuisé de fatigue et craignant le froid qui me saisit, je change mes vêtements mouillée, et me mets à prier Celui qui seul est l'arbitre de nos destinées. Ce devoir rempli, je regarde avec inquiétude. Au nord du bourg des flots furieux s'élancent vers le ciel et se précipitent du coté de la station. Sauvons-nous, il est temps. Nous mous pressons et gagnons la levée. Nu-jambes, un morceau de pain sous le bras, nous marchons vers la partis haute du bourg. - Ou allez-vous ? nous dit-on. - Je ne sais pas !... Monsieur l'Ingénieur, quel est le peint de la route qui offre le plus de sécurité ? Il n'y en a nulle part ! Montons dans ce bateau... Nous y sommes à peine : Sortez, sortez vite, ou vous êtes perdus. Votre marinier ne sait plus ce qu'il fait, vous n' éviterez pas le courant de la brèche. Sortes de là, je vous en conjure. La maison de M. Breton est le point le plus élevé : - Entrons dans une de ses chambres. De cette fenêtre quel saisissant spectacle qui pourrait décrire cette confusion épouvantable ! Voyez, jusqu'à ce malade qu'un homme porte sur son dos dans le plus simple costume de nuit... C'est sous les yeux de tout le monde, et personne ne le voit.
   A nous ! à nous ! à nous !... On court à la tête du bourg... Là aussi, la levée va se rompre !!! Entre deux brèches... Il faut périr ! Si nous pouvions franchir ce passage... Quel bonheur ! Voilà le danger évité ! Nous allons opérer le sauvetage, dit un ingénieur. Savez-vous quelqu'un en danger... Oui la domestique n'a pu sortir du presbytère. Soyez tranquille, nous allons lui conduire un bateau. Où allons-nous ? Où allons-nous ? Tous font la même demande, personne n'y répond. Marchons toujours. Mariniers, serions nous en sûreté dans vos bateau qui sont grands et forte ? Oui monsieur, tant qu'il ne se fera pas de rupture près de nous. Autrement quoiqu'on fasse nous serons entraînée. Merci ! Que de cris, que de pleurs, que de gens au désespoir ! Dites Monsieur n'est-il pas vrai qu'il vaudrait mieux être mort que de voir pareille misère ! N'est-ce pas que c'est la fin du monde ! Tenez, voyez-vous là-bas ces pauvres gens dans l'eau ! Comme ils se débattent ! Quelle lutte contre le torrent qui les entraîne ! Ils paraissent être deux ou trois, on ne leur voit plus que la tète et les bras...
   Voulez-vous entrer ? dit une voix connue, tous serez bien ici. Je ne demande pas mieux. La femme Malval a bon cœur. Sa petite maison sur le bord de la route parait solide. Mais quel encombrement ! Chacun y dépose ce qu'il a pu dérober dans sa propre maison. Tiens vous voilà Docteur Desbrosses. Il est comme un mort. Des larmes sont sa réponse. Nous avons tout perdu dit sa femme, la vie seule est sauvée. Comme nous, mes amis, ma maison est encore debout. Si le bon Dieu me la conserve, de grand cœur je la partagerai avec vous.
   Cependant la destruction s'avance. Ce bruit de tonnerre si fréquent, ce sont les maisons qui s'écroulent. Un nuage de poussière se mêle aux flots, tout disparaît. voyez comme l'Élément destructeur se presse ! Armabit creaturam au iltionem. Ici près de nous, il ne reste de la maison Legay que le corridor. Sur l'autre partie c'est celle de M. Gerbier, que vous voyez ouverte par la moitié. Ce pan de muraille sur le bord de l'abîme tient encore les cartons du notaire... Bientôt tout cela, n'est plus ! Quelle fureur des flots.
   Pauvre Château Bizouillier ! Juste au plus fort ! Comme la vague bondit, écume sur la vieille muraille ! Encore une tourelle à bas ! L'avez-vous vue tomber d'une seule pièce ? Comme elle s'est décollée ! C'est la station du chemin de fer qui subit de cruels assauts. Par bonheur elle est bien bâtie. Il n'est pas dit pour cela qu'elle tiendra, toujours. Quelle témérité d'aller sur le bord du gouffre ! Mais que ne feraient pas certaines gens pour se procurer du vin. Voila pourquoi ils s'aventurent dame les ruines chancelantes. Voyez comme le terrain se laisse couler, la levée est dévorée ! Qui pourrait dire où tout cela s'arrêtera ? Deux heures : " On se hâte, on emporte , avec précipitation ce qui peut encore être sauvé. Meubles, linge vêtements, tout est jeté pêle-mêle sur la route, et, comme si ce n'était pas assez des éléments conjurée, il faut que le pillage advient contre nous. N'y a-t-il pas toujours des gens disposés à pêcher en eau trouble, et à faire main basse sur ce qui est à leur convenance. Et puisque je trouve ce bateau dans mon jardin, pourquoi ne pas chercher à sauver moi-même quelque chose de ma maison.
   Naviguons... bien ! Voilà une échelle disposée. Entrons par la fenêtre. Emballons. Me voilà à l'œuvre, et j'enlève mon linge abord, puis la garniture des lits, à la manière des voleurs qui craignent d'être surpris. Pour emporter tout cela, rien de plus facile, Les charretiers affluent de tous cotés. Qu'il est consolant cet empressement à nous secourir, à charger nos effets pour les conduire en lieu sûr. Ces bons habitants des communes voisines, les larmes aux yeux viennent offrir l'hospitalité. Venez mes amis, venez, soyez les bienvenue. " Moi je puis en loger quatre.. Moi J'en prends huit. Nous ferons comme nous pourrons " Oh ! comme c'est touchant cet élan du cœur. En vérité si la pauvre humanité a parfois son mauvais coté, il faut en convenir il y a dans le cœur même des gens de la campagne les moins favorisés des biens de la fortune, quelque chose de grand et de bien noble.
   Voici M. Le Curé d'Ingrandes, le bon prêtre il vient offrir un asile. Mais... m'éloigner de ma chère paroisse en pareille circonstance... C'est une idée qui me fait mal ! Je ne puis accepter.
   Au milieu de la confusion et du trouble, cette journée si longue si longue touche à sa fin. On insiste, on me presse d'accepter, au moins pour la nuit, un lieu de sûreté. J'ai grand besoin de repos après tant de fatigues, tant de pénibles émotions ! Et puis... Où passer la nuit ? Enfin je cède aux instances. A peine sous le toit hospitalier un sommeil de plomb vient peser sur moi. Je dors !... Quel affreux réveil, grand Dieu ! Où suis-je ? Et pourquoi ? Ma chère paroisse ! Quoi ! Jamais je ne te reverrai telle que tu étais hier encore ? Tant de beautés, tant de richesses détruites ! . . .Tant de misères désormais ! Ce charmant pays, l'admiration de tout le monde ne sera donc plus qu'un objet de pitié. Chère paroisse que j'aime tant... Oh ! va , je t'aimerai toujours. Tes malheurs ne font que te rendre plus chère à mon cœur. Oui plus que jamais, mon sort est uni au tien. Nous avons partagé la prospérité, mous partagerons l'infortune et pour toi je suis disposé à tout sacrifier s'il le faut, et à me sacrifier moi-même.

   C'est à l'autel que nous trouvons les consolations. Après avoir offert le saint sacrifice sur la terre étrangère pour le troupeau chéri, me voilà en mesure de lui porter quelque soulagement. Grâce au zèle incomparable de M. Du Soulier secondé par les bons habitants d'Ingrandes, me voilà trônant sur une charrette de pain et distribuant sur toute la route la vie aux pauvres inondée, qui pour manger attendaient l'heure de la Providence. M. Serpin notre pieu instituteur m'aide dans ce charitable ministère. A un kilomètre du bourg on nous apprend que la maison d'école est ouverte et que le mobilier est délogé. Comment délogé ! dit celui-ci ; et où sont mes effets ? Sur la place... Pauvre malheureux, comme s'il ne perdait pas assez dans son magasin inondé, il faut encore qu'il fasse l'expérience du communisme mis en pratique ! Et sa famille !... Bah ! On s'occupe bien de cela.
   Cependant la mairie et la Maison d'école sont ravinés jusqu'à mettre à découvert les fondations ! L'Hôtel du Grand St Martin perd du terrain de plus en plus ; de temps en temps il en tombe quelques parties. Et l'Église... L'Église ! nous restera-t-elle ? Déjà la maison du boucher, en face, se laisse entraîner. Il faut, sans délai enlever le tabernacle et les vases sacrés. Seigneur Jésus, nous abandonnerez-tous ? Ah ! je vous en conjure restez avec nous, selon votre promesse, jusqu'à la consommation des siècles. Et vous ô divine Marie, gardez-nous la maison de prière, je vous en conjure.
   Nous avons invoqué Marie, elle nous protégera. Admirez les prodiges dont nous lui sommes redevables. L' Église est sauvée ! Dieu a,dit à l'élément destructeur : " Tu viendras jusqu' ici, mais là tu briseras 1a fureur des flots ! " Dites moi encore comment dans ce grand cataclysme pas un homme m'a péri, pas même une pièce de bétail. Et vous ne voyez pas l'influence de celle qu'on n'invoqua jamais en vain !

   Nous sommes heureux d'avoir l'assistance de ce bateau à vapeur. Le Blanzi est une vraie providence, il va, il vient, il est partout opérant le sauvetage des habitants éperdus, et de leurs bagages ; portant du pain sur les deux rives, et à La Chapelle et au Bréhémont, et de tous côtés. Je voudrais bien pouvoir remercier, comme il le mérite. Eh... Voilà mon cher Abbé ! Jacob retrouvant son fils après une longue absence n'était pas plus joyeux que moi ! Figurez-vous que pendant plusieurs jours qui ont été bien longs, mon vicaire et moi, nous étions séparés et sans nouvelles l'un de l'autre. Après avoir tant travaillé ensemble toute la nuit, au moment de la rupture nous nous sommes trouvés séparés et sans communications possibles. Seulement, un jour, j'étais près de l'Église, je l' ai aperçu de l'autre coté du torrent, mais lui, il ne m'a pas vu. Qu'êtes-vous donc devenu mon cher Abbé ? Comment vivez-vous ? Je couche au Port de l'Albevoie, dans une maison où la charité a entassé les réfugiés. Je mange quand je trouve du pain. Partout je vois la plus affreuse désolation ! Je confesse un peu. de tous ratés, dans les chemins, au long des haies. Les buissons deviennent mon confessionnal. Admirez la Providence ! partageant la paroisse en deux portions, elle permet qu'il se trouve un prêtre de chaque coté, pour que personne ne soit privé des consolations de la religion au moment où plus que jamais en en éprouve le besoin. Croyez-moi, retournez au poste que la Providence vous a choisi. J'aviserai au moyens de nous réunir le plus tôt possible.
   Pauvre Abbé, si jeune encore. Quel noviciat !

   C'est inconcevable qu'on nous laisse sans correspondance ! Ni lettres, ni journaux, pas même de facteur ! Il faut pourtant bien rendre compte à mon archevêque de tous ces évènements. J' arrive à Tours lundi 9. Enfin nous voilà... le Cardinal est bien inquiet à votre sujet... On connaît bien là le cœur d'un père ! Avec quel attendrissement son Éminence écoutait le récit de nos malheurs. Comme ses larmes se mêlaient aux nôtres. Comme elle nous prodiguait les témoignages de sa touchante sollicitude. Comme elle s'appliquait à nous consoler ! Muni de toutes les permissions nécessaires pour célébrer la Sainte Messe dans les circonstances extraordinaires qui nous sont faites je puis désormais m'occuper de mon Église. Comme tout est bouleversé ! Chaises, bancs, stalles, lutrin, Sainte Table, tout est en désordre, tout est souillé par ce limon infect. L'autel de la berne mort est affaissé, les colonnes renversées, la tribune ébranlée, les carreaux arrachés, le sol profondément raviné.
   Heureusement nous avons là des hommes qu'on occupe, uniquement pour les occuper. En voilà une brigade qui se met à l'œuvre ! On sort les débris des carreaux, on transporte du sable pour combler les fosses qui se sont creusées. On sort les meubles, on expose les chaises au soleil. Vous n'avez pas oublié que jadis on inhumait dans les Églises. Sous l'action de l'eau, les terres de ces anciennes tombes se sont affaissées, et telle est la cause de ces profondeurs que vous voyez. Pauvre jeu d'orgue ! J'étais si heureux de suppléer par ses accords aux chantres qui nous manquent et de relever autant que possible la majesté de nos offices ! Quelle perte ! comment réparer cela ? Faisons donc des économies avec tant de pauvres maintenant !
   C'est vraiment décourageant de voir tant de choses à faire ! Comme tout est gâté dans le presbytère. Dedans, dehors, on ne trouve pas où poser les pieds. Ah ! voyez donc mes pauvres meubles flottante C'est perdu sans ressource. Que peut-on faire de ces livres ? S'ils s'étaient que mouillés ! mais cette vase...
   Ne nous plaignons ras cependant. Tant d'autres ne trouvent plus rien. Tout juste ce qu'ils avaient sur le corps au moment du travail et vous savez quels vêtements on a pour travailler dans l'eau.
   Venez dans cette vaste plaine de sable... Dirait-on que c'est la Chapelle sur Loire ? La plus belle portion du jardin de la France. Au lieu de cette riche campagne, de cette belle végétation, vous vous croyez transporté tout à coup dame un vaste désert. Quelle dévastation ! Quel chaos ! Voyez ces monceaux informes de débris entassée jusqu'au sommet des arbres. Quel pêle-mêle de toute sorte de choses.
   Remarquez-vous ces masses énormes de maçonnerie ? Ce bloc ne peut venir que des fondations du Château Bizouilliet. Quelle force d'eau pour rouler de si lourds fardeaux ? Voilà des pavée de gros calibre à un kilomètre de la route ! Les rails même des chemins de fer ont eu la fantaisie de voyager par eau, de compagnie avec ce billard, ces wagons avec les maisons écroulées ; des toits, des parquets, des instruments de travail, des débris de fauteuils, des vêtements en lambeaux.
   Quelle horreur ! Des mortel encore... toujours. Dans les arbres dans les buissons, toujours et partout des croix de cimetière, des cercueils, des morts!.. Est-ce pour préluder la fin du monde qu'ils sortent de leurs tombeaux ?...

   Après plusieurs semaines d'absence les pauvres gens rentrent enfin dans leurs maisons. Une odeur insupportable les y poursuit. C'est sans doute le vase qui sent mauvais. Approchez de cette habitation démolie, approchez n' ayez pas peur. Un mort... Eh bien, oui, c'est un mort à demi recouvert de son linceul. Soulevé du lieu qu'on regardait comme sa dernière demeure, il est venu se loger là. Je ne tiens plus à un pareil spectacle. Éloignons-nous. Les morts sont capables de faire mourir les vivante. Pauvre humanité que tes débris sont repoussants Va donc avec ton orgueil disputer contre Dieu !
   On fait un barrage en fer à cheval pour rendre possible le rétablissement du chemin de fer. Des fascines d'abord fixées avec des pieux, puis des pierres, des sacs de terre au nombre de plus de dix sept mille, de fortes toiles imperméables, posées et fixées au fond de l'eau par le travail des plongeurs, le tout recouvert de sable. Voilà ce qui arrête ce torrent dévastateur. Voilà un travail provisoire qui coûtera au moins 90.000 Frs. Maintenant vous avez tout à fait la vue d'une rade. L'ouverture de la grande levée, large de 180 Mètres, profonde de 13 m 40 sous l'eau, forme l'entrée du bassin dessiné par les digues et les barrages. Les bateaux de toute sorte, de toute dimension, s'avançant majestueusement dans ce qui fut nos campagnes, se croisant en tous sens, enfin ces plaines de sable qui s'étendent autant que l'horizon, tout enfin contribue à nous présenter l'aspect d'un port de mer.
   Rentré chez moi, c'est une autre affaire. Les visites qui se succèdent sans interruption, une correspondance qui ne finit jamais, me laissent à peine le temps de soigner mes infirmes. Car deux mille travailleurs, sans compter mes autres paroissiens ne sont pas sans avoir bien des maux à panser. Et que cette eau de malédiction qu'ils touchent nécessairement, multiplie d'une manière surprenante ces petites plaies qui suffisent trop souvent, pour rendre le travail impossible. Je suis préoccupé surtout de ces pauvres habitants, ci devant propriétaire à 1'aise, aujourd'hui dans le dénuement le plus complet. Je redoute pour eux, ce que j'appelle la réaction. Jusqu'à ce jour tous les bons cœurs ne sont émus. Le pain n'a presque pas fait défaut. Le travail des champs est remplacé par celui de réparation de la digue et du chemin de fer. Là on gagne de bonnes journées. Les femmes même si fortes, si laborieuses dans ce pays, sont employées d'une manière avantageuse. Mais dans quelques mois tout cela sera fini. Que deviendrons-nous alors ? Ce n'est pas le travail qui nous fait défaut. Relever nos habitations, rendre à 1a culture une partie de nos terres. Il y a de la besogne ! L'ouvrage ne nous fait pas peur, mais comment vivre ! L'hiver vient et quel hiver ! Rien dans les greniers, rien pour nous, rien pour nos troupeaux, ni blé, ni fourrage, ni abris, ni vêtements ! Rien, rien ! Mais non mon Dieu ! vous ne nous abandonnerez pas. Vous qui prenez soin des petits oiseaux du Ciel, vous ne délaisserez pas ceux qui espèrent en vous. Nous vous avons abandonné nous-mêmes ; il est vrai. Aujourd'hui, repentons-nous, implorons notre pardon, nous mettons en vous notre confiance. N'êtes-vous pas notre Père, et un Père tendre et miséricordieux ? Touché de notre misère vous noue pardonnerez, vous nous rendrez et vos bienfaits et votre Amour.