DU POMMIER.
Le pommier, outre qu'il enrichit considérablement notre
agriculture, orne et embellit en même temps les sites déjà si beaux, si
pittoresques de notre Normandie ; sa fleur, en charmant la vue et
l'odorat, vient chaque année, au printemps, émailler de la manière la
plus agréable nos délicieux coteaux ; son feuillage, d'un vert sombre, répand
une douce fraîcheur sur nos riches pâturages qu'il protège contre les
chaleurs dévorantes de la canicule.
Est-il rien de plus beau, de plus gracieux, que de voir se détacher, sur
le fond jaunissant de nos moissons, la tête arrondie de notre pommier,
dont la végétation est si fraîche, si luxuriante! Combien le
moissonneur n'éprouve-t-il pas de plaisir à trouver son frais ombrage
pour se reposer un instant de ses fatigues dans le milieu du jour, et
prendre le frugal repas qui doit réparer ses forces ; et combien tous ne
sommes-nous pas heureux qu'il nous procure un fruit sain, une boisson qui
peut passer pour salutaire ; et lorsqu'il est vieux, qu'il se dessèche et
meurt, un combustible excellent pour nos foyers ! Rien de plus ordinaire
que tout cela pour nos paysans, rien qui attire moins leur attention que
le beau spectacle d'un coteau planté de pommiers qui paraissent autant de
bouquets jetés sur un tapis de verdure ; souvent même ils sont fort étonnés
de voir les étrangers ou les habitants de nos villes s'extasier, sur nos
routes, devant deux rangées de pommiers couverts de fleurs ou de fruits :
ils regardent cela comme de la simplicité, de l'enfantillage, de la
niaiserie même. C'est à tort ; à cet égard, ils doivent s'en rapporter
entièrement au jugement des habitants de la ville, parce qu'étant placés
à une certaine distance du sublime tableau de la nature, ils sont plus à
portée d'en voir et d'en apprécier toutes les beautés que le paysan,
qui, lui, est acteur sur la scène des champs, à laquelle il prête le
mouvement et la vie.
C'est sans contredit en Normandie, que le pommier prend les plus belles
proportions, porte les plus beaux fruits et en plus grande quantité.
C'est ce qui a fait dire au gracieux auteur des Études de la Nature
:
" Le pommier, si commun en France, n'y donne nulle part
des fruits aussi beaux et d'espèces aussi variées que sur les rivages de
la Normandie, sous l'haleine des vents maritimes de l'ouest. Je ne doute
pas que le fruit qui fut le prix de la beauté, n'ait aussi, comme Vénus,
quelqu'île favorite ".
Puisque nous citons Bernardin de Saint-Pierre, le lecteur ne
sera probablement pas fâché qu'on lui rappelle l'origine mythologique et
tout à fait ingénieuse qu'il attribue au pommier. Ce morceau est d'un
style élégant et plein de charmes :
" Ils disent (les Gaulois) que la belle Thétis, qu'ils
appelent Friga, jalouse de ce qu'à ses propres noces Vénus,
qu'ils appellent Siofne, eût remporté la pomme qui était le prix
de la beauté, sans qu'on l'ait mise seulement dans la concurrence des
trois déesses, résolut de se venger. Un jour donc que Vénus, descendue
sur cette partie du rivage des Gaules, y cherchait des perles pour se
parer, et des coquillages appelés manches de couteau pour son fils Sifionne,
un Triton lui déroba sa pomme, qu'elle avait mise sur un rocher, et la
porta à la déesse des mers. Aussitôt Thétis sema les pépins dans les
campagnes voisines, pour y perpétuer le souvenir de sa vengeance et de
son triomphe. Voilà, disent les Gaulois-Celtiques, la cause du grand
nombre de pommiers qui croissent dans leur pays, et de la beauté singulière
de leurs filles ".
Le fruit du pommier, la pomme (malum) a de tout temps
joué un grand rôle : elle fut la cause de la chute si préjudiciable
pour nous de nos premiers parents. Ève, notre mère, fut séduite par la
fraîcheur et le beau coloris de la pomme. Atalante, s'arrêtant dans sa
course pour ramasser les pommes que Hyppomène avait laissées tomber à
dessein, se vit obligée de s'unir à lui. Illion, la superbe Illion, fut
réduite en cendres à cause d'une pomme qui fut jetée par la discorde au
milieu des trois déesses, pendant les noces de Thétis et de Pélée. Au
jardin des Hespérides, les trois pommes d'or furent enlevées par
Hercule, malgré la vigilance du dragon. Mahomet place une pomme à la
droite du Tout-Puissant. En Perse, en Grèce, la pomme faisait,
d'obligation, partie d'un repas de noces.
Dans les îles de l'Archipel, où les pommes sont rares, on les recherche,
on en fait plus de cas que des oranges à Paris, et les jeunes filles
grecques en font, le jour de la Saint-Jean, une espèce de ceinture
qu'elles nomment Kledonia et qu'elles portent ce jour-là. Elles
gravent leur nom sur ces pommes, les ornent de rubans et de fleurs, et les
conservent soigneusement. Si les pommes se flétrissent promptement, c'est
un présage funeste. La jeune fille, assez heureuse pour que ces fruits se
conservent longtemps intacts, regarde cette circonstance comme l'annonce
d'un mariage et d'une longue suite de jours prospères.
De quel pays le pommier est-il originaire ? Dirons-nous, avec les uns,
qu'il a pris naissance en Catalogne ? avec d'autres, dans les Gaules ou
bien en Asie ? ou bien enfin qu'étant né en Afrique, il est passé de là
dans la Navarre et dans la Biscaye, d'où nous le rapportèrent les
Dieppois, lors d'un voyage qu'ils firent dans ces contrées, on ne sait
trop à quelle époque ? Admettre l'une de ces opinions, d'ailleurs
respectable, comme une vérité historique incontestable, c'est, à notre
sens, s'abuser. Le pommier, selon nous, eu égard à son utilité, aux
services qu'il est appelé à rendre à l'homme, a dû paraître à la
fois sur plusieurs points du globe. Cependant, presque tous les botanistes
pensent que le pommier est indigène de la partie australe de l'Europe
entière ; Théophraste et Pline étaient de cet avis.
Nous nous inclinons respectueusement devant l'opinion des maîtres de la
science ; opinion, du reste, fondée jusqu'à un certain point, comme on
peut le voir dans les écrits d'Homère, qui nous parle du pommier en Grèce
; de Palladius, de Columelle, de Virgile, qui nous le citent en Italie ;
de Tertullien et de saint Augustin, qui le placent en Afrique, et de tant
d'autres. Mais lorsque nous venons à considérer que la Normandie est
aujourd'hui et a toujours été la seule région où le pommier a pris le
développement que nous lui connaissons, nous sommes fondés aussi à
admettre, ce qui n'est pas tout à fait in orthodoxe, que le pommier est
indigène, en grande partie, de cette riche et belle contrée. On a pu
trouver le pommier ailleurs, mais ce n'est qu'un petit nombre, et à l'état
rachitique et étiolé, ne produisant que des fruits grêles et de
mauvaise qualité. C'est donc à tort que l'Afrique revendique l'honneur
d'avoir doté nos contrées du pommier. Il est impossible que le pommier,
qui aime un sol un peu froid et un air humide, nous soit venu des contrées
méridionales. Le pommier, chez nous, résiste à toutes les intempéries
des saisons, aux nombreuses et subites variations de notre constitution
atmosphérique, ce qui prouve, à nos yeux, d'une manière évidente, que
le pommier n'est point français par la naturalisation, mais bien
par son origine, et la Normandie, je le répéterai avec Bernardin de
Saint-Pierre, est son séjour favori. " Il me paraît bien démontré,
dit M. Girardin dans sa lettre à M. Gasparin, sur l'ancienneté du cidre
en Normandie, que ce n'est ni aux Navarrais, ni aux Biscayens, ni aux
Northmans qu'on est redevable de la culture du pommier en France, et de
l'art de brasser les pommes ". (Répertoire de l'Académie des
sciences, vol. 18, page 1194).
" Le pommier se plaît partout, excepté dans les pays chauds ; mais
il se plaît surtout dans les lieux tempérés, ou même humides, et qui
ne sont pas trop froids. Il est rare dans le milieu de l'Italie et de la
Provence à cause de la chaleur du climat : il est cultivé avec soin, et
fort célèbre en Normandie, à cause de la boisson qu'on en fait en ce
pays ". (Geoffroy, Traité de matière médicale, vol. 7, page
372).
Rozier, dans son Cours d'agriculture, affirme la même
chose quand il dit :
" Le pommier se plaît dans les vallons, sur les
hauteurs des pays tempérés et froids, jusqu'à un certain point ; il réussit
très-mal dans les expositions chaudes et dans nos provinces méridionales
".
" Lors de la quatrième irruption des hommes du Nord en
Neustrie, dit encore M. Girardin, en 862, des titres font mention des allées
de pommiers qui entouraient l'antique abbaye de Saint-Wandrille ".
Aux XIIe et XIIIe siècles, le pommier se trouvait encore à
l'état sauvage dans les forêts de Beaumont, d'Andelys et d'Évreux, et
les fruits en étaient abandonnés aux usagers, qui pouvaient les cueillir
à certaines époques déterminées.
De nos jours, on en rencontre encore à l'état sauvage dans les bois de
la Bretagne, de la Normandie, et dans les forêts du centre de la France.
Ouvrons les Chroniques des ducs normands, page 653, vol. 3, et page
335, vol. 2, nous verrons une longue pièce de vers du XIe siècle, du
trouvère normand Benoit, dans laquelle il chante l'origine du pommier.
Nous ne rapporterons point cette pièce de vers ; nous nous contenterons
de reproduire textuellement le résumé de Francisque Michel :
" Un jour Richard étant allé à la chasse, il lui
prend envie de voir voler ses faucons. Un héron s'étant enlevé dans les
airs, il les lâche tous après lui, les uns après les autres ; bientôt
le duc est seul, et, voyant venir la nuit, il craint de perdre ses
oiseaux. Il se décide à rejoindre sa suite, dont il entend les cors
retentir ; mais l'épaisseur de la forêt, jointe à l'obscurité de la
nuit, l'empêche de retrouver son chemin. A force de marcher, il arrive
dans une petite pièce de verdure, au milieu de laquelle se trouvait un
pommier chargé de feuilles et de fruits ; ce qui l'étonne d'autant plus,
que la récolte était faite depuis longtemps. Le duc mange des pommes
avec un vif plaisir, et fait une remarque au pommier ; puis il se remet en
route. A l'issue de la forêt, il retrouve son monde. De retour à son
palais, il leur raconte la trouvaille qu'il a faite, et leur en montre un
échantillon. Ses courtisans expriment leur admiration à la vue des
pommes, et déclarent n'en avoir jamais vu de si belles. Ils demandent à
Richard de leur indiquer l'arbre qui les a produites ; mais, quelques
recherches qu'on fasse, il ne put être retrouvé. Le duc fait alors
planter dans ses jardins les pépins des pommes qu'il avait apportées.
Ils produisirent une espèce de pommier qu'on appela depuis le pommier de
Richard ".
D'après cela, nous voyons qu'à l'époque du XIe siècle et
même bien avant, le pommier se trouvait à l'état sauvage, dans les forêts
de la Normandie, et qu'on récoltait les pommes, dont on faisait, à n'en
pas douter, à quelque chose près, le même usage qu'aujourd'hui. Si
cette histoire du pommier de Richard ne suffisait pas pour le prouver,
ouvrons encore le savant ouvrage de M. Léopold Delisle, à la page 477,
et nous verrons Enjuger de Bohon donner aux moines de Marmoutier la dîme
de ses pommes de verger et de bois. - En 1183, Robert, comte de Meulan,
permit à ceux de Jumièges de cueillir dans la forêt de Brotone des
pommes pour leur boisson et celle de leurs serviteurs.
En voilà bien plus qu'il ne faut pour prouver que, dès les temps les
plus anciens, le pommier a existé chez nous à l'état sauvage, que
depuis fort longtemps on l'y cultive, et que l'Afrique, pas plus que
l'Espagne ou d'autres contrées n'ont le droit de revendiquer l'honneur de
nous avoir enrichis de cet arbre. Mais Rozier, dans son Cours
d'agriculture, volume 8, à la page 215, nous fait une objection dont
s'arment contre nous aussi ceux qui, comme lui, prétendent que le pommier
n'est pas français d'origine. Le mot espagnol cidra, dit-il, se
rapporte parfaitement à notre mot cidre. Les pommiers de la Navarre n'ont
pas besoin d'être greffés pour donner de bon cidre ; au contraire, ceux
de la Normandie ont besoin de l'être : sans cela ils donnent un cidre détestable.
Enfin, il y a certaines espèces de pommes qui portent le nom de pomme de Biscait.
Voici ce que nous répondrons : d'abord, notre mot cidre, comme nous
allons le voir plus loin, ne peut venir de cidra, puisqu'autrefois
on écrivait sidre. Quant aux pommiers de la Navarre qu'on ne
greffe pas, et qui pour cela n'en donnent pas moins d'excellent cidre,
je ne sais pas jusqu'à quel point cela est vrai. Parmi tous les auteurs,
et il y en a un assez grand nombre qui ont écrit sur le pommier ou sur le
cidre, Rozier est le seul qui fasse mention de cette particularité. Du
reste, rien encore là qui soit bien étrange : nous avons une foule de
pommiers dans notre Normandie, qui produisent d'excellentes pommes à
cidre, et qui jamais n'ont été greffés. Le pommier que Richard
rencontra dans sa partie de chasse, au milieu de la forêt, était un
pommier sauvage, et qui conséquemment n'avait pas été greffé ;
cependant Richard mangea des pommes avec un vif plaisir ; et les
moines de Marmoutier, et les moines de Jumièges, qui avaient la dîme des
pommes de bois, les trouvaient assez bonnes pour faire leur
boisson ! Et je tiens pour certain qu'elles étaient excellentes,
puisque la boisson qu'on en retirait n'était pas dédaignée des moines
qui, en pareille matière, pouvaient passer pour connaisseurs.
Pour les pommes de Biscait, je ne les connais pas ; s'il y en a, rien d'étonnant
encore : pour changer, pour varier nos espèces, nous avons pu faire venir
des greffes de la Biscaye. Un voyageur, par simple curiosité, par
fantaisie, a pu en rapporter de cette contrée : rien d'étrange à cela.
Mais dire que c'est le pommier lui-même qui nous est venu de ce pays,
c'est dire, parce que nous voyons des pêches, des abricots en Normandie,
qu'ils sont indigènes de cette contrée. M. de Brebisson, savant
naturaliste de Falaise, dans son catalogue des pommiers, ne parle pas du
pommier de Biscait. (Voir le catalogue le plus complet que nous ayons dans
l'espèce, dans l'Annuaire de la Normandie, année 1841, page 103).
DU
CIDRE.
Castel, dans son poème des plantes, n'a pas oublié le
pommier dans le chant de l 'automne, et peint le départ des oiseaux :
" A peine ils sont partis, de pommes couronnée,
Pomone vient remplir l'attente de l'année.
Des rameaux ébranlés je vois le fruit pleuvoir,
Je vois l'amas vermeil grossir dans le pressoir,
Les cuves, les tonneaux, et la meule pesante
Qui broie, en tournoyant, la récolte odorante.
Pourquoi des vins d'Aï l'éloquent défenseur,
Du Champenois paisible oubliant la douceur,
A-t-il osé flétrir d'une satire amère
Un jus délicieux qu'il ne connaissait guère ?
Qu'il vante ses raisins et ce goût délicat
Qu'une douce fumée annonce à l'odorat.
C'est toi, fils de la pomme, étincelant breuvage,
C'est toi qui sus jadis enflammer le courage
De ces fameux Normands, dont le bras indompté
Fit ployer d'Albion la rebelle fierté !
Animé par ton feu, le père de la scène,
Aux rivages français amena Melpomène,
Et ressuscita Rome aux yeux du spectateur,
D'Auguste et de Pompée atteignit la hauteur.
Quand tu viens pétiller sur la table enchantée,
Tu joins à des flots d'or une mousse argentée.
La fièvre aux yeux ardents, que rallume le vin,
Abandonna proie à ton aspect divin.
L'arbre qui te produit n'occupe pas sans cesse
Les mains du laboureur autour de sa faiblesse ;
Il se suffit lui-même, et ses bras vigoureux
Savent bien, sans nos soins, porter leurs fruits nombeux.
C'est l'ami de Cérès ; à l'abri de sa tête,
Les épis fortunés méprisent la tempête,
Et, dans le même champ, une double moisson
Nous donne l'aliment auprès de la boisson.
Salut, pommiers touffus qui couvrez la Neustrie !
Puisse votre liqueur, nectar de ma patrie,
Si je vous ai vengés d'injurieux rivaux,
Me faire, non sans gloire, achever mes travaux ".
Marboeuf, s'adressant au cidre, dit :
" S'il est vrai que ton jus soit sorti d'une
pomme,
Je suis, par ta bonté, suffisamment instruit
Comme le diable a fait pécher le premier homme,
Puisqu'il le fit pécher pour goûter de ce fruit ".
De quel pays l'art de la fabrication du cidre est-il
originaire ? La réponse à cette question se trouve dans les documents
que nous allons exposer.
Il est probable que, dès la plus haute antiquité, on a su tirer parti de
la pomme comme aliment ; qu'un peu plus tard on aura employé son jus
comme boisson, et que là où le pommier a été indigène, là aussi
l'art de la fabrication du cidre a pris naissance ; sans doute, le mode de
préparation du cidre n'était pas celui de nos jours. Mais peu nous
importe, ce que nous voulons établir, c'est que le cidre est connu depuis
fort longtemps.
Autrefois, le mode de préparation du poiré et du pommé différait bien
moins qu'on ne serait tenté de le croire, du mode usité de nos jours.
Palladius, qui vivait, selon l'opinion la plus répandue, vers le Ve siècle,
dans son traité De re rustica, lib. 3, cap. 25, page 170, dit :
" Vinum de piris fit, si contusa et sacco
rarissimo condita ponderibus comprimantur aut preto ".
" Pour faire du vin
de poires, écrasez ces fruits, mettez-les dans un sac à mailles serrées,
et comprimez-les avec des poids ou à l'aide du pressoir ".
Plus loin, nous allons voir que c'est ainsi qu'on procédait
pour la fabrication du vin de pommes, notre cidre.
Un grand nombre d'écrivains, après saint Jérôme, ont rapporté que le
cidre ou pommé était connu des Hébreux, et ils adoptent l'étymologie
de sicera, venant du mot hébreux sichar ou sacar. M.
Louis Dubois ne partage pas cette opinion : il prétend que le mot cidre
vient du mot espagnol cidra. Ce qui nous ferait incliner pour l'étymologie
de sicera, c'est qu'en Normandie, autrefois, on écrivait sidre,
et qu'en même temps le mot sicera signifiait toute boisson fermentée
qui n'était pas du vin. Sicera : omnis potio apud Hebraeos qui
inebriare potest. (Dict. de R. Etienne). M. Girardin est parfaitement
de cette opinion. (Voir Répertoire de l'Académie des sciences,
vol. 18, page 1194).
Quoi qu'il en soit de l'étymologie du mot cidre, ouvrons d'abord les
auteurs anciens, et nous allons avoir de nouveau la certitude que le
pommier était connu de nos pères, et que la liqueur provenant de la
pomme fournissait un vin en usage à l'époque. Dans ces temps,
presque toutes les boissons dont on se servait portaient le nom générique
de vin ; ainsi, notre cidre, c'était le vin de pommes.
C'est ce que nous apprend Palladius, quand, dans son ouvrage De re
rustica, lib. 3, cap. 25, page 174, il dit : " Vinum et acetum
fit ex malis sicut ex piris antè proecepi ". Avec un texte aussi
clair, il n'est pas permis de douter que les anciens, à cette époque,
retiraient une certaine liqueur des pommes ; c'était notre cidre.
L'époque précise à laquelle l'art de la fabrication du cidre fut connue
en Normandie, nous échappe en se perdant dans la nuit des temps. Huet,
dans ses Origines de Caen, page 144, dit : " L'usage du cidre,
pour le dire en passant, est plus ancien en France qu'on ne s'imagine.
Sous les enfants de Constantin, on accusait les Gaulois d'aimer le vin et
diverses liqueurs qui ressemblaient au vin, comme nous l'apprend Ammien
Marcellin ".
Dans la collection des Capitulaires de Charlemagne par Baluze, on voit
que, parmi les métiers ordinaires, était celui de ciceratores :
ce qu'on entend par ceux qui font de la bière, du poiré, du pommé ou
toute autre liqueur bonne à boire.
M. Odollant-Desnos, s'appuyant, dans son ouvrage, sur ce que sainte
Radegonde, reine de France, buvait journellement du poiré, fait remonter
l'origine du cidre en France à 587.
Julien Lepaulmier, célèbre médecin, né dans le Cotentin, en 1520, prétend
que le cidre a été connu de tout temps dans nos contrées.
Mais écoutons Olivier de Serres, dans son Théâtre de l'Agriculture,
volume 1er, page 305, chapitre 15 :
" L'invention du cidre, dit-il, a premièrement paru en
Corstentin, partie de la Basse-Normandie, ainsi qu'on le recognoist par
plusieurs tiltres antiques des divers seigneurs de fief, dont les terres
ont été données aux habitants, sous les charges, entr'autres, de
cueillir les pommes et faire les sidres ".
Selon un certain président de la barre, élu à Mortain, la
découverte du cidre se serait faite d'une manière assez curieuse ; il
rapporte dans son Formulaire : " Qu'un Normand ayant battu une
pomme contre son coude, et trouvant qu'elle donnait du jus, se print à la
sucer, et que de là il commença à former son idée pour extraire le sidre
; encore les autres nations abondantes en vin, pour plaisir représentent
la contenance du Normand battant une pomme au coude, ce qui ne doit
prendre à reproche, mais à galantise et gentille invention ".
D'après ces autorités, et d'après ce que nous avons dit du pommier, il
ressort clairement pour nous que l'art de la fabrication du cidre est,
comme le pommier, normand d'origine, et non par la naturalisation ;
seulement ce n'est guère qu'à partir du XIVe siècle que l'usage du
cidre est devenu si commun chez nous ; avant cette époque, la boisson
ordinaire des Normands était la bière : " Il nous semble
incontestable, dit M. Léopold Delisle, dans l'ouvrage déjà cité, que
la bière était, au XIe siècle, la boisson ordinaire des Normands. Nous
en avons pour garant la pièce de vers que Baudry de Bourgueil adresse à
Guillaume de Lisieux ".
Huet, cité plus haut, dans ses Origines de Caen, page 143, dit que
la Grande-Rue s'appelait rue de la Cervoisière, à cause des
brasseries de bière qui s'y trouvaient ; c'était alors la boisson
ordinaire à Caen. Cette boisson était aussi celle prescrite par les règles
des frères du sac qui s'établirent à Caen dans le XIIIe siècle.
C'est donc à partir du XIVe siècle que le cidre est devenu la boisson
commune en Normandie, et c'est à cette époque aussi que le commerce des
cidres est devenu une source de bien-être, et plus tard de richesse pour
l'industrie agricole de la Normandie, aujourd'hui la Bourgogne et la
Champagne du cidre, dont le revenu est considérable pour toute la France.
La quantité de cidre qui se fabrique annuellement en France est de
8,000,000 hect., représentant une valeur de 63,000,000 fr. ; sur cette
quantité, les cinq départements de la Normandie fournissent à eux seuls
environ 5,000,000 hect., représentant une valeur de 39,400,000 fr. Le département
le plus riche en cidre est celui de la Seine-Inférieure, qui produit
chaque année 1,622,000 hect., représentant une valeur de 12,781,360 fr.
Le département le plus pauvre en cidre est celui de la Moselle. Le cidre
de Lotif, dans l'arrondissement d'Avranches, a la réputation d'être le
meilleur ; après lui on cite ceux du Bessin, de la Manche, de la commune
de Montigny près Rouen, et de Guernesey.
Le cidre a eu aussi ses bardes : au VIIIe siècle, il fut célébré en
vers latins par le moine Tortain et Guillaume le Breton ; en 1602, Echlin
le chanta ; en 1712, Ybert et Duhamel lui payèrent leur tribut ; en 1706,
le poète anglais Philips lui consacra ses chants ; enfin de Marboeuf,
vers 1770, et Castel, de Vire, vers 1800, rimèrent quelques strophes en
son honneur.
La Normandie produit annuellement 5,000,000 hect. de cidre, représentant
une valeur de 39,400,000 fr., ainsi répartis :
Seine-Inférieure
|
1,622,000
hect.
|
12,781,360
fr.
|
Calvados
|
911,000
|
7,188,680
|
Orne
|
858,000
|
6,741,040
|
Manche
|
854,000
|
6,739,520
|
Eure
|
755,000
|
5,949,400
|
La culture du pommier prenant de l'extension de jour en jour en Normandie,
et devenant une source féconde de richesses, il était naturel que les
deux académies de cette province s'occupassent de tout ce qui est relatif
à cet arbre et à la fabrication des cidres. Aussi, dans le siècle
dernier, plusieurs questions sur ce sujet ont été agitées au sein des
deux académies de Caen et de Rouen ; dans celle de Caen, surtout,
plusieurs Mémoires ont été publiés. Dans ces derniers temps, nous
avons vu avec peine un intendant de Caen, animé d'ailleurs de bonnes
intentions, qui, partageant un fâcheux préjugé contre le cidre, essaya
de détourner en Normandie les cultivateurs de planter des pommiers dans
leurs terres à grain. Aujourd'hui, dans toute la Normandie, heureusement,
il est peu de personnes, s'il y en a, qui partagent l'opinion de M. de
Fontette. C'est maintenant une vérité reconnue, une vérité d'expérience
que, dans nos pâturages, dans nos terres de labour, nous pouvons planter
des pommiers sans nuire à nos récoltes. Toutefois, ces plantations, pour
qu'elles ne soient pas nuisibles, doivent être faites d'après certaines
règles qu'il est bon d'observer ; de même que la culture de l'arbre, une
fois planté, exige des soins que n'omet jamais l'agronome intelligent.
Ces soins de culture, en même temps qu'ils font du bien à l'arbre,
qu'ils le font produire des récoltes abondantes, l'empêchent de porter
préjudice à ce qui l'environne.
Un grand tort qu'ont en général nos malicoles normands, c'est de
planter leurs pommiers trop serrés. Il résulte de ce mode de plantation
que les pommiers se nuisent réciproquement, tout en portant un préjudice
considérable à tout ce qui croît sous leur ombrage. C'est donc là
encore une fausse économie ; car si on laissait un espace suffisant entre
les arbres, pouvant se développer facilement, ils porteraient de plus
beaux fruits et en plus grande quantité, et les pâturages ou les récoltes
de nos champs recevraient assez d'air et de soleil pour être abondants et
de bonne qualité.
Malheureusement, dans notre Normandie, nous avons souvent constaté, avec
peine, que la culture du pommier est arriérée, est négligée. On
regarde que cet arbre, une fois sorti de la pépinière, doit produire
sans aucune espèce de culture. On plante un pommier, on en recueille
chaque année les fruits, encore sans précaution ; mais quant aux soins,
il n'en reçoit pas plus que l'arbre de nos futaies, et encore les arbres
de nos futaies sont-ils dirigés d'une certaine façon, sont-ils taillés,
sont-ils émondés ; tandis que d'après une déplorable routine, de
laquelle on n'a pas encore pu faire sortir un grand nombre de nos malicoles
normands, on laisse le pommier se charger de branches inutiles, de plantes
parasites qui nuisent considérablement à la conservation du sujet, à la
production et à la qualité du fruit.
Écoutons comment un auteur anglais, M. Marshall, qui a écrit un travail
très-curieux sur les vergers et les cidres, s'exprime au sujet de la négligence
avec laquelle on cultive le pommier : " Quant aux arbres, on a le
tort de ne plus les soigner du moment où les bestiaux ne peuvent plus les
renverser. On voit leur tronc chargé de mousse, leurs rameaux qui pendent
à terre, et leur sommet chargé ou de touffes de gui, ou de bois inutile,
que ne peuvent percer les rayons du soleil. Négligence honteuse et fausse
économie ; tous les ans, les propriétaires perdent bien au-delà de ce
qui leur en coûterait pour mieux tenir leurs arbres ".
Espérons qu'avec le temps, qui peut seul faire disparaître l'esprit de
routine et de préjugé si tenace, surtout parmi les classes agricoles de
nos populations, et avec le zèle et les efforts intelligents de nos sociétés
d'agriculture, qui portent toujours leur attention là où il y a un abus
à réformer, une amélioration à tenter ; espérons, dis-je, que bientôt
on cultivera convenablement le pommier en Normandie.
UN DERNIER MOT
SUR LES ENNEMIS DU POMMIER
ET SUR LE CIDRE COMME BOISSON.
Les principaux ennemis du pommier, sont : le chancre, les
mousses, le ver blanc, que l'on connaît sous le nom de man et qui
n'est que la larve du hanneton (ce ver attaque les racines et fait périr
l'arbre, sans qu'on se doute de la cause du mal) ; la surcharge du bois,
le gui, la gelée, les vents, les insectes, l'excès de la production, l'âge,
etc. De ces maux, il y en a qui sont au-dessus de la prudence humaine,
mais il y en a aussi auxquels on peut remédier parfaitement ; tels sont :
la surcharge du bois, le gui, la mousse, les chancres, les chenilles, etc.
La surcharge de bois empêche la libre circulation de l'air ; elle
empêche les rayons du soleil de pénétrer, pour les vivifier, dans
toutes les parties du végétal. Mais le plus grand inconvénient des
branches inutiles, c'est d'épuiser l'arbre, en détournant, à leur
profit, les sucs destinés à le nourrir ; un autre inconvénient, c'est
la prise qu'elles offrent aux vents. Mais c'est en vain que nous nous récrions
contre les branches inutiles ; nos malicoles ne peuvent entendre raison
sur ce chapitre. Quand ils voient leurs pommiers bien garnis de branches
vigoureuses, ils ne peuvent se résoudre à en sacrifier quelques-unes
pour redoubler la vigueur et le produit des autres ; le pommier est pour
eux une espèce d'arbre sacré : c'est encore le dieu dont on ne pouvait
approcher qu'avec des serpes d'or !
Le gui est une peste végétale qui nuit considérablement à nos
pommiers, et ce n'est que quand ils en sont couverts, qu'on songe à en détruire
quelques plantes. Le gui offre deux inconvénients très-grands : le gui
croît et se développe au préjudice de l'arbre sur lequel il naît ;
ensuite, il garnit de telle sorte le milieu du végétal, que l'air et le
soleil n'y peuvent pénétrer : et qui ne sait que l'air et le soleil sont
les deux plus puissants auxiliaires de la végétation ! Sans eux, toute
plante languit, s'étiole et meurt, et tout cela en peu de temps.
La mousse, cette vermine végétale, comme l'appelle M. Marshall,
voilà encore une plante parasite qui se nourrit aux dépens de nos
pommiers, et dont l'inconvénient est d'empêcher la respiration végétale
de s'effectuer. Dans le comté de Kent, on reconnaît si bien tout le préjudice
que la mousse occasionne aux arbres, qu'il y a des hommes qui font métier
d'enlever les mousses, à tant par arbre ou tant par verger. Quant aux chancres,
on ne saurait prendre trop de précaution pour les éviter, car ils
appauvrissent et ruinent un arbre en peu de temps. Un laboureur du
Lieuvain fit part à la Société d'agriculture de Rouen, le 27juillet
1761, d'un procédé que je crois excellent pour éviter les chancres, les
rejetons qui poussent au pied des arbres et les pousses sauvages. Il faut
pour cela, autant que possible, étudier, dès la pépinière, le tempérament
des sujets et leur adapter une greffe analogue, c'est-à-dire, si la sève
est hâtive, choisir une greffe hâtive ; si elle est tardive, une greffe
tardive. Par ce moyen, on prévient les bourrelets ou engorgements qui se
forment au collet et qui donnent presque toujours naissance à des
gourmands, à des pousses sauvages, et se terminent souvent par des
chancres.
Lorsque les deux sèves sont analogues, c'est-à-dire toutes deux hâtives
ou toutes deux tardives, leur marche est uniforme, leur circulation s'établit
parfaitement et du même pas ; elles n'éprouvent point, dans certaines
parties du végétal, de ces retards qui, en détruisent la régularité
de leur marche, sont la cause de la formation de ces bosses, de ces nœuds
qu'on remarque souvent le long du tronc des arbres, et qui, plus tard,
deviennent le siège des chancres.
Enfin, parmi les ennemis végétaux qui attaquent le pommier, il en est un
qui leur fait plus de tort qu'on ne pense généralement : c'est l'écorce
sèche et raboteuse dont se couvre assez souvent le tronc des
pommiers. Cette écorce, outre l'inconvénient qu'elle a d'empêcher la
respiration végétale de se faire, a encore celui d'offrir une retraite,
un abri à une foule d'insectes qui ne font que détruire les tissus végétaux
; c'est à nos malicoles à enlever avec soin cette écorce nuisible.
Parmi les principaux ennemis animaux qui attaquent le pommier, nous
citerons le man, les chenilles et le puceron lanigère.
Le man, dont nous venons de dire un mot, est un ennemi difficile à
combattre, parce que c'est aux racines de l'arbre qu'il s'attaque, et que
souvent on ne soupçonne pas son existence. Aussi, chaque fois que vous
verrez un pommier languir et dépérir, sans cause connue, hâtez-vous de
remuer la terre au pied, et c'est là que vous trouverez la cause cachée
du mal, le man.
Les chenilles sont encore un fléau très-désastreux pour le
pommier. Dans le Journal économique d'octobre 1766, page 452, il
est dit que le moyen de détruire les chenilles n'est pas l'échenillage
en hiver, ni l'application de l'huile, de l'eau savonneuse, ni l'emploi
des vapeurs de soufre et de la paille brûlée ; mais d'écoconer
au mois de juin, entre la Saint-Jean et la Saint-Pierre. Tel est le procédé
qu'on suivit en 1761, année fatale aux pommiers.
On observe que les chenilles forment des amas de leurs coques et les
fixent de préférence sous les grosses branches, où elles les disposent
avec art ; ou enlève cet assemblage de coques et on les dépose dans des
paniers pour les brûler.
Le puceron lanigère cause aussi de grands ravages dans nos
vergers. Pour s'en débarrasser, M. Dubreuil conseille de passer
au-dessous des branches une torche enflammée. M. de Chambray conseille
l'emploi d'une dissolution de savon sur les parties de l'arbre attaquées
par le puceron lanigère. Enfin, M. Montaigu, de Lisieux, dans une lettre
adressée à la Société d'agriculture de Caen, indique, pour préserver
les pépinières du puceron lanigère, de semer des haricots ou des fèves
de marais entre les pommiers. Ce moyen a parfaitement réussi dans les pépinières
de M. Hue, à Beuvillers, près Lisieux.
Il y a encore un très-grand nombre d'insectes qui attaquent le pommier et
contre lesquels nous invitons nos malicoles à se tenir en garde.
DE
LA POMME COMME ALIMENT
ET DU CIDRE COMME BOISSON.
Averrhoës, Hippocrate, Hoffman, Galien et l'école de
Salerne regardaient les pommes comme nuisibles. La science, tout en
respectant ces opinions, n'a pu les admettre, lorsque, ses données
devenant plus claires, plus précises, elle a reconnu par l'expérience
l'erreur des doctes des temps anciens, relativement aux propriétés hygiéniques
de la pomme et du cidre Julien Lepaulmier, célèbre médecin, né dans le
Cotentin en 1520, et qui se guérit, par l'usage du cidre, de
l'hypocondrie et des palpitations de coeur dont il était atteint ; Julien
Lepaulmier, disons nous, prétend que le cidre est très-sain ; il le
vante pour donner du lait aux nourrices et pour tempérer les vices du
sang. Selon lui, le petit cidre est préférable : Longoevi sunt,
dit-il, qui pomaceo utuntur modo temperanter vivant.
Lémery, dans son Traité des Aliments, préfère le cidre au vin.
Deux médecins, MM. J.-B. Dubois, en 1425, et Poissonnier, en 1745, ont
soutenu une thèse sur l'usage avantageux du cidre. Hall, auteur anglais,
dit que le cidre est une boisson bienfaisante, nourrissante, rafraîchissante
; il ajoute que l'ivresse causée par le cidre est moins à craindre que
celle causée par le vin : " Un homme, dit-il, pourrait fort bien
s'enivrer deux fois par jour de cette liqueur sans altérer sa santé,
parce que cette liqueur est éminemment diurétique .
Geoffroy, dans son Traité des Végétaux, dit : " Le cidre,
quand il est clarifié, ne porte pas à la tête ; il n'échauffe pas les
viscères ; il passe pour être fort utile aux convalescents, aux
phthisiques ". Le même auteur regarde que les pommes donnent une
nourriture très-salutaires.
Floyer et Baynard, deux médecins anglais, regardent le cidre de bonne
qualité comme un spécifique contre l'asthme, contre les maladies du
poumon, et principalement contre le scorbut. Selon de Chambray, le cidre
est sain : on le digère bien quand il y a un peu d'eau ; quand il est
sans eau, il nourrit trop, il gonfle. Il appelle le petit cidre la tisane
des Normands. De nos jours, la pomme passe pour un aliment peu
substantiel, il est vrai, mais salutaire ; et le cidre est regardé comme
une boisson saine, surtout pour les personnes accoutumées à en faire
usage. Pour nous, nous croyons fermement aussi que la pomme, comme
aliment, et le cidre comme boisson, ne peuvent produire que de bons effets
sur les facultés physiques de l'homme. Nous croyons que la pomme, surtout
lorsqu'elle est cuite, et le petit cidre possèdent des propriétés hygiéniques
incontestables. Quant à leurs propriétés médicales, elles sont plus
douteuses. Ainsi, je ne serais pas tout-à-fait de l'avis de MM. Floyer et
Baynard, qui regardent le cidre comme un spécifique contre l'asthme,
contre les maladies des poumons, et principalement le scorbut. Je doute
fort qu'un asthmatique, qu'un phtisique ou qu'un scorbutique se guérit
par l'usage du cidre. Quant aux effets du cidre sur les facultés morales
et intellectuelles de l'homme, ils ne sont pas bien constatés, la
question n'ayant pas été étudiée. M. Louis Dubois a prétendu
cependant que c'est le cidre «qui inspira Jean Marot, Malherbe, les deux
Corneille, le Poussin et tant d'autres hommes illustres, dont
l'imagination brillante ne fut certainement pas inférieure à celle des
hommes du Midi». Je loue l'intention bienveillante de M. L. Dubois pour
notre cidre de Normandie ; mais il ne m'est pas bien démontré que les
hommes illustres dont il parle n'eussent pas été des génies, si, au
lieu de boire du cidre, ils eussent bu du vin ou une autre boisson
quelconque. Il y aurait à faire là-dessus un genre d'étude tout nouveau
et fort intéressant.
Léon
FERET.
(Extrait du journal L'Ordre de la Liberté).