Le
drame qu'on va lire n'a rien qui le recommande à l'attention ou à la
bienveillance du public. Il n'a point, pour attirer sur lui l'intérêt des
opinions politiques, l'avantage du veto de la censure administrative, ni même,
pour lui concilier tout d'abord la sympathie littéraire des hommes de goût,
l'honneur d'avoir été officiellement rejeté par un comité de lecture
infaillible.
Il
s'offre donc aux regards, seul, pauvre et nu, comme l'infirme de l'évangile,
solus, pauper, nudus.
Ce
n'est pas du reste sans quelque hésitation que l'auteur de ce drame s'est déterminé
à le charger de notes et d'avant-propos. Ces choses sont d'ordinaire fort
indifférentes aux lecteurs. Ils s'informent plutôt du talent d'un écrivain
que de ses façons de voir et, qu'un ouvrage soit bon ou mauvais, peu leur
importe sur quelles idées il est assis, dans quel esprit il a germé. On ne
visite guère les caves d'un édifice dont on a parcouru les salles, et
quand on mange le fruit de l'arbre, on se soucie peu de sa racine.
D'un
autre côté, notes et préfaces sont quelquefois un moyen commode
d'augmenter le poids d'un livre et d'accroître, en apparence du moins,
l'importance d'un travail ; c'est une tactique semblable à celle de
ces généraux d'armée, qui, pour rendre plus imposant leur front de
bataille, mettent en ligne jusqu’à leurs bagages. Puis, tandis que les
critiques s'acharnent sur la préface et les érudits sur les notes, il peut
arriver que l'ouvrage lui-même leur échappe et passe intact à travers
leurs feux croisés, comme une armée qui se tire d'un mauvais pas entre
deux combats d'avant-postes et d'arrière-garde.
Ces
motifs, si considérables qu'ils soient, ne sont pas ceux qui ont décidé
l'auteur. Ce volume n'avait pas besoin d'être enflé, il n'est déjà que
trop gros. Ensuite, et l'auteur ne sait comment cela se fait, ses préfaces,
franches et naïves, ont toujours servi près des critiques plutôt à le
compromettre qu'à le protéger. Loin de lui être de bons et fidèles
boucliers, elles lui ont joué le mauvais tour de ces costumes étranges
qui, signalant dans la bataille le soldat qui les porte, lui attirent tous
les coups et ne sont à l'épreuve d'aucun.
Des
considérations d'un autre ordre ont influé sur l'auteur. Il lui a semblé
que si, en effet, on ne visite guère par plaisir les caves d'un édifice,
on n'est pas fâché quelquefois d'en examiner les fondements. Il se livrera
donc, encore une fois, avec une préface, à la colère des feuilletons. Che
sara, sara. Il n'a jamais pris grand souci de la fortune de ses
ouvrages, et il s'effraye peu du qu'en dira-t-on littéraire. Dans
cette flagrante discussion qui met aux prises les théâtres et l'école, le
public et les académies, on n'entendra peut-être pas sans quelque intérêt
la voix d'un solitaire apprentif de nature et de vérité, qui s'est
de bonne heure retiré du monde littéraire par amour des lettres, et qui
apporte de la bonne foi à défaut de bon goût, de la conviction à
défaut de talent, des études à défaut de science.
Il
se bornera du reste à des considérations générales sur l'art, sans en
faire le moins du monde un boulevard à son propre ouvrage, sans prétendre
écrire un réquisitoire ni un plaidoyer pour ou contre qui que ce soit.
L'attaque ou la défense de son livre est pour lui moins que pour tout autre
la chose importante. Et puis les luttes personnelles ne lui conviennent pas.
C'est toujours un spectacle misérable que de voir ferrailler les
amours-propres. Il proteste donc d'avance contre toute interprétation de
ses idées, toute application de ses paroles, disant avec le fabuliste
espagnol :
Quien
haga aplicaciones
Con su pan se lo coma.
A
la vérité, plusieurs des principaux champions des " saines
doctrines littéraires " lui ont fait l’honneur de lui jeter le
gant, jusque dans sa profonde obscurité, à lui, simple et imperceptible
spectateur de cette curieuse mêlée. Il n'aura pas la fatuité de le
relever. Voici, dans les pages qui vont suivre, les observations qu'il
pourrait leur opposer ; voici sa fronde et sa pierre ; mais
d'autres, s'ils veulent, les jetteront à la tête des Goliaths classiques.
Cela
dit, passons.
Partons
d'un fait : la même nature de civilisation, ou, pour employer une
expression plus précise, quoique plus étendue, la même société n'a pas
toujours occupé la terre. Le genre humain dans son ensemble a grandi, s'est
développé, a mûri comme un de nous. Il a été enfant, il a été homme ;
nous assistons maintenant à son imposante vieillesse. Avant l'époque que
la société moderne a nommée antique, il existe une autre ère, que les
anciens appelaient fabuleuse, et qu'il serait plus exact d'appeler primitive.
Voilà donc trois grands ordres de choses successifs dans la civilisation,
depuis son origine jusqu'à nos jours. Or, comme la poésie se superpose
toujours à la société, nous allons essayer de démêler, d'après la
forme de celle-ci, quel a dû être le caractère de l'autre, à ces trois
grands âges du monde : les temps primitifs, les temps antiques, les
temps modernes.
Aux
temps primitifs, quand l'homme s'éveille dans un monde qui vient de naître,
la poésie s'éveille avec lui. En présence des merveilles qui l'éblouissent
et qui l'enivrent, sa première parole n'est qu'un hymne. Il touche encore
de si près à Dieu que toutes ses méditations sont des extases, tous ses rêves
des visions. Il s'épanche, il chante comme il respire. Sa lyre n'a que
trois cordes, Dieu, l'âme, la création ; mais ce triple mystère
enveloppe tout, mais cette triple idée comprend tout. La terre est encore
à peu près déserte. Il y a des familles, et pas de peuples ; des pères,
et pas de rois. Chaque race existe à l'aise ; point de propriété,
point de loi, point de froissements, point de guerres. Tout est à chacun et
à tous. La société est une communauté. Rien n'y gêne l'homme. Il mène
cette vie pastorale et nomade par laquelle commencent toutes les
civilisations, et qui est si propice aux contemplations solitaires, aux
capricieuses rêveries. Il se laisse faire, il se laisse aller. Sa pensée,
comme sa vie, ressemble au nuage qui change de forme et de route, selon le
vent qui le pousse. Voilà le premier homme, voilà le premier poète. Il
est jeune, il est lyrique. La prière est toute sa religion : l'ode est
toute sa poésie.
Ce
poème, cette ode des temps primitifs, c'est la Genèse.
Peu
à peu cependant cette adolescence du monde s'en va. Toutes les sphères
s'agrandissent ; la famille devient tribu, la tribu devient nation.
Chacun de ces groupes d'hommes se parque autour d'un centre commun, et voilà
les royaumes. L'instinct social succède à l'instinct nomade. Le camp fait
place à la cité, la tente au palais, l'arche au temple. Les chefs de ces
naissants états sont bien encore pasteurs, mais pasteurs de peuples ;
leur bâton pastoral a déjà forme de sceptre. Tout s'arrête et se fixe.
La religion prend une forme ; les rites règlent la prière ; le
dogme vient encadrer le culte. Ainsi le prêtre et le roi se partagent la
paternité du peuple ; ainsi à la communauté patriarcale succède la
société théocratique.
Cependant
les nations commencent à être trop serrées sur le globe. Elles se gênent
et se froissent ; de là les chocs d'empires, la guerre. Elles débordent
les unes sur les autres ; de là les migrations de peuples, les
voyages. La poésie reflète ces grands événements ; des idées elle
passe aux choses. Elle chante les siècles, les peuples, les empires. Elle
devient épique, elle enfante Homère.
Homère,
en effet, domine la société antique. Dans cette société, tout est
simple, tout est épique. La poésie est religion, la religion est loi. A la
virginité du premier âge a succédé la chasteté du second. Une sorte de
gravité solennelle s'est empreinte partout, dans les mœurs domestiques
comme dans les mœurs publiques. Les peuples n'ont conservé de la vie
errante que le respect de l'étranger et du voyageur. La famille a une
patrie ; tout l'y attache ; il y a le culte du foyer, le culte des
tombeaux.
Nous
le répétons, l'expression d'une pareille civilisation ne peut être que l'épopée.
L'épopée y prendra plusieurs formes, mais ne perdra jamais son caractère.
Pindare est plus sacerdotal que patriarcal, plus épique que lyrique. Si
les annalistes, contemporains nécessaires de ce second âge du monde, se
mettent à recueillir les traditions et commencent à compter avec les siècles,
ils ont beau faire, la chronologie ne peut chasser la poésie ;
l'histoire reste épopée. Hérode est un Homère.
Mais
c'est surtout dans la tragédie antique que l'épopée ressort de partout.
Elle monte sur la scène grecque sans rien perdre en quelque sorte de ses
proportions gigantesques et démesurées. Ses personnages sont encore des héros,
des demi-dieux, des dieux ; ses ressorts, des songes, des oracles, des
fatalités ; ses tableaux, des dénombrements, des funérailles, des
combats. Ce que chantaient les rapsodes, les acteurs le déclament, voilà
tout.
Il
y a mieux. Quand toute l'action, tout le spectacle du poème épique ont
passé sur la scène, ce qui reste, le chœur le prend. Le chœur commente
la tragédie, encourage les héros, fait des descriptions, appelle et chasse
le jour, se réjouit, se lamente, quelquefois donne la décoration, explique
le sens moral du sujet, flatte le peuple qui l'écoute. Or, qu'est-ce que le
chœur, ce bizarre personnage placé entre le spectacle et le spectateur,
sinon le poète complétant son épopée ?
Le
théâtre des anciens est, comme leur drame, grandiose, pontifical, épique.
Il peut contenir trente mille spectateurs ; on y joue en plein air, en
plein soleil ; les représentations durent tout le jour. Les acteurs
grossissent leur voix, masquent leurs traits, haussent leur stature ;
ils se font géants, comme leurs rôles. La scène est immense. Elle peut
représenter tout à la fois l'intérieur et l'extérieur d'un temple, d'un
palais, d'un camp, d'une ville. On y déroule de vastes spectacles. C'est,
et nous ne citons que de mémoire, c'est Prométhée sur sa montagne ;
c'est Antigone cherchant du sommet d'une tour son frère Polynice dans l'armée
ennemie (les Phéniciennes) ; c'est Évadné se jetant du haut
d'un rocher dans les flammes où brûle le corps de Capanée (les
Suppliantes d'Euripide) ; c'est un vaisseau qu'on voit surgir au
port, et qui débarque sur la scène cinquante princesses avec leur suite (les
Suppliantes d'Eschyle). Architecture et poésie, là, tout porte un
caractère monumental. L'antiquité n'a rien de plus solennel, rien de plus
majestueux. Son culte et son histoire se mêlent à son théâtre. Ses
premiers comédiens sont des prêtres ; ses jeux scéniques sont des cérémonies
religieuses, des fêtes nationales.
Une
dernière observation qui achève de marquer le caractère épique de ces
temps, c'est que par les sujets qu'elle traite, non moins que par les formes
qu'elle adopte, la tragédie ne fait que répéter l'épopée. Tous les
tragiques anciens détaillent Homère. Mêmes fables, mêmes catastrophes, mêmes
héros. Tous puisent au fleuve homérique. C'est toujours l'Iliade et
l'Odyssée. Comme Achille traînant Hector, la tragédie grecque
tourne autour de Troie.
Cependant
l'âge de l'épopée touche à sa fin. Ainsi que la société qu'elle représente,
cette poésie s'use en pivotant sur elle-même. Rome calque la Grèce,
Virgile copie Homère ; et, comme pour finir dignement, la poésie épique
expire dans ce dernier enfantement.
Il
était temps. Une autre ère va commencer pour le monde et pour la poésie.
Une
religion spiritualiste, supplantant le paganisme matériel et extérieur, se
glisse au cœur de la société antique, la tue, et dans ce cadavre d'une
civilisation décrépite dépose le germe de la civilisation moderne. Cette
religion est complète, parce qu'elle est vraie ; entre son dogme et
son culte, elle scelle profondément la morale. Et d'abord, pour premières
vérités, elle enseigne à l'homme qu'il a deux vies à vivre, l'une passagère,
l'autre immortelle ; l'une de la terre, l'autre du ciel. Elle lui
montre qu'il est double comme sa destinée, qu'il y a en lui un animal et
une intelligence, une âme et un corps ; en un mot, qu'il est le point
d’intersection, l'anneau commun des deux chaînes d'êtres qui embrassent
la création, de la série des êtres matériels et de la série des êtres
incorporels, la première, partant de la pierre pour arriver à l'homme, la
seconde, partant de l'homme pour finir à Dieu.
Une
partie de ces vérités avait peut-être été soupçonnée par certains
sages de l'antiquité, mais c'est de l'évangile que date leur pleine,
lumineuse et large révélation. Les écoles payennes marchaient à tâtons
dans la nuit, s'attachant aux mensonges comme aux vérités dans leur route
de hasard. Quelques-uns de leurs philosophes jetaient parfois sur les objets
de faibles lumières qui n'en éclairaient qu'un côté, et rendaient plus
grande l'ombre de l'autre. De là tous ces fantômes créés par la
philosophie ancienne. Il n'y avait que la sagesse divine qui dût substituer
une vaste et égale clarté à toutes ces illuminations vacillantes de la
sagesse humaine. Pythagore, Épicure, Socrate, Platon, sont des flambeaux ;
le Christ, c'est le jour.
Du
reste, rien de plus matériel que la théogonie antique. Loin qu'elle ait
songé, comme le christianisme, à diviser l'esprit du corps, elle donne
forme et visage à tout, même aux essences, même aux intelligences. Tout
chez elle est visible, palpable, charnel. Ses dieux ont besoin d'un nuage
pour se dérober aux yeux. Ils boivent, mangent, dorment. On les blesse, et
leur sang coule ; on les estropie, et les voilà qui boitent éternellement.
Cette religion a des dieux et des moitiés de dieux. Sa foudre se forge sur
une enclume, et l'on y fait entrer, entre autres ingrédients, trois rayons
de pluie tordue, tres imbris torti radios. Son Jupiter suspend le
monde à une chaîne d'or ; son soleil monte un char à quatre chevaux ;
son enfer est un précipice dont la géographie marque la bouche sur le
globe ; son ciel est une montagne.
Aussi
le paganisme, qui pétrit toutes ses créations de la même argile,
rapetisse la divinité et grandit l'homme. Les héros d'Homère sont presque
de même taille que ses dieux. Ajax défie Jupiter. Achille vaut Mars. Nous
venons de voir comme au contraire le christianisme sépare profondément le
souffle de la matière. Il met un abîme entre l'âme et le corps, un abîme
entre l'homme et Dieu.
À
cette époque, et pour n'omettre aucun trait de l'esquisse à laquelle nous
nous sommes aventuré, nous ferons remarquer qu'avec le christianisme et par
lui, s'introduisait dans l'esprit des peuples un sentiment nouveau, inconnu
des anciens et singulièrement développé chez les modernes, un sentiment
qui est plus que la gravité et moins que la tristesse, la mélancolie. Et
en effet, le cœur de l'homme, jusqu'alors engourdi par des cultes purement
hiérarchiques et sacerdotaux, pouvait-il ne pas s'éveiller et sentir
germer en lui quelque faculté inattendue, au souffle d'une religion humaine
parce qu'elle est divine, d'une religion qui fait de la prière du pauvre la
richesse du riche, d'une religion d'égalité, de liberté, de charité ?
Pouvait-il ne pas voir toutes choses sous un aspect nouveau, depuis que l'évangile
lui avait montré l'âme à travers les sens, l'éternité derrière la vie ?
D'ailleurs,
en ce moment-là même, le monde subissait une si profonde révolution,
qu'il était impossible qu'il ne s'en fît pas une dans les esprits.
Jusqu'alors les catastrophes des empires avaient été rarement jusqu'au cœur
des populations ; c'étaient des rois qui tombaient, des majestés qui
s'évanouissaient, rien de plus. La foudre n'éclatait que dans les hautes régions,
et, comme nous l'avons déjà indiqué, les événements semblaient se dérouler
avec toute la solennité de l'épopée. Dans la société antique,
l'individu était placé si bas, que, pour qu'il fût frappé, il fallait
que l'adversité descendît jusque dans sa famille. Aussi ne connaissait-il
guère l'infortune, hors des douleurs domestiques. Il était presque inouï
que les malheurs généraux de l'état dérangeassent sa vie. Mais à
l'instant où vint s'établir la société chrétienne, l'ancien continent
était bouleversé. Tout était remué jusqu'à la racine. Les événements,
chargés de ruiner l'ancienne Europe et d'en rebâtir une nouvelle, se
heurtaient, se précipitaient sans relâche, et poussaient les nations pêle-mêle,
celles-ci au jour, celles-là dans la nuit. Il se faisait tant de bruit sur
la terre, qu'il était impossible que quelque chose de ce tumulte n'arrivât
pas jusqu'au cœur des peuples. Ce fut plus qu'un écho, ce fut un
contre-coup. L'homme, se repliant sur lui-même en présence de ces hautes
vicissitudes, commença à prendre en pitié l'humanité, à méditer sur
les amères dérisions de la vie. De ce sentiment, qui avait été pour
Caton payen le désespoir, le christianisme fit la mélancolie.
En
même temps, naissait l'esprit d'examen et de curiosité. Ces grandes
catastrophes étaient aussi de grands spectacles, de frappantes péripéties.
C'était le nord se ruant sur le midi, l'univers romain changeant de forme,
les dernières convulsions de tout un monde à l'agonie. Dès que ce monde
fut mort, voici que des nuées de rhéteurs, de grammairiens, de sophistes,
viennent s'abattre, comme des moucherons, sur son immense cadavre. On les
voit pulluler, on les entend bourdonner dans ce foyer de putréfaction.
C'est à qui examinera, commentera, discutera. Chaque membre, chaque muscle,
chaque fibre du grand corps gisant est retourné en tout sens. Certes, ce
dut être une joie, pour ces anatomistes de la pensée, que de pouvoir, dès
leur coup d'essai, faire des expériences en grand ; que d'avoir, pour
premier sujet, une société morte à disséquer.
Ainsi,
nous voyons poindre à la fois et comme se donnant la main, le génie de la
mélancolie et de la méditation, le démon de l'analyse et de la
controverse. A l'une des extrémités de cette ère de transition, est
Longin, à l'autre saint-Augustin. Il faut se garder de jeter un œil dédaigneux
sur cette époque où était en germe tout ce qui depuis a porté fruit, sur
ce temps dont les moindres écrivains, si l'on nous passe une expression
triviale, mais franche, ont fait fumier pour la moisson qui devait suivre.
Le moyen-âge est enté sur le bas-empire.
Voilà
donc une nouvelle religion, une société nouvelle ; sur cette double
base, il faut que nous voyions grandir une nouvelle poésie. Jusqu'alors, et
qu'on nous pardonne d'exposer un résultat que de lui-même le lecteur a déjà
dû tirer de ce qui a été dit plus haut, jusqu'alors, agissant en cela
comme le polythéisme et la philosophie antique, la muse purement épique
des anciens n'avait étudié la nature que sous une seule face, rejetant
sans pitié de l'art presque tout ce qui, dans le monde soumis à son
imitation, ne se rapportait pas à un certain type du beau. Type d'abord
magnifique, mais, comme il arrive toujours de ce qui est systématique,
devenu dans les derniers temps faux, mesquin et conventionnel. Le
christianisme amène la poésie à la vérité. Comme lui, la muse moderne
verra les choses d'un coup d'œil plus haut et plus large. Elle sentira que
tout dans la création n'est pas humainement beau, que le laid y existe à côté
du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime,
le mal avec le bien, l'ombre avec la lumière. Elle se demandera si la
raison étroite et relative de l'artiste doit avoir gain de cause sur la
raison infinie, absolue, du créateur ; si c'est à l'homme à
rectifier Dieu ; si une nature mutilée en sera plus belle ; si
l'art a le droit de dédoubler, pour ainsi dire, l'homme, la vie, la création ;
si chaque chose marchera mieux quand on lui aura ôté son muscle et son
ressort ; si, enfin, c'est le moyen d'être harmonieux que d'être
incomplet. C'est alors que, l'œil fixé sur des événements tout à la
fois risibles et formidables, et sous l'influence de cet esprit de mélancolie
chrétienne et de critique philosophique que nous observions tout à
l'heure, la poésie fera un grand pas, un pas décisif, un pas qui, pareil
à la secousse d'un tremblement de terre, changera toute la face du monde
intellectuel. Elle se mettra à faire comme la nature, à mêler dans ses créations,
sans pourtant les confondre, l'ombre à la lumière, le grotesque au
sublime, en d'autres termes, le corps à l'âme, la bête à l'esprit ;
car le point de départ de la religion est toujours le point de départ de
la poésie. Tout se tient.
Ainsi
voilà un principe étranger à l'antiquité, un type nouveau introduit dans
la poésie ; et, comme une condition de plus dans l'être modifie l'être
tout entier, voilà une forme nouvelle qui se développe dans l'art. Ce
type, c'est le grotesque. Cette forme, c'est la comédie.
Et
ici, qu'il nous soit permis d'insister ; car nous venons d'indiquer le
trait caractéristique, la différence fondamentale qui sépare, à notre
avis, l'art moderne de l’art antique, la forme actuelle de la forme morte,
ou, pour nous servir de mots plus vagues, mais plus accrédités, la littérature
romantique de la littérature classique.
– Enfin !
vont dire ici les gens qui, depuis quelque temps nous voient venir,
nous vous tenons ! vous voilà pris sur le fait ! Donc, vous
faites du laid un type d'imitation, du grotesque un élément
de l'art ! Mais les grâces... mais le bon goût... Ne savez-vous pas
que l'art doit rectifier la nature ? qu'il faut l'anoblir ?
qu'il faut choisir ? Les anciens ont-ils jamais mis en œuvre le
laid et le grotesque ? ont-ils jamais mêlé la comédie à la tragédie ?
L'exemple des anciens, messieurs ! D'ailleurs, Aristote... D'ailleurs,
Boileau... D'ailleurs, La Harpe. – En vérité !
Ces
arguments sont solides, sans doute, et surtout d'une rare nouveauté. Mais
notre rôle n'est pas d'y répondre. Nous ne bâtissons pas ici de système,
parce que Dieu nous garde des systèmes. Nous constatons un fait. Nous
sommes historien et non critique. Que ce fait plaise ou déplaise, peu
importe ! il est. – Revenons donc, et essayons de faire voir que
c'est de la féconde union du type grotesque au type sublime que naît le génie
moderne, si complexe, si varié dans ses formes, si inépuisable dans ses créations,
et bien opposé en cela à l'uniforme simplicité du génie antique ;
montrons que c’est de là qu'il faut partir pour établir la différence
radicale et réelle des deux littératures.
Ce
n'est pas qu'il fût vrai de dire que la comédie et le grotesque étaient
absolument inconnus des anciens. La chose serait d'ailleurs impossible. Rien
ne vient sans racine ; la seconde époque est toujours en germe dans la
première. Dès l'Iliade, Thersite et Vulcain donnent la comédie,
l'un aux hommes, l'autre aux dieux. Il y a trop de nature et trop
d'originalité dans la tragédie grecque, pour qu'il n'y ait pas quelquefois
de la comédie. Ainsi, pour ne citer toujours que ce que notre mémoire nous
rappelle, la scène de Ménélas avec la portière du palais (Hélène,
acte I) ; la scène du phrygien (Oreste, acte IV). Les tritons,
les satyres, les cyclopes, sont des grotesques ; les sirènes, les
furies, les parques, les harpies, sont des grotesques ; Polyphème est
un grotesque terrible ; Silène est un grotesque bouffon.
Mais
on sent ici que cette partie de l'art est encore dans l'enfance. L'épopée,
qui, à cette époque, imprime sa forme à tout, l'épopée pèse sur elle,
et l'étouffe. Le grotesque antique est timide, et cherche toujours à se
cacher. On sent qu'il n'est pas sur son terrain, parce qu'il n'est pas dans
sa nature. Il se dissimule le plus qu'il peut. Les satyres, les tritons, les
sirènes sont à peine difformes. Les parques, les harpies sont plutôt
hideuses par leurs attributs que par leurs traits, les furies sont belles,
et on les appelle euménides, c'est-à-dire douces, bienfaisantes.
Il y a un voile de grandeur ou de divinité sur d'autres grotesques. Polyphème
est géant ; Midas est roi ; Silène est dieu.
Aussi
la comédie passe-t-elle presque inaperçue dans le grand ensemble épique
de l'antiquité. À côté des chars olympiques, qu'est-ce que la charrette
de Thespis ? Près des colosses homériques, Eschyle, Sophocle,
Euripide, que sont Aristophane et Plaute ? Homère les emporte avec
lui, comme Hercule emportait les pygmées, cachés dans sa peau de lion.
Dans
la pensée des modernes, au contraire, le grotesque a un rôle immense. Il y
est partout ; d'une part, il crée le difforme et l'horrible ; de
l'autre, le comique et le bouffon. Il attache autour de la religion mille
superstitions originales, autour de la poésie mille imaginations
pittoresques. C'est lui qui sème à pleines mains dans l'air, dans l'eau,
dans la terre, dans le feu, ces myriades d'êtres intermédiaires que nous
retrouvons tout vivants dans les traditions populaires du moyen-âge ;
c'est lui qui fait tourner dans l'ombre la ronde effrayante du sabbat, lui
encore qui donne à Satan les cornes, les pieds de bouc, les ailes de
chauve-souris. C'est lui, toujours lui, qui tantôt jette dans l'enfer chrétien
ces hideuses figures qu'évoquera l'âpre génie de Dante et de Milton, tantôt
le peuple de ces formes ridicules au milieu desquelles se jouera Callot, le
Michel-Ange burlesque. Si du monde idéal il passe au monde réel, il y déroule
d'intarissables parodies de l'humanité. Ce sont des créations de sa
fantaisie que ces Scaramouches, ces Crispins, ces Arlequins, grimaçantes
silhouettes de l'homme, types tout à fait inconnus à la grave antiquité,
et sortis pourtant de la classique Italie. C'est lui enfin qui, colorant
tour à tour le même drame de l'imagination du midi et de l'imagination du
nord, fait gambader Sganarelle autour de don Juan et ramper Méphistophélès
autour de Faust.
Et
comme il est libre et franc dans son allure ! comme il fait hardiment
saillir toutes ces formes bizarres que l'âge précédent avait si
timidement enveloppés de langes ! La poésie antique, obligée de
donner des compagnons au boiteux Vulcain, avait tâché de déguiser leur
difformité en l'étendant en quelque sorte sur des proportions colossales.
Le génie moderne conserve ce mythe des forgerons surnaturels, mais il lui
imprime brusquement un caractère tout opposé et qui le rend bien plus
frappant ; il change les géants en nains ; des cyclopes il fait
les gnomes. C'est avec la même originalité qu’à l'hydre, un peu banale,
de Lerne, il substitue tous ces dragons locaux de nos légendes, la
gargouille de Rouen, la gra-ouilli de Metz, la chairsallée de Troyes, la drée
de Montlhéry, la tarasque de Tarascon, monstres de formes si variées et
dont les noms baroques sont un caractère de plus. Toutes ses créations
puisent dans leur propre nature cet accent énergique et profond devant
lequel il semble que l'antiquité ait parfois reculé. Certes, les euménides
grecques sont bien moins horribles, et par conséquent bien moins vraies,
que les sorcières de Macbeth. Pluton n'est pas le diable.
Il
y aurait, à notre avis, un livre bien nouveau à faire sur l'emploi du
grotesque dans les arts. On pourrait montrer quels puissants effets les
modernes ont tirés de ce type fécond sur lequel une critique étroite
s'acharne encore de nos jours. Nous serons peut-être tout à l'heure amené
par notre sujet à signaler en passant quelques traits de ce vaste tableau.
Nous dirons seulement ici que, comme objectif auprès du sublime, comme
moyen de contraste, le grotesque est, selon nous, la plus riche source que
la nature puisse ouvrir à l'art. Rubens le comprenait sans doute ainsi,
lorsqu'il se plaisait à mêler à des déroulements de pompes royales, à
des couronnements, à d'éclatantes cérémonies, quelque hideuse figure de
nain de cour. Cette beauté universelle que l'antiquité répandait
solennellement sur tout n'était pas sans monotonie ; la même
impression, toujours répétée, peut fatiguer à la longue. Le sublime sur
le sublime produit malaisément un contraste, et l'on a besoin de se reposer
de tout, même du beau. Il semble, au contraire, que le grotesque soit un
temps d'arrêt, un terme de comparaison, un point de départ d'où l'on s'élève
vers le beau avec une perception plus fraîche et plus excitée. La
salamandre fait ressortir l'ondine ; le gnome embellit le sylphe.
Et
il serait exact aussi de dire que le contact du difforme a donné au sublime
moderne quelque chose de plus pur, de plus grand, de plus sublime enfin que
le beau antique ; et cela doit être. Quand l'art est conséquent avec
lui-même, il mène bien plus sûrement chaque chose à sa fin. Si l'Elysée
homérique est fort loin de ce charme éthéré, de cette angélique suavité
du Paradis
de Milton, c'est que sous l'éden il y a un enfer bien autrement horrible
que le tartare payen. Croit-on que Françoise de Rimini et Béatrix seraient
aussi ravissantes chez un poète qui ne nous enfermerait pas dans la tour de
la Faim et ne nous forcerait point à partager le repoussant repas d'Ugolin ?
Dante n'aurait pas tant de grâce, s'il n'avait pas tant de force. Les naïades
charnues, les robustes tritons, les zéphyrs libertins ont-ils la fluidité
diaphane de nos ondins et de nos sylphides ? N'est-ce pas parce que
l'imagination moderne sait faire rôder hideusement dans nos cimetières les
vampires, les ogres, les aulnes, les psylles, les goules, les brucolaques,
les aspioles, qu'elle peut donner à ses fées cette forme incorporelle,
cette pureté d'essence dont approchent si peu les nymphes payennes ?
La Vénus antique est belle, admirable sans doute ; mais qui a répandu
sur les figures de Jean Goujon cette élégance svelte, étrange, aérienne ?
qui leur a donné ce caractère inconnu de vie et de grandiose, sinon le
voisinage des sculptures rudes et puissantes du moyen-âge ?
Si,
au milieu de ces développements nécessaires, et qui pourraient être
beaucoup plus approfondis, le fil de nos idées ne s'est pas rompu dans
l'esprit du lecteur, il a compris sans doute avec quelle puissance le
grotesque, ce germe de la comédie, recueilli par la muse moderne, a dû croître
et grandir dès qu'il a été transporté dans un terrain plus propice que
le paganisme et l'épopée. En effet, dans la poésie nouvelle, tandis que
le sublime représentera l'âme telle qu'elle est, épurée par la morale
chrétienne, lui jouera le rôle de la bête humaine. Le premier type, dégagé
de tout alliage impur, aura en apanage tous les charmes, toutes les grâces,
toutes les beautés ; il faut qu'il puisse créer un jour Juliette,
Desdémona, Ophélia. Le second prendra tous les ridicules, toutes les
infirmités, toutes les laideurs. Dans ce partage de l'humanité et de la création,
c’est à lui que reviendront les passions, les vices, les crimes ;
c’est lui qui sera luxurieux, rampant, gourmand, avare, perfide,
brouillon, hypocrite c'est lui qui sera tour à tour Iago, Tartufe, Basile ;
Polonius, Harpagon, Bartholo ; Falstaff, Scapin, Figaro. Le beau n’a
qu'un type ; le laid en a mille. C’est que le beau, à parler
humainement, n'est que la forme considérée dans son rapport le plus
simple, dans sa symétrie la plus absolue, dans son harmonie la plus intime
avec notre organisation. Aussi nous offre-t-il toujours un ensemble complet,
mais restreint comme nous. Ce que nous appelons le laid, au contraire, est
un détail d'un grand ensemble qui nous échappe, et qui s'harmonise, non
pas avec l'homme, mais avec la création tout entière. Voilà pourquoi il
nous présente sans cesse des aspects nouveaux, mais incomplets.
C'est
une étude curieuse que de suivre l'avènement et la marche du grotesque
dans l'ère moderne. C'est d'abord une invasion, une irruption, un débordement,
c'est un torrent qui a rompu sa digue. Il traverse en naissant la littérature
latine qui se meurt, y colore Perse, Pétrone, Juvénal, et y laisse l'Âne
d'or
d'Apulée. De là, il se répand dans l'imagination des peuples nouveaux qui
refont l'Europe. Il abonde à flots dons les conteurs, dans les
chroniqueurs, dans les romanciers. On le voit s'étendre du sud au
septentrion. Il se joue dans les rêves des nations tudesques, et en même
temps vivifie de son souffle ces admirables romanceros espagnols, véritable
Iliade de la chevalerie. C'est lui, par exemple, qui, dans le roman
de la Rose, peint ainsi une cérémonie auguste, l'élection d'un roi :
Un
grand vilain lors ils élurent,
Le plus ossu qu'entr'eux ils
eurent.
Il imprime surtout son caractère à cette merveilleuse architecture qui, dans
le moyen-âge, tient la place de tous les arts. Il attache son stigmate au
front des cathédrales, encadre ses enfers et ses purgatoires sous l'ogive
des portails, les fait flamboyer sur les vitraux, déroule ses monstres, ses
dogues, ses démons autour des chapiteaux, le long des frises, au bord des
toits. Il s'étale sous d'innombrables formes sur la façade de bois des
maisons, sur la façade de pierre des châteaux, sur la façade de marbre
des palais. Des arts il passe dans les mœurs ; et tandis qu'il fait
applaudir par le peuple les graciosos de comédie, il donne aux rois
les fous de cour. Plus tard, dans le siècle de l'étiquette, il nous
montrera Scarron sur le bord même de la couche de Louis XIV. En attendant,
c'est lui qui meuble le blason, qui dessine sur l'écu des chevaliers ces
symboliques hiéroglyphes de la féodalité. Des mœurs, il pénètre dans
les lois ; mille coutumes bizarres attestent son passage dans les
institutions du moyen-âge. De même qu'il avait fait bondir dans son
tombereau Thespis barbouillé de lie, il danse avec la basoche sur cette
fameuse table de marbre qui servait tout à la fois de théâtre aux farces
populaires et aux banquets royaux. Enfin, admis dans les arts, dans les mœurs,
dans les lois, il entre jusque dans l'église. Nous le voyons ordonner, dans
chaque ville de la catholicité, quelqu'une de ces cérémonies singulières,
de ces processions étranges où la religion marche accompagnée de toutes
les superstitions, le sublime environné de tous les grotesques. Pour le
peindre d'un trait, telle est, à cette aurore des lettres, sa verve, sa
vigueur, sa sève de création, qu'il jette du premier coup sur le seuil de
la poésie moderne trois Homères bouffons : Arioste, en Italie ;
Cervantès, en Espagne ; Rabelais, en France.
Il
serait surabondant de faire ressortir davantage cette influence du grotesque
dans la troisième civilisation. Tout démontre, à l'époque dite romantique,
son alliance intime et créatrice avec le beau. Il n'y a pas jusqu'aux plus
naïves légendes populaires qui n'expliquent quelquefois avec un admirable
instinct ce mystère de l'art moderne. L'antiquité n'aurait pas fait la
Belle et la Bête.
Il
est vrai de dire qu'à l'époque où nous venons de nous arrêter la prédominance
du grotesque sur le sublime, dans les lettres, est vivement marquée. Mais
c'est une fièvre de réaction, une ardeur de nouveauté qui passe ;
c'est un premier flot qui se retire peu à peu. Le type du beau reprendra
bientôt son rôle et son droit, qui n'est pas d'exclure l'autre principe,
mais de prévaloir sur lui. Il est temps que le grotesque se contente
d'avoir un coin du tableau dans les fresques royales de Murillo, dans les
pages sacrées de Véronèse ; d'être mêlé aux deux admirables Jugements
derniers dont s'enorgueilliront les arts, à cette scène de ravissement
et d'horreur dont Michel-Ange enrichira le Vatican, à ces effrayantes
chutes d'hommes que Rubens précipitera le long des voûtes de la cathédrale
d'Anvers. Le moment est venu où l'équilibre entre les deux principes va s'établir.
Un homme, un poète roi, poeta soverano, comme Dante le dit d'Homère,
va tout fixer. Les deux génies rivaux unissent leur double flamme, et de
cette flamme jaillit Shakespeare.
Nous
voici parvenus à la sommité poétique des temps modernes. Shakespeare,
c'est le Drame ; et le drame, qui fond sous un même souffle le
grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie,
le drame est le caractère propre de la troisième époque de poésie, de la
littérature actuelle.
Ainsi,
pour résumer rapidement les faits que nous avons observés jusqu'ici, la poésie
a trois âges, dont chacun correspond à une époque de la société :
l'ode, l'épopée, le drame. Les temps primitifs sont lyriques, les temps
antiques sont épiques, les temps modernes sont dramatiques. L'ode chante l'éternité,
l'épopée solennise l'histoire, le drame peint la vie. Le caractère de la
première poésie est la naïveté, le caractère de la seconde est la
simplicité, le caractère de la troisième, la vérité. Les rapsodes
marquent la transition des poètes lyriques aux poètes épiques, comme les
romanciers des poètes épiques aux poètes dramatiques. Les historiens
naissent avec la seconde époque ; les chroniqueurs et les critiques
avec la troisième. Les personnages de l'ode sont des colosses : Adam,
Caïn, Noé ; ceux de l'épopée sont des géants : Achille, Atrée,
Oreste ; ceux du drame sont des hommes : Hamlet, Macbeth, Othello.
L'ode vit de l'idéal, l'épopée du grandiose, le drame du réel. Enfin,
cette triple poésie découle de trois grandes sources : la Bible, Homère,
Shakespeare.
Telles
sont donc, et nous nous bornons en cela à relever un résultat, les
diverses physionomies de la pensée aux différentes ères de l'homme et de
la société. Voilà ses trois visages, de jeunesse, de virilité et de
vieillesse. Qu'on examine une littérature en particulier, ou toutes les
littératures en masse, on arrivera toujours au même fait : les poètes
lyriques avant les poètes épiques, les poètes épiques avant les poètes
dramatiques. En France, Malherbe avant Chapelain, Chapelain avant Corneille ;
dans l'ancienne Grèce, Orphée avant Homère, Homère avant Eschyle ;
dans le livre primitif, la Genèse avant les Rois, les Rois
avant Job ; ou, pour reprendre cette grande échelle de toutes
les poésies que nous parcourions tout à l'heure, la Bible avant l'Iliade,
l'Iliade avant Shakespeare.
La
société, en effet, commence par chanter ce qu'elle rêve, puis raconte ce
qu'elle fait, et enfin se met à peindre ce qu'elle pense. C'est, disons-le
en passant, pour cette dernière raison que le drame, unissant les qualités
les plus opposées, peut être tout à la fois plein de profondeur et plein
de relief, philosophique et pittoresque.
Il
serait conséquent d'ajouter ici que tout dans la nature et dans la vie
passe par ces trois phases, du lyrique, de l'épique et du dramatique, parce
que tout naît, agit et meurt. S'il n'était pas ridicule de mêler les
fantasques rapprochements de l'imagination aux déductions sévères du
raisonnement, un poète pourrait dire que le lever du soleil, par exemple,
est un hymne, son midi une éclatante épopée, son coucher un sombre drame
où luttent le jour et la nuit, la vie et la mort. Mais ce serait là de la
poésie, de la folie peut-être ; et qu'est-ce que cela prouve ?
Tenons-nous-en
aux faits rassemblés plus haut : complétons-les d'ailleurs par une
observation importante. C'est que nous n'avons aucunement prétendu assigner
aux trois époques de la poésie un domaine exclusif, mais seulement fixer
leur caractère dominant. La Bible, ce divin monument lyrique, renferme,
comme nous l’indiquions tout à l'heure, une épopée et un drame en
germe, les Rois et Job. On sent dans tous les poèmes homériques
un reste de poésie lyrique et un commencement de poésie dramatique. L'ode
et le drame se croisent dans l'épopée. Il y a tout dans tout ;
seulement il existe dans chaque chose un élément générateur auquel se
subordonnent tous les autres, et qui impose à l'ensemble son caractère
propre.
Le
drame est la poésie complète. L'ode et l'épopée ne le contiennent qu'en
germe ; il les contient l'une et l'autre en développement ; il
les résume et les enserre toutes deux. Certes, celui qui a dit : les
français n'ont pas la tête épique, a dit une chose juste et fine ;
si même il eût dit les modernes, ce mot spirituel eût été un mot
profond. Il est incontestable cependant qu'il y a surtout du génie épique
dans cette prodigieuse Athalie, si haute et si simplement sublime que
le siècle royal ne l'a pu comprendre. Il est certain encore que la série
des drames-chroniques de Shakespeare présente un grand aspect d'épopée.
Mais c’est surtout la poésie lyrique qui sied au drame ; elle ne le
gêne jamais, se plie à tous ses caprices, se joue sous toutes ses formes,
tantôt sublime dans Ariel, tantôt grotesque dans Caliban. Notre époque,
dramatique avant tout, est par cela même éminemment lyrique. C'est qu'il y
a plus d'un rapport entre le commencement et la fin ; le coucher du
soleil a quelques traits de son lever ; le vieillard redevient enfant.
Mais cette dernière enfance ne ressemble pas à la première ; elle
est aussi triste que l'autre était joyeuse. Il en est de même de la poésie
lyrique. Éblouissante, rêveuse à l'aurore des peuples, elle reparaît
sombre et pensive à leur déclin. La Bible s'ouvre riante avec la Genèse,
et se ferme sur la menaçante Apocalypse. L'ode moderne est toujours
inspirée, mais n'est plus ignorante. Elle médite plus qu'elle ne contemple ;
sa rêverie est mélancolie. On voit, à ses enfantements, que cette muse
s'est accouplée au drame.
Pour
rendre sensibles par une image les idées que nous venons d'aventurer, nous
comparerions la poésie lyrique primitive à un lac paisible qui reflète
les nuages et les étoiles du ciel ; l'épopée est le fleuve qui en découle
et court, en réfléchissant ses rives, forêts, campagnes et cités, se
jeter dans l'océan du drame. Enfin, comme le lac, le drame réfléchit le
ciel ; comme le fleuve, il réfléchit ses rives ; mais seul il a
des abîmes et des tempêtes.
C'est
donc au drame que tout vient aboutir dons la poésie moderne. Le Paradis
perdu est un drame avant d'être une épopée. C'est, on le sait, sous
la première de ces formes qu'il s'était présenté d'abord à
l'imagination du poète, et qu'il reste toujours imprimé dans la mémoire
du lecteur, tant l'ancienne charpente dramatique est encore saillante sous
l'édifice épique de Milton ! Lorsque Dante Alighieri a terminé son
redoutable Enfer, qu'il en a refermé les portes, et qu'il ne lui
reste plus qu'à nommer son œuvre, l'instinct de son génie lui fait voir
que ce poème multiforme est une émanation du drame, non de l'épopée ;
et sur le frontispice du gigantesque monument, il écrit de sa plume de
bronze : Divina Commedia.
On
voit donc que les deux seuls poètes des temps modernes qui soient de la
taille de Shakespeare se rallient à son unité. Ils concourent avec lui à
empreindre de la teinte dramatique toute notre poésie ; ils sont comme
lui mêlés de grotesque et de sublime ; et, loin de tirer à eux dans
ce grand ensemble littéraire qui s'appuie sur Shakespeare, Dante et Milton
sont en quelque sorte les deux arcs-boutants de l'édifice dont il est le
pilier central, les contre-forts de la voûte dont il est la clef.
Qu'on
nous permette de reprendre ici quelques idées déjà énoncées, mais sur
lesquelles il faut insister. Nous y sommes arrivé, maintenant il faut que
nous en repartions.
Du
jour où le christianisme a dit à l'homme : " Tu es double,
tu es composé de deux êtres, l'un périssable, l'autre immortel, l'un
charnel, l'autre éthéré, l'un enchaîné par les appétits, les besoins
et les passions, l'autre emporté sur les ailes de l'enthousiasme et de la rêverie,
celui-ci enfin toujours courbé vers la terre, sa mère, celui-là sans
cesse élancé vers le ciel, sa patrie " ; de ce jour le
drame a été créé. Est-ce autre chose en effet que ce contraste de tous
les jours, que cette lutte de tous les instants entre deux principes opposés
qui sont toujours en présence dans la vie, et qui se disputent l'homme
depuis le berceau jusqu'à la tombe ?
La
poésie née du christianisme, la poésie de notre temps est donc le drame ;
le caractère du drame est le réel ; le réel résulte de la
combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui
se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création.
Car la poésie vraie, la poésie complète, est dans l'harmonie des
contraires. Puis, il est temps de le dire hautement, et c'est ici surtout
que les exceptions confirmeraient la règle, tout ce qui est dans la nature
est dans l'art.
En
se plaçant à ce point de vue pour juger nos petites règles
conventionnelles, pour débrouiller tous ces labyrinthes scolastiques, pour
résoudre tous ces problèmes mesquins que les critiques des deux derniers
siècles ont laborieusement bâtis autour de l'art, on est frappé de la
promptitude avec laquelle la question du théâtre moderne se nettoie. Le
drame n'a qu'à faire un pas pour briser tous ces fils d'araignée dont les
milices de Lilliput ont cru l'enchaîner dans son sommeil.
Ainsi,
que des pédants étourdis (l'un n'exclut pas l'autre) prétendent que le
difforme, le laid, le grotesque, ne doit jamais être un objet d'imitation
pour l'art, on leur répond que le grotesque, c'est la comédie, et
qu'apparemment la comédie fait partie de l'art. Tartufe n'est pas beau,
Pourceaugnac n'est pas noble ; Pourceaugnac et Tartufe sont
d'admirables jets de l'art.
Que
si, chassés de ce retranchement dans leur seconde ligne de douanes, ils
renouvellent leur prohibition du grotesque allié au sublime, de la comédie
fondue dans la tragédie, on leur fait voir que, dans la poésie des peuples
chrétiens, le premier de ces deux types représente la bête humaine, le
second l'âme. Ces deux tiges de l'art, si l'on empêche leurs rameaux de se
mêler, si on les sépare systématiquement, produiront pour tous fruits
d’une part des abstractions de vices, de ridicules ; de l’autre des
abstractions de crime, d'héroïsme et de vertu. Les deux types ainsi isolés
et livrés à eux-mêmes, s'en iront chacun de leur côté, laissant entre
eux le réel, l'un à sa droite, l'autre à sa gauche. D'où il suit qu'après
ces abstractions il restera quelque chose à représenter, l'homme ;
après ces tragédies et ces comédies quelque chose à faire, le drame.
Dans
le drame, tel qu'on peut, sinon l'exécuter, du moins le concevoir, tout
s'enchaîne et se déduit ainsi que dans la réalité. Le corps y joue son rôle
comme l'âme ; et les hommes et les événements, mis en jeu par ce
double agent, passent tour à tour bouffons et terribles, quelquefois
terribles et bouffons tout ensemble. Ainsi le juge dira : À la
mort, et allons dîner ! Ainsi le sénat romain délibérera sur le
turbot de Domitien. Ainsi Socrate, buvant la ciguë et conversant de l'âme
immortelle et du dieu unique, s'interrompra pour recommander qu'on sacrifie
un coq à Esculape. Ainsi Élisabeth jurera et parlera latin. Ainsi
Richelieu subira le capucin Joseph, et Louis XI son barbier, maître
Olivier-le-Diable. Ainsi Cromwell dira : J'ai le parlement dans mon
sac et le roi dans ma poche ; ou, de la main qui signe l'arrêt de
mort de Charles 1er, barbouillera d'encre le visage d'un régicide qui le
lui rendra en riant. Ainsi César dans le char de triomphe aura peur de
verser. Car les hommes de génie, si grands qu'ils soient, ont toujours en
eux leur bête, qui parodie leur intelligence. C'est par là qu'ils touchent
à l’humanité, c'est par là qu'ils sont dramatiques. " Du
sublime au ridicule il n’y a qu'un pas ", disait Napoléon,
quand il fut convaincu d'être homme ; et cet éclair d'une âme de feu
qui s'entr'ouvre illumine à la fois l'art et l'histoire, ce cri d'angoisse
est le résumé du drame et de la vie.
Chose
frappante, tous ces contrastes se rencontrent dans les poètes eux-mêmes,
pris comme hommes. A force de méditer sur l'existence, d'en faire éclater
la poignante ironie, de jeter à flots le sarcasme et la raillerie sur nos
infirmités, ces hommes qui nous font tant rire deviennent profondément
tristes. Ces Démocrites sont aussi des Héraclites. Beaumarchais était
morose, Molière était sombre, Shakespeare mélancolique.
C’est
donc une des suprêmes beautés du drame que le grotesque. Il n'en est pas
seulement une convenance, il en est souvent une nécessité. Quelquefois il
arrive par masses homogènes, par caractères complets : Dandin,
Prusias, Trissotin, Brid'oison, la nourrice de Juliette ; quelquefois
empreint de terreur, ainsi : Richard III, Bégears, Tartufe, Méphistophélès ;
quelquefois même voilé de grâce et d'élégance, comme Figaro, Osrick,
Mercutio, don Juan. Il s'infiltre partout, car de même que les vulgaires
ont mainte fois leur accès de sublime, les plus élevés payent fréquemment
tribut au trivial et au ridicule. Aussi, souvent insaisissable, souvent
imperceptible, est-il toujours présent sur la scène, même quand il se
tait, même quand il se cache. Grâce à lui, point d'impressions monotones.
Tantôt il jette du rire, tantôt de l'horreur dans la tragédie. Il fera
rencontrer l'apothicaire à Roméo, les trois sorcières à Macbeth, les
fossoyeurs à Hamlet. Parfois enfin il peut sans discordance, comme dans la
scène du roi Lear et de son fou, mêler sa voix criarde aux plus sublimes,
aux plus lugubres, aux plus rêveuses musiques de l'âme.
Voilà
ce qu'a su faire entre tous, d'une manière qui lui est propre et qu'il
serait aussi inutile qu'impossible d'imiter, Shakespeare, ce dieu du théâtre,
en qui semblent réunis, comme dans une trinité, les trois grands génies
caractéristiques de notre scène : Corneille, Molière, Beaumarchais.
On
voit combien l'arbitraire distinction des genres croule vite devant la
raison et le goût. On ne ruinerait pas moins aisément la prétendue règle
des deux unités. Nous disons deux et non trois unités, l'unité d'action
ou d'ensemble, la seule vraie et fondée, étant depuis longtemps hors de
cause.
Des
contemporains distingués, étrangers et nationaux, ont déjà attaqué, et
par la pratique et par la théorie, cette loi fondamentale du code
pseudo-aristotélique. Au reste, le combat ne devait pas être long. A la
première secousse elle a craqué, tant était vermoulue cette solive de la
vieille masure scolastique !
Ce
qu'il y a d'étrange, c'est que les routiniers prétendent appuyer leur règle
des deux unités sur la vraisemblance, tandis que c'est précisément le réel
qui la tue. Quoi de plus invraisemblable et de plus absurde en effet que ce
vestibule, ce péristyle, cette antichambre, lieu banal où nos tragédies
ont la complaisance de venir se dérouler, où arrivent, on ne sait comment,
les conspirateurs pour déclamer contre le tyran, le tyran pour déclamer
contre les conspirateurs, chacun à leur tour, comme s'ils s'étaient dit
bucoliquement :
Alternis
cantemus ; amant alterna Camenae.
Où a-t-on vu vestibule ou péristyle de cette sorte ? Quoi de plus
contraire, nous ne dirons pas à la vérité, les scolastiques en font bon
marché, mais à la vraisemblance ? Il résulte de là que tout ce qui
est trop caractéristique, trop intime, trop local, pour se passer dans
l'antichambre ou dans le carrefour, c'est-à-dire tout le drame, se passe
dans la coulisse. Nous ne voyons en quelque sorte sur le théâtre que les
coudes de l'action ; ses mains sont ailleurs. Au lieu de scènes, nous
avons des récits ; au lieu de tableaux, des descriptions. De graves
personnages placés, comme le chœur antique, entre le drame et nous,
viennent nous raconter ce qui se fait dans le temple, dans le palais, dans
la place publique, de façon que souventes fois nous sommes tentés de leur
crier : " Vraiment ! mais conduisez-nous donc là-bas !
On s'y doit bien amuser, cela doit être beau à voir ! " A
quoi ils répondraient sans doute : " Il serait possible que
cela vous amusât ou vous intéressât, mais ce n'est point là la question ;
nous sommes les gardiens de la dignité de la Melpomène française. "
Voilà !
Mais,
dira-t-on, cette règle que vous répudiez est empruntée au théâtre grec.
En quoi le théâtre et le drame grecs ressemblent-ils à notre drame et à
notre théâtre ? D'ailleurs nous avons déjà fait voir que la
prodigieuse étendue de la scène antique lui permettait d'embrasser une
localité tout entière, de sorte que le poète pouvait, selon les besoins
de l'action, la transporter à son gré d'un point du théâtre à un autre,
ce qui équivaut bien à peu près aux changements de décorations. Bizarre
contradiction ! le théâtre grec, tout asservi qu'il était à un but
national et religieux, est bien autrement libre que le nôtre, dont le seul
objet cependant est le plaisir, et, si l'on veut, l'enseignement du
spectateur. C'est que l'un n'obéit qu'aux lois qui lui sont propres, tandis
que l'autre s'applique des conditions d'être parfaitement étrangères à
son essence. L'un est artiste, l'autre est artificiel.
On
commence à comprendre de nos jours que la localité exacte est un des
premiers éléments de la réalité. Les personnages parlants ou agissants
ne sont pas les seuls qui gravent dans l'esprit du spectateur la fidèle
empreinte des faits. Le lieu où telle catastrophe s'est passée en devient
un témoin terrible et inséparable ; et l'absence de cette sorte de
personnage muet décompléterait dans le drame les plus grandes scènes de
l'histoire. Le poète oserait-il assassiner Rizzio ailleurs que dans la
chambre de Marie Stuart ? poignarder Henri IV ailleurs que dans cette
rue de la Ferronnerie, toute obstruée de haquets et de voitures ? brûler
Jeanne d'Arc autre part que dans le Vieux-Marché ? dépêcher le duc
de Guise autre part que dans ce château de Blois où son ambition fait
fermenter une assemblée populaire ? décapiter Charles 1er et Louis
XVI ailleurs que dans ces places sinistres d'où l'on peut voir White-Hall
et les Tuileries, comme si leur échafaud servait de pendant à leur palais ?
L'unité
de temps n'est pas plus solide que l'unité de lieu. L'action, encadrée de
force dans les vingt-quatre heures, est aussi ridicule qu'encadrée dans le
vestibule. Toute action a sa durée propre comme son lieu particulier.
Verser la même dose de temps à tous les événements ! appliquer la même
mesure sur tout ! On rirait d'un cordonnier qui voudrait mettre le même
soulier à tous les pieds. Croiser l'unité de temps à l'unité de lieu
comme les barreaux d'une cage, et y faire pédantesquement entrer, de par
Aristote, tous ces faits, tous ces peuples, toutes ces figures que la
providence déroule à si grandes masses dans la réalité ! c'est
mutiler hommes et choses, c'est faire grimacer l'histoire. Disons mieux :
tout cela mourra dans l'opération ; et c'est ainsi que les mutilateurs
dogmatiques arrivent a leur résultat ordinaire : ce qui était vivant
dans la chronique est mort dans la tragédie. Voilà pourquoi, bien souvent,
la cage des unités ne renferme qu'un squelette.
Et
puis si vingt-quatre heures peuvent être comprises dans deux, il sera
logique que quatre heures puissent en contenir quarante-huit. L'unité de
Shakespeare ne sera donc pas l'unité de Corneille. Pitié !
Ce
sont là pourtant les pauvres chicanes que depuis deux siècles la médiocrité,
l'envie et la routine font au génie ! C'est ainsi qu'on a borné
l'essor de nos plus grands poètes. C'est avec les ciseaux des unités qu'on
leur a coupé l'aile. Et que nous a-t-on donné en échange de ces plumes
d'aigle retranchées à Corneille et à Racine ? Campistron.
Nous
concevons qu'on pourrait dire : – Il y a dans des changements
trop fréquents de décoration quelque chose qui embrouille et fatigue le
spectateur, et qui produit sur son attention l'effet de l'éblouissement ;
il peut aussi se faire que des translations multipliées d'un lieu à un
autre lieu, d'un temps à un autre temps, exigent des contre-expositions qui
le refroidissent ; il faut craindre encore de laisser dans le milieu
d'une action des lacunes qui empêchent les parties du drame d'adhérer étroitement
entre elles, et qui en outre déconcertent le spectateur parce qu'il ne se
rend pas compte de ce qu'il peut y avoir dans ces vides... – Mais ce
sont là précisément les difficultés de l'art. Ce sont là de ces
obstacles propres à tels ou tels sujets et sur lesquels on ne saurait
statuer une fois pour toutes. C'est au génie à les résoudre, non aux poétiques
à les éluder.
Il
suffirait enfin, pour démontrer l'absurdité de la règle des deux unités,
d'une dernière raison, prise dans les entrailles de l'art. C'est
l'existence de la troisième unité, l'unité d'action, la seule admise de
tous parce qu'elle résulte d'un fait : l'œil ni l'esprit humain ne
sauraient saisir plus d'un ensemble à la fois. Celle-là est aussi nécessaire
que les deux autres sont inutiles. C'est elle qui marque le point de vue du
drame ; or, par cela même, elle exclut les deux autres. Il ne peut pas
plus y avoir trois unités dans le drame que trois horizons dans un tableau.
Du reste, gardons-nous de confondre l'unité avec la simplicité d'action.
L'unité d'ensemble ne répudie en aucune façon les actions secondaires sur
lesquelles doit s'appuyer l'action principale. Il faut seulement que ces
parties, savamment subordonnées au tout, gravitent sans cesse vers l'action
centrale et se groupent autour d'elle aux différents étages ou plutôt sur
les divers plans du drame. L'unité d'ensemble est la loi de perspective du
théâtre.
Mais,
s'écrieront les douaniers de la pensée, de grands génies les ont pourtant
subies, ces règles que vous rejetez !
Eh
oui, Qu'auraient-ils donc fait, ces admirables hommes, si l'on les eût
laissés faire ? Ils n'ont pas du moins accepté vos fers sans combat.
Il faut voir comme Pierre Corneille, harcelé à son début pour sa mer
veille du Cid, se débat sous Mairet, Claveret, d'Aubignac et Scudéry !
comme il dénonce à la postérité les violences de ces hommes qui, dit-il,
se font tout blancs d'Aristote ! Il faut voir comme on lui dit,
et nous citons des textes du temps : " Jeune homme, il faut
apprendre avant que d’enseigner, et à moins que d'être un Scaliger ou un
Heinsius, cela n'est pas supportable ! " Là-dessus Corneille
se révolte et demande si c'est donc qu'on veut le faire descendre, " beaucoup
au dessovbs de Claueret ! ". Ici Scudéry s'indigne de tant
d'orgueil et rappelle à " ce trois fois grand avthevr du Cid...
les modestes paroles par où le Tasse, le plus grand homme de son siècle, a
commencé l'apologie du plus beau de ses ouvrages, contre la plus aigre et
la plus injuste Censure, qu'on fera peut-être jamais. M. Corneille,
ajoute-t-il, tesmoigne bien en ses Responses qu'il est aussi loing de la modération
que du mérite de cet excellent avthevr. " Le jeune homme si
justement et si doucement censuré ose résister ; alors Scudéry
revient à la charge ; il appelle à son secours l'Académie Éminente :
" Prononcez, O MES IVGES, un arrest digne de vous, et qui face sçavoir
à toute l'Europe que le Cid n'est point le chef-d'œuure du plus grand
homme de France, mais ouy bien la moins iudicieuse pièce de M. Corneille
mesme. Vous le deuez, et pour vostre gloire en particulier, et pour celle de
nostre nation en général, qui s'y trouue intéressée : veu que les
estrangers qui pourroient voir ce beau chef-d'œuure, eux qui ont eu des
Tassos et des Guarinis, croyroient que nos plus grands maistres ne sont que
des apprentifs. " Il y a dans ce peu de lignes instructives toute
la tactique éternelle de la routine envieuse contre le talent naissant,
celle qui se suit encore de nos jours, et qui a attaché, par exemple, une
si curieuse page aux jeunes essais de lord Byron. Scudéry nous la donne en
quintessence. Ainsi, les précédents ouvrages d'un homme de génie toujours
préférés aux nouveaux, afin de prouver qu'il descend au lieu de monter, Mélite
et la Galerie du Palais mis au-dessus du Cid ; puis les
noms de ceux qui sont morts toujours jetés à la tête de ceux qui vivent :
Corneille lapidé avec Tasso et Guarini (Guarini !), comme plus tard on
lapidera Racine avec Corneille, Voltaire avec Racine, comme on lapide
aujourd'hui tout ce qui s'élève avec Corneille, Racine et Voltaire. La
tactique, comme on voit, est usée, mais il faut qu'elle soit bonne,
puisqu'elle sert toujours. Cependant le pauvre diable de grand homme
soufflait encore. C'est ici qu'il faut admirer comme Scudéry, le capitan de
cette tragi-comédie, poussé à bout, le rudoie et le malmène, comme il démasque
sans pitié son artillerie classique, comme il " fait voir "
à l'auteur du Cid " quels doivent estre les épisodes,
d'après Aristote, qui l'enseigne aux chapitres dixiesme et seiziesme de sa
Poétique ", comme il foudroie Corneille, de par ce même Aristote
" au chapitre vnziesme de son Art Poétique, dans lequel on voit
la condamnation du Cid " ; de par Platon " liure
dixiesme de sa République : ", de par Marcelin, " au
liure vingt-septiesme ; on le peut voir " ; de par les
tragédies de Niobé et de Jephté ; de par " l'Ajax de
Sophocle " ; de par " l'exemple d'Euripide " ;
de par " Heinsius, au chapitre six, Constitution de la Tragédie ;
et Scaliger le fils dans ses poésies " ; enfin, de par
" les Canonistes et les Iurisconsultes, au titre des Nopces ".
Les premiers arguments s'adressaient à l'académie, le dernier allait au
cardinal. Après les coups d'épingle, le coup de massue. Il fallut un juge
pour trancher la question. Chapelain décida. Corneille se vit donc condamné,
le lion fut muselé, ou, pour dire comme alors, la corneille fut déplumée.
Voici maintenant le côté douloureux de ce drame grotesque : c'est après
avoir été ainsi rompu dès son premier jet, que ce génie, tout moderne,
tout nourri du moyen-âge et de l'Espagne, forcé de mentir à lui-même et
de se jeter dans l'antiquité, nous donna cette Rome castillane, sublime
sans contredit, mais où, excepté peut-être dans le Nicomède si
moqué du dernier siècle pour sa fière et naïve couleur, on ne retrouve
ni la Rome véritable, ni le vrai Corneille.
Racine
éprouva les mêmes dégoûts, sans faire d'ailleurs la même résistance.
Il n'avait, ni dans le génie ni dans le caractère, l'âpreté hautaine de
Corneille. Il plia en silence, et abandonna aux dédains de son temps sa
ravissante élégie d'Esther, sa magnifique épopée d’Athalie.
Aussi on doit croire que, s'il n'eût pas été paralysé comme il l'était
par les préjugés de son siècle, s'il eût été moins souvent touché par
la torpille classique, il n'eût point manqué de jeter Locuste dans son
drame entre Narcisse et Néron, et surtout n'eût pas relégué dans la
coulisse cette admirable scène du banquet où l'élève de Sénèque
empoisonne Britannicus dans la coupe de la réconciliation. Mais peut-on
exiger de l'oiseau qu'il vole sous le récipient pneumatique ? – Que
de beautés pourtant nous coûtent les gens de goût, depuis Scudéry jusqu'à
La Harpe ! on composerait une bien belle œuvre de tout ce que leur
souffle aride a séché dans son germe. Du reste, nos grands poètes ont
encore su faire jaillir leur génie à travers toutes ces gênes. C'est
souvent en vain qu'on a voulu les murer dans les dogmes et dans les règles.
Comme le géant hébreu, ils ont emporté avec eux sur la montagne les
portes de leur prison.
On
répète néanmoins, et quelque temps encore sans doute on ira répétant :
– Suivez les règles ! Imitez les modèles ! Ce sont les règles
qui ont formé les modèles ! – Un moment ! Il y a en ce
cas deux espèces de modèles, ceux qui se sont faits d'après les règles,
et, avant eux, ceux d'après lesquels on a fait les règles. Or dans
laquelle de ces deux catégories le génie doit-il se chercher une place ?
Quoiqu'il soit toujours dur d'être en contact avec les pédants, ne vaut-il
pas mille fois mieux leur donner des leçons qu'en recevoir d'eux ? Et
puis, imiter ? Le reflet vaut-il la lumière ? le satellite qui se
traîne sans cesse dans le même cercle vaut-il l'astre central et générateur ?
Avec toute sa poésie, Virgile n'est que la lune d'Homère.
Et
voyons : qui imiter ? – Les anciens ? Nous venons de
prouver que leur théâtre n'a aucune coïncidence avec le nôtre.
D'ailleurs, Voltaire, qui ne veut pas de Shakespeare, ne veut pas des grecs
non plus. Il va nous dire pourquoi : " Les grecs ont hasardé
des spectacles non moins révoltants pour nous. Hippolyte, brisé par sa
chute, vient compter ses blessures et pousser des cris douloureux. Philoctète
tombe dans ses accès de souffrance ; un sang noir coule de sa plaie.
Œdipe, couvert du sang qui dégoutte encore du reste de ses yeux qu'il
vient d'arracher, se plaint des dieux et des hommes. On entend les cris de
Clytemnestre que son propre fils égorge, et Électre crie sur le théâtre :
" Frappez, ne l'épargnez pas, elle n'a pas épargné notre père. "
Prométhée est attaché sur un rocher avec des clous qu'on lui enfonce dans
l'estomac et dans les bras. Les Furies répondent à l'ombre sanglante de
Clytemnestre par des hurlements sans aucune articulation... L'art était
dans son enfance du temps d'Eschyle comme à Londres du temps de
Shakespeare. " – Les modernes ? Ah ! imiter des
imitations ! Grâce !
– Mais,
nous objectera-t-on encore, à la manière dont vous concevez l'art, vous
paraissez n'attendre que de grands poètes, toujours compter sur le génie ?
– L'art ne compte pas sur la médiocrité. Il ne lui prescrit rien,
il ne la connaît point, elle n'existe point pour lui ; l'art donne des
ailes et non des béquilles. Hélas ! d'Aubignac a suivi les règles,
Campistron a imité les modèles. Que lui importe ! il ne bâtit point
son palais pour les fourmis. Il les laisse faire leur fourmilière, sans
savoir si elles viendront appuyer sur sa base cette parodie de son édifice.
Les
critiques de l'école scolastique placent leurs poètes dans une singulière
position. D'une part, ils leur crient sans cesse : Imitez les modèles !
De l'autre, ils ont coutume de proclamer que " les modèles sont
inimitables " Or, si leurs ouvriers, à force de labeur,
parviennent à faire passer dans ce défilé quelque pâle contre-épreuve,
quelque calque décoloré des maîtres, ces ingrats, à l'examen du refaccimiento
nouveau, s'écrient tantôt : " Cela ne ressemble à rien ! "
tantôt : " Cela ressemble à tout ! " Et, par
une logique faite exprès, chacune de ces deux formules est une critique.
Disons-le
donc hardiment. Le temps en est venu, et il serait étrange qu'à cette époque,
la liberté, comme la lumière, pénétrât partout, excepté dans ce qu'il
y a de plus nativement libre au monde, les choses de la pensée. Mettons le
marteau dans les théories, les poétiques et les systèmes. Jetons bas ce
vieux plâtrage qui masque la façade de l'art ! Il n'y a ni règles,
ni modèles ; ou plutôt il n’y a d’autres règles que les lois générales
de la nature qui planent sur l’art tout entier, et les lois spéciales qui
pour chaque composition résultent des conditions d’existence propres à
chaque sujet. Les unes sont éternelles, intérieures et restent ; les
autres variables, extérieures, et ne servent qu’une fois. Les premières
sont la charpente qui soutient la maison ; les secondes l’échafaudage
qui sert à la bâtir et qu’on refait a chaque édifice. Celles-ci enfin
sont l'ossement, celles-là le vêtement du drame. Du reste, ces règles-là
ne s’écrivent pas dans les poétiques. Richelet ne s'en doute pas. Le génie,
qui devine plutôt qu’il n'apprend, extrait pour chaque ouvrage les premières
de l'ordre général des choses, les secondes de l’ensemble isolé du
sujet qu'il traite ; non pas à la façon du chimiste qui allume son
fourneau, souffle son feu, chauffe son creuset, analyse et détruit ;
mais à la manière de l’abeille, qui vole sur ses ailes d'or, se pose sur
chaque fleur, et en tire son miel, sans que le calice perde rien de son éclat,
la corolle rien de son parfum.
Le
poëte, insistons sur ce point, ne doit donc prendre conseil que de la
nature, de la vérité, et de l'inspiration qui est aussi une vérité et
une nature. Quando he, dit Lope de Vega,
Quando
he de escrivir una comedia,
Encierro los preceptos con seis llaves.
Pour enfermer les préceptes, en effet, ce n'est pas trop de six clefs. Que le
poète
se garde surtout de copier qui que ce soit, pas plus Shakespeare que Molière,
pas plus Schiller que Corneille. Si le vrai talent pouvait abdiquer à ce
point sa propre nature, et laisser ainsi de côté son originalité
personnelle, pour se transformer en autrui, il perdrait tout à jouer ce rôle
de sosie. C'est le dieu qui se fait valet. Il faut puiser aux sources
primitives. C'est la même sève, répandue dans le sol, qui produit tous
les arbres de la forêt, si divers de port, de fruits, de feuillage. C'est
la même nature qui féconde et nourrit les génies les plus différents. Le
vrai poète est un arbre qui peut être battu de tous les vents et abreuvé
de toutes les rosées, qui porte ses ouvrages comme ses fruits, comme le
fablier portait ses fables. A quoi bon s'attacher à un maître, se
greffer sur un modèle ? Il vaut mieux encore être ronce ou chardon,
nourri de la même terre que le cèdre et le palmier, que d'être le fungus
ou le lichen de ces grands arbres. La ronce vit, le fungus végète.
D'ailleurs, quelque grands qu'ils soient, ce cèdre et ce palmier, ce n'est
pas avec le suc qu'on en tire qu'on peut devenir grand soi-même. Le
parasite d'un géant sera tout au plus un nain. Le chêne, tout colosse
qu'il est, ne peut produire et nourrir que le gui.
Qu’on
ne s'y méprenne pas, si quelques-uns de nos poètes ont pu être grands, même
en imitant, c'est que, tout en se modelant sur la forme antique, ils ont
souvent encore écouté la nature et leur génie, c'est qu'ils ont été
eux-mêmes par un côté. Leurs rameaux se cramponnaient à l'arbre voisin,
mais leur racine plongeait dans le sol de l'art. Ils étaient le lierre, et
non le gui. Puis sont venus les imitateurs en sous-ordre, qui n'ayant ni
racine en terre, ni génie dans l'âme, ont dû se borner à l'imitation.
Comme dit Charles Nodier, après l'école d'Athènes, l'école
d'Alexandrie. Alors la médiocrité a fait déluge ; alors ont
pullulé ces poétiques, si gênantes pour le talent, si commodes pour elle.
On a dit que tout était fait, on a défendu à Dieu de créer d'autres Molières,
d'autres Corneilles. On a mis la mémoire à la place de l'imagination. La
chose même a été réglée souverainement : il y a des aphorismes
pour cela. " Imaginer, dit La Harpe avec son assurance naïve,
ce n'est au fond que se ressouvenir. "
La
nature donc ! La nature et la vérité. Et ici, afin de montrer que,
loin de démolir l'art, les idées nouvelles ne veulent que le reconstruire
plus solide et mieux fondé, essayons d'indiquer quelle est la limite
infranchissable qui, à notre avis, sépare la réalité selon l'art de la réalité
selon la nature. Il y a étourderie à les confondre, comme le font quelques
partisans peu avancés du romantisme. La vérité de l'art ne saurait jamais
être, ainsi que l'ont dit plusieurs, la réalité absolue. L'art ne peut
donner la chose même. Supposons en effet un de ces promoteurs irréfléchis
de la nature absolue, de la nature vue hors de l'art, à la représentation
d'une pièce romantique, du Cid, par exemple. – Qu'est cela ?
dira-t-il au premier mot. Le Cid parle en vers ! Il n'est pas naturel
de parler en vers. – Comment voulez-vous donc qu'il parle ? – En
prose. – Soit. – Un instant après : – Quoi,
reprendra-t-il s'il est conséquent, le Cid parle français ! – Eh
bien ? – La nature veut qu'il parle sa langue, il ne peut
parler qu'espagnol. – Nous n'y comprendrons rien ; mais soit
encore – Vous croyez que c'est tout ? Non pas ; avant la
dixième phrase castillane, il doit se lever et demander si ce Cid qui parle
est le véritable Cid, en chair et en os ? De quel droit cet acteur,
qui s'appelle Pierre ou Jacques, prend-il le nom de Cid ? Cela est faux.
– Il n'y a aucune raison pour qu'il n'exige pas ensuite qu'on
substitue le soleil à cette rampe, des arbres réels, des maisons réelles
à ces menteuses coulisses. Car, une fois dans cette voie, la logique nous
tient au collet, on ne peut plus s'arrêter.
On
doit donc reconnaître, sous peine de l'absurde, que le domaine de l'art et
celui de la nature sont parfaitement distincts. La nature et l'art sont deux
choses, sans quoi l'une ou l'autre n'existerait pas. L'art, outre sa partie
idéale, a une partie terrestre et positive. Quoi qu'il fasse, il est encadré
entre la grammaire et la prosodie, entre Vaugelas et Richelet. Il a, pour
ses créations les plus capricieuses, des formes, des moyens d'exécution,
tout un matériel à remuer. Pour le génie, ce sont des instruments ;
pour la médiocrité, des outils.
D'autres,
ce nous semble, l'ont déjà dit : le drame est un miroir où se réfléchit
la nature. Mais si ce miroir est un miroir ordinaire, une surface plane et
unie, il ne renverra des objets qu'une image terne et sans relief, fidèle,
mais décolorée ; on sait ce que la couleur et la lumière perdent à
la réflexion simple. Il faut donc que le drame soit un miroir de
concentration qui, loin de les affaiblir, ramasse et condense les rayons
colorants, qui fasse d'une lueur une lumière, d'une lumière une flamme.
Alors seulement le drame est avoué de l'art.
Le
théâtre est un point d'optique. Tout ce qui existe dans le monde, dans
l'histoire, dans la vie, dans l'homme, tout doit et peut s'y réfléchir,
mais sous la baguette magique de l'art. L'art feuillette les siècles,
feuillette la nature, interroge les chroniques, s'étudie à reproduire la réalité
des faits, surtout celle des mœurs et des caractères, bien moins léguée
au doute et à la contradiction que les faits, restaure ce que les
annalistes ont tronqué, harmonise ce qu'ils ont dépouillé, devine leurs
omissions et les répare, comble leurs lacunes par des imaginations qui
aient la couleur du temps, groupe ce qu'ils ont laissé épars, rétablit le
jeu des fils de la providence sous les marionnettes humaines, revêt le tout
d'une forme poétique et naturelle à la fois, et lui donne cette vie de vérité
et de saillie qui enfante l'illusion, ce prestige de réalité qui passionne
le spectateur, et le poète le premier, car le poète est de bonne foi.
Ainsi le but de l'art est presque divin : ressusciter, s'il fait de
l'histoire ; créer, s'il fait de la poésie.
C'est
une grande et belle chose que de voir se déployer avec cette largeur un
drame où l'art développe puissamment la nature ; un drame où
l'action marche à la conclusion d'une allure ferme et facile, sans
diffusion et sans étranglement ; un drame enfin où le poète
remplisse pleinement le but multiple de l'art, qui est d'ouvrir au
spectateur un double horizon, d'illuminer à la fois l'intérieur et l'extérieur
des hommes ; l'extérieur, par leurs discours et leurs actions ;
l'intérieur, par les a parte et les monologues ; de croiser, en
un mot, dans le même tableau, le drame de la vie et le drame de la
conscience.
On
conçoit que, pour une œuvre de ce genre, si le poète doit choisir dans
les choses (et il le doit), ce n'est pas le beau, mais le caractéristique.
Non qu'il convienne de faire, comme on dit aujourd'hui, de la couleur
locale, c'est-à-dire d'ajouter après coup quelques touches criardes çà
et là sur un ensemble du reste parfaitement faux et conventionnel. Ce n'est
point à la surface du drame que doit être la couleur locale, mais au fond,
dans le cœur même de l'œuvre, d'où elle se répand au dehors, d'elle-même,
naturellement, également, et, pour ainsi parler, dans tous les coins du
drame, comme la sève qui monte de la racine à la dernière feuille de
l'arbre. Le drame doit être radicalement imprégné de cette couleur des
temps ; elle doit en quelque sorte y être dans l'air, de façon qu'on
ne s'aperçoive qu'en y entrant et qu'en en sortant qu'on a changé de siècle
et d'atmosphère. Il faut quelque étude, quelque labeur pour en venir là ;
tant mieux. Il est bon que les avenues de l'art soient obstruées de ces
ronces devant lesquelles tout recule, excepté les volontés fortes. C'est
d'ailleurs cette étude, soutenue d'une ardente inspiration, qui garantira
le drame d'un vice qui le tue, le commun. Le commun est le défaut des poètes
à courte vue et à courte haleine. Il faut qu'à celte optique de la scène,
toute figure soit ramenée à son trait le plus saillant, le plus
individuel, le plus précis. Le vulgaire et le trivial même doit avoir un
accent. Rien ne doit être abandonné. Comme Dieu, le vrai poète est présent
partout à la fois dans son œuvre. Le génie ressemble au balancier qui
imprime l'effigie royale aux pièces de cuivre comme aux écus d'or.
Nous
n'hésitons pas, et ceci prouverait encore aux hommes de bonne foi combien
peu nous cherchons à déformer l'art, nous n'hésitons point à considérer
le vers comme un des moyens les plus propres à préserver le drame du fléau
que nous venons de signaler, comme une des digues les plus puissantes contre
l'irruption du commun, qui, ainsi que la démocratie, coule toujours à
pleins bords dans les esprits. Et ici, que la jeune littérature, déjà
riche de tant d'hommes et de tant d'ouvrages, nous permette de lui indiquer
une erreur où il nous semble qu'elle est tombée, erreur trop justifiée
d'ailleurs par les incroyables aberrations de la vieille école. Le nouveau
siècle est dans cet âge de croissance où l'on peut aisément se
redresser.
Il
s'est formé, dans les derniers temps, comme une pénultième ramification
du vieux tronc classique, ou mieux comme une de ces excroissances, un de ces
polypes que développe la décrépitude et qui sont bien plus un signe de décomposition
qu'une preuve de vie, il s'est formé une singulière école de poésie
dramatique. Cette école nous semble avoir eu pour maître et pour souche le
poète qui marque la transition du dix-huitième siècle au dix-neuvième,
l'homme de la description et de la périphrase, ce Delille qui, dit-on, vers
sa fin, se vantait, à la manière des dénombrements d'Homère, d'avoir
fait douze chameaux, quatre chiens, trois chevaux, y compris celui de Job,
six tigres, deux chats, un jeu d'échecs, un trictrac, un damier, un
billard, plusieurs hivers, beaucoup d'étés, force printemps, cinquante
couchers de soleil, et tant d'aurores qu'il se perdait à les compter.
Or
Delille a passé dans la tragédie. Il est le père (lui, et non Racine,
grand Dieu !) d'une prétendue école d'élégance et de bon goût qui
a flori récemment. La tragédie n'est pas pour cette école ce qu'elle est
pour le bonhomme Gilles Shakespeare, par exemple, une source d'émotions de
toute nature ; mais un cadre commode à la solution d'une foule de
petits problèmes descriptifs qu'elle se propose chemin faisant. Cette muse,
loin de repousser, comme la véritable école classique française, les
trivialités et les bassesses de la vie, les recherche au contraire et les
ramasse avidement. Le grotesque, évité comme mauvaise compagnie par la
tragédie de Louis XIV, ne peut passer tranquille devant celle-ci. Il
faut qu'il soit décrit ! c'est-à-dire anobli. Une scène
de corps de garde, une révolte de populace, le marché aux poissons, le
bagne, le cabaret, la poule au pot de Henri IV, sont une bonne
fortune pour elle. Elle s'en saisit, elle débarbouille cette canaille, et
coud à ses vilenies son clinquant et ses paillettes ; purpureus
assuitur pannus. Son but paraît être de délivrer des lettres de
noblesse à toute cette roture du drame ; et chacune de ces lettres du
grand scel est une tirade.
Cette
muse, on le conçoit, est d'une bégueulerie rare. Accoutumée qu'elle est
aux caresses de la périphrase, le mot propre, qui la rudoierait
quelquefois, lui fait horreur. Il n'est point de sa dignité de parler
naturellement. Elle souligne le vieux Corneille pour ses façons de
dire crûment :
Un
tas d'hommes perdus de dettes
et de crimes.
Chimène, qui l'eût cru ? Rodrigue, qui l'eût dit ?
Quand leur Flaminius marchandait Annibal.
Ah ! ne me brouillez pas avec la république ! Etc., etc.
Elle a encore sur le cœur son : Tout beau, monsieur ! Et il a
fallu bien des seigneur ! et bien des madame ! pour
faire pardonner à notre admirable Racine ses chiens si
monosyllabiques, et ce Claude si brutalement mis dans le lit
d'Agrippine.
Cette
Melpomène, comme elle s'appelle, frémirait de toucher une
chronique. Elle laisse au costumier le soin de savoir à quelle époque se
passent les drames qu'elle fait. L'histoire à ses yeux est de mauvais ton
et de mauvais goût. Comment, par exemple, tolérer des rois et des reines
qui jurent ? Il faut les élever de leur dignité royale à la dignité
tragique. C'est dans une promotion de ce genre qu'elle a anobli Henri IV.
C'est ainsi que le roi du peuple, nettoyé par M. Legouvé, a vu son ventre-saint-gris
chassé honteusement de sa bouche par deux sentences, et qu'il a été réduit,
comme la jeune fille du fabliau, à ne plus laisser tomber de cette bouche
royale que des perles, des rubis et des saphirs ; le tout faux, à la vérité.
En
somme, rien n'est si commun que cette élégance et cette noblesse de
convention. Rien de trouvé, rien d'imaginé, rien d'inventé dans ce style.
Ce qu'on a vu partout, rhétorique, ampoule, lieux communs, fleurs de collège,
poésie de vers latins. Des idées d'emprunt vêtues d'images de pacotille.
Les poëtes de cette école sont élégants à la manière des princes et
princesses de théâtre, toujours sûrs de trouver dans les cases étiquetées
du magasin manteaux et couronnes de similor, qui n'ont que le malheur
d'avoir servi à tout le monde. Si ces poëtes ne feuillettent pas la Bible,
ce n'est pas qu'ils n'aient aussi leur gros livre, le Dictionnaire des
rimes. C'est là leur source de poésie, fontes aquarum.
On
comprend que dans tout cela la nature et la vérité deviennent ce qu'elles
peuvent. Ce serait grand hasard qu'il en surnageât quelque débris dans ce
cataclysme de faux art, de faux style, de fausse poésie. Voilà ce qui a
causé l'erreur de plusieurs de nos réformateurs distingués. Choqués de
la roideur, de l'apparat, du pomposo de cette prétendue poésie
dramatique, ils ont cru que les éléments de notre langage poétique étaient
incompatibles avec le naturel et le vrai. L'alexandrin les avait tant de
fois ennuyés, qu'ils l'ont condamné, en quelque sorte, sans vouloir
l'entendre, et ont conclu, un peu précipitamment peut-être, que le drame
devait être écrit en prose.
Ils
se méprenaient. Si le faux règne en effet dans le style comme dans la
conduite de certaines tragédies françaises, ce n'était pas aux vers qu'il
fallait s'en prendre, mais aux versificateurs. Il fallait condamner, non la
forme employée, mais ceux qui avaient employé cette forme ; les
ouvriers, et non l'outil.
Pour
se convaincre du peu d'obstacles que la nature de notre poésie oppose à la
libre expression de tout ce qui est vrai, ce n'est peut-être pas dans
Racine qu'il faut étudier notre vers, mais souvent dans Corneille, toujours
dans Molière. Racine, divin poëte, est élégiaque, lyrique, épique ;
Molière est dramatique. Il est temps de faire justice des critiques entassées
par le mauvais goût du dernier siècle sur ce style admirable, et de dire
hautement que Molière occupe la sommité de notre drame, non seulement
comme poëte, mais encore comme écrivain. Palmas vere habet iste duas.
Chez
lui, le vers embrasse l'idée, s'y incorpore étroitement, la resserre et la
développe tout à la fois, lui prête une figure plus svelte, plus stricte,
plus complète, et nous la donne en quelque sorte en élixir. Le vers est la
forme optique de la pensée. Voilà pourquoi il convient surtout à la
perspective scénique. Fait d'une certaine façon, il communique son relief
à des choses qui, sans lui, passeraient insignifiantes et vulgaires. Il
rend plus solide et plus fin le tissu du style. C'est le nœud qui arrête
le fil. C'est la ceinture qui soutient le vêtement et lui donne tous ses
plis. Que pourraient donc perdre à entrer dans le vers la nature et le vrai ?
Nous le demandons à nos prosaïstes eux-mêmes, que perdent-ils à la poésie
de Molière ? Le vin, qu'on nous permette une trivialité de plus,
cesse-t-il d'être du vin pour être en bouteille ?
Que
si nous avions le droit de dire quel pourrait être, à notre gré, le style
du drame, nous voudrions un vers libre, franc, loyal, osant tout dire sans
pruderie, tout exprimer sans recherche ; passant d'une naturelle allure
de la comédie à la tragédie, du sublime au grotesque ; tour à tour
positif et poétique, tout ensemble artiste et inspiré, profond et soudain,
large et vrai ; sachant briser à propos et déplacer la césure pour déguiser
sa monotonie d'alexandrin ; plus ami de l'enjambement qui l'allonge que
de l'inversion qui l'embrouille ; fidèle à la rime, cette esclave
reine, cette suprême grâce de notre poésie, ce générateur de notre mètre ;
inépuisable dans la variété de ses tours, insaisissable dans ses secrets
d'élégance et de facture ; prenant, comme Protée, mille formes sans
changer de type et de caractère, fuyant la tirade ; se jouant dans le
dialogue ; se cachant toujours derrière le personnage ;
s'occupant avant tout d'être à sa place, et lorsqu'il lui adviendrait d'être
beau, n'étant beau en quelque sorte que par hasard, malgré lui et
sans le savoir ; lyrique, épique, dramatique, selon le besoin ;
pouvant parcourir toute la gamme poétique, aller de haut en bas, des idées
les plus élevées aux plus vulgaires, des plus bouffonnes aux plus graves,
des plus extérieures aux plus abstraites, sans jamais sortir des limites
d'une scène parlée ; en un mot tel que le ferait l’homme qu'une fée
aurait doué de l'âme de Corneille et de la tête de Molière. Il nous
semble que ce vers-là serait bien aussi beau que de la prose.
Il
n'y aurait aucun rapport entre une poésie de ce genre et celle dont nous
faisions tout à l'heure l'autopsie cadavérique. La nuance qui les sépare
sera facile à indiquer, si un homme d'esprit, auquel l'auteur de ce livre
doit un remerciement personnel, nous permet de lui en emprunter la piquante
distinction : l'autre poésie était descriptive, celle-ci serait
pittoresque.
Répétons-le
surtout, le vers au théâtre doit dépouiller tout amour-propre, toute
exigence, toute coquetterie. Il n'est là qu'une forme, et une forme qui
doit tout admettre, qui n'a rien à imposer au drame, et au contraire doit
tout recevoir de lui pour tout transmettre au spectateur : français,
latin, textes de lois, jurons royaux, locutions populaires, comédie, tragédie,
rire, larmes, prose et poésie. Malheur au poëte si son vers fait la petite
bouche ! Mais cette forme est une forme de bronze qui encadre la pensée
dans son mètre, sous laquelle le drame est indestructible, qui le grave
plus avant dans l'esprit de l'acteur, avertit celui-ci de ce qu'il omet et
de ce qu'il ajoute, l'empêche d'altérer son rôle, de se substituer à
l'auteur, rend chaque mot sacré, et fait que ce qu'a dit le poëte se
retrouve longtemps après encore debout dans la mémoire de l'auditeur. L'idée,
trempée dans le vers, prend soudain quelque chose de plus incisif et de
plus éclatant. C'est le fer qui devient acier.
On
sent que la prose, nécessairement bien plus timide, obligée de sevrer le
drame de toute poésie lyrique ou épique, réduite au dialogue et au
positif, est loin d'avoir ces ressources. Elle a les ailes bien moins
larges. Elle est ensuite d'un beaucoup plus facile accès ; la médiocrité
y est à l'aise ; et, pour quelques ouvrages distingués comme ceux que
ces derniers temps ont vus paraître, l'art serait bien vite encombré
d'avortons et d'embryons. Une autre fraction de la réforme inclinerait pour
le drame écrit en vers et en prose tout à la fois, comme a fait
Shakespeare. Cette manière a ses avantages. Il pourrait cependant y avoir
disparate dans les transitions d'une forme à l'autre, et quand un tissu est
homogène, il est bien plus solide. Au reste, que le drame soit écrit en
prose, qu'il soit écrit en vers, qu'il soit écrit en vers et en prose, ce
n'est là qu'une question secondaire. Le rang d'un ouvrage doit se fixer non
d'après sa forme, mais d'après sa valeur intrinsèque. Dans des questions
de ce genre, il n'y a qu'une solution ; il n'y a qu'un poids qui puisse
faire pencher la balance de l'art : c'est le génie.
Au
demeurant, prosateur ou versificateur, le premier, l'indispensable mérite
d'un écrivain dramatique, c'est la correction. Non cette correction toute
de surface, qualité ou défaut de l'école descriptive, qui fait de Lhomond
et de Restaut les deux ailes de son Pégase ; mais cette correction
intime, profonde, raisonnée, qui s'est pénétrée du génie d'un idiome,
qui en a sondé les racines, fouillé les étymologies ; toujours sûre,
parce qu'elle est sûre de son fait, et qu'elle va toujours d'accord avec la
logique de la langue. Notre Dame la grammaire mène l'autre aux lisières ;
celle-ci tient en laisse la grammaire. Elle peut oser, hasarder, créer,
inventer son style : elle en a le droit. Car, bien qu'en aient dit
certains hommes qui n'avaient pas songé à ce qu'ils disaient, et parmi
lesquels il faut ranger notamment celui qui écrit ces lignes, la langue
française n'est pas fixée et ne se fixera point. Une langue ne se fixe
pas. L'esprit humain est toujours en marche, ou, si l'on veut, en mouvement,
et les langues avec lui. Les choses sont ainsi. Quand le corps change,
comment l'habit ne changerait-il pas ? Le français du dix-neuvième siècle
ne peut pas plus être le français du dix-huitième, que celui-ci n'est le
français du dix-septième, que le français du dix-septième n'est celui du
seizième. La langue de Montaigne n'est plus celle de Rabelais, la langue de
Pascal n'est plus celle de Montaigne, la langue de Montesquieu n'est plus
celle de Pascal. Chacune de ces quatre langues, prise en soi, est admirable,
parce qu'elle est originale. Toute époque a ses idées propres, il faut
qu'elle ait aussi les mots propres à ces idées. Les langues sont comme la
mer, elles oscillent sans cesse. A certains temps, elles quittent un rivage
du monde de la pensée et en envahissent un autre. Tout ce que leur flot déserte
ainsi sèche et s'efface du sol. C'est de cette façon que des idées s'éteignent,
que des mots s'en vont. Il en est des idiomes humains comme de tout. Chaque
siècle lui apporte et en emporte quelque chose. Qu'y faire ? cela est
fatal. C'est donc en vain que l'on voudrait pétrifier la mobile physionomie
de notre idiome sous une forme donnée. C'est en vain que nos Josués littéraires
crient à la langue de s'arrêter ; les langues ni le soleil ne s'arrêtent
plus. Le jour où elles se fixent, c'est qu’elles meurent. – Voilà
pourquoi le français de certaine école contemporaine est une langue morte.
Telles
sont, à peu près, et moins les développements approfondis qui en
pourraient compléter l'évidence, les idées actuelles de l'auteur de ce
livre sur le drame. Il est loin du reste d'avoir la prétention de donner
son essai dramatique comme une émanation de ces idées, qui bien au
contraire, ne sont peut-être elles-mêmes, à parler naïvement, que des révélations
de l'exécution. Il lui serait fort commode sans doute et plus adroit
d'asseoir son livre sur sa préface et de les défendre l'un par l'autre. Il
aime mieux moins d'habileté et plus de franchise. Il veut donc être le
premier à montrer la ténuité du nœud qui lie cet avant-propos à ce
drame. Son premier projet, bien arrêté d'abord par sa paresse, était de
donner l'œuvre toute seule au public ; el demonio sin las cuernas,
comme disait Yriarte. C'est après l'avoir dûment close et terminée, qu’à
la sollicitation de quelques amis probablement bien aveuglés, il s'est déterminé
à compter avec lui-même dans une préface, à tracer, pour ainsi parler,
la carte du voyage poétique qu'il venait de faire, à se rendre raison des
acquisitions bonnes ou mauvaises qu'il en rapportait, et des nouveaux
aspects sous lesquels le domaine de l'art s'était offert à son esprit. On
prendra sans doute avantage de cet aveu pour répéter le reproche qu'un
critique d'Allemagne lui a déjà adressé, de faire " une poétique
pour sa poésie ". Qu'importe ? Il a d'abord eu bien plutôt
l'intention de défaire que de faire des poétiques. Ensuite, ne vaudrait-il
pas toujours mieux faire des poétiques d'après une poésie, que de la poésie
d'après une poétique ? Mais non, encore une fois, il n'a ni le talent
de créer, ni la prétention d'établir des systèmes. " Les systèmes,
dit spirituellement Voltaire, sont comme des rats qui passent par vingt
trous, et en trouvent enfin deux ou trois qui ne peuvent les admettre. "
C'eût donc été prendre une peine inutile et au-dessus de ses forces. Ce
qu'il a plaidé, au contraire, c'est la liberté de l'art contre le
despotisme des systèmes, des codes et des règles. Il a pour habitude de
suivre à tout hasard ce qu'il prend pour son inspiration, et de changer de
moule autant de fois que de composition. Le dogmatisme, dans les arts, est
ce qu'il fuit avant tout. À Dieu ne plaise qu'il aspire à être de ces
hommes, romantiques ou classiques, qui font des ouvrages dans leur système,
qui se condamnent à n'avoir jamais qu'une forme dans l'esprit, à toujours
prouver quelque chose, suivre d'autres lois que celles de leur organisation
et de leur nature. L'œuvre artificielle de ces hommes-là, quelque talent
qu'ils aient d'ailleurs, n'existe pas pour l'art. C'est une théorie, non
une poésie.
Après
avoir, dans tout ce qui précède, essayé d'indiquer quelle a été, selon
nous, l'origine du drame, quel est son caractère, quel pourrait être son
style, voici le moment de redescendre de ces sommités générales de l'art
au cas particulier qui nous y a fait monter. Il nous reste à entretenir le
lecteur de notre ouvrage, de ce Cromwell ; et comme ce n'est pas
un sujet qui nous plaise, nous en dirons peu de chose en peu de mots.
Olivier
Cromwell est du nombre de ces personnages de l'histoire qui sont tout
ensemble très célèbres et très peu connus. La plupart de ses biographes,
et dans le nombre il en est qui sont historiens, ont laissé incomplète
cette grande figure. Il semble qu'ils n'aient pas osé réunir tous les
traits de ce bizarre et colossal prototype de la réforme religieuse, de la
révolution politique d'Angleterre. Presque tous se sont bornés à
reproduire sur des dimensions plus étendues le simple et sinistre profil
qu'en a tracé Bossuet, de son point de vue monarchique et catholique, de sa
chaire d'évêque ancrée au trône de Louis XIV.
Comme
tout le monde, l'auteur de ce livre s'en tenait là. Le nom d'Olivier
Cromwell ne réveillait en lui que l'idée sommaire d'un fanatique régicide,
grand capitaine. C'est en furetant la chronique, ce qu'il fait avec amour,
c'est en fouillant au hasard les mémoires anglais du dix-septième siècle,
qu'il fut frappé de voir se dérouler peu à peu devant ses yeux un
Cromwell tout nouveau. Ce n'était plus seulement le Cromwell militaire, le
Cromwell politique de Bossuet ; c'était un être complexe, hétérogène,
multiple, composé de tous les contraires, mêlé de beaucoup de mal et de
beaucoup de bien, plein de génie et de petitesse ; une sorte de Tibère
Dandin, tyran de l'Europe et jouet de sa famille ; vieux régicide,
humiliant les ambassadeurs de tous les rois, torturé par sa jeune fille
royaliste ; austère et sombre dans ses mœurs et entretenant quatre
fous de cour autour de lui ; faisant de méchants vers ; sobre,
simple, frugal, et guindé sur l'étiquette ; soldat grossier et
politique délié ; rompu aux arguties théologiques et s'y plaisant ;
orateur lourd, diffus, obscur, mais habile à parler le langage de tous ceux
qu'il voulait séduire ; hypocrite et fanatique ; visionnaire
dominé par des fantômes de son enfance, croyant aux astrologues et les
proscrivant ; défiant à l'excès, toujours menaçant, rarement
sanguinaire ; rigide observateur des prescriptions puritaines, perdant
gravement plusieurs heures par jour à des bouffonneries ; brusque et dédaigneux
avec ses familiers, caressant avec les sectaires qu'il redoutait ;
trompant ses remords avec des subtilités, rusant avec sa conscience ;
intarissable en adresse, en pièges, en ressources ; maîtrisant son
imagination par son intelligence ; grotesque et sublime ; enfin,
un de ces hommes carrés par la base, comme les appelait Napoléon,
le type et le chef de tous ces hommes complets, dans sa langue exacte comme
l'algèbre, colorée comme la poésie.
Celui
qui écrit ceci, en présence de ce rare et frappant ensemble, sentit que la
silhouette passionnée de Bossuet ne lui suffisait plus. Il se mit à
tourner autour de cette haute figure, et il fut pris alors d'une ardente
tentation de peindre le géant sous toutes ses faces, sous tous ses aspects.
La matière était riche. A côté de l'homme de guerre et de l'homme d'état,
il restait à crayonner le théologien, le pédant, le mauvais poëte, le
visionnaire, le bouffon, le père, le mari, l'homme-Protée, en un mot le
Cromwell double, homo et vir.
Il
y a surtout une époque dans sa vie où ce caractère singulier se développe
sous toutes ses formes. Ce n'est pas, comme on le croirait au premier coup
d'œil, celle du procès de Chartes 1er, toute palpitante qu'elle est d'un
intérêt sombre et terrible ; c'est le moment où l'ambitieux essaya
de cueillir le fruit de cette mort. C'est l'instant où Cromwell, arrivé à
ce qui eût été pour quelque autre la sommité d'une fortune possible, maître
de l'Angleterre dont les mille factions se taisent sous ses pieds, maître
de l'Écosse dont il fait un pachalik, et de l'Irlande, dont il fait un
bagne, maître de l'Europe par ses flottes, par ses armées, par sa
diplomatie, essaie enfin d'accomplir le premier rêve de son enfance, le
dernier but de sa vie, de se faire roi. L'histoire n'a jamais caché plus
haute leçon sous un drame plus haut. Le Protecteur se fait d'abord prier ;
l'auguste farce commence par des adresses de communautés, des adresses de
villes, des adresses de comtés ; puis c'est un bill du parlement.
Cromwell, auteur anonyme de la pièce, en veut paraître mécontent ;
on le voit avancer une main vers le sceptre et la retirer ; il
s'approche à pas obliques de ce trône dont il a balayé la dynastie.
Enfin, il se décide brusquement ; par son ordre, Westminster est
pavoisé, l'estrade est dressée, la couronne est commandée à l'orfèvre,
le jour de la cérémonie est fixé. Dénouement étrange ! C'est ce
jour-là même, devant le peuple, la milice, les communes, dans cette grande
salle de Westminster, sur cette estrade dont il comptait descendre roi, que,
subitement, comme en sursaut, il semble se réveiller à l'aspect de la
couronne, demande s'il rêve, ce que veut dire cette cérémonie, et dans un
discours qui dure trois heures, refuse la dignité royale. – Était-ce
que ses espions l’avaient averti de deux conspirations combinées des
cavaliers et des puritains qui devaient, profitant de sa faute, éclater le
même jour ? Était-ce révolution produite en lui par le silence ou
les murmures de ce peuple, déconcerté de voir son régicide aboutir au trône ?
Était-ce seulement sagacité du génie, instinct d’une ambition prudente,
quoique effrénée, qui sait combien un pas de plus change souvent la
position et l’attitude d’un homme, et qui n'ose exposer son édifice plébéien
au vent de l’impopularité ? Était-ce tout cela à la fois ?
C’est ce que nul document contemporain n'éclaircit souverainement. Tant
mieux ; la liberté du poëte en est plus entière et le drame gagne à
ces latitudes que lui laisse l’histoire. On voit ici qu’il est immense
et unique ; c'est bien là l’heure décisive, la grande péripétie
de la vie de Cromwell. C'est le moment où sa chimère lui échappe, où le
présent lui tue l’avenir, ou pour employer une vulgarité énergique, sa
destinée rate. Tout Cromwell est en jeu dans cette comédie qui se
joue entre l'Angleterre et lui.
Voilà
donc l'homme, voilà l'époque qu'on a tenté d'esquisser dans ce livre.
'auteur
s'est laissé entraîner au plaisir d'enfant de faire mouvoir les touches de
ce grand clavecin. Certes, de plus habiles en auraient pu tirer une haute et
profonde harmonie, non de ces harmonies qui ne flattent que l'oreille, mais
de ces harmonies intimes qui remuent tout l'homme, comme si chaque corde du
clavier se nouait à une fibre du cœur. Il a cédé, lui, au désir de
peindre tous ces fanatismes, toutes ces superstitions, maladies des
religions à certaines époques ; à l'envie de jouer de tous ces
hommes, comme dit Hamlet ; d'étager au-dessous et autour de
Cromwell, centre et pivot de cette cour, de ce peuple, de ce monde, ralliant
tout à son unité et imprimant à tout son impulsion, et cette double
conspiration tramée par deux factions qui s'abhorrent, se liguent pour
jeter bas l'homme qui les gêne, mais s'unissent sans se mêler ; et ce
parti puritain, fanatique, divers, sombre, désintéressé, prenant pour
chef l'homme le plus petit pour un si grand rôle, l'égoïste et
pusillanime Lambert ; et ce parti des cavaliers, étourdi, joyeux, peu
scrupuleux, insouciant, dévoué, dirigé par l'homme qui, hormis le dévouement,
le représente le moins, le probe et sévère Ormond ; et ces
ambassadeurs, si humbles devant le soldat de fortune ; et cette cour étrange
toute mêlée d'hommes de hasard et de grands seigneurs disputant de
bassesse ; et ces quatre bouffons que le dédaigneux oubli de
l'histoire permettait d'imaginer ; et cette famille dont chaque membre
est une plaie de Cromwell ; et ce Thurloë, l'Achates du
Protecteur ; et ce rabbin juif, cet Israel Ben-Manassé, espion,
usurier et astrologue, vil de deux côtés, sublime par le troisième ;
et ce Rochester, ce bizarre Rochester, ridicule et spirituel, élégant et
crapuleux, jurant sans cesse, toujours amoureux et toujours ivre, ainsi
qu'il s’en vantait à l'évêque Burnet, mauvais poëte et bon
gentilhomme, vicieux et naïf, jouant sa tête et se souciant peu de gagner
la partie pourvu qu'elle l'amuse, capable de tout, en un mot, de ruse et d'étourderie,
de folie et de calcul, de turpitude et de générosité ; et ce sauvage
Carr, dont l'histoire ne dessine qu'un trait, mais bien caractéristique et
bien fécond ; et ces fanatiques de tout ordre et de tout genre,
Harrison, fanatique pillard ; Barebone, marchand fanatique ;
Syndercomb, tueur ; Augustin Garland, assassin larmoyant et dévot ;
le brave colonel Overton, lettré un peu déclamateur ; l'austère et
rigide Ludlow, qui alla plus tard laisser sa cendre et son épitaphe à
Lausanne ; enfin " Milton et quelques autres qui avaient de
l'esprit ", comme dit un
pamphlet
de 1675 (Cromwell politique), qui nous rappelle le Dantem quemdam
de la chronique italienne.
Nous
n'indiquons pas beaucoup de personnages plus secondaires, dont chacun a
cependant sa vie réelle et son individualité marquée, et qui tous
contribuaient à la séduction qu'exerçait sur l'imagination de l'auteur
cette vaste scène de l'histoire. De cette scène il a fait ce drame. Il l'a
jeté en vers parce que cela lui a plu ainsi. On verra du reste à le lire
combien il songeait peu à son ouvrage en écrivant cette préface, avec
quel désintéressement, par exemple, il combattait le dogme des unités.
Son drame ne sort pas de Londres, il commence le 25 juin 1657 à trois
heures du matin et finit le 26 à midi. On voit qu'il entrerait presque dans
la prescription classique, telle que les professeurs de poésie la rédigent
maintenant. Qu'ils ne lui en sachent du reste aucun gré. Ce n'est pas avec
la permission d'Aristote, mais avec celle de l'histoire, que l'auteur a
groupé ainsi son drame ; et parce que, à intérêt égal, il aime
mieux un sujet concentré qu'un sujet éparpillé.
Il
est évident que ce drame, dans ses proportions actuelles, ne pourrait
s'encadrer dans nos représentations scéniques. Il est trop long. On
reconnaîtra peut-être cependant qu'il a été dans toutes ses parties
composé pour la scène. C'est en s'approchant de son sujet pour l'étudier
que l'auteur reconnut ou crut reconnaître l'impossibilité d'en faire
admettre une reproduction fidèle sur notre théâtre, dans l'état
d'exception où il est placé, entre le Charybde académique et le Scylla
administratif, entre les jurys littéraires et la censure politique. Il
fallait opter : ou la tragédie pateline, sournoise, fausse, et jouée,
ou le drame insolemment vrai, et banni. La première chose ne valait pas la
peine d'être faite ; il a préféré tenter la seconde. C'est
pourquoi, désespérant d'être jamais mis en scène, il s'est livré libre
et docile aux fantaisies de la composition, au plaisir de la dérouler à
plus larges plis, aux développements que son sujet comportait, et qui,
s'ils achèvent d'éloigner son drame du théâtre, ont du moins l'avantage
de le rendre presque complet sous le rapport historique. Du reste, les comités
de lecture ne sont qu'un obstacle de second ordre. S'il arrivait que la
censure dramatique, comprenant combien cette innocente, exacte et
consciencieuse image de Cromwell et de son temps est prise en dehors de
notre époque, lui permît l'accès du théâtre, l'auteur, mais dans ce cas
seulement, pourrait extraire de ce drame une pièce qui se hasarderait alors
sur la scène, et serait sifflée.
Jusque-là
il continuera de se tenir éloigné du théâtre. Et il quittera toujours
assez tôt, pour les agitations de ce monde nouveau, sa chère et chaste
retraite. Fasse Dieu qu'il ne se repente jamais d'avoir exposé la vierge
obscurité de son nom et de sa personne aux écueils, aux bourrasques, aux
tempêtes du parterre, et surtout (car qu'importe une chute ?) aux
tracasseries misérables de la coulisse ; d'être entré dans cette
atmosphère variable, brumeuse, orageuse, où dogmatise l'ignorance, où
siffle l'envie, où rampent les cabales, où la probité du talent a si
souvent été méconnue, où la noble candeur du génie est quelquefois si déplacée,
où la médiocrité triomphe de rabaisser à son niveau les supériorités
qui l'offusquent, où l'on trouve tant de petits hommes pour un grand, tant
de nullités pour un Talma, tant de myrmidons pour un Achille ! Cette
esquisse semblera peut-être morose et peu flattée ; mais n'achève-t-elle
pas de marquer la différence qui sépare notre théâtre, lieu d'intrigues
et de tumultes, de la solennelle sérénité du théâtre antique ?
Quoi
qu'il advienne, il croit devoir avertir d'avance le petit nombre de
personnes qu'un pareil spectacle tenterait, qu’une pièce extraite de Cromwell
n'occuperait toujours pas moins de la durée d'une représentation. Il est
difficile qu'un théâtre romantique s'établisse autrement. Certes, si l'on
veut autre chose que ces tragédies dans lesquelles un ou deux personnages,
types abstraits d'une idée purement métaphysique, se promènent
solennellement sur un fond sans profondeur, à peine occupé par quelques têtes
de confidents, pâles contre-calques des héros, chargés de remplir les
vides d'une action simple, uniforme et monocorde ; si l'on s'ennuie de
cela, ce n'est pas trop d'une soirée entière pour dérouler un peu
largement tout un homme d'élite, toute une époque de crise ; l'un
avec son caractère, son génie qui s'accouple à son caractère, ses
croyances qui les dominent tous deux, ses passions qui viennent déranger
ses croyances, son caractère et son génie, ses goûts qui déteignent sur
ses passions, ses habitudes qui disciplinent ses goûts, musèlent ses
passions, et ce cortège innombrable d'hommes de tout échantillon que ces
divers agents font tourbillonner autour de lui ; l'autre, avec ses mœurs,
ses lois, ses modes, son esprit, ses lumières, ses superstitions, ses événements,
et son peuple que toutes ces causes premières pétrissent tour à tour
comme une cire molle. On conçoit qu'un pareil tableau sera gigantesque. Au
lieu d'une individualité, comme celle dont le drame abstrait de la vieille
école se contente, on en aura vingt, quarante, cinquante, que sais je ?
de tout relief et de toute proportion. Il y aura foule dans le drame. Ne
serait-il pas mesquin de lui mesurer deux heures de durée pour donner le
reste de la représentation à l'opéra-comique ou à la farce ? d'étriquer
Shakespeare pour Bobèche ? – Et qu'on ne pense pas, si l'action
est bien gouvernée, que de la multitude des figures qu'elle met en jeu
puisse résulter fatigue pour le spectateur ou papillotage dans le drame.
Shakespeare, abondant en petits détails, est en même temps, et à cause de
cela même, imposant par un grand ensemble. C'est le chêne qui jette une
ombre immense avec des milliers de feuilles exiguës et découpées.
Espérons
qu'on ne tardera pas à s'habituer en France à consacrer toute une soirée
à une seule pièce. Il y a en Angleterre et en Allemagne des drames qui
durent six heures. Les grecs, dont on nous parle tant, les grecs, et à la
façon de Scudéry nous invoquons ici le classique Dacier, chapitre VII de
sa Poétique, les grecs allaient parfois jusqu'à se faire représenter
douze ou seize pièces par jour. Chez un peuple ami des spectacles,
l'attention est plus vivace qu'on le croit. Le Mariage de Figaro, ce
nœud de la grande trilogie de Beaumarchais, remplit toute la soirée, et
qui a-t-il jamais ennuyé ou fatigué ? Beaumarchais était digne de
hasarder le premier pas vers ce but de l'art moderne, auquel il est
impossible de faire, avec deux heures, germer ce profond, cet invincible intérêt
qui résulte d'une action vaste, vraie et multiforme. Mais, dit-on, ce
spectacle, composé d'une seule pièce, serait monotone et paraîtrait long.
Erreur ! Il perdrait au contraire sa longueur et sa monotonie
actuelles. Que fait-on en effet maintenant ? On divise les jouissances
du spectateur en deux parts bien tranchées. On lui donne d'abord deux
heures de plaisir sérieux, puis une heure de plaisir folâtre ; avec
l'heure d'entr'actes que nous ne comptons pas dans le plaisir, en tout
quatre heures. Que ferait le drame romantique ? Il broierait et mêlerait
artistement ces deux espèces de plaisir. Il ferait passer à chaque instant
l'auditoire du sérieux au rire, des excitations bouffonnes aux émotions déchirantes,
du grave au doux, du plaisant au sévère. Car, ainsi que nous
l'avons déjà établi, le drame, c'est le grotesque avec le sublime, l'âme
sous le corps, c'est une tragédie sous une comédie. Ne voit-on pas que,
vous reposant ainsi d'une impression par une autre, aiguisant tour à tour
le tragique sur le comique, le gai sur le terrible, s'associant même au
besoin les fascinations de l'opéra, ces représentations, tout en n'offrant
qu'une pièce, en vaudraient bien d'autres ? La scène romantique
ferait un mets piquant, varié, savoureux, de ce qui sur le théâtre
classique est une médecine divisée en deux pilules.
Voici
que l'auteur de ce livre a bientôt épuisé ce qu'il avait à dire au
lecteur. Il ignore comment la critique accueillera et ce drame, et ces idées
sommaires, dégarnies de leurs corollaires, appauvries de leurs
ramifications, ramassées en courant et dans la hâte d'en finir. Sans doute
elles paraîtront aux " disciples de La Harpe " bien
effrontées et bien étranges. Mais si, par aventure, toutes nues et tout
amoindries qu'elles sont, elles pouvaient contribuer à mettre sur la route
du vrai ce public dont l'éducation est déjà si avancée, et que tant de
remarquables écrits, de critique ou d'application, livres ou journaux, ont
déjà mûri pour l'art, qu'il suive cette impulsion sans s'occuper si elle
lui vient d'un homme ignoré, d'une voix sans autorité, d'un ouvrage de peu
de valeur. C'est une cloche de cuivre qui appelle les populations au vrai
temple et au vrai Dieu.
Il
y a aujourd'hui l'ancien régime littéraire comme l'ancien régime
politique. Le dernier siècle pèse encore presque de tout point sur le
nouveau. Il l'opprime notamment dans la critique. Vous trouvez, par exemple,
des hommes vivants qui vous répètent cette définition du goût échappée
à Voltaire : " Le goût n'est autre chose pour la poésie
que ce qu'il est pour les ajustements des femmes. " Ainsi, le goût,
c'est la coquetterie. Paroles remarquables qui peignent à merveille cette
poésie fardée, mouchetée, poudrée, du dix-huitième siècle, cette littérature
à paniers, à pompons et à falbalas. Elles offrent un admirable résumé
d'une époque avec laquelle les plus hauts génies n'ont pu être en contact
sans devenir petits, du moins par un côté, d'un temps où Montesquieu a pu
et dû faire le Temple de Gnide, Voltaire le Temple du Goût,
Jean-Jacques le Devin du Village.
Le
goût, c'est la raison du génie. Voilà ce qu'établira bientôt une autre
critique, une critique forte, franche, savante, une critique du siècle qui
commence à pousser des jets vigoureux sous les vieilles branches desséchées
de l'ancienne école. Cette jeune critique, aussi grave que l'autre est
frivole, aussi érudite que l'autre est ignorante, s'est déjà créé des
organes écoutés, et l'on est quelquefois surpris de trouver dans les
feuilles les plus légères d'excellents articles émanés d'elle. C'est
elle qui, s'unissant à tout ce qu'il y a de supérieur et de courageux dans
les lettres, nous délivrera de deux fléaux : le classicisme
caduc, et le faux romantisme, qui ose poindre aux pieds du vrai. Car
le génie moderne a déjà son ombre, sa contre-épreuve, son parasite, son classique,
qui se grime sur lui, se vernit de ses couleurs, prend sa livrée, ramasse
ses miettes, et semblable à l'élève du sorcier, met en jeu, avec
des mots retenus de mémoire, des éléments d'action dont il n'a pas le
secret. Aussi fait-il des sottises que son maître a mainte fois beaucoup de
peine à réparer. Mais ce qu'il faut détruire avant tout, c'est le vieux
faux goût. Il faut en dérouiller la littérature actuelle. C'est en vain
qu'il la ronge et la ternit. Il parle à une génération jeune, sévère,
puissante, qui ne le comprend pas. La queue du dix-huitième siècle traîne
encore dans le dix-neuvième ; mais ce n'est pas nous, jeunes hommes
qui avons vu Bonaparte, qui la lui porterons.
Nous
touchons donc au moment de voir la critique nouvelle prévaloir, assise,
elle aussi, sur une base large, solide et profonde. On comprendra bientôt généralement
que les écrivains doivent être jugés, non d'après les règles et les
genres, choses qui sont hors de la nature et hors de l'art, mais d'après
les principes immuables de cet art et les lois spéciales de leur
organisation personnelle. La raison de tous aura honte de cette critique qui
a roué vif Pierre Corneille, bâillonné Jean Racine, et qui n'a
visiblement réhabilité John Milton qu'en vertu du code épique du père le
Bossu. On consentira, pour se rendre compte d'un ouvrage, à se placer au
point de vue de l'auteur, à regarder le sujet avec ses yeux. On quittera,
et c'est M. de Chateaubriand qui parle ici, la critique mesquine des défauts
pour la grande et féconde critique des beautés. Il est temps que tous
les bons esprits saisissent le fil qui lie fréquemment ce que, selon notre
caprice particulier, nous appelons défaut à ce que nous appelons beauté.
Les défauts, du moins ce que nous nommons ainsi, sont souvent la condition
native, nécessaire, fatale, des qualités.
Scit
genius, natale comes qui temperat astrum.
Où voit-on médaille qui n'ait son revers ? talent qui n'apporte son ombre
avec sa lumière, sa fumée avec sa flamme ? Telle tache peut n'être
que la conséquence indivisible de telle beauté. Cette touche heurtée, qui
me choque de près, complète l'effet et donne la saillie à l'ensemble.
Effacez l'une, vous effacez l'autre. L'originalité se compose de tout cela.
Le génie est nécessairement inégal. Il n'est pas de hautes montagnes sans
profonds précipices. Comblez la vallée avec le mont, vous n'aurez plus
qu'un steppe, une lande, la plaine des Sablons au lieu des Alpes, des
alouettes et non des aigles.
Il
faut aussi faire la part du temps, du climat, des influences locales. La
Bible, Homère, nous blessent quelquefois par leurs sublimités mêmes. Qui
voudrait en retrancher un mot ? Notre infirmité s'effarouche sauvent
des hardiesses inspirées du génie, faute de pouvoir s'abattre sur les
objets avec une aussi vaste intelligence. Et puis, encore une fois, il y a
de ces fautes qui ne prennent racine que dans les chefs-d'œuvre ;
il n'est donné qu'à certains génies d'avoir certains défauts. On
reproche à Shakespeare l'abus de la métaphysique, l'abus de l'esprit, des
scènes parasites, des obscénités, l'emploi des friperies mythologiques de
mode dans son temps, de l'extravagance, de l'obscurité, du mauvais goût,
de l’enflure, des aspérités de style. Le chêne, cet arbre géant que
nous comparions tout à l'heure à Shakespeare et qui a plus d'une analogie
avec lui, le chêne a le port bizarre, les rameaux noueux, le feuillage
sombre, l'écorce âpre et rude ; mais il est le chêne.
Et
c'est à cause de cela qu’il est le chêne. Que si vous voulez une tige
lisse, des branches droites, des feuilles de satin, adressez-vous au pâle
bouleau, au sureau creux, au saule pleureur ; mais laissez en paix le
grand chêne. Ne lapidez pas qui vous ombrage.
L'auteur
de ce livre connaît autant que personne les nombreux et grossiers défauts
de ses ouvrages. S'il lui arrive trop rarement de les corriger, c'est qu'il
répugne à revenir après coup sur une chose faite. Il ignore cet art de
souder une beauté à la place d'une tache, et il n'a jamais pu rappeler
l'inspiration sur une œuvre refroidie. Qu'a-t-il fait d'ailleurs qui vaille
cette peine ? Le travail qu'il perdrait à effacer les imperfections de
ses livres, il aime mieux l'employer à dépouiller son esprit de ses défauts.
C'est sa méthode de ne corriger un ouvrage que dans un autre ouvrage.
Au
demeurant, de quelque façon que son livre soit traité, il prend ici
l'engagement de ne le défendre ni en tout ni en partie. Si son drame est
mauvais, que sert de le soutenir ? S'il est bon, pourquoi le défendre ?
Le temps fera justice du livre, ou la lui rendra. Le succès du moment n'est
que l'affaire du libraire. Si donc la colère de la critique s'éveille à
la publication de cet essai, il la laissera faire. Que lui répondrait-il ?
Il n'est pas de ceux qui parlent, ainsi que le dit le poète castillan, par
la bouche de leur blessure,
Por
la boca de su herida.
Un dernier mot. On a pu remarquer que dans cette course un peu longue à
travers tant de questions diverses, l'auteur s'est généralement abstenu d'étayer
son opinion personnelle sur des textes, des citations, des autorités. Ce
n'est pas cependant qu'elles lui eussent fait faute. – " Si le
poète établit des choses impossibles selon les règles de son art, il
commet une faute sans contredit ; mais elle cesse d'être faute,
lorsque par ce, moyen il arrive à la fin qu'il s'est proposée ; car
il a trouvé ce qu'il cherchait. " – " Ils
prennent pour galimatias tout ce que la faiblesse de leurs lumières ne leur
permet pas de comprendre. Ils traitent surtout de ridicules ces endroits
merveilleux où le poète, afin de mieux entrer dans la raison, sort, s'il
faut ainsi parler, de la raison même. Ce précepte effectivement, qui donne
pour règle de ne point garder quelquefois de règles, est un mystère de
l’art qu'il n'est pas aisé de faire entendre à des hommes sans aucun goût...
et qu'une espèce de bizarrerie d'esprit rend insensibles à ce qui frappe
ordinairement les hommes. " – Qui dit cela ? c'est
Aristote. Qui dit ceci ? c'est Boileau. On voit à ce seul échantillon
que l'auteur de ce drame aurait pu comme un autre se cuirasser de noms
propres et se réfugier derrière des réputations. Mais il a voulu laisser
ce mode d'argumentation à ceux qui le croient invincible, universel et
souverain. Quant à lui, il préfère des raisons à des autorités ;
il a toujours mieux aimé des armes que des armoiries.
Octobre 1827.