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                                         Traite et esclavage : 1823, un commerce désormais illégal

 

Traite et esclavage


1823,
un commerce désormais illégal.



par Marc Nadaux


 





Avec le Congrès de Vienne en 1815, les grandes puissances européennes  avaient décidé de l'abolition de la traite. Cependant, dans la France de la Restauration, il faut attendre le vote de la loi du 15 avril 1818, complétée par l'ordonnance du 18 janvier 1823, pour préciser les sanctions prises à l'égard de ce commerce devenu illégal. Jusque 1830, plus de 500 affaires de bâtiments soupçonnés de se livrer à la traite, dont la moitié concernant le port de Nantes, sont portées devant les tribunaux.

Parmi elles, l'affaire du brick L'Eugène, jugée au Havre en 1823, montre les complexités de ce type de procès. Si l'on perçoit bien l'acheminement au vu du compte-rendu de l'audience (départ de France avec des produits d'échange pour les vendeurs africains, achat de vivres fraîches et d'eau potable lors d'une relâche à Tenerife, embarquement d'esclaves sur divers points du Golfe de Guinée, débarquement discret sur les côtes des Antilles avec ventes aux acheteurs locaux par les soins du subrécargue), la condamnation ne repose que sur des suppositions, bien étayées il est vrai.








Ordonnance du Roi qui défend, sous les peines y exprimées, à tout Armateur et Capitaine français, d'employer et d'affréter les bâtimens qui leur appartiennent ou qu'ils commandent, à transporter des Esclaves, 18 janvier 1823. 
L'affaire du brick L'Eugène, 1823.





Ordonnance du Roi qui défend, sous les peines y exprimées,
à tout Armateur et Capitaine français,
d'employer et d'affréter les bâtimens
qui leur appartiennent ou qu'ils commandent,
à transporter des Esclaves,
18 janvier 1823. 



 

A Paris, le 18 janvier 1823.


   LOUIS, par la grâce de Dieu, ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE ;


   Nous avons été informé que des capitaines naviguant dans les mers du Levant et sur les côtes de l'Egypte et de la Barbarie sont véhémentement soupçonnés d'avoir affrété leurs navires pour transporter au lieu où ils doivent être vendus des individus des deux sexes tombés par le sort de la guerre au pouvoir des belligérans, et traités par eux comme esclaves.
   Par de tels actes, ces capitaines participent au plus odieux abus des droits de la guerre ; ils manquent à tous les devoirs que la religion et l'humanité imposent ; ils compromettent à la fois l'honneur du nom et du pavillon français, les intérêts de l'Etat, et ceux des propriétaires et chargeurs des navires dont le commandement leur est confié.

  En conséquence, et sur le rapport de notre ministre secrétaire d'état au département de la marine et des colonies,


   NOUS AVONS ORDONNE ET ORDONNONS ce qui suit :


ART. Ier . Il est défendu à tout armateur et capitaine français d'employer et d'affréter les navires qui leur appartiennent ou qu'ils commandent, à transporter des esclaves, quelles que soit l'origine desdits esclaves et la nation au pouvoir de laquelle ils sont tombés, et pour quelque lieu qu'ils soient destinés.

ART. II . Les officiers commandant nos bâtimens arrêtront tout navire français à bord duquel des passagers traités comme esclaves se trouveroient ; ils les feront conduire et débarquer, le plus promptement qu'il sera possible au premier port où la sûreté et la liberté de ces individus seront parfaitement garanties.
   Lesdits commandants adresseront à notre ministre secrétaire d'état au département de la marine et des colonies un rapport, signé des principaux officiers d'état-major, sur les circonstances de l'arrestation du navire et du débarquement des passagers ; ils joindront à ce rapport l'interrogatoire qu'ils auront fait subir au capitaine, aux officiers, à l'équipage et aux passagers.

ART. III . Si un de nos consuls ou un agant consulaire de France est en résidence dans le port ou lesdits passagers auront été débarqués, il sera procédé par lui à l'interrogatoire prescrits ci-dessus, en présence d'un ou de deux officiers du bâtiment qui aura arrêté le navire et de deux ou trois Français immatriculés au consulat.

ART. IV . Le capitaine du navire qui aura été arrêté comme étant en contravention à la présente ordonnance, recevra l'ordre de retourner dans un port de France, aussitôt après le débarquement des esclaves passagers.
   Le signalement du capitaine et celui du navire seront adressés, par le consul qui aura eu le premier  connaissance de la contravention, à notre ministre secrétaire d'état au département de la marine et des colonies, et à tous nos consuls en Levant et en Barbarie.
   La cause de l'expulsion du navire et du capitaine sera notée, soit par l'officier commandant le bâtiment qui aura arrête le navire, soit par le consul de France, sur la commission du capitaine, sur le rôle d'équipage, l'acte de francisation et le congé de mer.

ART. V . Tout capitaine qui aura contrevenu à la présente ordonnance, sera interdit pour toujours de la faculté de commander aucun navire français, pour quelque destination que ce soit. Toutes poursuites sont, en outre, réservées aux propriétaires et chargeurs de navire, en raison des pertes et dommages que l'infraction commise par le capitaine aura pu causer.

ART. VI . Si le capitaine délinquant est en même temps armateur et propriétaire du navire, l'acte de francisation et le congé de mer lui seront retirés, dès qu'il sera arrivé dans un port de France, et ni l'administration de la marine, ni celle des douanes, ne pourront lui délivrer ultérieurement, pour un armement quelconque, aucune des expéditions qui constituent la nationalité d'un navire français, sans préjudice des poursuites qui pourraient être dirigées contre lui.
   Les agents de ces deux administrations constateront par un procès-verbal le retrait desdites pièces, et il en sera fait mention sur les registres de l'inscription maritime.

ART. VII . Nos ministres secrétaires d'état des affaires étrangères, de la marine et des finances, sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l'exécution de la présente ordonnance.


   Donné à Paris, en notre château des Tuileries, le 18e jour de Janvier de l'an de grâce 1823, et de notre règne le vingt-huitième.


Signé LOUIS 

Par le Roi.

Le Ministre Secrétaire d’état de la marine et des colonies,
Signé
MARQUIS DE CLERMONT-TONNERE






L'affaire du brick L'Eugène,
1823.



Le mardi onze novembre mil huit cent vingt trois, en l'audience du tribunal correctionnel du Havre tenue publiquement par Messieurs Oursel, président, Mitet, juge et Denouette, juge suppléant, en présence du substitut du procureur du roi assisté de Prosper Portel huissier audiencier entre Monsieur le Procureur du Roi poursuivant d'office, contre Pierre Bonnet, négociant armateur du navire L'Eugène, demeurant à Marseille, boulevard d'Angoulême n° 28, Jean-François-Désiré Morin, âgé de trente-et-un ans, né à Trouville, capitaine au long cours, demeurant au Havre, rue des Galbons, n° 210 et le nommé Boicy défaillant, le tribunal, parties ouïes et Monsieur le Procureur du Roi entendu, vu l'article premier de la loi du quinze avril mil huit cent dix-huit ainsi conçu, attendu que d'après l'aveu des parties et l'instruction il est constant au procès que le brick L'Eugène, capitaine Morin, armateur Bonnet, a été armé au Havre en 1821 et est parti de ce port pour la côte d'Afrique avec un chargement d'objets propres aux diverses traites qui se font avec les naturels de cette côte, que sans aucune force majeure et sans aucune nécessité ou urgence ce brick a relâché à Sainte-Croix-de-Ténériffe, que de là il est arrivé à Bony sur la côte d'Afrique où la majeure partie seulement de la cargaison suivant les prévenus aurait été mise à terre, que dans la traversée de la côte d'Afrique aux Antilles, le nommé Boiry, supercargue, a été débarqué dans le canal de la Dominique, qu'enfin le navire est arrivé à Saint-Thomas avec une faible quantité de riz, maïs, objets pouvant servir à la nourriture et sans aucune autre espèce de marchandise, attendu que ces faits sont entièrement invraisemblables si on veut les rattacher aux explications données par le capitaine Morin et les témoins qui lui sont favorables, qu'au contraire ils s'expliquent tout naturellement dans le système de l'accusation,

Qu'en effet la relâche à Ténériffe ne peut avoir eu pour but réel que de se procurer des vivres frais, et qu'il est encore moins probable qu'elle ait été conseillée et même ordonnée par le supercargue chargé de veiller aux intérêts des armateurs qui se trouvent compromis par de semblables relâches, qu'au contraire il paraît tout simple que si l'opération devait avoir pour but la traite des noirs on se soit procuré par une relâche les objets nécessaires à ce commerce qui n'auraient pu être ostensiblement embarqués au Havre,

Attendu que, quoiqu'il puisse être d'usage et de nécessité en traitant avec les naturels de la côte d'Afrique d'agir avec eux avec confiance, il est contre toute probabilité qu'on leur ait livré la presque totalité de la cargaison du brick L'Eugène, et qu'on n'ait reçu d'eux qu'une parcelle de marchandises d'échange, que si, au contraire, la traite des noirs a effectivement eu lieu et si ces noirs ont été introduits dans les Antilles il est facile d'expliquer pourquoi il ne s'est trouvé à bord de L'Eugène ni marchandise d'Europe ni marchandises de traite,

Attendu que le prétendu voyage de Bony à l'île du Prince pour y traiter trente tonneaux de marchandises de peu de valeur paraît par toutes les circonstances n'être qu'une fable, que si en effet d'après la mauvaise foi des naturels de Bony il ne restait à bord de L'Eugène qu'une faible portion de sa cargaison il était bien inutile d'aller à l'île du Prince pour y traiter une aussi faible quantité de marchandises, mais que la présence à bord de L'Eugène lors de son arrivée à Saint-Thomas d'une quantité de maïs et de riz n'excédant pas trente tonneaux, en supposant que ce fait soit constant ne pourrait étonner puisqu'il fallait des vivres pour nourrir les noirs si la traite avait eu lieu et qu'il paraît certain au procès que, lors du départ du Havre, la quantité de vivres embarquée n'aurait pas suffi pour une opération de traite des noirs, attendu que le débarquement de Boiry dans le canal de la Dominique, débarquement dont le capitaine Morin n'a voulu donner aucune cause plausible, explique parfaitement la nécessité où se trouvait cedit Boiry, supercargue, d'aller surveiller la vente des noirs débarqués, attendu qu'il est constant au procès qu'un débarquement de noirs fut soupçonné avoir eu lieu à la Martinique à l'époque où L'Eugène a pu passer près de cette île, attendu que sur trois témoins entendus à l'audience, deux ont été favorables à Morin, qu'au contraire un témoin a soutenu que la traite avait eu lieu, et a rapporté toutes les circonstances qui ont été désignées plus haut comme expliquant naturellement les faits constants au procès, faits invraisemblables dans le système de Morin et de Bonnet, qu'en police correctionnelle c'est moins le nombre que la nature des témoignages qu'il faut apprécier et que d'après tout ce qui a été dit ci-dessus le tribunal demeure convaincu qu'en effet la traite des noirs a été opérée par le brick L'Eugène, attendu que ce fait demeuré constant par l'instruction faite à l'audience est pleinement confirmé par les pièces du procès auxquelles néanmoins il n'est pas nécessaire d'avoir recours, attendu que l'application de la peine est toute simple à l'égard de Morin, que Bonnet veut en vain se soustraire à la confiscation de son navire et de la cargaison en prétendant qu'il n'a pas été prouvé qu'il ait coopéré d'une manière quelconque par des ordres ou des instructions au commerce défendu, que la confiscation est une peine réelle qui frappe le navire dès qu'il a été établi qu'il y a eu part prise par des sujets et navires français à la traite des noirs, mais attendu que Monsieur le Procureur du Roi a conclu que cette confiscation fût prononcée sous une contrainte que le tribunal apprécierait, que cette conclusion ne parait pas devoir être accordée, qu'en effet la loi ne l'autorise pas et qu'en matière criminelle les juges doivent se renfermer dans sa stricte exécution, que la confiscation est une peine réelle qui jamais ne peut être injuste puisque le propriétaire d'un navire doit s'imputer la faute d'avoir donné sa confiance à des gens qui en auraient abusé, dans le cas même où il n'aurait pas participé à la traite, tandis que la contrainte deviendrait une peine personnelle que les juges doivent donc se borner à prononcer ce qui est prescrit par la loi, que même le tribunal manquerait de données pour apprécier cette contrainte attendu que c'est à tort que Boiry a été mis dans la dépendance de la cause puisqu'aucune peine, ni réelle ni personnelle, ne paraît devoir le frapper, qu'il n'a point été établi qu'il fût propriétaire du navire ou de la cargaison ou intéressé dans l'opération et qu'il est seulement connu comme supercargue, c'est-à-dire comme mandataire,

Déclare Morin convaincu de s'être livré au commerce de la traite des noirs avec un équipage français et sur le brick français et sur le brick L'Eugène appartenant à Bonnet, et appliquant l'article premier ci-dessus cité, en conséquence itérativement défaut contre Boiry et pour le profit juge que les lettres de capitaine seront définitivement retirées à Morin qui est et demeure interdit de ses fonctions de capitaine au long cours, déclare le brick L'Eugène et sa cargaison appartenant à Bonnet confisqués, renvoie Boiry de l'action et condamne Bonnet et Morin aux dépens.

Pour extrait conforme délivré à Monsieur le Procureur du Roi Vastel.