1.
Le vieux pays - des origines à la Révolution française…
Lors
de notre dernière rencontre à l’occasion de « mots et propos »
sur l’exil de l’empereur Napoléon à Sainte Hélène, nous avons
esquissé l’idée de parler de Napoléon III et de la Savoie. Après
avoir réfléchi quelque peu à ce sujet, je me suis permis de penser que
pour aborder un tel thème, il était nécessaire de revenir aux racines
de l’histoire. Et je dois vous avouer que plus j’avançai, plus ma réflexion
première s’avérait être le juste choix. Car l’histoire que je vais
tenter de vous présenter n’est pas une histoire drôle. S’étendant
sur plus de deux mille ans, elle est le reflet d’un pays constamment
occupé, dévasté, ruiné par ses voisins, qui ignorants ses souffrances,
le traversent en tout sens. En effet, ce qui fait sa richesse, c’est sa
position géographique, incontournable pour les différents états qui
l’entourent. Mais cette situation devient une plaie lorsque ceux-ci sont
en guerre. Il m’a fallu, bien évidemment, pour rendre le sujet plus
souple, non pas tailler dans le vif, mais choisir certains thèmes tout en
maintenant un sens chronologique qui nous mènera de l’Antiquité à la
Révolution française, pour ce qui est de la première partie et de la Révolution
à l’annexion pour la seconde partie. Je
souhaite que l’histoire ainsi déroulée nous permette de mieux
comprendre lors de notre prochaine rencontre, qu’elles ont été les
causes qui ont poussé ou forcé la Savoie à choisir son destin du côté
de la France. Pour cette présentation, je me suis appuyé sur quelques
historiens français, savoyards et suisses :
-Histoire de la Savoie de Henri Ménabréa (1933)
-Nouvelle histoire de la Savoie sous la direction de Paul Guichonnet
(1996)
-Histoire des diocèses de France (Genève-Annecy) sous la direction de
Henri Baud (1985)
-Histoire de la Savoie de Thérèse et Jean-Pierre Leguay (2000)
-La Savoie millénaire de Bernard Iselin (1999)
-Histoire de la Savoie de Robert Colonna d’Istria (2002)
-Histoire de l’annexion de la Savoie à la France de Paul Guichonnet
-Un Léman suisse, La Suisse, Le Chablais et la neutralisation de la
Savoie (éd.Cabédita-2002).
Il
y a 80.000 ans débute la dernière grande glaciation, dite de Wurm :
c’est le temps de l’homme de Néanderthal, quelques traces de sa présence
ont été découvertes dans une grotte en Faucigny pour ce qui est de
notre région. Vers 40.000
ans, cette glaciation atteint son apogée, dès lors seul le sommet des
montagnes apparaît. Il faut attendre 25.000 ans, c’est à dire environ
13.000 ans avant J.C. pour que des clans de chasseurs s’installent dans
le fond des vallées, les glaciers ayant reculés au-delà du Léman.
C’est le début du temps appelé « holocène » dans lequel
nous sommes encore. Le climat se réchauffe, la flore, de scandinave
qu’elle était, devient forêt dense et dominante, tel que nous la
connaissons. C’est le début d’une lente mutation pour ces chasseurs,
cueilleurs et pêcheurs qui par le travail de la terre et l’élevage
vont se sédentariser. Aux alentours de 3800 av. J.C., la civilisation
dite de Cortaillod s’établit sur l’ensemble de l’arc alpin, à
cheval sur l’Italie, la Suisse et la France. Le retour du froid, vers
2800, pousse ces populations à mieux s’adapter aux nouvelles conditions
climatiques : les habitats se déplacent vers le bord des lacs où
l’on peut cultiver l’orge, le blé, le lin pour la confection des vêtements,
où l’on pratique un peu de poterie, où l’on échange des outils en
silex ou en pierre polie. Des marchands venus d’Espagne apportent du
cuivre, d’autres , venus de la mer Baltique , l’ambre pour la
fabrication de bijoux. Vers 1500 av. J.C., la civilisation dite des
« Champs d’Urnes » née dans le centre de l’Europe, fait
connaître la métallurgie du
bronze ; l’agriculture se développe rapidement par la découverte
de l’araire et de la pratique de l’assolement. Toutes ces améliorations
permettent à ces hommes de s’établir définitivement à certains
endroits et l’on peut dire que « où ils étaient, nous sommes
aujourd’hui ». Au début du IVeme siècle av. J.C., un peuple venu
de l’Europe danubienne, les Allobroges, s’installe dans nos régions :
ces allobroges montagnards ont laissé peu de vestiges, car ils vivent en
symbiose avec leur milieu : habitats en bois, outils et combustibles
tirés de la forêt, l’animal d’élevage lui procurant la nourriture,
lui facilitant les transports et lui donnant sa chaleur pendant les longs
hivers alpins, car tout ce petit monde partage la même habitation.
L’histoire, dans notre Savoie d’aujourd’hui, débute vraiment à
partir de la guerre entre les romains et les troupes carthaginoises
d’Hannibal, quand celui-ci décide, entre 218 et 201 av. J.C. d’aller
combattre Rome sur son propre territoire. Pour cela, il doit traverser les
Alpes avec ses 38.000 fantassins, ses 8.000 chevaux et ses fameux 37 éléphants ;
il obtient, moyennant finance, l’appui des Allobroges qui le guident à
travers les Alpes, qu’il aurait pu franchir, d’après l’historien
grec contemporain des événements Polybe, par le col du Petit Mont Cenis
ou par le col du Clapier, et ainsi tomber sur Suse, afin de surprendre les
romains. Après bien des péripéties et la défaite définitive
d’Hannibal, nous n’entendons plus parler des Allobroges jusqu’au
jour où Rome intervient en Gaule pour protéger la province Narbonnaise
des incursions de l’empire arverne. Battu lors de 2 grandes batailles,
l’Allobrogie est incorporée au monde romain en 118 av. J.C.. Ces événements
se poursuivent pendant 2 siècles environ, pour parvenir à une vraie
« pax romana » vers le premier siècle av. J.C. Les Allobroges
sont incorporés à la province Narbonnaise et dépendent directement du
proconsul de Vienne. Le développement des routes et des cols, bien
entretenus par le pouvoir romain pour permettre le passage de ses armées
vers le Nord, entraîne de même l’augmentation du trafic commercial et
de simples villages prennent une importance croissante, tels Aoste, Bourg
St. Maurice, Aime, Moûtiers, Annecy, Albens, Rumilly, Chambéry,
Faverges, Seyssel, Genève, etc. Pour la première fois dans l’histoire
apparaît dans les écrits d’un romain, Ammien Marcellin, en 390 ap.
J.C., le nom primitif de la Savoie, la « Sapaudia ».
Dès la fin du 3ème siècle, la décadence de Rome et la pénétration de
peuples barbares venus du Nord de l’Europe ( les Vandales, les Alains,
les Suèves, les Cimbres ) mettent un terme à la prospérité et à la
Pax romana. Cette lente évolution qui nous mène de l’Antiquité au
Moyen-Age sera encore marquée par un événement d’une importance
capitale, l’arrivée et la propagation du christianisme dès le 2ème siècle.
Les martyrs de Vienne ( Sainte Blandine ) et de Saint Maurice d’Agaune
vont être l’étincelle qui met le feu à toutes les anciennes idoles païennes.
A partir de l’Edit de Milan en 313, le christianisme devient religion
officielle et permet l’établissement des premiers évêchés dans notre
région : St. Domnin à Grenoble en 386, Isaac à Genève en 400, Moûtiers
en 426, etc.
Au V ème siècle, chassés de Scandinavie, bousculés par les Huns, les
Burgondes arrivent dans le Nord-Est de la France. Battus par le général
romain Aetius en 436, celui-ci, selon la coutume romaine, s’en fait des
allies protecteurs de la frontière de l’empire en leur concédant un
territoire nommé « Sapaudia », qui est érigé en royaume ;
Gondebaud en sera le roi en
480. Ce premier royaume de Burgondie ne survivra pas et de 534 à 751,
l’histoire de cette région ne sera que désastres, guerres et calamités :
c’est l’époque mérovingienne. Seuls quelques grands évêchés et
monastères maintiennent encore un semblant d’organisation et de
culture. En 751, les événements se précipitent : Pépin le Bref dépose
le dernier roi mérovingien, Childéric III et crée une nouvelle entité
qui donnera naissance avec Charlemagne et Louis le Pieux à l’empire
franc. Cette renaissance permet à la Savoie, incorporée à cet empire et
divisée en 3 comtés (Saboia, Morienna et Tarentasia), de redevenir une région
stratégique. Mais cette Pax Carolina ne dure pas, car à la mort de Louis
le Pieux, l’unité de l’empire carolingien éclate à cause du droit
coutumier germanique qui veut que l’héritage soit partagé à part égale
pour les héritiers. L’empire est donc divisé en 3 royaumes, un pour
chaque fils de l’empereur :
-
La Germanie à Louis le Germanique
-
La Francie à Charles le Chauve
-
La Lotharingie à Lothaire
Cette
Lotharingie (qui nous concerne), coincée entre la Germanie et la Francie,
qui s’étend de la mer Baltique à la Provence et à l’Italie du Nord,
offre le plus grand chaos ethnique et sera si convoitée qu’elle en
deviendra un immense champ de bataille.
En 888, un certain Rodolphe, descendant d’une famille bavaroise, les
Welfs, profite d’une vacance du pouvoir central pour se faire élire, à
St. Maurice d’Agaune, roi d’un territoire qui englobe tout le Sud-Est
de la Lotharingie, y compris la Savoie : c’est le 2eme royaume de
Burgondie. En 962, le pape Jean XII proclame Othon premier empereur du
Saint Empire Romain Germanique, pour services rendus à la papauté. En
1032, Rodolphe III, roi de Burgondie, meurt sans descendance et transmet
ses terres, par l’intermédiaire de l’empereur Conrad II, à un dénommé
Humbert. C’est le premier comte de Savoie.
De 1032 à 1416, 17 comtes vont se succéder à la tête du comté de
Savoie avec des fortunes diverses. Tantôt par une politique agressive,
tantôt par des mariages habiles, ils aboutiront à la construction d’un
véritable état à cheval sur les Alpes et par conséquent, ils
deviendront les maîtres des cols. Cette politique est à double sens :
dans l’un, elle enrichit leur état par les péages et les droits
fiscaux de passage, dans l’autre, elle les place entre les différents
souverains qui s’affrontent pour la possession des états italiens.
Chaque comte cherche à agrandir ses domaines, ainsi, au fil de
l’histoire, des liens diplomatiques se tissent par une « politique
de bascule », aujourd’hui allié avec le roi de France contre
l’empereur du St. Empire Romain Germanique, demain l’inverse. De même
avec les rois Plantagenêt d’Angleterre contre la France. Mais dès la
guerre de Cent Ans (1336-1450), cette politique jouera en faveur de la
France. Dans ce contexte diplomatique, Boniface, un des fils d’Amédée
IV, deviendra archevêque de Canterbury et primat d’Angleterre. Cette
diplomatie se fait aussi par des mariages : Odon
épouse Adélaïde de Suse qui lui apporte en dot Turin.
Amédée V s’unit à Sybille de Bagé et gagne ainsi la Bresse. Elle
se pratique aussi par des achats :
Thomas Ier et Amédée V achètent Chambéry et ses terres. De même
par des conquêtes :
Amédée VI reçoit le pays de Gex et le Faucigny en 1355 après sa
victoire aux Abrêts sur le Dauphiné.
Malgré sa petite taille démographique (env. 150.000 hab.), le comté est
une puissance de par sa position géographique, stratégiquement placé
sur l’ensemble du massif alpin. En effet, vers 1400, le comte Amédée
VIII contrôle la plupart des passages Nord - Sud et Est – Ouest : par l’acquisition de
l’Ossola (vers le lac Majeur) le col du Simplon ; vers St. Maurice,
le col du Gd. St. Bernard et le Pt. St. Bernard entre Aoste et Moûtiers,
entre Turin et Chambéry le col du Mt. Cenis ; ainsi jusqu’à Nice
et la Méditerranée. Cette position favorise l’émancipation du
commerce entre le Nord et le Sud , l’Est et l’Ouest de l’Europe. La
traversée du Mt. Cenis, par temps relativement clément, prend pour une
caravane de marchands et de voyageurs environ une semaine dans des
conditions, bien entendu, plus que aléatoires. En dépit des difficultés
dues à la configuration du terrain ou des conditions météorologiques,
le trafic est intense. En 1300, par exemple, le péage de Rivoli
enregistre le passage de plus de 5.000 bêtes de somme chargées entre
autre de toiles et de draps. Mais cette situation fait aussi le malheur de
la Savoie : rares sont les périodes où la guerre ne fait pas rage
de tout côté des Alpes. Le va et vient incessant des armées qui vivent
sur le pays, le ravagent. Il faut nourrir non seulement les soldats, mais
aussi les bêtes du train et les chevaux de la cavalerie. C’est la ruine
totale, sans compter les épidémies de peste qui déciment les peuples:
la grande peste de 1349 tue un tiers de la population.
Dans ce contexte de guerres, entrecoupées par de courtes périodes de
paix, un homme va particulièrement marqué son temps : Amédée VIII
naît en 1383 à Chambéry. A la mort de son père en 1391, la régence
est dévolue à sa grand mère, Bonne de Bourbon. Dès 1398, ayant atteint
sa majorité, il prend les rennes du pouvoir et n’aura de cesse
d’agrandir, d’enrichir et de développer son comté. Avec lui, la
Savoie touche à son apogée. En 1401, il achète tout le Genevois et espère
ainsi se rendre maître de la cité. Mais l’évêque et le conseil des
bourgeois de la ville s’y opposent et le rêve d’Amédée ne se réalisera
jamais. Les évêques en resteront les maîtres jusqu’à la Réforme.
Amédée VIII s’allie à l’empereur Sigismond IV pour essayer de résoudre
le problème du Grand Schisme d’Occident qui divise le monde chrétien.
A son retour d’Espagne où il est allé conférer avec le vieux pape
Benoît XIII, l’empereur traverse la Savoie, y est si bien reçu et
constatant l’importance du comté, l’érige en Duché de Savoie en
1416. Dès lors le nouveau
duc pratique une politique de prestige : aide à l’empereur contre
une révolte en Bohême, envoi de troupes à Chypre pour soutenir le roi
Janus de Lusignan. Il légifère et impose les fameux « Statuts de
Savoie » qui vont lui permettre de mieux gérer la vie de l’Etat
dans les domaines de l’administration, des transactions financières,
des droits de douanes, du prix des denrées, des salaires, ainsi que de la
moralité privée et publique. Après le décès de sa femme, Marie de
Bourgogne, Amédée se retire dans son château de Ripaille avec
l’ensemble de ses conseillers. C’est de là qu’il dirigera son vaste
duché. Entre temps la querelle religieuse s’envenime. En 1437, le
concile de Bâle, sous la pression de l’empereur, dépose le pape
italien Eugène IV et en 1439 offre la tiare à Amédée VIII. Celui-ci
l’accepte et est couronné sous le nom de Félix V. Malheureusement il
n’est pas reconnu par l’ensemble des cardinaux et de certains états
européens, qui le considèrent comme un pape schismatique. Après 9 années
de pontificat, en 1449, il se soumet et reconnaît le nouveau souverain
pontife élu à Rome sous le nom de Nicolas V, qui pour le remercier de
son désintéressement, le nomme Cardinal-Primat de Savoie, de Suisse et
du St. Empire. Il meurt 2 ans plus tard à Genève en 1451. Sa mort ouvre
un vide politique qui va durer plus de 100 ans pour le duché de Savoie.
En effet, les 7 ducs qui lui succéderont (Louis Ier, Amédée IX,
Philibert Ier, Charles Ier, Charles II, Philippe II et Charles III),
seront dans l’incapacité de trouver des solutions aux immenses problèmes
qui se présentent tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du duché.
Cet état de faiblesse est dû essentiellement à de grandes
transformations dans la politique européenne. La
guerre de Cent Ans ayant pris fin, les rois de France (Louis XII, François
Ier et Henri II) ont recouvré
toute leur puissance et ambitionnent de conquérir certains états
italiens.
Charles Quint, empereur d’Allemagne, reçoit la couronne
d’Espagne.
L’esprit de révolte que suscite la Réforme protestante,
bouleverse l’équilibre européen.
En
1553, à la mort à Vercelli de Charles III, le duché a pratiquement
disparu. Son fils, Emmanuel Philibert, réfugié en Espagne, lui succède à l’age de
25 ans. Eduqué sous la férule de Charles Quint, il a développé de
grandes qualités politiques et militaires. Sa devise est : « A
ceux qui n’ont rien, reste les armes ». Après la défaite française
de St. Quentin, en 1559 Emmanuel Philibert récupère l’ensemble de son
duché par la signature du traité de Cateau-Cambrésis qui met fin aux
guerres d’Italie entre Henri II de France et Philippe II d’Espagne. Le
traité est scellé par le mariage du duc avec Marguerite de Valois, sœur
d’Henri II. D’autre part, par le traité de Lausanne en 1564, le duc
absorbe aussi le Pays de Gex et le Chablais, mais il perd définitivement
le Pays de Vaud cédé à « ces
Messieurs de Berne ». C’est que, entre-temps, un événement
d’une portée incalculable c’est produit : la Réforme
protestante. Tel une traînée de poudre, elle a mis le feu à
l’ensemble de l’Europe du Nord. De la publication à Wittemberg des 95
thèses de Luther contre le catholicisme et la papauté en 1517, en
passant par Zurich avec Zwingli, pour finir à Genève avec Calvin en1530,
la réforme a bouleversé l’équilibre politique européen. Tout le nord
de l’état savoyard s’est vu imposé le protestantisme par Genève et Berne. Il faudra près de 60 ans et la persévérance
de St. François de Sales pour reconvertir le Chablais et le Pays de Gex
au catholicisme.
En 1563, jugeant Chambéry trop près des convoitises françaises,
Emmanuel Philibert transfère sa capitale à Turin.
Lorsqu’il meurt en 1580, Emmanuel Philibert, surnommé « tête de
fer », laisse un duché reconstruit, plus fort que jamais et respecté
par les autres puissances.
Son fils, Charles Emmanuel, lui succède. Imbu d’autorité et ivre de
conquêtes, il ne cesse d’aller de désastres en désastres : 1601-
perte du Bugey, de la Bresse et du Valromey ; 1602- Escalade de Genève.
En 1618, débute la guerre de Trente Ans qui met le feu à toute
l’Europe. Ayant mal choisi son parti, Charles Emmanuel voit ses Etats
entièrement envahit par les armées de Louis XIII et de Richelieu. Il
meurt en 1630. Victor Amédée Ier hérite d’un duché ruiné par le
passage incessant des différentes armées engagées dans le conflit et
par les épidémies qu’elles véhiculent.
Charles Emmanuel II devient le 14eme duc de Savoie en 1648, année du
traité de Wesphalie qui met fin à la guerre de Trente Ans. Cependant
l’intégrité territoriale ne sera recouvrée qu’en 1659 au traité
des Pyrénées qui termine la guerre entre la France et l’Espagne. A la
mort de son père (1675), Victor Amédée II n’a que 9 ans : sa mère,
Jeanne de Savoie-Nemours, exerce la régence jusqu’en 1684. Dès lors ,
le nouveau duc ne souhaite que ramener l’ordre, la tolérance religieuse
et le développement dans ses Etats. Malheureusement, la révocation de
l’Edit de Nantes en 1685, ainsi que les coups de forces de Louis XIV (
annexion de la Flandre, de la Franche-Comté et de Strasbourg ) déclenchent
la guerre de la Ligue protestante d’Augsburg en 1688. Le roi de France,
n’appréciant pas du tout la mansuétude du duc envers les réformés,
envahit en 1690 la Maurienne, une partie du Piémont, Nice et prend la
forteresse de Montmélian après un siège de quinze mois. En 1696, la
paix de Turin stoppe le conflit, le duc recouvre ses territoires, mais
celle-ci sera de courte durée, car voici que débute la guerre de
succession d’Espagne. A la mort de Charles II d’Espagne, décédé
sans héritier, la couronne revient par droit successoral à un prince
français ; choisit par Louis XIV, ce sera Philippe V. Mais
l'Angleterre, la Hollande, la Prusse et l’Autriche ne peuvent
l’accepter comme héritier du trône d’Espagne. En 1703, Louis XIV
envahit à nouveau une grande partie du duché afin d’attaquer les
forces impériales autrichiennes en Lombardie. Victor Amédée II rejoint
alors la grande coalition formée contre la France. En 1706, défendu par
le prince Eugène de Savoie-Carignan, le siège de Turin ne réussit pas
au roi de France et marque le début de son déclin. A l’épuisement des
belligérants après 13 années de guerres et la crainte de voir
l’empire de Charles VI de Habsbourg devenir trop puissant,
l’Angleterre force à la paix. Par le traité d’Utrecht (1713) et le
traité de Rastatt (1714), Philippe V reste sur le trône d’Espagne,
mais perd ses possessions italiennes ( Naples, Sardaigne et Sicile ).
L’Angleterre s’empare de Gibraltar. La Savoie retrouve ses territoires
agrandis d’une partie du Milanais. En 1713, sous l’égide de
l’Angleterre et la persévérance d’Eugène de Savoie-Carignan, la
Sicile est érigée en royaume et donnée au duc Victor Amédée II ;
puis sous la pression autrichienne, la Sicile est incorporée au royaume
de Naples qui devient un protectorat de l’empire d’Autriche et la
Savoie reçoit la Sardaigne comme lot de consolation. Officiellement, le
duc de Savoie devient roi de Sardaigne en 1718. Dès lors, la Savoie
n’est plus qu’une province de l’Etat sarde et le duc, devenu roi,
ancre l’avenir de sa dynastie en terre italienne. Victor Amédée II va
gérer son nouvel Etat en autocrate éclairé : centralisation du
pouvoir autour d’un chancelier et de 8 ministres, création des 3
grandes provinces de Piémont, Sardaigne et Savoie. Le nouveau roi s’attèle
à développer puissamment l’économie de son pays : verrerie, faïencerie,
tissage, travail du fer, et modernisation de l’agriculture avec
l’introduction de la culture du maïs, de la pomme de terre, du tabac et
de l’élevage du ver à soie. Il fait construire la basilique de la
Superga sur les hauteurs de Turin pour remercier la Vierge Marie de sa
victoire sur les français. Conscient de sa nouvelle puissance, il garde
cependant la tête froide et à la proposition du financier Law d’établir
le papier monnaie dans son royaume, il réplique : « je ne
suis pas assez puissant pour m’enrichir en ruinant les autres. »
Le 3 septembre 1730, après 50 ans de règne, il abdique en faveur de son
fils Charles Emmanuel III, qui à peine installé, doit faire face à
nouveau à la guerre : succession de Pologne (1733-1735) et
succession d’Autriche (1742-1748).
Le traité d’Aix la Chapelle en 1748 ouvre une période relativement
tranquille pour le royaume et ce jusqu’à la Révolution française. Ces
quelques 40 années de paix permirent à Charles Emmanuel III et à son
fils Victor Amédée III d’entreprendre de grandes réformes et d’améliorer
la qualité de vie de leurs sujets. Ces dernières années de l’ancien régime
sont marquées par un autoritarisme paternel de la part du pouvoir royal ;
mais les idées nouvelles véhiculées par la littérature, tels les œuvres
de Voltaire, de Rousseau, de Montesquieu, etc. font leurs chemins et vont profondément modifier les mentalités. Lorsque, à
Paris, la révolution éclatera, les savoyards se tourneront avec
enthousiasme vers leurs frères de France.
2 . un royaume ou un empire ? il faut choisir….
De la révolution à l’annexion !
Ah ! cette sœur qui nous est chère
De tous nos vœux nous l’appelons.
Nos cœurs vont où va notre Isère
Et le penchant de nos vallons.
Jacquemoud
Ces
quarante années de paix qui précèdent la tempête de 1789, expliquent
la prospérité du duché, ainsi que le qualificatif de « beau
XVIIIème siècle ».Mais, malgré cette embellie qui profite surtout
aux nobles, aux bourgeois, aux magistrats et aux propriétaires terriens,
une grande partie de la population, principalement des paysans, peine à
s’élever dans l’échelle sociale. Cela ne suffit pourtant pas à
expliquer pourquoi les savoyards vont adhérer d’une façon si
enthousiaste aux idées nouvelles de la révolution française. Entre Piémont
et Savoie le fossé ne fait que se creuser : le système politique et
administratif établit à Turin pèse de plus en plus lourd sur les
savoyards, qui trouvent par ailleurs que leur roi est trop accaparé par
le Piémont. Victor-Amédée, déjà âgé, ne comprend plus la situation
et l’évolution de ses Etats. La nomination de piémontais à la plupart
des postes administratifs et militaires, voir aussi de polices, finit par
exaspérer le peuple de Savoie qui se tourne de plus en plus vers la
France, où une nombreuse population d’émigrés du duché a trouvé un
refuge ou un travail, tant à Paris qu’à Lyon ou Grenoble :
affinités de culture et de langue débouchent sur un désir latent
d’appartenance à cette grande sœur qu’est la France. D’ailleurs
Victor-Amédée II, dès 1721, l’avait compris et avait envisagé un
troc avantageux de la Savoie contre une partie du Milanais. Cette rivalité
entre piémontais et savoyards va se nourrir des événements de 1789.
A Paris, les efforts désespérés des ministres de Louis XVI ( Turgot,
Necker, Calonne ) pour le salut des budgets de la monarchie française,
passionnent les notables savoyards. Dans chaque loge maçonnique on
s’intéresse vivement aux idées nouvelles de liberté, de justice et
d’égalité : « les aristocrates croient que leurs mérites,
brimés par la monarchie absolue du Piémont, vont enfin prendre leur
essor ; les prêtres rêvent d’une ère évangélique ; les
philosophes prophétisent la réalisation de leur idéal et les paysans
pensent y voir une occasion de payer moins d’impôts et de devenir
propriétaire de leur terres d’une façon plus radicale. » Dès la
fin 1789 et jusqu’en 1791, la Savoie connaît des troubles : les
jeunes libéraux du Duché se réfugient à Paris et conspirent contre
« le tyran sarde ». Partout des libelles circulent, appelant
non à l’indépendance du Duché, mais à l’annexion à la France. En
1792, l’agitation s’amplifie et la révolution française se
radicalise en adoptant un esprit de conquête : Avignon et le Contât
Venaissin – possession de la papauté – sont annexés à la demandes
de ses habitants ( surtout ceux d’Avignon ). La guerre est déclarée à
l’Autriche. A Paris, des émigrés de tous pays, y compris des savoyards
et des suisses, forment un bataillon de « patriotes étrangers
». Un savoyard, nommé Doppet, crée la légion des Allobroges et
demande l’invasion de sa province par les troupes révolutionnaires. Le
22 septembre 1792, commandées par le général Montesquiou, les armées
de la révolution, ainsi que la légion des Allobroges, pénètrent dans
le Duché sans que les troupes piémontaises du vieux général Lazary ne
fassent le moindre geste. Une grande partie de la population accueillit
avec enthousiasme les français. Aussitôt, à Chambéry, des sociétés
populaires se réunirent afin que le peuple fasse sa propre révolution et
se donne un nouveau gouvernement. Sous la pression des jacobins parisiens,
l’assemblée des Allobroges décide que chaque commune élira un représentant
muni des pleins pouvoirs. Le 21 octobre 1792, dans la cathédrale de Chambéry,
sur 658 communes, 583 optent pour l’annexion immédiate à la France, la
déchéance de la maison royale de Savoie, la suppression de la noblesse,
l’abolition de la dîme et la confiscation des biens du clergé. Le 27
novembre 1792, après une intervention de l’abbé Grégoire, la Savoie
était incorporée à la république française sous le nom de département
du Mt. Blanc ; dix députés savoyards partaient à Paris pour siéger
à la Convention. Mais dès l’établissement dans la capitale du
terrible régime de salut public, instauré par Robespierre et ses amis,
un fossé se creuse entre les savoyards et la radicalisation du
gouvernement révolutionnaire : présence des troupes qu’il faut
nourrir et héberger, imposition du papier monnaie dit « assignats »
qui ne fait que se dévaluer, cherté de la vie, réquisitions de tous
genres, cette situation ne peut durer et très vite des révoltes éclatent.
Mais le motif premier de ce désenchantement vient de la question
religieuse : la constitution civile du clergé qui
impose aux prêtres de prêter serment à la république, divisent
plus de la moitié des ecclésiastiques, qui sont condamnés à l’exil,
voir à la déportation. Cette opposition va durer jusqu’au Consulat
(1799) et même jusqu’à la signature du Concordat entre Bonaparte et le
pape Pie VII le 16 juillet
1801, qui rétablit la paix religieuse en France. 1793 fut pour la Savoie
une année contre-révolutionnaire. On espérait même le retour de l’ancienne dynastie. Ces mouvements de défiance vis à vis
du régime provoquent une reprise en main musclée de la part des autorités
de Paris. Deux hommes vont successivement diriger le nouveau département :
Philibert Simon, originaire de Rumilly, qui soupçonné de complot et
d’accointance avec des banquiers étrangers, finit sur l’échafaud en
1794 et son successeur, Albitte l’Aîné, homme de loi d’origine
normande, un être obtus et forcené, qui sera jusqu’à la mort de
Robespierre le 28 juillet 1794, le maître absolu du département du Mt.
Blanc. Suite à l’invasion de l’Italie du Nord par les troupes françaises
commandées par le général Bonaparte, la maison royale de Savoie disparaît
pratiquement de l’échiquier politique européen et ce jusqu’à la fin
de l’empire napoléonien en 1815. Charles Emmanuel IV doit se réfugier
sur l’île de Sardaigne. En 1802, il abdique en faveur de son frère
Victor Emmanuel Ier.
En 1798, le nouveau gouvernement français, le Directoire, réalise l’éternel
rêve de la dynastie de Savoie, à savoir l’annexion de Genève qui
devient le chef-lieu du deuxième département savoyard, le département
du Léman formé du Genevois sans Annecy, incorporé au dép. du Mt.
Blanc, du Pays de Gex, du Faucigny et du Chablais.
En résumé, de 1793 à 1799, année qui marque la fin du Directoire, la
Savoie a très sincèrement regretté son ancienne dynastie : mécontentement
généralisé dû aux embarras financiers, au non respect des croyances,
des us et coutumes du pays, aux abus militaires et policiers, à la
conscription obligatoire.
L’arrivée de Bonaparte au Consulat ( après le coup d’état du 18
brumaire an VIII – 9 nov. 1799 ) puis à l’Empire marque pour la
Savoie le retour à l’ordre, à la confiance et à la sécurité et cela
jusqu’en 1810 environ. Une très grande partie de la population se
rallia progressivement au régime. L’ampleur des besoins du nouvel
empire et la puissance de ses moyens entraînèrent la mise en œuvre
d’immenses chantiers : la réfection totale de la route du Mt.
Cenis de 1801 à 1810, le tunnel des Echelles, l’endiguement de l’Isère,
la route du Simplon de Genève, par Thonon, Sion, Brigue et le col
jusqu’en Italie, etc. D’autre part, en 1801, la signature du Concordat
permet d’apaiser les tensions. Mais dès les premières difficultés
militaires, principalement après le désastre de la retraite de Russie et
la nouvelle coalition formée contre Napoléon en 1813, tout le système
se met à craquer ; la grogne s’empare de toutes les catégories de
la société ; la conscription obligatoire, la hausse des impôts,
l’hostilité entre le pape et l’empereur attisent la mauvaise humeur.
La déroute de la bataille de France en 1814 a deux conséquences :
1 ) Genève fait sécession, se proclame république
indépendante et entre dans la Confédération helvétique en septembre
1814.
2 ) L’illustre Talleyrand, profitant de la
division des alliés lors de la signature du traité de Paris en mai 1814,
parvient à faire partager la Savoie en 2 entités distinctes :
-
Une Savoie occidentale, qui comprend Chambéry- Annecy- Rumilly et
Thônes, revenir à Louis XVIII, nouveau roi de France.
-
Une Savoie orientale, comprenant le Chablais et l’ensemble des
vallées alpines, rendue au royaume de Sardaigne.
Mais dans ce ciel presque serein, soudain un coup de tonnerre se fait
entendre : en mars 1815, Napoléon s’échappe de l’île d’Elbe
et en vingt jours reconquiert le pouvoir pour cent jours jusqu’à la
triste bataille de Waterloo qui voit tous ses espoirs anéantis. Le second
traité de Paris rectifie l’absurdité du premier et rend la Savoie
toute entière au royaume sarde. De plus, se trouvant dans
l’impossibilité de défendre militairement sa frontière occidentale,
le roi Victor-Emmanuel Ier accepte que « le Chablais, le Faucigny et
la Savoie au nord d’Ugine fassent partie de la neutralité suisse tout
en appartenant à sa majesté le roi de Sardaigne. »
Après
la bataille de Waterloo et la chute de l’empire napoléonien, la Savoie
va encore partager le sort du royaume de Piémont Sardaigne jusqu’en
1860 ; 45 années qui se divisent en 2 périodes bien distinctes :µ
1)
De 1815 à 1848, la royauté sarde impose un régime absolutiste et
réactionnaire en brimant tout esprit novateur et en maintenant sous des règles
rigides une société avide d’évolution.
2)
Après la révolution de 1848, un Piémont libéral et démocratique
s’affirme, mais cette évolution
n’empêche pas le détachement irrémédiable de la Savoie
d’une dynastie et d’un royaume de plus en plus italianisés.
En
effet l’ère napoléonienne avait fait lever dans toute l’Europe de
grandes espérances. Malgré une tutelle souvent pesante, la France avait
libéré le continent des servitudes héritées de la féodalité et des
privilèges de l’aristocratie et permit, dans le cadre de l’empire,
l’éveil des consciences nationales. La chute de Napoléon va ramener
partout, après le congrès de Vienne, des régimes autoritaires. « Face
à des souverains absolus qui s’échangent dans les beaux salons de
Vienne de vastes territoires, sans tenir compte ni de la langue, ni de la
culture, les anciens soldats du grand empire, les bourgeois mis à l’écart
par les aristocrates et la jeunesse romantique ne rêvent que de révolutions
et d’émancipation libérale. » L’Italie est la terre d’élection
de ces mouvements révolutionnaires. Unifiée par Napoléon, elle est
retombée sous le joug autrichien qui l’a découpée en petits ou grands
duchés aux gouvernements rétrogrades. Des associations secrètes
propagent les idées nouvelles, telles les « carbonari », dans
lesquels s’illustrera le futur Napoléon III, ou la « Giovine
Italia » de Giuseppe Mazzini. Ces aspirations laissent froids les
savoyards, ou plutôt les rendent conscients que ce désir d’unité
italienne les sépare du Piémont et renforce en eux la volonté
d’appartenir à la nation française. Mais bien sûr dans les classes
dirigeantes, la Restauration est bien accueillie et les 3 princes qui se
succèdent sur le trône de Piémont-Sardaigne, à savoir Victor-Emmanuel
I, Charles-Félix et Charles-Albert tiennent le pouvoir d’une main
ferme. Un véritable cordon policier est mis en place autour du Duché
pour empêcher la diffusion de livres et de journaux subversifs. La Savoie
demeure un îlot économiquement faible, isolé derrière des barrières
douanières protectionnistes, situation à peine contrebalancée par des
impositions fiscales peu considérables. Le Duché va perdre aussi ses éléments
les plus jeunes car l’émigration reprend de plus belle. Ainsi, à l’écart
des exaltations du « Risorgimento », la Savoie, pour un tiers
de siècle, renoue avec son passé dynastique, dont le culte est entretenu
par le clergé et la noblesse. En 1831 décède Charles-Félix, dernier
descendant en ligne directe de la dynastie des Blanches-Mains, qui a émis
le souhait de reposer dans l’abbaye de Haute-Combe, dans le pays où
huit cents ans plus tôt un certain Humbert aux Blanches-Mains s’était
taillé une petite seigneurie savoyarde. Charles-Albert lui succède ;
avec lui, la Savoie va connaître pendant 16 années un régime
autoritaire, sans parlement, sans liberté de la presse, l’instruction
et la surveillance des mœurs étant confiées à l’église :
c’est le temps des pèlerinages et des missions dont on voit encore
aujourd’hui les nombreuses croix et petits oratoires dans tout le pays.
Mais au-delà de ce régime particulièrement rigide, Charles-Albert se
sent un devoir presque divin, à savoir délivrer l’Italie du joug
autrichien. Si la révolution de 1830 n’a eu que peu d’incidence en
Savoie, celle de 1848 va profondément bouleverser le paysage politique
européen. Dès l’élection en 1846 du nouveau souverain pontife Pie IX,
une bouffée de liberté souffla dans les esprits ; on l’appela le
prophète des temps nouveaux. Charles-Albert revint à ses idées libérales
de jeunesse en promulguant le 4 mars 1848 le « Nouveau Statut Royal »
qui donnait au royaume sarde un parlement élu par tous les citoyens
sachant « lire, écrire et payant 20 francs d’impôts ».
Dans le même temps, à Paris, le roi Louis-Philippe abdiquait et la république
était proclamée. Les onze années qui suivent, jusqu’en 1860, seront
marquées par une lente et irrésistible ascension du Piémont vers
l’Italie, mais aussi par un profond et inéluctable mouvement de retour
de la Savoie vers la France :
«
pendant que la dynastie s’italianise, le pays savoyard se francise à
tout jamais ». En effet cette révolution de 1848 entraîne le Piémont
dans une guerre de libération contre les autrichiens. De mars 1848 à
mars 1849, de l’entrée triomphale des régiments italiens à Milan au désastre
de Novare, les troupes savoyardes se sont illustrées avec bravoures, mais
elles ont été oubliées dans la liste des récompenses et des éloges.
Cet oubli va jeter la province de Savoie dans la plus extrême émotion et
réactualiser le sentiment séparatiste des savoyards. Au lendemain de la
défaite de Novare, Charles-Albert abdique en faveur de son fils
Victor-Emmanuel II auquel il confie la tâche de libérer l’Italie de la
présence autrichienne. Le royaume fait l’apprentissage difficile du régime
constitutionnel : sur 200 membres, le parlement de Turin ne compte
que 22 députés savoyards. Bon nombre de libéraux, issus de toutes les régions
d’Italie, chassés de leurs lieux d’origine par l’échec des
mouvements révolutionnaires de 1848 et 1849, se réfugient à Turin où
ils obtiennent la nationalité piémontaise, ainsi que de nombreux postes
officiels. La capitale s’italianise et la langue de Dante, le toscan,
devient la langue officielle de l’état unitaire. Les savoyards, qui ont
versé leur sang et leur argent pour la cause italienne, se sentent frustrés
et sacrifiés. Cependant l’enthousiasme pro-français des libéraux
savoyards commençait à se refroidir au vu de ce qui se passait à Paris,
où la république, proclamée en 1848, était toute dirigée par des
bourgeois conservateurs issus du parti de l’ordre qui élirent le prince
Louis Napoléon Bonaparte président de la République. Le coup d’état
du 2 décembre 1851 permet à celui-ci de devenir le seul maître
du pays et d’être proclamé empereur des français par le Sénat le 7
novembre 1852, décision
avalisée par le plébiscite du 21 novembre 1852. Pour de nombreux libéraux
savoyards le prince président Louis Napoléon Bonaparte, devenu
l’empereur Napoléon III, apparaît dès lors comme le fossoyeur de la république.
Au contraire pour tous les conservateurs, l’avènement de l’empire et
le triomphe du parti de l’ordre sont un motif de satisfaction ;
ainsi la droite savoyarde se rapproche de la France du Second Empire. De
1849 à 1859, alors que le royaume de Piémont-Sardaigne se prépare à la
reprise de la guerre contre l’Autriche, les relations se dégradent irréversiblement
entre la Savoie et les autorités de Turin. Le nouveau roi,
Victor-Emmanuel II, épaulé par son talentueux premier ministre Camille
Benso de Cavour, devient le champion de cette politique belliciste. Homme
du centre-droit, libéral d’esprit, de grand talent et d’une réelle
envergure intellectuelle, Camille de Cavour est l’homme providentiel.
Issu d’une famille aristocratique où se mêlent les influences du Piémont
par son père, de la Savoie par sa grand mère et de Genève par sa mère,
il se passionne pour la civilisation industrielle dont il pense qu’elle
créera les conditions matérielles indispensables au progrès moral et
civique. La Savoie lui doit la ligne ferroviaire de Culoz à Modane, ainsi
que le percement du tunnel du Fréjus commencé en 1857 et achevé bien
après sa mort en 1871. La signature, en 1852, d’un traité de commerce
libre-échangiste entre le Piémont et la France, ouvre la Savoie à la
concurrence des produits français et aggrave la situation économique du
duché ; de plus, la politique anticléricale du gouvernement de
Cavour heurte les sentiments de l’opinion savoyarde qui y voit une
atteinte à la religion et au pape. La fameuse exclamation de Charles de
Viry, député savoyard, explique mieux que tout discours la position
morale du pays de Savoie : « A chaque événement, les Alpes
s’élèvent et le Jura s’abaisse. » En 1855, la guerre dite de
Crimée est déclarée à la Russie par une coalition formée de
l’Angleterre, de la France et du Piémont ; elle va permettre à la
diplomatie de Cavour de s’exprimer dans les hautes sphères de la
politique européenne et d’exposer son « mémorandum »
sur l’unité italienne. De plus, l’attentat organisé par le comte
Orsini contre Napoléon III, ainsi que la présence à Paris de la fameuse
Castiglione, envoyée par Cavour auprès de l’empereur, remirent la
question savoyarde sur le devant de la scène. Aux Tuileries, le clan
italien composé entre autre de Jérôme Napoléon et de Mathilde
Bonaparte, ainsi que de nombreux amis de jeunesse de l’empereur,
s’agite. Napoléon, qui n’a pas oublié qu’il participa lui-même à
certaines révoltes dans la péninsule en 1831, a gardé de cette époque
un certain goût du secret et toute sa sympathie va vers
l’affranchissement de l’Italie de la tutelle autrichienne. En juillet
1858, Cavour voyageant incognito, rencontre dans les Vosges, à Plombières,
l’Empereur et conclut avec celui-ci un accord secret : Napoléon
s’engageait à aider Victor-Emmanuel à chasser les autrichiens de
l’Italie du Nord et à constituer un puissant état dans la vallée du Pô.
Dans une lettre confidentielle, Cavour confia à son roi : « l’Empereur
admis sans difficulté qu’il fallait chasser tout à fait les
autrichiens de l’Italie et Il me demanda ce qu’aurait la France et si
Votre Majesté céderait la Savoie et le comté de Nice. Je répondis que
Votre Majesté, professant le principe des nationalités, comprenait que
la Savoie dût être par conséquent réunie à la France. » Le 23
avril 1859, la guerre éclatait ; le 30, les soldats français étaient
dans les rues de Turin. Quand le drapeau français traversa la Savoie, ce
fut la joie dans tout le pays. La brigade de Savoie
montra sa bravoure et son abnégation dans tous les combats. Malgré
ces moments exaltants, alors que le Piémont allait à la conquête de
l’Italie, la Savoie, elle, se tournait résolument vers la France. Dès
le mois de juillet 1859, dirigé par le docteur Dénarié et l'’avocat
Charles Bertier, un parti annexionniste s’organise et publie dans le
« Courrier de Lyon » une lettre adressée à l’empereur
Napoléon III : « La Savoie n’est pas italienne, ne peut
pas l’être. Quel est donc l’avenir qui lui est réservé ? Nous
espérons, Sire, que Votre Majesté, qui s’est montrée si chevaleresque
envers l’Italie, voudra bien aviser aux intérêts de la Savoie d’une
manière conforme à ses vœux. » Alors que les armées sardes et
françaises vont de victoire en victoire ( Magenta 4 juin 1859, Solferino
24 juin 1859, prise de San Martino par la brigade de Savoie, etc.), un
coup de théâtre retentit : l’Empereur, sans en aviser ni le roi
de Sardaigne, ni Cavour, signe le 11 juillet 1859 avec l’Autriche la
paix de Villafranca. La consternation envahit le camp italien, Cavour démissionne.
Deux raisons semblent expliquer l’attitude de Napoléon III dans cette décision :
premièrement il fut profondément
touché par les milliers de morts et de blessés dans la batailles de
Solferino, deuxièmement, les visées annexionnistes du Piémont sur les
Etats pontificaux risquent de jeter les catholiques français dans le
parti des mécontents. Pendant 6 mois tous les esprits sont confus, chaque
partie cherchant sa place dans ce grand bouleversement. Les libéraux
savoyards restent fidèles au gouvernement sarde et sont opposés à
l’annexion de la Savoie à la France. Les conservateurs restent dans une
prudente réserve ; mais la masse des classes moyennes, animée par
l’Eglise et soutenue par les savoyards émigrés en France, pousse au
rattachement à l’Empire, dont le prestige est immense. Le retour de
Camille de Cavour aux affaires en janvier 1860 permet de débloquer la
situation politique, car pour conserver les conquêtes sardes en Italie du
Nord, le Piémont ne peut se passer de l’appui de la France vis-à-vis
des autres puissances européennes tels la Prusse, l’Angleterre et la
Russie. Quant à la Suisse, se souvenant douloureusement de la période
1798 à 1814 d’une part, et du fait de la présence d’un Bonaparte sur
le trône de France d’autre part, elle craint plus que jamais de voir la
Savoie devenir française. De plus, un certain mécontentement d’une
partie de la Savoie du nord ( Faucigny, Chablais et Genevois ) dû aux
difficultés douanières qui empêchent les échanges commerciaux avec Genève,
permet à la Confédération helvétique d’entrevoir la possibilité de
s’annexer ces régions. Sous l’égide de Joseph Bard, docteur en droit
à Turin, chef du mouvement pro-helvétique, des pétitions sont organisées
dans tout le territoire de la Savoie du nord : elles récolteront
13651 signatures en faveur de la réunification avec la Suisse. Des
manifestations se tiennent un peu partout. Deux exemples suffiront à
illustrer cette situation.
1)
Le 28 mars 1860, une délégation suisse quittait Genève pour
Bonneville sous la conduite de Jules César Ducommun. Quelques réfugiés
français anti-bonapartistes s’étaient joints à l’équipée et
dissimulaient dans leur voiture des armes, des drapeaux et des
proclamations : ces affiches signées « une réunion de
citoyens » étaient censées émaner des savoyards du Nord partisans
de la Suisse et qui incitaient leurs compatriotes à se joindre à leur
cause : « Tendons nos bras vers cette patrie suisse dont rêvaient
nos ancêtres et qui doit nous apporter le bien-être et la liberté. Vive
la Suisse, notre nouvelle patrie. Vive la Constitution fédérale proclamée
dès ce jour dans la Savoie du Nord comme la seule Loi
fondamentale du pays. » Pendant ce temps, à Bonneville, ont
lieu les élections pour le parlement de Turin ; il y a beaucoup de
monde dans la ville. Mais dès que le résultat des élections et la
victoire des députés pro-français sont
connus, les savoyards arrachent les drapeaux suisses, ainsi que les
affiches. Les autorités, ne voulant pas d’esclandres, invitent les
genevois à rentrer chez eux au plus vite.
2)
Le lendemain, John Perrier, député radical au Grand Conseil
genevois, armait une petite troupe et se rendait à Thonon à bord de
l’Aigle II. Arrivés sur place, déjà fortement avinés, ils apprirent
la triste fin des initiatives précédentes. Là, ils furent proprement
insultés par les locaux et durent se réfugier à Evian d’où ils
furent chassés par l’autorité en direction de Lausanne. Cette mémorable
expédition pris fin, ironie de l’histoire, à bord du bateau nommé
« Italie ».
Devant
toute cette agitation, un parti de patriotes se créa pour protester
contre l’idée d’un partage de la Savoie entre plusieurs états. Des
comités, siégeant à Chambéry et à Annecy, contre-attaquent
vigoureusement et dénoncent
« les manœuvres de toutes sortes dans la ville de Genève et
au-dehors visant à détacher de la vieille famille savoisienne les
provinces du Chablais, du Faucigny et même une partie de celle
d’Annecy. »
Cette
contre-offensive eût un résultat spectaculaire : en quelques
semaines l’opinion fut retournée. Il faut dire que, pour une fois, les
notables catholiques conservateurs et les libéraux avaient su s’allier
pour défendre leurs intérêts communs. Encouragée par l’attitude du
pays à son égard, la France se décida enfin à tenter de résoudre
cette situation. Le 24 février 1860, Monsieur Thouvenel, ministre des
affaires étrangères de Napoléon III posait le problème savoyard au
gouvernement de Turin. Après avoir rappelé le désir de l’Italie
centrale de s’annexer au Piémont, il concluait que Nice et la Savoie
avaient les mêmes droits en face de la France. Cavour accepta les
arguments français et le 1er mars 1860, Napoléon III, à l’ouverture
de l’assemblée législative dit « qu’il était de son devoir,
pour la sûreté de nos frontières, de réclamer les versants français
des montagnes. » Cette phrase marquait la victoire du principe des
frontières géographiques, âprement défendu depuis des siècles, tant
par Henri IV, que Richelieu, Louis XIV et les révolutionnaires.
Tandis que, le 20 mars 1860, une proclamation officielle du gouverneur de
Savoie laissait entendre que le Piémont admettait l’idée de
l’annexion, une délégation des plus illustres notables savoyards, présidée
par le comte Greyfier de Bellecombe, se rendait à Paris et portait à
l’Empereur le message suivant : « Sire, des bords du Léman
aux vallées du Mont Cenis, ceux qu’a honorés le suffrage de leurs
concitoyens, sont accourus auprès de Votre Majesté pour lui exprimer la
joie que la Savoie éprouvera lorsqu’elle sera toute entière réunie à
la France et qu’elle pourra toujours, avec cette grande et noble nation,
n’avoir qu’un cri, celui de Vive l’Empereur ! Vive la France ! »
Napoléon III remercia les savoyards et rappela que leur retour à la
France se ferait « par le libre consentement du souverain légitime
( c. à d. Victor-Emmanuel II ), appuyé de l’adhésion populaire. »
Devant
une telle unanimité, les puissances alliées, tant anglaise
qu’autrichienne, voir prussienne et russe, ainsi que la Suisse se résignèrent,
d’autant plus qu’à Berne et à Genève, l’on redoutait d’être
« noyé sous une masse de catholiques savoyards ».
Le 24 mars 1860 fut signé le traité de Turin qui stipulait la
renonciation de Victor-Emmanuel II à tous ses droits sur la Savoie et le
comté de Nice. Pour répondre aux inquiétudes des populations de la
partie septentrionale de la Savoie, à savoir le Chablais, le Faucigny et
une partie du Genevois, on créa une grande zone douanière qui permettait
à ces régions de maintenir leurs relations économiques privilégiées
avec Genève.
Le plébiscite eu lieu les 22 et 23 avril 1860 et sur 135.449 électeurs
inscrits, 130.533 acceptèrent le traité, seuls 235 le refusèrent.
L’ancien duché de Savoie fut remis le 14 juin 1860 au sénateur Laity,
représentant personnel de l’empereur Napoléon .
Du 27 août au 5 septembre 1860, la famille impériale fit un voyage
triomphal à travers toute la Savoie.
Jamais depuis cette date elle n’a oublié ce cri de « Vive la
France » que son envoyé extraordinaire Greyfier de Bellecombe avait
prononcé devant l’empereur des français. Elle est toujours restée fidèle
à son serment.
Texte
tiré de deux
conférences données à
l‘Association Culturelle de la Ville du Four
à
Habere-Lullin (74), printemps et automne 2002.