I . Un fléchissement démographique.
L’évolution démographique et sociale de la France
offre de nombreuses spécificités. Le fléchissement démographique
conduit, à partir des années 1880, à un déclin et à un vieillissement
marqué.
Entre 1872 et 1914, phase longue de déclin de la natalité française,
l’accroissement de la population française est très réduit : le
nombre total d’habitants n’est que de 39,6 millions en 1914 contre
36,1 millions en 1872. La population ne croît que de 90 000
personnes par an. L’accroissement naturel tend à devenir pratiquement
nul :
.
1881-1885 : + 2,5‰ / an
. 1886-1890 : + 1,0‰ / an
. 1891-1895 : 0
.
1895-1900 :
+ 1,3‰ / an
Le taux de nuptialité ne connaît pourtant que de
faibles variations. Fluctuant entre 14 et 16 ‰, il atteint son
minimum de 1886 à 1890, du fait de la dépression économique.
Cependant, la loi Noguet du 19 juillet 1884 rétablit le divorce. Son
nombre augmente : 5000 en 1887. La natalité et la fécondité
diminuent. Cet affaissement est inégal selon les régions : l’Aquitaine,
la Normandie et une partie de la Bourgogne sont particulièrement
atteintes, au contraire du Massif armoricain, de la Lorraine et du
sud-est du Massif Central. Les exemples de l’Aquitaine et de la
Normandie montrent que cette baisse touche non seulement des régions
urbaines mais également des régions très rurales. Il existe aussi
de très fortes différences de fécondité suivant les familles.
Cependant, le nouveau modèle familial que présentent la bourgeoisie
et la paysannerie, gagne progressivement toutes les couches de la société.
Les paysans cherchent notamment à éviter la parcellisation des
terres au moment de la succession en limitant le nombre d’enfants
Ces pratiques démographiques inquiètent, à une période où les États
voisins connaissent une très vive croissance démographique.
Voici les statistiques de population que nous
indique les recensements à la fin du XIXème siècle :
. l’Orne compte :
1881 . 376 126 habitants
1886 . 367 248
1891 . 354 387
1896 . 339 162
1901 . 326 952
. Le canton de Messei compte :
1881 . 10 040
habitants
1886 . 9751
1891 . 8184
1896 . 8248
1901 .7910
La Basse-Normandie est touchée par le dépeuplement
depuis 1870. L’Orne vieillit, comme le fait remarquer un article du
Journal
de Tinchebray, en 1883. Durant ces années, une ligue en faveur
des familles nombreuses se crée à Tinchebray.
2 . Une économie
qui repose sur les activités agricoles.
En 1880-1900, la France est un pays encore
essentiellement rural et agricole. Le recensement de 1881 comptabilise 37
millions de personnes dont 65,2 % sont des ruraux. La France compte 7,5
millions d’agriculteurs à la veille de la première guerre mondiale (40
% de la population active). Ces chiffres suggèrent le poids social et
politique du monde rural.
L’agriculture demeure une activité essentielle même
si elle n’est plus le moteur de la croissance ; 5 702 752
exploitations sont recensées en 1892 pour l’ensemble de la France.
Exploitation ne signifie pas propriété : en effet, beaucoup de
terres sont louées. L’essentiel de la main d’œuvre agricole est
familial. En 1891, 17,5 millions de personnes vivent de l’agriculture
dont 7 millions d’aides familiaux. En 1892, 3 millions de personnes
travaillent dans l’agriculture comme main d’œuvre salariée ;
1,8 million travaillent comme domestiques engagés à l’année ;
1,2 million comme journaliers. On compte donc à peine un salarié par
exploitation.
On recense environ 35 millions d’hectares cultivés :
.
16 millions servent à l’alimentation humaine
. 7 millions en blé
. 3,3 millions en céréales panifiables
autres que le blé
. 1,5 million en pommes de terre
. 834 777 en légumes
. 1,8 million en vigne
. 882 215 en verger
.
15,3 millions sont consacrés à l’élevage
A partir de 1880, les campagnes connaissent la révolution
agricole avec notamment le début de l’utilisation des engrais
artificiels. La consommation d’engrais potassiques ou phosphatés double
de 1890 à 1910.
En 1892-1896, le rendement moyen en blé est de 12,5
quintaux par hectare. L’outillage se perfectionne. En 1900, l’araire a
pratiquement disparu, sauf dans certaines zones montagneuses, au profit de
la charrue. La faucille a remplacé la faux, encore largement utilisée en
1880. Moissonneuses-lieuses et batteuses sont utilisées partout. Les
batteuses actionnées par des locomotives à vapeur concurrencent les
batteuses à manège.
En 1882, on compte pour l’ensemble de la France :
. 3,7 millions de charrues
. 3432 moissonneuses
. 38753 faucheuses.
Bétail et semences sont mieux sélectionnés. En 1883,
Henry de Vilmorin inaugure avec " Dattel " la mise au
point de variétés hybrides de blé. Ses travaux permettent également
d’augmenter la teneur en sucre des betteraves.
L’utilisation du sol se modifie progressivement. Les
landes et les pâtis traditionnels reculent devant la mise en valeur de
terres nouvelles comme les Landes puis la Sologne. Cependant la répartition
des secteurs agricoles n’est pas radicalement bouleversée. La question
financière est essentielle. Malgré la création des Caisses Régionales
de Crédit agricole en 1889, la modernisation des exploitations bute sur
le manque de capitaux disponibles.
De plus, le monde agricole doit faire face à de
multiples crises : crise du phylloxéra, de la sériciculture,
effondrement de la garance, des oléagineux. Les prix agricoles sont à la
baisse de même que ceux du sol. La fiscalité augmente de 15 % entre 1891
et 1905. Entre 1890 et 1905, la contribution financière augmente de 0,38
% par an. La concurrence est vive avec les produits venus de l’étranger.
Dès 1879, le journaliste Lecouteux mène une campagne active en faveur de
l’établissement de droits compensateurs à l’importation. Cette
revendication aboutit en 1895 lorsque Jules Méline, ministre de
l’agriculture, fait voter un droit de trois francs sur l’hectolitre de
blé, passé ensuite à cinq francs puis à sept francs. Léon Gambetta crée
le ministère de l’agriculture en 1890, lequel dispose d’un budget de
20,5 milliards de francs, soit 1 % du budget total.
La campagne change sensiblement même si le rythme
semble lent. Le développement routier et ferroviaire, l’unification
croissante du marché national contribuent à son désenclavement. L’une
des premières causes de mutation réside dans l’accélération du
mouvement migratoire.
Partent notamment les non-agriculteurs, entre autres
les artisans à domicile du textile, victimes du début de la mécanisation
des industries. Nombre de petites usines dispersées sont amenées à
fermer. De 1866 à 1906, environ 500 000 ouvriers agricoles quittent
les campagnes. Ceux qui restent en profitent : la tendance à la
hausse des salaires est nette malgré la dépression. L’Orne connaît
l’exode rural depuis 1860 : la crise cotonnière et la mécanisation
des tissages de Flers de 1865 à 1892 privent les ruraux des compléments
de ressources qui leur sont nécessaires. Vers 1880-1900, ceux qui partent
sont des cultivateurs (fermiers sans terre), des journaliers agricoles
chassés par le passage de l'économie céréalière à l’économie
herbagère entraîné par la mécanisation des moyens de culture. Les
destinations varient : les cultivateurs vont vers les commerces
voisins, tandis que les journaliers, les employés de commerce et les
domestiques migrent vers Caen et surtout Paris.
3. Une société qui se diversifie.
Il en résulte une plus grande homogénéité socio-économique
du monde rural. Les rangs de la petite bourgeoisie, des propriétaires
fermiers et du petit artisanat rural s’éclaircissent. Les villages sont
de plus en plus des communautés agricoles. Les ferblantiers, boisseliers,
cordiers, vanniers, sabotiers pailleurs, bourreliers, charrons diminuent
en nombre. Les marchands-fabricants deviennent industriels. Dans l’Orne,
le nombre des petits propriétaires augmente, tandis que celui des
journaliers diminue. Parallèlement, le nombre des travailleurs du
tertiaire, médecins, pharmaciens, fonctionnaires, employés, comptables,
progresse. De 1881 à 1890, le nombre des patentés du commerce et de
l’industrie augmente de 10 % pour l’ensemble de la France. En 1910, on
totalise 1,5 million de patentés dont 500 000 débits de boissons,
" salons de la démocratie " selon Gambetta qui en a
libéralisé l’ouverture. Une grande partie des fonctionnaires relève
de l’Instruction publique et des Postes, deux carrières ouvertes aux
femmes qui représentent 1/5e des petits fonctionnaires.
A partir des années 1880, la composition de la fortune
des Français se modifie. La fortune est l’ensemble des biens et des
richesses qui appartiennent à un individu ou à une collectivité. Elle
se compose de biens fonciers, de biens monétaires, d’objets matériels.
L’enrichissement révélé par les déclarations de succession traduit
en fait l’élimination des plus pauvres, partis ou reconvertis. Les écarts
de fortune restent importants.
Vers 1895, dans le Calvados, la fortune médiane s’établit
à :
. 800 F pour les journaliers
. 6619 F pour les cultivateurs
. 11855 F pour les propriétaires rentiers.
Statistiquement, on considère comme pauvres ceux qui
ne laissent aucun actif à leur mort. Les revenus varient d’une catégorie
sociale à une autre. En 1890, la commission Doumer calcule, dans la
perspective d’une réforme fiscale, que les deux cinquièmes des ménages
les plus pauvres ne disposent que de 16 % des revenus, les 10 % les plus
riches en monopolisent plus de 40 %. Le journalier perçoit un salaire
différent selon qu’il est nourri ou non, le soir, par la personne qui
l’emploie. Le salaire varie également selon le sexe et l’âge des
ouvriers et les travaux effectués. Les travaux les plus pénibles et les
plus urgents sont mieux rétribués que les autres. Un mouvement
saisonnier affecte le salaire des journaliers : il existe un chômage
hivernal.
Les revenus des propriétaires du sol sont connus par
les tables des baux. Le loyer varie selon la nature des biens, labour,
labour planté, pré, herbage, ferme, et selon la qualité du terroir. On
estime qu’un hectare de labour rapporte 121 F dans le Calvados
entre 1857 et 1905, qu’un hectare en herbe rapporte 130 F en 1898.
Les salaires sont également variés dans l’artisanat
et l’industrie. Le textile est le secteur où l’évaluation des
salaires moyens est la plus difficile à réaliser, du fait de la
complexité des tâches et de la variété des modes de rémunération. La
difficulté est accrue par l’existence d’industries travaillant des
fibres différentes. On évalue qu’en 1881 un ouvrier qui travaille dans
la filature gagne 3,20 F par jour et un ouvrier qui travaille dans le
tissage touche 3,40 F par jour. Dans le secteur tertiaire, un commis
des postes gagne 1000 à 4500 F par an, un ingénieur du chemin de
fer débute à 4500 F par an en 1900, un instituteur public touche
1000 F à 2000 F par an, une institutrice de 1000 F à 1600 F
par an en 1900.
La possession de la terre est toujours source de grand
prestige, cependant la part des biens immobiliers dans les fortunes
diminue. Les Français se tournent davantage vers les placements
mobiliers. L’étude des patentes indique la quasi-stagnation des revenus
du petit commerce sur l’ensemble de la France, de 1881 à 1905. Les
revenus salariaux sont en hausse. La hausse du salaire réel est soit
imputable à la progression du salaire nominal (années 1870 et 1900),
soit à la baisse de nombreux produits de consommation courante, comme les
vêtements et l’alimentation dans les années 1880-1890. L’achat à crédit
se développe. Trois cent huit budgets ont été étudiés pour la période
1873-1913.
La famille bourgeoise consacre :
. 23,8 % de ses dépenses à l’alimentation,
. 19,7 % à son logement, pour le loyer, l’aménagement
et l’entretien de la maison
. 20 % à la toilette et essentiellement la
toilette féminine.
Le taux d’épargne représente de 10 à 80 % des
revenus.
A titre de comparaison, un ménage ouvrier consacre :
. 62 % de ses dépenses à la nourriture
. 23,7 % au logement
Certaines dépenses, comme les dépenses alimentaires
et les dépenses de logement sont jugées incompressibles. Il est donc nécessaire
pour acquérir un patrimoine de bénéficier de revenus suffisamment
importants.
Le niveau de vie général progresse. Le monde rural
est pénétré par l’influence urbaine, par l’intermédiaire du développement
du chemin de fer, de l’école obligatoire (lois Jules Ferry de
1881-1882), du service militaire…. Les campagnes se désenclavent peu à
peu. Le chemin de fer passe notamment à Flers en 1866 et à Domfront en
1874.
L’auto consommation subsiste mais les paysans achètent
de plus en plus de produits fabriqués ailleurs, d’où la disparition,
dans les villages, de certains métiers et l’apparition d’autres.
L’habitat s’améliore : les fenêtres s’élargissent, le toit
se recouvre de tuiles et d’ardoises, on aménage des chambres. On achète
des meubles de fabrication industrielle. Dans l’Ouest, on en profite
pour abandonner les lits clos, trop volumineux pour être montés à l’étage.
La pendule, objet rare au début du XIXème siècle, se trouve
même chez les pauvres en 1900. Les garde-robes s’étoffent : si
blouses et sabots se maintiennent pour le travail, la mode des villes se répand.
Les jeunes sont les agents de ce changement. L’usage du sous-vêtement
se généralise après 1890. Les habits de travail s’achètent de plus
en plus dans les foires ou par correspondance. Les femmes continuent de
confectionner à domicile une partie des vêtements en utilisant des
machines à coudre. L’évolution des robes de mariée est révélatrice
de l’influence urbaine. Les montres à gousset apparaissent, signe que
le rapport au temps évolue. Dans leur intérieur, les bourgeois
accumulent bibelots, mobiliers, souvenirs et parfois collections
artistiques. Une collection représente le patrimoine devenu éternel, le
capital qui se valorise lui-même, puisque le temps rajoute à sa rareté.
Cependant, il ne faut pas exagérer ces évolutions,
surtout dans l’Orne qui est département rural pauvre. Les salaires y
sont étonnamment bas. La consommation demeure marquée par les mœurs
rurales. Le pain est acheté par trois, cinq ou dix livres. Son prix est
fixé à la semaine. Il peut être blanc, demi-blanc, bis. On utilise la
farine de sarrasin pour confectionner galettes et bouillies. On consomme
peu de viande fraîche, hormis volailles, lapins, bœuf, dont on achète,
le plus souvent, les bas morceaux. On mange surtout du lard conservé dans
de grands pots de grès et du poisson salé. Les légumes sont peu variés :
haricots secs, pommes de terre, poireaux, choux. On fait surtout de la
soupe. Le paysan normand consomme la soupe à la graisse, où la graisse
remplace la viande, la soupe coudelée faite avec du lait caillé, la
soupe de lait de beurre, la soupe au choux et la soupe de bœuf, les jours
de fête.
L’essentiel de la fortune que possède chacun
provient d’héritages. Les meubles, les ustensiles de cuisine, voire les
draps et les vêtements, se transmettent de génération en génération.
4 . Une
fortune traditionnelle.
Parmi ce mobilier qui se transmet, souvent fabriqué
dans la région, on trouve des armoires, des buffets, des coffres, des
bahuts, des commodes, des lits, des tables, des vaisseliers. Trois types
de vaisseliers différents se rencontrent en Basse-Normandie : le
vaisselier faux palier, le vaisselier faux palier avec garde-manger et
enfin, le petit vaisselier garde-manger à accrocher au mur, le plus répandu.
La table normande est également caractéristique : sa forme est établie
depuis le XVIIIème siècle. La table doit être longue pour
qu’une nombreuse assemblée puisse y tenir. Quatre pieds droits et carrés
sur la coupe, sans chantonnage ni sculpture, supportent un long plateau de
forme rectangulaire. Ces plateaux ont en général trois mètres de
longueur, soixante-dix centimètres à quatre-vingts centimètres de
largeur, dix centimètres d’épaisseur. Certains dessus ont pu être
faits avec un seul plateau en cœur d’orme, d’autres avec deux
plateaux accolés en orme ou en fruitier. Cette table est placée dans les
pièces importantes. Dans la chambre paysanne, on trouve un ou deux
escabeaux ou des chaises, pour les intérieurs les plus aisés, un petit
miroir, une armoire, un lit. La vaisselle est constituée de multiples pièces :
moques de faïence pour boire le cidre, godets en terre cuite non vernissée,
guichons (petites soupières individuelles), pintons (tasses), pichets,
sucrier… La vaisselle d’étain est encore très répandue :
plats, pots, écuelles, fourchettes. Cependant la cuiller à soupe en étain
est exceptionnelle. La plupart des cuillers sont en laiton et peu
utilisables car le laiton fond dans la cuisine très chaude, par exemple,
la soupe. Le couteau non pliant, destiné à chaque convive, ne se trouve
que dans les milieux bourgeois. Les assiettes, les fourchettes et le verre
ne sont des objets courants qu’à partir de 1910. Dans les fermes, on
trouve également des trépieds de fer forgé sur lesquels on pose
chaudrons et casseroles, des bouteilles en terre cuite gréseuses pour
mettre le cidre à vieillir, des choquets (des récipients en terre cuite
non vernissée avec goulot, sans bec verseur, pour transporter le cidre du
tonneau à la table), des pots pour la confiture et le miel, des passons
(passoires en terre cuite pour filtrer le lait après la traite). Les
lanternes d’écurie, les bassines, les pinces, les pelles…. font également
partie du patrimoine des fermes. Beaucoup d’objets sont en rapport avec
le métier exercé.