|
A voir et à lire
sur
19e.org,
et ailleurs.
|
|
| |
sur 19e.org |
|
|
|
Vous êtes ici :
La
plantation d'une croix de chemin au XIXème siècle |
|
La plantation d'une
croix de chemin
au XIXème siècle :
un évènement paroissial.
par
Marc
Nadaux
1.
Qu’est-ce qu’une croix de chemin ?
2.
A quoi ressemblent
les calvaires du XIXème siècle ?
3. Pourquoi planter une croix de chemin ?
4. Qui finance l’érection du monument ?
5. Comment
s’organise la cérémonie ?
6. Quelles sont les attitudes des populations rurales vis-à-vis des calvaires ?
7. En guise de
conclusion.
|
|
De nombreux monuments dans le
paysage rural témoignent de l’importance de la foi et de la dévotion
des sociétés du passé. L’église, au centre du village et dont le
clocher émerge au-dessus du toit des habitations, et le cimetière placé
bien souvent au milieu des champs à l'extérieur de l'agglomération, en
sont les signes les plus visibles. Cependant de multiples croix de chemin
sont également l’expression d’une véritable christianisation des
campagnes.
1. Qu’est-ce qu’une croix de chemin ?
Depuis le VIIème
siècle et l’évangélisation des campagnes, des croix de chemin se
dressent dans les campagnes. Celles-ci remplacent tout d’abord des
bornes qui jalonnent les voies militaires. Elles marquent également les
limites, la frontière des grands domaines laïcs ou religieux. Ainsi,
pendant la période médiévale, l’érection d’une croix de chemin revêt
un caractère pratique voire politique autant que religieux. D’autres
calvaires sont également élevés depuis cette époque afin de commémorer
un événement, mais aussi afin d’expier un meurtre, un fait inhabituel
entachant l’endroit où ils se sont produits. A travers les bois ou les
champs, l’image du Christ, symbole du christianisme, sanctifie les
carrefours et sauvegarde les voyageurs ou les pèlerins. Placée aux
limites de la paroisse ou à l’entrée du village, elle protège les
populations rurales contre l’au-delà et l’inconnu. Héritages des siècles
passés, rares sont les villages qui en sont dépourvus. Ces calvaires,
plantés au bord des chemins et des routes, sont autant de lieux consacrés
à la religion.
Pendant la période révolutionnaire, de nombreux monuments cependant ont
été abattus en Picardie. Dés le commencement du XIXème siècle, les
populations rurales, à la suite du concordat signé en 1801 entre
Bonaparte, le premier consul et le pape Pie VII,
s’emploient à les relever avec l’accord des autorités.
L’emplacement de ces croix de chemin sur le territoire communal ne fait
l’objet d’aucune réglementation précise. C’est un des rares éléments
oubliés dans le texte du concordat de 1801. Ses articles organiques, le règlement
concernant les Fabriques publiés en 1808 n’en font aucunement mention.
Seule une circulaire du préfet Quinette adressée aux maires du département
et datée du 6 thermidor an XII (1804) y fait allusion.Celle-ci cependant traite de l’emplacement des croix de chemin dans le
cadre de la voirie publique, elles ne doivent en aucun cas gêner la
circulation. Aussi, " c’est dans l’intérieur des cimetières,
dans les lieux retirés clos de murs ou de haies, et consacrés au culte,
que l’on doit seulement planter les croix " (1). Au début
du XIXème siècle, chaque maire désirant ériger un calvaire dans sa
commune envoie alors aux autorités préfectorales une demande officielle
accompagnée par le plan des lieux concernés.
Ce principe est néanmoins progressivement abandonné.
La circulaire préfectorale précise également que la croix de chemin
" ne doit pas être exposée sans précaution " (2).
Aussi, à Camon en 1865, le conseil municipal décide d’installer de
magnifiques grilles de fer autour du calvaire occupant le centre de la
commune, à l’intersection des chemins qui y mènent.
Généralement, les croix de chemin sont entourées
d’arbres (de tilleuls notamment) ; ceux-ci font office de
protection lors du passage des bestiaux qui pourraient éventuellement
endommagé le calvaire. La croix occupe alors le centre d’un espace délimité,
un enclos sacré, une petite cathédrale de végétation. Celle-ci est
placée dans la plupart des cas sur un talus surplombant la route ou sur
une hauteur, en des endroits bien visibles des passants, des villageois
travaillant aux champs.
Après le vote de la loi de séparation de l’Église et de l’État en
1905, l’érection d’un calvaire sur le territoire communal et
paroissial n’est réalisable qu’avec l’accord préalable du maire et
des autorités préfectorales.
2.
A quoi ressemblent
les calvaires du XIXème siècle ?
De nombreux calvaires sont alors
érigés pendant la période concordataire dans le département de la
Somme. Aux croix de pierre des périodes antérieures s’ajoutent des
monuments aux multiples aspects.
Des croix de bois tout d’abord.
Deux simples poutres assemblées forment ainsi une croix latine. Celles-ci
sont cependant sensibles aux intempéries et à l’usure du temps.
|
Croix de bois érigée en 1888
dans la commune de L'Étoile. |
Mais en fait, la grande majorité
des calvaires érigés au XIXème siècle et qui subsistent encore sont des
croix de fer. L’ornementation en est particulièrement soignée. On est
ainsi étonné du nombre important de compositions différentes, de motifs
utilisés. La bissectrice de l’angle des deux bras de croix est souvent
employée comme axe de décoration. Elle devient une flèche, une
hallebarde, une flamme, la pique de la Passion … L’espace entre les
deux bras de la croix est lui-même occupé par des motifs circulaires en
fer forgé, de forme plus ou moins complexe. Certains motifs se répètent
parfois à l’intérieur d’un espace regroupant quelques communes, on
peut alors y déceler le style, l’empreinte d’un même artisan local,
d’un forgeron. Cependant, les principaux élément décoratifs des
calvaires sont ceux fixés aux extrémités des bras de la croix. On
utilise tout d’abord le trèfle dans la première moitié du XIXème
siècle. Puis à partir du Second Empire, les types de motif employés se
multiplient : une pomme de pin (Havernas), une feuille avec des
fruits (Wanel), une étoile entourée d’un cercle (Brucamps), un épi de
blé (Bonneville), un soleil (Flesselles) …
|
Une croix
vraisemblablement érigée
à la fin du Second Empire
dans le
village de Seux. |
A partir de la seconde moitié du
XIXème siècle, les éléments de décoration s’uniformisent cependant. S’ils
sont plus nombreux, ils se répètent pourtant, sans grande originalité.
Ils sont désormais fabriqués en série dans des manufactures, dans les
fonderies des villes voisines, à Abbeville ou à Amiens, et même à
Paris… Le calvaire s’agrémente ainsi dès lors de figures moulées
dans de petites plaques de tôle ou de fonte (un visage d’ange, des
rayons de soleil, l’agneau mystique…). Les artisans locaux les
assemblent ensuite aux montants du calvaire, au-dessus de la figure du
Christ notamment. Le rôle de ces derniers s’amenuisent donc.
Croix de fer plantée à Vaux-sur-Somme
à la fin du siècle.
La croix
en elle-même est bien souvent formée de quatre montants entre lesquels
se place la Vierge Marie. Avec ce type de croix de chemin, deux symboles
religieux, deux formes de dévotion se retrouvent associés en un même
monument religieux. C’est ainsi l’expression du mouvement de renouveau
du culte marial initié par Pie IX et stimulé par la vogue des
pèlerinages.
|
Dans la commune de Fluy,
une croix érigée en 1897.
|
3. Pourquoi planter une croix de chemin ?
Diverses
causes président au XIXème siècle à la plantation d’un
calvaire sur le territoire de la commune.
Au début du siècle, il
s’agit de relever la croix du village abattue au cours de la période révolutionnaire.
Ainsi en 1806, à Cardonnette dans la canton de Villers–Bocage, le maire
et le desservant écrivent de concert au préfet (conformément aux
prescriptions de la circulaire du 6 thermidor an XII) afin que celui-ci
les autorise à planter une croix. Ils font alors valoir que " celle-ci
est absolument nécessaire au culte et doit servir comme celle qui précédait
de station lors de la procession qu’on fait les jours des dimanches et
des fêtes avant la Messe paroissiale " (3).
Par la suite, d’autres
calvaires sont érigés afin de commémorer un événement. Nombreux sont
ceux qui ont été plantés à l’issue d’une mission, une prédication
dirigée par des prêtres spécialisés et extérieurs à la paroisse qui
se déroule généralement sur une période d’une semaine. Celles-ci,
organisées notamment par les Pères lazaristes, se multiplient au cours
du XIXème siècle " afin de ranimer les sentiments de foi et de
piété " (4). La journée de clôture de la prédication
s’achève alors par l’érection d’un calvaire destinée à en préserver
le souvenir. A Limeux en 1886, Madame Galland élève, elle, une croix
" à la Gloire de Dieu " (5) dans le village,
à la suite du retour de son pèlerinage effectué à Lourdes.
Parfois également, l’érection
d’un calvaire est destinée à expier un fait anormal qui entache les
lieux où celui-ci s’est produit. Ainsi, au hameau de Bichecourt près
d’Hangest-sur-Somme, une croix de chemin est plantée sur le bord d’un
talus dans une descente dangereuse. Elle rappelle qu’ " Ici
est mort accidentellement Oscar Dumetz, négociant à Vignacourt (un
village voisin) le 8 mai 1878 à l’Age 28 ans " (6).
La plantation d’une croix
de chemin peut également être une forme d’hommage funéraire. A
Molliens-aux-Bois en 1872, la plantation d’une croix " est le
pieux hommage d’un père chrétien et résigné dont le fils unique
n’avait échappé aux balles de l’ennemi (lors des combats de la
guerre de 1870-1871) que pour tomber sous le coup d’une maladie alors
qu’il était encore au poste du devoir et de l’honneur sous les
remparts de Paris " (7). Quelques calvaires ont également
été érigés en souvenir des villageois morts au cours des combats de la
guerre de 1870-1871 (à Quevauvillers) ou de la première guerre mondiale
(à Fourdrinoy ou à La Vicogne).
A Cardonnette, une croix est plantée à l’entrée du village, à la
suite de l’épidémie de 1849 en signe de reconnaissance : " la
jeunesse et les habitants de Cardonnette afin de soustraire au choléra
qui multipliait parmi eux les victimes, ont fait vœu d’ériger cette
croix, leur unique espérance, ce vœu fut exaucé aussitôt que formé et
ce monument de leur piété devient comme un gage de leur reconnaissance.
Vie Jésus, vive sa voix ! " (8).
4. Qui finance l’érection du monument ?
Au
XIXème siècle, les croix de chemin proviennent généralement
de donations d'habitants aisés du village, le meunier Augustin Caron en
1828 à Bavelincourt ; de notables, Quentin Balédent, " agriculteur
et notaire " (9) en 1809 à Pernois ; de la noblesse
locale, madame Poujol de Fréchencourt en 1884 à Fréchencourt, madame la
contesse de Brutelette en 1890 à Liercourt ; d’une personnalité
parfois, monsieur le vicomte de Raineville, sénateur de la Somme en 1876
à Allonville ou l’évêque monseigneur Bataille en 1873 à Rubempré.
Parfois également, la
donation se partage entre plusieurs personnes. Le terrain sur lequel est
plantée la croix, provient ainsi souvent du châtelain du village ou
d’un gros propriétaire terrien ; la croix de fer ou le chêne dans
lequel sont taillés les montants de la croix sont eux des dons de
particuliers, d’une famille ; quant au Christ lui-même, la coutume
veut que la somme nécessaire à son achat par le prêtre soit réunie au
moyen d’une souscription auprès de l’ensemble de la communauté
paroissiale.
Dans certains cas également, l’érection d’un calvaire dans le
village n’est le fait que de la générosité d’une pieuse famille.
Ainsi à Berteaucourt-les-Dames à la fin du siècle, " les pays
voisins se souviennent des grandes manifestations qui ont suscité les
Plomet et les Ducrocq " (10). Par un accord tacite
cependant, la croix et le terrain sur laquelle celle-ci est érigée
fait bientôt partie des possessions de la fabrique. Le conseil des
fabriciens qui gère et entretien les biens de la paroisse se charge alors
de pérenniser le monument. Parfois d'ailleurs un acte notarié
officialise la donation .
La plantation d’une croix, tout comme la construction d’une nouvelle
église s’inscrit également dans le cadre des rivalités, de l’émulation
entre les communes. De plus, le calvaire, après son érection, est appelé
par le nom de son généreux donateur, la croix Duvillé à Saveuse, la
croix Bourgeois à Allery ou la croix Clément à Bailleul … Ainsi,
entendre son nom associé à l’un des monuments du village, qui plus est
lorsqu’il s’agit de l’image vénérée du Christ, est la source
d’une grande fierté personnelle.
Ce genre d’émulation est donc lui aussi présent à l’intérieur du
village, même entre les grandes familles, les notables locaux. Ce
sentiment dépasse le cadre du temps et des générations. Ainsi à
Revelles, les trois calvaires qui jalonnent le territoire communal sont
tous trois monumentaux.
|
Le plus ancien
d'entre-eux
érigé en 1851
sur un piédestal
en pierre circulaire
du XVIème siècle (1533).
|
Un Christ particulièrement expressif
de taille humaine
sur une croix de bois
d’une hauteur de 6 mètres
plantée en 1892. |
|
|
Un riche calvaire en béton
datant de 1933
et orné d’un Christ en bronze. |
5. Comment
s’organise la cérémonie ?
Au XIXème siècle, la
plantation d’une croix est une grande manifestation populaire. En effet,
il ne s’agit pas seulement d’élever un monument religieux supplémentaire
sur le territoire de la commune, mais bien d’ériger une reproduction de
la scène finale de la Passion du Christ, le tableau vivant d’une des
images majeures de la foi. La semaine religieuse du diocèse d'Amiens, Le
Dimanche, relate fréquemment dans ses pages en multipliant les détails
les cérémonies de plantation de croix de chemin.
Ainsi la fête religieuse rassemble alors l’ensemble de
la communauté villageoise voire même celle des alentours. On se préparait
à l’avance pour de telles célébrations. Le village pour l’occasion
était décoré, pavoisé : " depuis six semaines, on se préparait
dans chaque famille et pour cette circonstance pas une maison qui n’eut
revêtu une nouvelle parure " (11). " Les rues
étaient décorées d’arcs de triomphe, de mâts au haut desquels
flottaient de longues flammes rouges et blanches et des faisceaux de
drapeau " (12).
Dans ce cadre festif se déroule la procession : " Une
vingtaine de cavaliers ouvrent la marche, d’autres maintiennent
l’ordre. Derrière la croix, tous les petits garçons du village habillés
en enfants de chœur ; puis les groupes de jeunes filles. Voici l’Ange
gardien conduisant un petit enfant par la main et lui montrant le ciel ;
un petit saint Jean-Baptiste avec son agneau tout enrubanné, puis une
Jeanne d’Arc portant sa bannière et son glaive et couverte d’une
armure complète... Voici la Reine des Anges avec sa cour, les Vertus théologales...
La Reine des Vierges au manteau étincelant ; Notre-Dame du Rosaire,
Notre-Dame de Lourdes, la Reine des Martyrs, le groupe de la compassion
avec les instruments de la Passion, enfin le char monumental… ".
Sur celui-ci est placé le Christ que l’on promène aux quatre coins de
la paroisse, avant d’arriver devant la nouvelle croix de chemin. Enfin,
après une heure, deux heures de marche arrive le moment fort de la journée,
la scène finale. La statue du Christ est portée puis clouée au " bois
de son sacrifice " (13) ou attachée à la croix de fer, répétant
ainsi la scène finale de la crucifixion décrite dans les Évangiles
La cérémonie de la plantation d’une croix s’organise ainsi autour
d’une procession où se déploient des jeux scéniques, tableaux vivants
de la Passion du Christ, illustrations également des principaux
enseignements de la foi ou des formes de dévotion de l’époque.
Le prêtre est souvent l’instigateur de ces manifestations, " de
ces cérémonies qui ont toujours le secret de soulever les populations et
de les remuer profondément " (14). C’est l’occasion
pour lui de prononcer un sermon retentissant devant la communauté
paroissiale rassemblée, de mobiliser l’ensemble de la population du
village autour de l’événement. Aussi, à la fin du siècle et en ces
temps de relâchement de la foi, peut-être verront-ils un retour prochain
des populations détachées vers l’église ? Ainsi, " les
grandes cérémonies du culte catholique ont toujours pour résultat de
ranimer la foi des fidèles et de faire sortir de leur indifférence même
les plus obstinés " (15). On s’interroge cependant en
1911 à Allery à propos de l’influence d’une cérémonie de
plantation de croix sur la pratique religieuse de la population du village : " Espérons
que cette fête aura donné un élan durable aux paroissiens et que, ayant
voulu être les témoins du Christ en ce jour de manifestation publique,
ils auront à cœur d’être ses compagnons et ses amis chaque dimanche
dans leur église " (16).
On peut cependant à travers la relation qu’en fait la semaine
religieuse percevoir une évolution du discours des prêtres dans le diocèse
d’Amiens en cette fin de siècle. La plantation de croix est
l’occasion pour celui-ci de tester la vitalité religieuse de sa
paroisse. Entre 1871 et 1880, le constat se veut rassurant : " Au
milieu des erreurs, des préjugés et des défections dont notre temps est
la victime, l’esprit chrétien se repose doucement quand il lui arrive
d’être le témoin d’une de ces imposantes manifestations dont notre
Sainte Religion à seule le privilège " (17). Le discours
est nettement plus militant dans les années 1880, suite aux mesures
anticléricales des ministères opportunistes (18) : " Elle
est bien vivante cette religion qui attire de telles foules et suscite de
tels enthousiasmes ! " (19). Cependant, on
s’interroge également sur la valeur pédagogiques des modèles diffusés
lors des cérémonies et plus encore sur la valeur des sentiments, des
convictions religieuses des assistants. Ainsi en 1889 près d’Abbeville,
" jamais le petit village de Villers (sur-Mareuil) n’avait vu
foule si compacte, si recueillie, parcourir ses rues. Y avait-il plus de
curiosité que de foi dans cette présence de gens venus de loin ou des
villages voisins ? J’ai bien observé la manière d’être de ces
foules d’hommes et de femmes, et j’ai la conviction absolue que c’était
la foi qui les avait amenées, excitées sans doute par la curiosité "
(20). Puis, après le vote de la loi de Séparation de l’Église
et de l’État (le 9 décembre 1905), quelques plantations, autorisées
par les autorités municipales, sont l’occasion d’affirmer bien haut
la vitalité et l’esprit combattant de la religion catholique : " N’est-ce
pas, en effet, quand les ennemis de notre foi s’apprête à chanter le
De Profondis sur notre tombe qu’il faut leur prouver que la pierre de sépulcre
n’est pas encore retombée sur nous, et que nous vivons très bien, trop
bien pour nous laisser enterrer " (21). La croix de
chemin qui se dresse dans le paysage rural, signifie alors aux ennemis de
la religion que celle-ci est toujours bien vivante : " Des
imbéciles en passant jetteront peut-être l’insulte à cette croix,
essaieront peut-être un jour de l’abattre, de la briser ; les
hommes de foi et de cœur lui feront un rempart et quoi qu’il arrive,
l’entoureront peut-être de leur culte, de leurs hommages et de leur
amour " (22).
6. Quelles sont les attitudes des populations rurales
vis-à-vis des calvaires ?
Cet emblème
religieux, érigé dans le paysage rural, suscite au XIXème siècle
dévotions et haines. En effet, le calvaire n’est pas un simple élément
décoratif de la paroisse, mais bien la représentation de la scène
finale de la Passion du Christ, le symbole de la religion catholique.
Aussi dès le XVIIIème siècle, l’évêque monseigneur d’Orléans
de la Motte s’inquiète t-il du mauvais état de certaines croix du diocèse
d’Amiens : " Nous avons vu plusieurs calvaires qui
nous ont fait bien de la peine par le mauvais état où était la figure
du Christ .. Dans d’autres, les membres ne tiennent plus au reste du
corps. Nous conjurons nos curés, ou de faire en sorte qu’elles soient
renouvelées ou s’ils ne peuvent y réussir, de faire détacher ces
restes informes qui ne sont plus propres à représenter notre Seigneur en
croix, et qu’ils les enterrent dans le cimetière en laissant subsister
la croix toute seule " (23). Au début du XIXème siècle,
de nombreuses communautés villageoises rétablissent le (ou les) calvaire
abattu pendant la Révolution française. Celui-ci est nécessaire au
culte. Ainsi en 1806 à Cagny, le maire écrit au préfet : " les
habitants me chargent de vous supplier de bien vouloir leur accorder les mêmes
prérogatives dont ils voient jouir les autres communes ; c’est la
permission de relever et rétablir l’ancienne croix à la même place et
sur l’ancien pied. Ils n’ont attendu cette faveur si tard et à
obtenir votre agrément, Messieurs, que parce qu’ils ont préféré
remettre le terrain d’abord et que la décence, le respect et la sûreté
pouvaient l’exigé " (24). Dans certains villages
cependant, les habitants ont préservé les croix de chemin du vandalisme.
Ainsi, à Montigny-sur-l’Hallue, en 1793, le marquis de Lameth " réserve
le terrain sur lequel est établi le calvaire, des biens vendus à cette
époque " (25).
Pendant tout le XIXème siècle, les communautés rurales
prennent grand soin de sauvegarder cet élément religieux de la paroisse.
Ainsi à Belloy-sur-Somme en 1898, Joseph Dupont, un habitant de la
commune, lègue à la Fabrique (26) dans son testament une somme de
1.000 francs " à la charge d’entretenir sa tombe et la croix
de la mare. Pour la croix, il a demandé qu’elle fut repeinte et redorer
tous les cinq à six ans " (27). De même, pendant cette période,
de nombreuses croix de chemin sont restaurées, relevées après être
tombées , victimes de l’usure du temps, des intempéries et du
vandalisme. Dans le cas où le croix ne seraient pas relevée, la mémoire
des villageois, entretenue de génération en génération, garde le
souvenir que sur le lieu en question, était auparavant érigé un
calvaire. De nombreux lieux-dits peuvent en témoigner. Aussi l’endroit
où une croix est plantée est bien souvent consacré par la religion pour
plusieurs siècles.
Celui-ci est un lieu de dévotion pour l’ensemble de la communauté du
village. Chaque dimanche avant l’office, le prêtre mène la procession
aux quatre coins de la paroisse, au cimetière lorsque celui-ci est placé
à l’extérieur de l’agglomération, mais aussi devant les lieux où
sont érigés des calvaires, à la limite des habitations ou même au
milieu des champs, aux carrefours ou sur le bord des chemins. Là, au pied
de la croix, la communauté assemblée entonne le O crux ave. Cette
pratique tombe cependant peu à peu en désuétude à la fin du siècle,
une loi votée en 1884 interdisant d’ailleurs les processions. Plus
simplement, la croix de chemin peut être un lieu de prière pour le
villageois à chaque instant de sa journée, comme pour le pèlerin au
cours de ses pérégrinations. C’est le " reposoir " du
paysan picard.
Certaines formes de dévotion des
populations rurales envers les croix de chemin sont moins orthodoxes.
Elles participent plutôt de la religion populaire. A Saint-Léger-les
Domart, une croix de fer nommée la croix Notre-Dame et placée au milieu
des champs sous un grand tilleul est l’objet de pratiques
superstitieuses. Ainsi, " les jeunes gens qui devaient tirer au
sort pour le service militaire, venaient prier au pied de cette croix afin
de prendre le bon numéro. Cependant, il était indispensable que nul
n’en sache rien, sinon on ne pouvait réussir. On s’en vantai après
… (28). Les anciennes croix de pierre sont également vénérées.
Issues de la période médiévale, elles sont entourées de superstitions,
de merveilleux. Tel est le cas notamment pour la croix de
Fontaine-sur-Somme située au milieu des champs. Certains pensaient
qu’elle tournait sur elle-même le soir venu, ou que des sorciers vienne
parfois s’y réunir. A proximité, on peut même y découvrir de
fabuleux trésors …
Dans les villages du Ponthieu et
du Vimeu, les calvaires font partie intégrante du culte des morts. Ainsi,
le cortège funèbre lorsqu’il se rend de l’église vers le cimetière
fait une halte devant chaque croix placée sur le chemin. Après avoir
entonné une prière en commun à la mémoire du défunt, un des
assistants donne au prêtre une " croisette ", une
petite croix, assemblage grossier de deux morceaux de bois liés entre
eux. Celui-ci la place au pied du calvaire, l’attache même parfois au
montant. Puis le cortège reprend sa route. De nombreuses petites
croisettes forment ainsi parfois des tas au pied des calvaires dans ces régions,
en témoignage de la piété envers les morts. Cette coutume, autrefois très
répandue, a tendance à se raréfier …
|
Cliché pris en 1995
dans la commune de Doudelainville. |
" Le
signe le plus respectable du culte catholique, l’objet le plus sacré de
la religion " (29) est souvent éloigné des habitations
et du village, parfois même isolé au milieu des champs. Il est donc
exposé à d’éventuelles dégradations.
Celles-ci ont été nombreuses pendant la période révolutionnaire. Des
calvaires furent brisés, parfois même sous l’ordre des autorités.
Ainsi, un arrêté départemental officiel daté du 24 brumaire an VI
(novembre 1797), publié à la suite de plantations de croix, stipule que
" les agents et adjoints municipaux seront tenus de faire
enlever dans la décade de publication du présent arrêté, tous les
signes particuliers à un culte quelconque, qui peuvent être fixés ou
attachés sur les places et chemins publics, et généralement en quelques
lieux que ce soit , de manière à être exposés aux regards des voyeurs "
(30).
De même au cours du XIXème siècle et à la suite des Trois
Glorieuses, " dans bien des villages, des bandes organisées,
parcourant les campagnes, abattaient partout les croix de mission élevées
de 1815 à 1830 " (31).
Le Dimanche relate
également l’arrestation en 1902 des dénommés Lemaire et Carpentier,
originaires d’Amiens, " colporteurs de brochures anarchistes,
anti-religieuses et antimilitaristes " (32), accusés
d’avoir perpétré des actes de vandalisme à l’égard de monuments
religieux. Ainsi l’année précédente, le département de la Somme et
notamment les environs d’Amiens " sont saccagés par des
malheureux qui s’en prenaient aux croix des routes et aux monuments des
cimetières " (33). Du 5 au 8 septembre, quatre croix
sont abattues dans la commune de Pont-de-Metz, puis une autre dans la même
commune le 21, ainsi qu’à Renancourt à proximité d’Amiens. A Camon
également, deux croix sont mutilés les 31 octobre et 2 novembre.
Peu après le vote de la loi sur la séparation de l’Église et de l’État,
une croix est abattue le 9 décembre 1905 à Berteaucourt-les-Dames.
" Ce fut une consternation chez la population chrétienne …
Non seulement la croix était renversée, mais les malheureux s’étaient
acharnée avec une rage satanique sur l’image du Divin Crucifié. A
coups de serpe ou de hache, ils avaient essayé de briser ses jambes ou
ses bras, mais surtout ils s’étaient attaqués à sa tête auguste. Des
entailles nombreuses montraient la trace de tous les coups … "
(34).
Ces actes de vandalisme sont donc commis au nom d’une idéologie
d’opposition envers l’Église et la religion catholique, la croix de
chemin en étant le principal symbole. Mis à part les méfaits perpétrés
pendant les périodes révolutionnaires, il ne s’agit que de faits
ponctuels et peu fréquents. En règle générale, les croix de chemin ne
suscitent qu’une indifférence passive chez les populations pratiquantes
et détachées des choses de la religion, tandis qu’elles sont l’objet
de la vénération et de l’attention des populations ferventes.
7.
En guise de
conclusion.
Au
cours de la période concordataire, de nombreuses croix de chemin aux
multiples aspects sont donc érigés dans le département de la Somme. Se
multiplient ainsi les signes religieux dans le paysage des campagnes.
Cette christianisation de l’espace rural est aussi la manifestation
d’un encadrement mental. La plantation d’un calvaire est ainsi
l’occasion pour le clergé et les élites locales d’organiser de
grandes célébrations populaires. Cette cérémonie, organisée par le prêtre
témoigne généralement plus de la piété d’un généreux donateur,
d’une famille qu’elle n’est révélatrice de la ferveur de la
population du village. Elle suscite cependant les dévotions et la vénération
d’une partie des paroissiens.
A l’Ouest d’Amiens, la grande majorité des croix de chemin sont le
legs du XIXème siècle. 300 calvaires ont ainsi été plantés
à cette époque. Ils sont autant d’événements paroissiaux qui ont
animés jadis les campagnes. De nos jours aucun lieu nouveau n’est plus
sanctifié par l’érection d’un calvaire. Quelques restaurations ont
bien lieu de temps à autre mais ces traces du passé sont menacés par
les outrages du temps. Ce petit patrimoine local, en particulier les croix
de fer ouvragées par les artisans ferronniers, doit pourtant être préservé.
(nota : les
communes citées sont localisées dans le département de la Somme, en
Picardie ; les cotes des archives mentionnées sont celles qui ont été
relevées sur les dossiers correspondants et sont consultables aux
Archives départementales de la Somme).
(1) . Le préfet Quinette aux
maires du département, datée du 6 thermidor an XII, circulaire relative
aux plantations de croix, V461 014, ADS.
(2) . Ibid.
(3) . Lettre du maire et
du desservant au préfet datée du 20 mai 1806. O 1053, Cardonnette, ADS.
(4) . Le Dimanche (semaine religieuse du diocèse de la
Somme), 14 avril 1872, n°42.
(5) . Inscription placée sur la croix.
(6) . Ibid.
(7). Le Dimanche, 14 avril 1872, n°42.
(8) . Inscription apposée sur la croix.
(9) .
Inscription apposée sur la croix.
(10) . Le Dimanche, 3 octobre 1897, n°1371.
(11) . Le Dimanche, 28 juin 1891, n°1044
(12) . Ibid.
(13) . Le Dimanche, 12 mai 1895, n°1246
(14) . Le Dimanche, 3 août 1873, n°110
(15) . Le Dimanche, 9 octobre 1892, n°1111
(16) . Le Dimanche, 16 avril 1911, n°2077
(17) . Le Dimanche, 16 juillet 1871, n°3
(18) . Suppression en 1879 de la loi interdisant de travailler le
dimanche, abolition en 1881 du caractère confessionnal des cimetières,
loi Ferry sur l’enseignement en 1882, interdiction des processions en
1884.
(19) . Le Dimanche, 4 août 1889, n°945
(20) . Le Dimanche, 2 juillet 1899, n°1462
(21) . Le Dimanche, 5 août 1909, n°1993
(22) . Le Dimanche, 27 août 1911, n°2096
(23) . Statuts synodaux
du 3 octobre 1759 de l’évêque monseigneur d’Orléans de la Motte.
(24) . Lettre du maire " au nom et pour les habitants de
cette commune " au préfet datée du 7 juillet 1806, O 982 Cagny
ADS.
(25) . Lettre du préfet à monsieur Baudoin, marquis de Lameth, datée
du 29 avril 1842, O 2739 (4) Montigny-sur-l’Hallue ADS.
(26) . conseil composé d’habitants du village et chargé de gérer
les biens et revenus de la paroisse.
(27) . Registre aux délibérations de la fabrique de la paroisse de
Belloy-sur-Somme, session du 19 mars 1898, V 436 019 ADS.
(28) . M. Crampon . Le Culte de la forêt et de l’arbre en
Picardie, essai sur le folklore picard, Amiens, Yvert, 1936, 562 p.,
p.282.
(29) . Circulaire préfectorale du 6 thermidor an XII relative aux
plantations de croix, V 431 014 ADS.
(30) . Extrait des minutes aux arrêtés du département de la
Somme, L 1005 (Cultes et clergé. Lois, arrêts, correspondance générale,
1793-an IX), ADS.
(31) . R. Simon . Histoire religieuse de la Picardie. Le siècle
du concordat (1801-1905), Paillart, Abbeville, 1976, 343 p., p.88.
(32) . Le Dimanche, 21 septembre 1902, n°1630.
(33) . Ibid.
(34) . Le Dimanche, 17 décembre 1905, n°1799.
|