Pendant l'Antiquité et le Moyen Age, les inhumations se faisaient ad
sanctos (près du tombeau des Saints, de leurs reliques), dans un
espace sacré qui comprenait à la fois l'église et ses dépendances.
"Le mot de coemeterium ne désignait pas nécessairement le lieu réservé
aux inhumations mais tout l'enclos qui entourait l'église ... On
enterrait partout dans cet enclos, dans l'église et autour de l'église,
dans les cours, dans !es cloîtres" (1). L'église et son
enclos (qui devint par la suite le cimetière proprement dit) ne
constituaient alors qu'un même ensemble. Cet espace sacré était placé
au milieu des habitations, au cœur de la vie publique. Le cimetière était,
pour les populations, un lieu de marché, de réunions. On vivait ainsi
pendant toute cette période dans une certaine familiarité avec la mort.
Le XVIIIème siècle cependant amène une évolution dans les
mentalités. On s'inquiète à propos des corps décomposés, de
"leur redoutable chimie" (2) et donc à propos du cimetière,
de son voisinage vis-à-vis des habitations. Ce mouvement d'opinion
aboutit à la déclaration royale du 20 Mars 1776, qui oblige notamment
les villes et les bourgs à déplacer leur cimetière hors de l'enceinte
des habitations. Dès lors, certains lieux d'inhumation sont transférés
extra-muros et ce, dans l'indifférence quasi générale des populations.
Dans d'autres cas cependant, cet évènement controversé provoque des émeutes
dans les villes et les bourgs concernés.
Cette tendance qui se dessine à la fin de l’Ancien Régime, s'affirme
au XIXème et au XXème siècles. Entre Amiens et
Abbeville, de nombreux cimetières se déplacent extra-muros pour des
causes et dans des conditions différentes selon les époques. Dans tous
les cas cependant, cette translation est synonyme, pour les communautés
rurales, de bouleversement dans les habitudes, dans les relations qu'elles
entretiennent quotidiennement avec le sacré.
1. Une "mesure d'hygiène
publique".
Au Moyen Age, les enterrements se faisaient couramment à l'intérieur
même des églises. Puis, l'ordonnance royale du 10 mars 1776 restreint ce
droit à certains cas précis, aux hauts dignitaires de l'Église
notamment. Le Décret du 23 prairial an XII (12 juin 1804)
proclame également dans son premier article qu' " aucune inhumation
n'aura lieu à l'intérieur des églises" (3). Les notables
locaux se font alors inhumer dans les décennies qui suivent à l'intérieur
de chapelles funéraires familiales, édifiées sur un terrain leur
appartenant et situées à proximité du village. Celle-ci nécessite une
autorisation préfectorale. Rares sont donc désormais les inhumations ad
sanctos, à l'intérieur de l'église paroissiale.
Prolongeant la fin de l'Ancien Régime, le début
du XIXème siècle voit d'ailleurs se mettre en place une législation
d'ensemble ayant trait aux inhumations. Tout naturellement, celle-ci s'intéresse
à la place du cimetière au sein de la commune, par rapport aux
habitations notamment. L'article 2 du
décret du 23 Prairial an XII précise qu' "il y aura, hors de
chacune des villes ou des bourgs, à la distance de trente cinq à
quarante mètres au moins de leur enceinte, des terrains spécialement
consacrés à l'inhumation des morts" (4). Ces prescriptions
renouvellent celles contenues dans l'ordonnance royale du 10 Mars 1776.
Cependant, elles sont désormais également applicables aux villages. Le
Préfet signale ainsi aux Maires du département que "Si dans
quelques villages, le cimetière était tellement environné et abrité
par les maisons, que l'air ne peut y circuler librement, les Maires
doivent faire connaître aux Sous-Préfets les dangers résultant des
inhumations faites dans l'intérieur de la commune, alors le Sous-Préfet
s'empressera d'ordonner l'application des règles prescrites pour les
villes et les bourgs" (5). Cette extension du champ
d'application du décret de Prairial à toutes les communes, sans
distinction de tailles, est officialisée par la suite grâce à
l'ordonnance royale du 6 Décembre 1843.
Cette législation de la première moitié du XIXème siècle
est issue d'un souci de salubrité des cimetières, directement hérité
du XVIIIème siècle et de ses craintes à propos de la proximité et de
la toxicité des corps en décomposition.
Aussi le décret du 23 Prairial an XII indique-t-il de manière précise
les qualités que se doivent de posséder les futurs emplacements des
lieux d'inhumation à l'extérieur des communes. "Les terrains les
plus élevés au Nord seront choisis de préférence" (6) afin
"qu'en aucun temps les vapeurs infectes ne puissent s'en élever et
se répandre dans les lieux environnants" (7). De plus,
"on y fera des plantations, en prenant les précautions convenables
pour ne point gêner la circulation de l'air" (8).
Ce sont les travaux des hommes de science en la matière, à la fin du XVIIIème
siècle et au début du XIXème
siècle, qui justifient ces indications. Pourtant, dans l'enquête départementale
réalisée à la suite de. la promulgation du décret de Prairial, nombre
de Maires, répondant au questionnaire, font remarquer parfois avec étonnement,
parfois encore avec véhémence, que jamais le cimetière établi au sein
du village, autour de l'église et au milieu des habitations, n'a été la
cause directe de maladies ou d'une épidémie parmi la population. Ainsi,
à Bettencourt Saint-Ouen, dans le canton de Picquigny, le Maire écrit-il
au Préfet : "Nous vous observons, Monsieur, que jamais nous ne nous
sommes aperçu, ni même les plus anciens de notre commune suivant mes
connaissance, que sa situation du cimetière, placé dans l'enceinte de la
commune, ait occasionné aucune épidémie" (9). II faut
attendre la fin du XIXème pour voir un démenti à ces premières
affirmations. En 1887 en effet, "aucun hygiéniste ne soutient plus
que l'air des cimetières peut devenir nuisible par les émanations des
cadavres" (10).
De ce fait, dans les communes rurales entre Amiens et Abbeville, aucun
cimetière n'a été déplacé au XIXème siècle, suite au décret de Prairial et aux
craintes pour l'hygiène de l'air qu'il met en évidence.
Quelques-uns d'entre eux ont été transférés en raison de leur
insalubrité ; à Métigny en 1867 ou à Laleu en 1882 par exemple, dans
le canton de Molliens-Dreuil. Un habitant de cette dernière commune décrit
au Préfet en 1860 une inhumation au cimetière : "L'eau source dans
toutes les fosses que l'on creuse, hier encore les fossoyeurs n'étaient
pas à un mètre de profondeur que déjà les deux étaient obligés d'épuiser
l'eau, tandis que d'autres retiraient avec une pelle un bourbier noir, épais,
infecte. De fait même que ces hommes ont renoncé devant M. le Maire à
creuser des fosses dans ce cimetière" (11).
Dans certains villages, on craint même que les infiltrations en
provenance du cimetière ne gagnent la nappe phréatique, contaminant
ainsi les puits et les fontaines. Ainsi, à Cambron, près d'Abbeville, en
1909, "faute d'écoulement, les eaux provenant du toit de l'église
s'infiltrent à travers les couches du sol pour gagner la nappe d'eau qui
alimente les puits, et qui n'est située qu'à sept mètres de
profondeur" (12). Et selon la Commission sanitaire "!e
transfert du cimetière s'impose" (13).
Entre Amiens et Abbeville, l'exiguïté du cimetière communal par rapport
aux besoins de la population est la principale raison invoquée au moment
de son déplacement du centre vers l'extérieur du village.
La législation a imposé au début du XIXème siècle un
nouveau mode d'inhumation (sépultures individuelles, concessions
temporaires ou perpétuelles) qui accroît considérablement la surface
consacrée aux morts. Le cimetière doit être de plus en plus étendu. De
plus, la première moitié du XIXème siècle est, pour les populations rurales
(notamment pour celles de la région picarde et du département de la
Somme) une période de forte croissance démographique. De nombreuses
communes atteignent à cette époque (vers 1850-1860) leur chiffre maximal
de population. Aussi le petit cimetière, situé à l'intérieur du
village, parmi les habitations et les fermes, à côté de l'église,
devient alors trop étroit par rapport au rythme des inhumations. Ainsi,
à Beaucourt-sur-L'Hallue dans le canton de Villers-Bocage en 1844,
"le cimetière actuel est insuffisant aux besoins de la population
sans cesse croissante, il est entièrement rempli dans sa superficie par
les inhumations tant anciennes que récentes, au point qu'il devient de
jour en jour plus impossible de trouver des places pour les nouvelles sépultures"
(14).
Et il est impossible de procéder à son agrandissement de par le manque
d'espaces libres aux alentours tout d'abord ; mais aussi et surtout de par
le veto de la préfecture, dicté par l'instruction ministérielle du 2 février
1856. Celle-ci interdit l'achat par les communes de terrains situés à
proximité des habitations ; elle complète ainsi les prescriptions du décret
du 23 Prairial an XII. Aussi, à Ville-le-Marclet dans le canton de
Picquigny en 1899, "le cimetière sera déplacé parce qu'il est
devenu trop petit par suite de l'accroissement de la population, et parce
que l'on ne peut l'agrandir, attendu qu'il est au centre du village" (15).
Ce mouvement de translation des
cimetières vers l'extérieur des villages naît aussi d'une évolution
des mentalités dans les communautés, au sen large d'une évolution dans
les rapports entre l'Homme et la mort au
XIXème siècle. En effet, comment expliquer
autrement, entre autres, que le cimetière de la commune de Contay (bourg
situé dans le canton de Villers-Bocage), entourant et contemporain de l'église
construite en 1457, qui a reçu en son sol des milliers de sépultures
depuis cette époque éloignée, ne soit déplacé qu'en 1842 puis désaffecté
?
Le respect dû aux morts, entré dans les mœurs à cette époque, est très
certainement un élément décisif. Celui-ci impose une individualisation
des sépultures ; les tombes doivent être correctement disposées à
l'intérieur du cimetière. A l'intérieur des communautés rurales, on
s'afflige de la réouverture prématurée des fosses. Ceci est considéré
comme une véritable violation de sépulture. De même, le creusement
d'une tombe dans un cimetière exigu oblige nécessairement à rencontrer
un ou même plusieurs cercueils déjà en terre. Le public présent lors
de la cérémonie en est alors véritablement traumatisé. Ainsi à
Quevauvillers dans le canton de Molliens-Dreuil en 1850, "le nombre
des tombes est si considérable en raison de la petite étendue du cimetière
que, à chaque inhumation, l'ouverture des fosses fait mettre à jour des
ossements de toute nature, ce qui blesse la décence publique et afflige
les assistants au convoi" (16).
De pareilles scènes sont intolérables désormais et la translation du
cimetière (dont on parle parfois depuis de longues années) est rendue nécessaire.
Le déplacement du cimetière, qui entourait auparavant l'église, au
dehors du village est un évènement important pour les communautés
rurales au XIXème siècle. II est souvent l'occasion de
disputes, de discordes voire même, dans certains cas, d'affrontements
entre différents partis. Aussi une décision de cette nature n'est-elle
prise qu'au cas où sa nécessité est véritablement reconnue.
Il est rare cependant qu'une cause unique préside au déplacement du lieu
d'inhumation ; le plus souvent en effet, il s'agit d'une combinaison de
divers éléments qui est à l'origine de la résolution. Le Préfet en
1847 a ainsi résumé le mécanisme général de l'évènement :
"Dans beaucoup de localités, le cimetière est encore situé au
centre des habitations et complètement insuffisant. Cet état de choses
présente de graves, inconvénients sous le rapport de la salubrité
publique ;inconvénients qui s'animent encore de la circonstance que la
proximité des habitations empêche de mettre l'étendue du cimetière en
rapport avec l'accroissement de la population et qu'il devient nécessaire
de renouveler les fosses avant cinq ans (17), faute d'espace
suffisant pour les inhumations ; véritable violation de sépulture
contraire au respect dû aux morts ...." (18).
Les déplacements de cimetières à l'extérieur des villages se
poursuivent au XXème siècle. Cependant, la crainte d'un
cimetière englobé dans les habitations, présente au XIXème siècle, n'a plus cours. L'étanchéité des
caveaux, la profondeur des fosses, la longue durée des concessions, font
reculer l'inquiétude au sein des populations rurales. Enfin, le danger de
pollution des eaux souterraines est écarté par l'éloignement et par la
distribution des eaux sous pression.
Ainsi, au XXème siècle, la seule raison invoquée lorsqu'il
s'agit, pour une commune, de transférer le cimetière, est le manque de
place, l'encombrement et !a saturation. A La Chaussée-Tirancourt dans le
canton de Picquigny, par exemple, le cimetière communal est déplacé en
1923. L'année précédente, le Maire du village avait décrit de cette façon
le cimetière au Préfet : "Une allée tortueuse le traverse dans la
longueur, aucune autre allée ne peut donner accès aux tombes qui sont
enchevêtrées les unes dans les autres. On est donc obligé de passer sur
les tombes non entourées de grille, soit pour procéder à des
inhumations nouvelles, soit pour visiter des tombes de famille" (19).
Un réel souci de l'hygiène en matière d'inhumation est donc présent dès
le début du XIXème siècle. Aussi le décret du 23 Prairial
an XII, l'ordonnance royale du 6 Décembre 1843 prescrivent-ils la
translation à l'extérieur de l'enceinte des communes des cimetières
insalubres. L'exiguïté de ceux-ci est alors la principale raison invoquée
pour justifier ce déplacement, tout au long des XIXème et XXème
siècles.
Cependant, il s’agit d’une décision importante qui concerne
l’ensemble de la population du village. Elle est prise conjointement par
le Préfet, le Conseil municipal, et ce sans occasionner de résistance au
sein des populations rurales entre Amiens et Abbeville.
2. Incitations et résistances.
Pendant le XIXème siècle, toute une législation se met donc
en place, incitant ou obligeant les communes à déplacer extra-muros leur
cimetière lorsque celui-ci est situé au centre du village et au milieu
des habitations. De nombreux lieux d'inhumation entre Amiens et Abbeville
sont alors désaffectés, puis transférés.
Le Préfet signale ainsi couramment aux Maires et aux Conseils municipaux
la non-conformité du cimetière communal avec les prescriptions dictées
par le décret du 23 Prairial an XII (12 juin 1804). Certains d'entre eux
sont insalubres et indécents; encombrés et trop exigus par rapport à la
population du village ou encore situés à une trop grande proximité des
habitations.
Parfois, ce sont les voisins immédiats des lieux d'inhumations qui
protestent contre l'état des choses et en informent le Préfet. A
Camps-en-Amiénois dans le canton de Molliens-Dreuil en 1927, un anonyme
écrit à celui-ci : "J'ai l'honneur de porter à votre connaissance
que nous avons un cimetière déplorable. Il ne se fait d'inhumations sans
que l'on coupe plusieurs cercueils récemment inhumés..." (20)
! On craint ainsi le voisinage du "champ des morts" et des corps
en décomposition, "des exhalaisons putrides" au début du XIXème
siècle, des infiltrations dans le sol à la fin du siècle et au début
du XXème siècle.
Cependant, même s'il n'est pas
toujours l'initiateur du projet de translation, le Préfet joue dans tous
les cas un rôle déterminant. Celui-ci observe ainsi avec attention le déroulement
de chaque affaire. A Querrieu dans le canton de Villers-Bocage, le Préfet
provoque à de nombreuses reprises, et ce pendant deux années, la réunion
du Conseil municipal, mettant à l'ordre du jour le déplacement du cimetière
extra-muros. Celui-ci, entourant l'église, est alors transféré du
centre du village vers les champs aux alentours, à 110 mètres des
habitations les plus proches. Le Préfet organise également des enquêtes
au sein des populations rurales concernées, dépêche sur place le médecin
des épidémies afin de réunir plus de renseignements. Celui-ci
s'illustre ainsi souvent comme un collaborateur zélé de l'administration
supérieure.
Les différents Préfets qui se succèdent dans le département de la
Somme, au XIXème siècle en particulier, ne sont pas tous
aussi tenaces et opiniâtres. Ainsi, à Berteaucourt-les-Dames dans le
canton de Domart-en-Ponthieu, le Préfet en 1867 insiste avec véhémence
auprès du Maire pour que le cimetière communal soit déplacé
extra-muros. Celui-ci est, selon lui, "d'une étendue
insuffisante" (21). Par la suite, plusieurs courriers sont
envoyés afin de précipiter le transfert souhaité. Enfin, en 1869, un
nouveau Préfet est nommé dans le département. Celui-ci, plus modéré
que son prédécesseur dans ce domaine, affirme alors : "Dans l'état
actuel des choses, je vois qu'il n'y a pas lieu, quant à présent, de
s'occuper de cette affaire" (22).
En fait, même si l'action du Préfet
est décisive, le déplacement du cimetière extra-muros est
essentiellement un problème local. II s'inscrit dans le cadre de la
commune.
Parfois, cette affaire se déroule en peu de temps, et ce sans opposition
véritable de la part des villageois concernés. Le Conseil municipal, sur
l'avis de quelques "esprits éclairés", constate l'insalubrité,
l'exiguïté du cimetière et décide de son déplacement. Un nouveau
terrain destiné aux inhumations, placé "à l'extérieur de
l'enceinte des habitations" est ensuite acheté, après avoir obtenu
au préalable l'autorisation du Préfet. Puis, quelques années plus tard,
l'ancien cimetière, situé autour de l'église et au milieu des
habitations, est désaffecté.
Dans certains cas même, le projet de translation du cimetière communal
extra-muros réunit l'ensemble de la population du village. Ainsi, à
Halloy-les-Pernois, dans !e canton de Domart-en-Ponthieu en 1843, "la
nécessité de changer de cimetière est si bien sentie des habitants qui
ont tous concouru par leurs dons, suivant leurs fortunes, à former une
somme suffisante destinée au paiement d'un terrain pour en faire un autre
" (23). Cette souscription est organisée par le Maire de !a
commune.
Cependant, comme nous le dit M. Lenoël, médecin des épidémies de
l'arrondissement d'Amiens en 1879 : "Dans les nombreuses commissions
où j'ai été envoyé chaque fois, j'ai vu cette question de cimetière
agiter les habitants, mettre le trouble dans la commune" (24).
Le projet de transfert du cimetière extra muros, même s'il
s'appuie parfois sur la volonté de la majorité des habitants, est
souvent à l'origine de conflits, d'oppositions à l'intérieur des
communautés villageoises. Certains allèguent des motifs financiers ;
l'achat du nouveau terrain destiné aux inhumations représenterait ainsi
un investissement important et inutile pour la commune. Mais, en règle générale,
il s'agit plutôt d'un "sentiment louable", d'une forme de piété
envers les morts, d'attachement pour le cimetière, lieu d'inhumation
parfois pluriséculaire. Chaque villageois souhaite ainsi être enterré,
au moment de sa mort, auprès de ses parents ou de ses amis défunts.
Ainsi, dans certains villages, la question du transfert du cimetière extra
muros est d'actualité pendant des années, voire des décennies. Elle
est régulièrement discutée au sein du Conseil municipal, sur la scène
publique, sans pour autant qu'un projet aboutisse. A Camps-en-Amiénois
dans le canton de Molliens-Dreuil, un premier projet échoue entre 1855 et
1857, puis un deuxième entre 1925 et 1928. Enfin, le cimetière est déplacé
à l'extérieur de la commune en 1938, à la veille de la Seconde Guerre
Mondiale. Parfois même, l'ensemble de la communauté des villageois se
ligue contre le Maire et le Conseil municipal. Tel est le cas à Allery
dans le canton d'Hallencourt entre 1875 et 1884, à Fourdrinoy dans le
canton de Picquigny entre 1850 et 1869 ou à Allonville près d'Amiens
entre 1847 et 1859. Ainsi, dans cette dernière commune, le Maire écrit
au Préfet, le 28 septembre 1859, et lui demande de prendre des mesures
afin de désaffecter le cimetière communal. Un deuxième courrier est
envoyé ensuite quelques jours plus tard : "Comme j'avais lieu de le
craindre, la question de suppression du cimetière dans cette commune est
plus menaçante que jamais ; on a lancé dans le public que je voulais
faire interdire le cimetière, depuis ce moment on placarde des menaces
contre moi la nuit dans les rues ; et on m'adresse des lettres anonymes
semblables ... Je viens vous prier, M. !e Préfet, de bien vouloir tenir
secrète ma lettre du 28 septembre dernier, et vous supplie en même
temps' de vouloir bien ajourner la suppression du cimetière" (25) !
Ces formes d'oppositions, de résistances au projet de déplacement des
cimetières extra muros, se généralisent dans le cas des bourgs,
des communes de plus a grande importance. La population de la commune se
divise alors en plusieurs factions rivales. Lé projet tourne en imbroglio
administratif, comme à Flixecourt entre 1859 et 1874 ou à Vignacourt
entre 1853 et 1863 dans le canton de Picquigny.
A Hallencourt en 1877, 400 personnes protestant contre le projet, sont
massées devant la mairie lors de l'enquête de commodo et incommodo.
A Ailly-le-Haut-Clocher en 1911, une partie des habitants de la commune
qui, elle, réclame à grands cris la translation du cimetière
extra-muros, publie même à ses frais une lettre de protestation à l'intérieur
des pages du Journal d'Amiens.
Cependant, la réalisation du projet de translation est généralement
facilitée par l'action des notables locaux (le châtelain du village ou
un gros propriétaire). En effet, dans de nombreux cas, ceux-ci font don
à la commune du nouveau terrain destiné aux inhumations. Tel est le cas
par exemple à Vaux-en-Amiénois en 1851 ou à Montigny en 1854, à
Bavelincourt en 1889 ou à Bertangles en 1885, communes situées dans le
canton de Villers-Bocage ; à Metigny en 1846, à Pissy en 1912 ou à
Briquemesnil en 1933, dans le canton de Molliens-Dreuil ... Ces donations
proviennent alors d' "esprits éclairés" qui voient dans la
translation du cimetière vers l'extérieur de la commune, un moyen d'éloigner
des habitations et des populations un foyer d'infection, d'épidémies.
Ceci ajoute donc aux incitations de l'administration.
Ce déplacement participe aussi au mouvement de recomposition de l'espace
du village, notamment dans !a seconde moitié du XIXème siècle. Les
notables locaux imposent alors leur volonté de déplacer un site
encombrant, occupant le centre du village. L'espace ainsi libéré permet
de créer une place publique, centralisant les fonctions administratives,
économiques... Celle-ci s'orne même par la suite d'une nouvelle église.
Ce déplacement témoigne également d'un sentiment grandissant de répulsion
à l'égard des morts dans les populations rurales à cette époque :
"les morts ne doivent plus empoissonner les vivants" (26).
Le cimetière n'est plus qu'un "triste lieu" (27), et le
fait d'inhumer ses morts à l'intérieur du village et au milieu des
habitations, "une coutume qui a fait son temps" (28).
L'ancien cimetière, qui entoure l'église depuis des temps immémoriaux,
ne doit plus désormais faire partie intégrante de l'agglomération ; son
déplacement à l'extérieur du village est une mesure nécessaire.
L'association pluriséculaire entre l'église et le lieu d'inhumation
constituait auparavant un puissant foyer de religiosité, placé au cœur
du village, au milieu des habitations. Le déplacement du cimetière
extra-muros rompt ainsi l'union en un même lieu des deux principaux
espaces sacrés du village. Aussi peut-il être considéré comme un évènement
au sein du village et pour les populations concernées. Il représente un
bouleversement des habitudes ancestrales des communautés rurales qui
"entretiennent des relations privilégiées avec la sacralité
inscrite dans les lieux et les rythmes de la vie quotidienne" (29).
Ainsi, à Hallencourt en 1877, on craint que le déplacement du cimetière
extra-muros n'ait pour effet "d'isoler les morts des vivants" (30).
Ainsi, selon l'opinion d'une partie de la population de la commune,
"il pourrait amener au grand détriment de la morale publique et
religieuse, l'oubli du culte des morts dont le souvenir est si nécessaire
pour la moralisation du genre humain" (31).
Le clergé, quant à lui, depuis le décret du 23 Prairial an XII, ne peut
légalement s'interposer contre le projet de translation du cimetière
communal. Le curé Frissot, de Camon près d'Amiens, écrit ainsi au
docteur Lenoël en 1879 "Je reconnais que je n'ai absolument pas le
droit de m'immiscer dans cette affaire de translation puisque, d'après
les lois qui nous régissent, la tenue, la police, la conservation ou le
changement de cimetière appartient exclusivement à l'autorité
civile" (32). Pourtant, le prêtre peut avoir une influence
considérable sur ses paroissiens. Et le clergé parait avoir été
favorable au déplacement de cimetières extra-muros. Le presbytère est
ainsi souvent placé à proximité du cimetière, le prêtre est alors la
première personne du village susceptible d'être "infectée":
De plus, le déplacement du lieu d'inhumation signifie souvent la mise en
valeur, par la suite, de l'espace ainsi libéré et même parfois une
reconstruction de l'église. Certains prêtres cependant se prononcent
contre le projet de translation. En 1860, l'abbé Mille, curé de
Vignacourt dans le canton de Picquigny, fait ainsi valoir, auprès du
vicaire général Fallières, que le cimetière est un haut lieu de
spiritualité "où Saint Firmin, premier évêque d'Amiens, a prêché
l'évangile" (33).
Le déplacement des cimetières
communaux extra-muros est donc en grande partie l'œuvre de
l'administration, des différents Préfets notamment. A celle-ci s'ajoute
l'appui des notables et des élus locaux, des "esprits éclairé.;".
Cependant, le projet avant son aboutissement rencontre des résistances,
parfois longues et virulentes, au sein des populations rurales concernées
(au XIXème siècle notamment). Celles-ci s'atténuent par la suite après
la Première Guerre Mondiale.
L'espace consacré aux morts émigre du centre vers l'extérieur du
village. Cet évènement local constitue un bouleversement des relations
entre les populations et le sacré dans leur vie quotidienne.
3. Un mouvement
continu à partir de la seconde moitié du XIXème siècle.
Le décret du 23 Prairial an XII (12
juin 1804) est la pierre d'angle de la législation en matière d'inhumation. Il impose
une distance minimale de 35 à 40 mètres entre le cimetière communal et les
habitations les plus proches ; faute de quoi celui-ci devra être déplacé
extra-muros. Entre Amiens et Abbeville, au début du XIXème siècle, 99 lieux
d'inhumation sur 167 (59 %) sont dans ce cas de figure. Un seul d'entre eux
cependant (le cimetière de Rivery, près d'Amiens, en 1818) est déplacé
pendant les 25 années qui suivirent la promulgation du décret de Prairial.
Celui-ci n'aura donc pas eu d'effets immédiats.
Le mouvement de translation des cimetières ne s'amorce en fait que vers 1830.
II précède donc de quelques années l'Ordonnance royale du 6 Décembre 1843,
qui étend officiellement aux cimetières de village (et donc à l'ensemble des
communes) les prescriptions du décret de Prairial concernant leurs emplacements
par rapport aux habitations. Celui-ci permet ainsi aux Préfets d'imposer plus
facilement leur volonté aux communes. Les déplacements s'effectuent régulièrement
dans la seconde moitié du XIXème siècle, ainsi que dans la première moitié
du XXème siècle. 3 à 4 % des cimetières par décennie sont ainsi transférés
pendant cette période, du centre vers l'extérieur du village, de l'entourage
de l'église vers les champs. Ce pourcentage est plus important à l'époque de
la promulgation de l'Ordonnance de 1843, inférieur à celle de la Première
Guerre Mondiale. Ce mouvement s'est poursuivi par la suite, 16 cimetières ont
été déplacés à l'extérieur de la commune depuis la fin de la Seconde
Guerre Mondiale.
82 cimetières (soit la moitié du nombre total environ) ont ainsi été transférés
extra-muros, et ce sur l'ensemble de la région entre Amiens et Abbeville.
Celle-ci connaît donc, au XIXème puis au XXème siècle,
un mouvement de déplacement des cimetières extra-muros, prolongeant la
tendance amorcée dans la seconde moitié du XVIIIème siècle. Le "champ
des morts" émigre alors du centre du village, au voisinage de l'église et
des habitations, vers l'extérieur. L'action de l'administration avec l'appui
des élites locales, des "esprits éclairés", est décisive, malgré
les résistances des communautés rurales concernées.
Ceci s'inscrit dans une volonté plus large de redéfinition de l'espace à
l'intérieur du village. La place du cimetière est désormais à l'extérieur
de la commune, au milieu des champs. Le paysage rural se minéralise alors, se
christianise, et ce d'autant plus qu'un nouveau type de lieux d'inhumations
apparaît au début du XXème siècle entre Amiens et Abbeville, le cimetière
militaire.
(1) . P. Aries. Essais sur
l'histoire de la mort en Occident du Moyen-Aqe à nos jours, Seuil
1975. 237 p., p. 156
(2) . Ibid, p.160.
(3)
. Décret du 23 Prairial an XII.
(4) . Ibid.
(5) . Le Préfet aux Maires du département. 20 Messidor an XII,
op. cit.
(6) . Article 3. op. cit.
(7) . Le Préfet aux Maires du département. 20 Messidor an XII,
op. cit.
(8) . Article 3. op. cit.
(9) . Cimetières. états de lieux destinés aux inhumations.
police. organisation. an XII M 107 433 Bettencourt-Saint-Ouen (canton de
Picquigny) Archives départementales de la Somme (ADS).
(10) . Rapport de M. Lenoël (médecin des épidémies de
l'arrondissement d'Amiens) au Préfet, daté du 7 Août 1887. 99 O 1461
(2) Dreuil-les-Amiens ADS.
(11) . Lettre de M. Cœur (propriétaire) au Préfet, datée du l er
Juin 1860 99 0 2265 (2) Laleu ADS.
(12) . Rapport de la Commission sanitaire au Préfet daté du 30
Novembre 1909 99 O 1000 (2). Cambron. ADS.
(13) . Ibid.
(14) . Délibérations du Conseil municipal en date du 23 Mars 1844
99 O 563 (2). Beaucourt-sur-L'Hallue. ADS.
(15) . Délibérations du Conseil municipal en date du 12 Août
1899 99 0 3775 (2) Ville-le-Marclet. ADS.
(16) . Délibérations du Conseil municipal en date du 13 Novembre
1850 99 0 3163 (2) Quevauvillers. ADS.
(17) . Délai minimal prescrit par l'article 6 du décret du 23
Prairial an XII.
(18) . Circulaire préfectorale relative aux cimetières communaux
datée du 23 Octobre 1847.3 PO 27 (recueil des actes administratifs 1847)
ADS.
(19) . Lettre du Maire au Préfet en date du 25 Septembre 1922. 99
O 1132 (2) La Chaussée-Tirancourt. ADS.
(20) .
Lettre anonyme adressée au Préfet datée du 28 Février 1925. 99 0 1019
(2) Camps-en-Amiénois. Archives départementales de la Somme (ADS).
(21) . Lettre du Préfet au Maire datée du 25 Avril 1867. 99 O 678
(2) Berteaucourt-les-Dames. ADS.
(22) . Lettre du Préfet au Sous-Préfet de l'arrondissement de
Doullens datée du 14 Janvier 1870. 99 0 678 (2) Berteaucourt-les-Dames.
ADS.
(23) . Délibération du Conseil municipal en date du 5 novembre
1843. 99 O 2049 (2). Halloy-les-Pernois. ADS.
(24) . Lettre de M. Lenoël (médecin des épidémies de
l'arrondissement d'Amiens) au curé Frissot datée du 9 Juillet 1879. 99 O
1010 (2) Camon. ADS.
(25) . Lettre du Maire au Préfet datée du 6 Octobre 1859. 99 O 181
(2) Allonville. ADS.
(26) . P. Aries. Images de l'homme devant la mort. Paris
Seuil. 1983. 276 p., p. 60.
(27) . Pétition des habitants de la commune de Flixecourt (canton
de Picquigny) adressée au Préfet et datée du 6 Août 1866. 99 O 1704
(2) Flixecourt. ADS.
(28) . Lettre d'habitants dA illy-le-Haut-Clocher publiée dans le Journal
d'Amiens 20 Février 1911.
(29) . Histoire de la France religieuse (sous la direction
de J. le Goff et R. Rémond) Tome 3 : "Du Roi très chrétien à la
laïcité républicaine. XVIIIème – XXème siècles".
Paris. Seuil 1991. 556 p., p. 277.
(30) . Pétition des habitants d'Hallencourt présentée lors de
l'enquête de commodo et incommodo du 25 Février 1877. 99 O 2040
(2). Hallencourt. ADS.
(31) . Ibid.
(32) Lettre du curé Frissot à M. Lenoël (médecin des épidémies
de l'arrondissement d'Amiens) datée du 9 Juillet 1879. 99 0 1010 (2).
Camon. ADS.
(33) . Lettre du curé Mille au vicaire général Fallières. 1859
(s-d). 99 O 3708 (2). Vignacourt. ADS.