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Le général Boulanger. Des
passions politiques à l’oubli … |
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Le général Boulanger.
Des
passions politiques à l’oubli …
par
Jean-Charles
Chapuzet
1.
Le « soldat patriote ».
2.
Le « politicien » dérangeant.
3.
La dispersion des cendres …
!
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Au soir du 27 janvier 1889, le général Boulanger
devenait l’homme le plus populaire de France. Elu député à Paris, après
de nombreux succès dans tout l’Hexagone, l’irrésistible Général,
avec son programme révisionniste sous le bras, était au sommet de sa carrière
politique. Le 30 septembre 1891, un peu plus de deux ans et demi après le
plébiscite électoral, la presse française annonce par dépêche que le
général Boulanger vient de se tirer une balle dans la tempe droite sur
la tombe de sa maîtresse dans le cimetière d’Ixelles en Belgique.
En se plongeant au cœur des passions politiques, produit de l’ambiguïté
d’un mouvement populaire et d’intrigue médiatique autour du Général,
l’épisode boulangiste a dès lors été généreux en affabulations et
en rumeurs, fabliaux et légendes. Tout a été dit et entendu, chanté et
inventé. L’abondance de biographies, plus ou moins romancées, de
propagandes ou de chansons populaires ont noyé le personnage dans les méandres
de l’interprétation. Ainsi, la mémoire du général Boulanger, au détriment
de l’Histoire, est prisonnière de son caractère passionnel, original
et pittoresque. Raymond Poincaré, André Tardieu, le colonel de La Rocque,
Charles de Gaulle ou encore Jean-Pierre Chevènement ont chacun eu droit
à l’épithète « péjorative » de ressembler au général
Boulanger. Dès qu’un tribun politique se place au-dessus du clivage
droite-gauche ou qu’il flirte avec l’idée d’un coup d’état, le
nom de celui qui se suicida sur la tombe de sa maîtresse revient comme un
leitmotiv dans les colonnes de la presse ou dans les couloirs de la
Chambre. La longue aventure posthume du général Boulanger dans les mémoires,
faite de fluctuations et de larges controverses, ont entretenu une
certaine ambiguïté, sinon le mystère, sur la réalité historique
d’un personnage volontiers « politico-romanesque ».
1. Le « soldat patriote »
Le futur général Boulanger est né à Rennes le 29 avril 1837. Il est
issu de la petite bourgeoisie bretonne, dont le père, avoué à Nantes
puis exerçant dans un cabinet d’assurance à Paris, ne lui laissera que
des dettes, et dont la mère d’origine anglaise restera entièrement dévouée
à son enfant. Le jeune breton, après des études au lycée de Nantes, se
destine au métier de militaire et intègre la prestigieuse École de
Saint-Cyr en 1855 (promotion Crimée-Sébastopol). Élève moyen mais énergique,
l’officier Boulanger achève ses études pour connaître sa première
campagne à l’âge de 19 ans. Au sein du 1er régiment
d’infanterie de tirailleurs algériens, Boulanger participe à la répression
des rebelles en Grande-Kabylie. Lors de ses premières armes, il fait
preuve d’une grande témérité et jouit d’une bonne reconnaissance de
la part de ses supérieurs. Pendant le printemps de l’année 1859, il
quitte l’Algérie pour l’Italie. Le sous-lieutenant est alors grièvement
blessé par un soldat autrichien lors de la bataille de
Robecchetto-Turbigo. Sorti d’affaire après une longue agonie, le jeune
homme est décoré de la Légion d’honneur, de la médaille d’Italie
et de la croix de Saint-Maurice et Lazare. « Parmi ceux qui s’étaient
le mieux distingué, écrira Alfred Barbou, l’hagiographe du Général
en 1886, avaient le mieux donné l’exemple de l’intrépidité de
l’attaque et payé de leur sang notre victoire, était le
sous-lieutenant Boulanger. » [1]
Boulanger franchit tous les grades avec tous les honneurs. Après la
campagne de Cochinchine, le capitaine Boulanger retourne à Saint-Cyr en
tant qu’instructeur. En 1870, il est promu commandant et participe à la
bataille de Champigny, contre les Prussiens, où il est de nouveau blessé.
Colonel en 1871, général en 1880, rien ne semble pouvoir arrêter
l’ascension du brillant militaire. En 1881, il est chargé de représenter
la délégation française aux États-Unis pour le centenaire de l’Indépendance.
Directeur de l’infanterie en 1882 et commandant des troupes
d’occupation en Tunisie, le général Boulanger connaît ses premières
heures de popularité au sein de l’armée. Il restera de cette carrière
des anecdotes patriotiques, plus ou moins réelles, que les futurs thuriféraires
du Sauveur ne manqueront pas d’exalter.
Fervent républicain et patriote, le profil du très jeune général
s’accorde avec le climat revanchard et la création d’une armée
nationale qui caractérisent la crise morale accouchée de la défaite du
4 Septembre. Le culte de l’uniforme favorise alors l’élan populaire
de celui qui fut le plus jeune général de l’armée française. C’est
une époque, commente l’historien Raoul Girardet, où la personne du
soldat devient celle d’un sauveur trop longtemps attendu, l’instrument
quasi providentiel d’un grand espoir national [2].
Le 7 janvier 1886, Boulanger connaît la suprême récompense en prenant,
avec l’appui de Clemenceau, le portefeuille du ministre de la Guerre
dans le cabinet Freycinet. Le nouveau ministre de la rue Saint-Dominique
s’emploie à républicaniser l’armée. Auteur de nombreuses réformes,
aussi bien dans l’amélioration du quotidien des soldats que dans
l’effort de mobilisation et de balistique - adoption du fusil
Lebel -, le général Boulanger fait de plus en plus souvent la Une
des journaux. Il attire, il séduit. « Dès la fin de l’année
1886, témoignera son chef de cabinet le général Iung, ses salons
et son cabinet ne désemplissaient pas d’envois de toute sorte,
drapeaux, armes, statuettes, fleurs, etc., venant de tous les points de la
France et de l’étranger. Aux grandes manœuvres, les soldats, à la fin
d’une journée de fatigues, faisaient en courant des kilomètres pour se
trouver sur le passage du général, le saluer et l’acclamer. »
[3]. Par plusieurs interpellations « à grands bruits »,
le ministre se plaît à être l’objet de toutes les préoccupations. En
invitant les soldats à partager « leurs gamelles » avec les
ouvriers grévistes de Decazeville ou en excluant des cadres de l’armée
le Duc d’Aumale, Boulanger est sous les feux des médias. Son zèle lui
rapporte toutes les ovations des parisiens lors de la Revue de Longchamp
du 14 Juillet. La presse rend compte d’un président de la République
Jules Grévy quasiment humilié et d’un ministre, aux yeux bleus, à la
barbe blonde, en grande pompe sur son cheval noir. Les provinciaux, avec
l’essor de la presse devenue libre et bon marché, prennent aussi goût
aux pérégrinations du « brave Général » : « Monté
sur un admirable cheval noir, commente le réactionnaire Écho rochelais, enrubanné par les grands cordons qu’il s’est fait
si largement octroyer, la barbe en pointe, droit et fier, (…) M.
Boulanger, par une cruelle ironie, saluait du sabre, le président que les
Chambres ont placé à la tête de la République. En face du représentant
du parlementarisme légal, le ministre de la démocratie révolutionnaire
a été acclamé. » Détesté par la droite, devenant dérangeant
pour les républicains, le général Boulanger endosse alors l’uniforme
du général « Revanche » lors d’une affaire d’espionnage
mettant à mal les relations franco-allemandes. Bismarck n’aime pas ce Général.
Il n’en suffit pas plus pour que Boulanger devienne le premier des
patriotes, celui que biographes, caricaturistes et journalistes commencent
à peindre en nouveau Gambetta, sinon en Sauveur. Les opportunistes et la
droite s’entendent alors pour faire tomber Boulanger en faisant chuter
le gouvernement au mois de mai 1887. Aux yeux de la population, il devient
un martyr des pouvoirs en place. Affaiblie par un contexte économique
exsangue, par des scandales politico-financiers, gonflée d’une crise
morale « revancharde », la classe politique vient d’offrir
à tous les mécontents un fédérateur. Le boulangisme est né. Muté par
le nouveau ministre de la Guerre à la caserne de Clermont-Ferrand, le
plus loin possible des médias, le général Boulanger est bloqué par la
population à la gare de Lyon le 8 Juillet. Les journaux la Lanterne,
l’Intransigeant et la Cocarde avaient annoncé à grand
tapage son départ. « Cet acte d’iniquité, dira une
propagande boulangiste, donna immédiatement une force énorme au
Boulangisme naissant, car le Peuple a toujours pris la défense des
martyrs politiques, et les a vengés » [4]. Lors de son arrivée
dans la capitale auvergnate, témoigne Marie Quinton, celle qui l’hébergera
dans le secret avec sa maîtresse, « Tout Royat, tout Clermont,
tout le département du Puy-de-Dôme, ― toute l’Auvergne est là
à l’attendre. J’entends des patois, j’aperçois des coiffes qui
viennent d’au moins quinze à vingt lieues à la ronde. Il y a des gens
qui, faute de quoi payer le chemin de fer, sont venus à pied, comme
autrefois pour un pèlerinage » [5]. Boulanger est l’amant de
la foule. Entouré de radicaux révisionnistes comme Alfred Naquet,
d’anciens communards très influents comme Henri Rochefort, de patriotes
via Paul Déroulède, Boulanger attire très vite les forces de
droite conscientes du pouvoir destructeur de la Boulange. L’hémorragie
boulangiste atteint alors les quatre coins de France. Il est le
syndic des mécontents. La politique lui tend les bras pour le meilleur
comme pour le pire…
2.
Le « politicien » dérangeant
La France est tombée amoureuse. Les pipes Gambier ont la tête du général
Boulanger, on boit la liqueur Boulanger, les bustes du Général se
vendent comme des petits pains et les chromolithographies surplombent les
cheminées. Un produit marketing. Les boulevards prennent le pouls
de la politique. On chante la « vraie » Marseillaise
boulangiste :
Allons enfants de la patrie
Notre soutien est arrivé ;
Et de notre mère chérie,
Un cri du cœur s’est élevé ! (bis)
Dans la ville et dans la campagne,
Le peuple acclame Boulanger ;
Le destin semble présager,
D’heureux retours en Allemagne.
Au scrutin, Citoyens, pour la révision,
Votez, Votez, pour Boulanger toute la nation.
Les journaux relayent les biographes, les détracteurs et les
propagandistes s’en donnent à cœur joie, c’est la spirale du
« Tout le monde en parle » ! Il séduit, intrigue ou
rebute ; dans tous les cas, il ne laisse pas indifférent. Rien ne
semble pouvoir arrêter la popularité de Boulanger. Les cafés-concerts
le mettent en scène, la rue lui répond :
C’est Boulange, lange, lange,
C’est Boulanger qu’il nous faut
Oh ! Oh ! Oh !
Le boulangisme est aussi une curiosité ! Une tentation française,
l’envie de savoir jusqu’où peut aller l’homme providentiel…
Encore inéligible par son statut de militaire, son nom est pourtant
inscrit sur quelques 50.000 bulletins de votes lors d’élections
partielles. Sur l’initiative du journaliste Henri Rochefort, partant de
l’Intransigeant, Boulanger est alors amené à contracter sur son
nom la Protestation. Assigné à Clermont-Ferrand, il se rend en cachette
dans la Capitale. Les badauds spéculent sur le déguisement. Les amis du
Général préparent la revanche politique. C’est trop pour le
Gouvernement. Le 27 mars 1888, après avoir recueillis 30 jours d’arrêt,
il est mis d’office à la retraite militaire. Boulanger a les mains
libres. Le bonapartiste Thiébaud, le Comte Dillon, le communard Rochefort
et quelques radicaux-révisionniste tels Naquet, Laguerre ou Laisant
s’occupent de créer un Comité Républicain National (futur Parti
National), des comités départementaux, de trouver des financements. Ces
lieutenants aussi éclectiques qu’ambitieux s’accordent un temps pour
réaliser le plébiscite révisionniste à la remorque d’un homme :
le général Boulanger. Les journaux suivent. La Cocarde est créée
spécialement pour soutenir l’élan plébiscitaire. Les camelots crient
les titres, distribuent les portraits, organisent volontiers quelques
rixes. La première campagne électorale française à « l’américaine ».
Jamais, semble-t-il, dans l’histoire de France, des élections ont
autant animé les passions françaises et émis nombre de propagandes.
C’est un nouveau populisme, avec sa dose de démagogie, qui prend forme
du fait des moyens de communications modernes : nouveaux transports
d’hommes, diffusions de mots, propagations d’idées. Le chassé-croisé
entre « l’appel au peuple » et « l’appel du peuple »
s’accélère. Tout s’amplifie.
Dès le 16 avril, Boulanger est porté sur les bancs de l’Assemblée par
les électeurs du Nord. En contractant des alliances avec la droite, il
fait figure de traître pour ses détracteurs et de rassembleur pour ses
partisans-mécontents. Fidèle dans ses discours à la République, le
candidat « providentiel » gagne suivant les départements les
suffrages radicaux, ouvriéristes comme conservateurs. Le boulangisme est
un mouvement, non un parti. Le boulangisme est une réponse à la
politique colonialiste, à l’affaire Wilson, à la valse des ministères,
à la crise économique. Il est avertissement pour les uns, espoir pour
les autres et, pour beaucoup, « coup de balai » aux parlementaires.
Ainsi, si le Parti National est radical-révisionniste, le mouvement
boulangiste n’est ni de droite ni de gauche. L’extrême-gauche y voit
une réponse sociale, les monarchistes et les bonapartistes le moyen de
renverser le régime pendant que le général Boulanger, tout en
entretenant une ambiguïté de coulisses, se prononce pour une autre République,
nationale et présidentielle. « L’état d’esprit boulangiste,
disait le journaliste Joseph Reinach, opposant de la première heure au général
Boulanger, est celui des mécontents de tous les partis, de tous les
fatigués, de tous les découragés, de toutes les ambitions déçues, des
imbéciles qui rendent la République responsable des mauvaises récoltes,
des niais qui ont gardé l’amour du panache, des malades qui, sans
raison, se trouvant mal sur le côté gauche, se tournent sur le côté
droit. » [6]
La « fièvre » est aussi composite que fédératrice tant
qu’elle fait figure d’opposante. Le succès est total. Le 19 août
1888, le général Boulanger, comparé par ses détracteurs à un nouveau
Bonaparte (spectre du Deux Décembre 1851 et de Sedan), est élu à
nouveau dans le Nord mais aussi dans la Somme et la Charente-Inférieure.
Il remporte tout en adressant aux électeurs des professions de foi
autographiées ! La population se rue sur son passage, pour
l’apercevoir, peut-être le saluer, ramasser l’œillet rouge. Les
opposants achètent des sifflets aux enfants pour huer le Général…
Appuyé par l’importante Ligue des patriotes de Paul Déroulède, financé
en grande partie par la duchesse d’Uzès, le général « Revanche »
poursuit son irrésistible ascension. La République parlementaire est
inquiète. Elle subit le revers de ses valeurs, son suffrage universel, sa
liberté de la presse, sa souplesse institutionnelle. La jeune République
s’essouffle. Les Ferry, les Grévy, les Carnot et tutti quanti
sont malmenés. Une nouvelle élection partielle s’annonce à Paris pour
le 27 janvier 1889. Cette échéance électorale avant les législatives
d’automne prend les allures d’ultime verdict. Soit le boulangisme
consacre son héros en terre parisienne traduisant le chaos du régime,
soit les républicains de gouvernements parviennent à stopper l’hémorragie
apaisant la « fièvre » réactionnaire ? En face du
candidat Boulanger, soutenu par la droite, se présente M. Jacques, un
inconnu de faible envergure politique. Lui seul semble accepter le duel…
Ce fut la campagne des journaux, des colleurs d’affiches et des
manifestants. Paris n’avait jamais connu un tel engouement pour un
scrutin. Aux « A bas les voleurs ! » des boulangistes résonnaient
les « Pas de Sedan ! » des antiboulangistes. Le résultat
fut sans appel, le général Boulanger remporta l’élection avec 245 236
suffrages contre 162 875 pour le candidat du gouvernement et 17 038 pour
le blanquiste Boulé. Le taux de participation a dépassé 78% !
Paris s’enflamme l’espace d’un soir. Les rumeurs d’un coup d’état
planent. Pendant que Clemenceau se renseigne du temps qu’il fait en
Nouvelle-Calédonie et que le ministre de l’agriculture Viette souhaite
que l’on fusille le vainqueur, Thiébaud et Déroulède, au restaurant
Durand, pressent le général en vain de marcher vers l’Élysée.
Boulanger se refuse à entrer dans l’illégalité et préfère rejoindre
dans cette chaude soirée d’hiver sa maîtresse Margueritte de
Bonnemains. Le boulangisme s’attribue de sa touche romanesque. Dépité,
le bonapartiste Thiébaud regarde sa montre et dit : « Minuit
cinq, Messieurs, depuis cinq minutes le boulangisme est en baisse ! ».
Le gouvernement semble avoir compris la leçon. Il s’emploie dès lors
à user de tous les moyens, légaux et illégaux, pour affaiblir la
Boulange. Afin de stopper le plébiscite boulangiste qui repose uniquement
sur la personnalité médiatique du général, les pouvoirs abrogent la
loi sur les candidatures multiples. D’autre part, le scrutin
d’arrondissement se substitue au scrutin de liste afin de redonner de
l’influence aux pouvoirs locaux très mal pénétrés par les
boulangistes. Les projets sont adoptés sans plus tarder par le Sénat. « Votre
scrutin, dira le député pourtant non boulangiste Millerand, c’est
le scrutin de la peur ! ». Avant de tomber, le ministère
Floquet s’adonne à une politique « électoraliste ».
Le nouveau cabinet présidé par Tirard est bâti sur mesure pour
asphyxier le mouvement boulangiste dont le devoir est de prendre « résolument
toutes les mesures qui assurent le maintien de l’ordre légal et le
respect dû à la République en déjouant et en réprimant au besoin les
entreprises des factieux ». L’objectif est clair. L’homme de
la situation est M. Constans placé à l’Intérieur. L’affairiste non
scrupuleux, qui manqua d’intégrer le Parti National quelques temps
auparavant, use de tous les moyens. L’administration est épurée de ses
fonctionnaires boulangistes. La Ligue des patriotes, colonne vertébrale
du Parti, est dissoute le 6 avril 1889. Paul Déroulède, Alfred Naquet,
Charles-Ange Laisant et Georges Laguerre sont traduit en justice. Ernest
Constans fait courir des rumeurs sur une future arrestation du Général.
Boulanger prend effectivement peur et s’exile en Belgique. Le
gouvernement a réussi son pari. Sans son homme providentiel, « Saint-Arnaud
de café-concert » selon Jules Ferry, le parti n’est rien. Il ne
reste que des lieutenants du Général. Le boulangisme est en déconfiture
avant les élections générales de l’automne. La presse voit dans son
ancien héros le Général La Frousse, général la venette ou encore le
brave Fiche-son-camp. Le Sénat se constitue en Haute-Cour de justice pour
juger Boulanger, Dillon et Rochefort pour complot, tentative d’attentats
contre le gouvernement et détournements de fonds publics. Par suite
d’un réquisitoire entièrement fomenté, orchestré par M. Quesnay de
Beaurepaire, les trois accusés sont condamnés par contumace à la peine
de la déportation à perpétuité dans une enceinte fortifiée. Georges
Bernanos, prenant volontiers le parti des vaincus une cinquantaine d’années
plus tard, parlera dans sa Grande peur des biens-pensants « d’interminable
controverse métaphysique, cette guerre de ténors et de diplomates, coupée
d’obscures intrigues, de réconciliations hypocrites, de coups de batte
et de déclarations d’amour, comme les farces italiennes, et auquel le
bon peuple de France ne comprit jamais un traître mot » [7]. La
population française a les yeux rivés sur le centenaire de la Révolution
française et l’Exposition Universelle. Après Boulanger, Paris s’éprend
pour la nouvelle tour construite par Gustave Eiffel. Le boulangisme vient
de disparaître aussi vite qu’il n’a vu le jour. On décroche alors
les images d’Épinal d’au-dessus les cheminées, les bibelots
rejoignent les cadres au grenier et l’on ne fume plus avec la pipe à
l’effigie du « Brave Général ». Le revers d’une passion
française…
Le général Boulanger, devenu dans le même temps le beau-père du
capitaine Driant ― marié avec l’une des deux filles du Général
― est au chevet de sa maîtresse atteinte de phtisie. De Jersey à
Londres pour revenir à Bruxelles, l’ancienne idole voit ses anciens
lieutenants se déchirer et le parti essuyer un échec retentissant aussi
bien pour les élections législatives, cantonales que municipales.
C’est la « lessive boulangiste ». « De mémoire
d’homme, témoigne une proche du Général, je crois qu’on a
jamais assisté à pareil entrecroisement de polémiques, de démentis,
d’altercations personnelles, de duels, de procès-verbaux, de lettres à
témoins, le tout agrémenté de la collection la plus complète qui se
puisse imaginer d’outrages de toute espèce » [8]. « Le
succès ne vous fait guère connaître vos amis, écrira Boulanger de
Jersey à un de ses amis, mais la défaite vous permet de les compter ».
Les intérêts financiers et l’intrigue politicienne des candidatures
supplantent le consensus antiparlementaire et patriote d’antan.
Se conjugue à l’agonie piteuse du boulangisme une fin tragique et
romanesque des deux amants, Georges et Marguerite. La maîtresse ferme les
yeux pour la dernière fois au mois de juillet 1891. Ses derniers mots
sont : « A bientôt ». Le Général se suicide sur sa
tombe deux mois et demi plus tard le 30 septembre 1891 dans le cimetière
d’Ixelles, banlieue bruxelloise. La presse se déchaîne une dernière
fois sur le défunt. « Il ne restera de Boulanger que le
squelette d’un grotesque et ridicule avorton » imprime Edmond
Magnier pour L’Évènement. Le journal La Lanterne est
aussi sévère : « Cette mort pose un problème pénible
dont l’inévitable éclaircissement enlèvera peut-être encore à la mémoire
de Boulanger le peu de romanesque et d’intéressant qu’elle pouvait
avoir ». Le tigre Clemenceau lui assène un dernier coup de
griffe : « Ci-gît le général Boulanger qui mourut comme
il vécut : en sous-lieutenant ».
D’autres pleurent mais gardent espoir. Le polémiste de talent Henri
Rochefort, après avoir rendu hommage à son « Annibal », prévient :
« Constans doit être ravi : son vaste cimetière
s’enrichit d’un nouveau cadavre. Nous lui conseillons pourtant de ne
pas trop s’abandonner à sa joie : ce mort-là est de ceux qui
reviennent ».
A l’enterrement, 150.000 badauds, curieux, partisans et fidèles
accompagnent le cortège funèbre. Paul Déroulède déposera un drapeau
tricolore sur la bière du Général Boulanger et lancera dans le caveau
un pochon de terre. « Mon pauvre ami, lance le poète de la
Revanche, voilà un peu de terre de France ».
Sur la tombe, devenue lieu de pèlerinage, restent gravées ces deux épitaphes :
Marguerite,
19 décembre 1855-16 juillet 1891
« A bientôt »
Georges
27 avril 1837-30 septembre 1891
« Ai-je bien pu vivre
Deux mois et demi sans toi ? »
3.
La dispersion des cendres…
Au cœur des passions politiques jusqu’à la première guerre mondiale,
la mémoire du général Boulanger s’est ensuite progressivement perdue
dans l’oubli. Savamment entretenue dans les années 20 par les écrits
de Maurice Barrès et victime d’un regain d’intérêt circonstanciel
dans les années 30, l’image du général « Revanche »
depuis la seconde guerre mondiale demeure méconnue. Tiraillée entre
l’image d’Epinal du soldat patriote, du politique médiocre et de
l’amant suicidé, la mémoire du Général s’est plongée, au gré de
l’affaire Dreyfus, des années 30 et de l’après-guerre dans un
confins de luttes partisanes et de différends historiographiques.
Maurice Barrès est le pivot de la mémoire du
boulangisme. Pendant les années 1890, l’auteur du Culte du Moi
entretiendra la mémoire du Général au sein du journal socialiste et
antisémite La Cocarde. En 1900, au cœur de l’affaire Dreyfus,
paraît de la plume du Lorrain L’Appel au soldat dans lequel
l’auteur exalte la fièvre boulangiste. L’antisémite Barrès réhabilite :
« A chaque fois que des hommes nés Français prendront le temps
de se faire par eux-mêmes une idée de Boulanger, ils honoreront ses
intentions au temple de leur conscience ; et dans l’enchaînement
inflexible des causes d’où sortira le relèvement national, notre
histoire attribuera sans doute une part heureuse et préparatoire aux
dignes boulangistes, à ces précurseurs qui, au milieu d’une atmosphère
troublée, abritèrent en eux une conception française de la France. »
[9]. Alors, le général Boulanger et le boulangisme seront le plus
souvent confondus dans l’antisémitisme réactionnaire de l’anti-dreyfusisme.
Sans Maurice Barrès, la mémoire de Boulanger aurait sans doute moins vécu
mais mieux vécu.
Sujet de nombreux ouvrages plus ou moins romancés, le Général connaît
un regain d’intérêt dans les années 30. Comparée à Hitler par des
auteurs allemands ou passée au service du royalisme, la mémoire de
Boulanger se sépare de celle du mouvement. Si le Général est, pour Léon
Daudet par exemple, celui qui « savait faire l’amour, mais il
ne savait pas parler, ni choisir », le boulangisme représente
toujours pour tous les adversaires de la République parlementaire la fièvre
salvatrice. Déjà, en 1914, Maurras écrivait amèrement dans l’Action
française : « Boulanger était un républicain de la
vielle roche. C'était un homme de 48, dont le père savait par cœur les
Châtiments et qui, par exemple, en concluant l'alliance avec les
serviteurs du Comte de Paris, avait dans la mesure où le lui permettait
sa légèreté, l'impression de commettre un crime politique. L'idée d'un
coup d'État, quand on la lui proposa, lui causait une horreur naturelle »
[10]. Boulanger semble exclut des deux France, ridicule pour la
République parlementaire et symbolisant l’échec et la pusillanimité
pour les réactionnaires…
Après la seconde guerre mondiale, même si Jacques Duclos comparera le Général
de Gaulle à Boulanger et plus récemment Renaud Dutreil fera de même à
l’encontre de Jean-Pierre Chevènement, le général Revanche appartient
à la mémoire savante. Adrien Dansette offrira dans les années quarante
la première analyse sérieuse du mouvement boulangiste. Jean Garrigues réalisera
la biographie de Boulanger. Michel Winock y consacrera aussi de nombreuses
et excellentes lignes. Deux écoles se forment quant à l’interprétation
du boulangisme. Derrière René Rémond, le boulangisme serait une
manifestation du bonapartisme, comme le chaînon entre Napoléon III et le
Général de Gaulle. La thèse de Zeev Sternhell, quant à elle, situe
cette crise politique en une manifestation pré-fasciste.
Également, l’historien Philippe Levillain a analysé les liens entre
Boulanger et la monarchie. Si l’étude est d’un apport
historiographique supplémentaire, le titre donné par Philippe Levillain
à son ouvrage, Boulanger, fossoyeur de la monarchie, n’est
pas significatif de la situation historique. Malgré cette formule
plaisante, il faut reconnaître que les monarchistes n’ont pas attendu
le Brave général pour rédiger leur testament. Ce sont Adolphe Thiers et
le Maréchal Mac-Mahon qui ont fossoyé la monarchie. Le ralliement du
premier à la république conservatrice et la démission du deuxième en
1879 mettent un terme à toute légitimité monarchiste. Le général
Boulanger n’a fait que rajouter un peu de terre dans la fosse où la décomposition
du cadavre monarchique était déjà bien entamée.
Enfin, il semble que le général Boulanger fait partie de ces vilains
petits canards de l’historiographie de la République « parlementaire ».
Paul Déroulède, le colonel de la Rocque, André Tardieu ou le général
de Gaulle, sans les confondre, sont de ceux-là. Le caractère
nationaliste, la remise en cause des corps intermédiaires et la
conception politique plébiscitaire dérangent et sont le plus souvent
assimilés à un spectre réactionnaire et césarien que la Vème République
gaullienne a apaisée.
Mais, et peut-être que le meilleur et le plus humble de l’Histoire se
trouve au cœur de la petite et magnifique ville d’eaux de Royat,
jouxtant Clermont-Ferrand, qui conserve aujourd’hui, pour l’histoire
romanesque, dans son modeste musée les mannequins du général Boulanger,
de sa maîtresse et de la sulfureuse, dit-on, belle meunière Marie
Quinton qui resta la confidente de leurs amours jusqu’aux derniers
jours.
Jean-Charles Chapuzet
A lire :
.
Jean Garrigues, Le général
Boulanger, Paris, Perrin, 1999.
.
Une prochaine parution reprenant tout le dossier, intitulée, Le général
Boulanger et le boulangisme : des passions politiques à l’oubli
(1886-2002) - objet d’une thèse préparée à l’Institut
d’Études Politiques de Paris - réalisée par l’auteur de cet
article, est en projet.
Notes
:
[1] Barbou Alfred, Le général Boulanger, Paris, Alfred
Duquesne, 1887, p. 47.
[2] Raoul Girardet, La société militaire dans la France
contemporaine (1815-1939), Paris, Plon, 1953, p. 146.
[3] Iung général, La
République et l’armée, Paris, G. Charpentier et E. Fasquelle 1892,
p. 266.
[4] Beauregard, Georges
de, Le Général Boulanger et l'appel au peuple, Paris, A. Savine :
1889, p. 6.
[5] Marie Quinton, Le journal de la Belle Meunière. Le Général
Boulanger et son amie. Souvenirs vécus, Paris, E. Dentu, 1895, p. 3
[6]Joseph Reinach, Les petites catilinaires, Paris, Havard,
1889, p. 145.
[7] Georges Bernanos, La Grande Peur des biens-pensants,
Paris, Gallimard, 1998, p. 130.
[8] Marie Quinton, Le
journal de la Belle Meunière. Le Général Boulanger et son amie.
Souvenirs vécus, Paris, E. Dentu, 1895, p. 443.
[9] Maurice Barrès, L’Appel au soldat, Paris, Eugène
Fasquelle, 1900, p. 539.
[10] Charles Maurras,
« La courbe du temps » in L’Action française du 14 février
1914.
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